Emilie de Portocarrero - partie 2 - le presbytère de Viterbe

Dessin de Jean ND Escande, "Emilie de Portocarrero

LE COUSIN DE CURACAO

 

 

 

 

 

 

 

            En février 1770, Emilie de Potocarrero, revenue d'Espagne, se réinstalle à Paris, rue Meslay, au Marais. C'est à deux pas de son ancien soupirant, le poète de cour ami de Mme de Pompapour, Gentil-Bernard. Las ! Un an après, en février 1771, Gentil-Bernard a une attaque ; il en reste plus ou moins gâteux jusqu'à sa mort le 1er novembre 1775, à Choisy. Emilie y assista-t-elle ? On ne sait. Ce qui est certain, c'est que d'après le mémoire de Boizon, marchand tapissier, elle se calfeutre dans son appartement : couchette à deux dossiers chantournés, quatre fauteuils de paille en cabriolet satiné, elle fait même garnir les appuis des croisées de son salon de sièges fixes, et rembourrer de peaux d'agneaux les portes et fenêtres... Les chiens ne sont pas oubliés puisqu'elle leur fait faire deux niches, une en velours jaune, et l'autre en velours bleu, plus une porte battante à la cour pour coupe-vent... A quoi s'occupe cette femme solitaire de 35 ans ? L'abondante correspondance avec Gentil-Bernard s'est évidemment tarie et apparemment les gens qu'elle voit n'éprouvent pas le besoin de lui écrire. Auréolée de la reconnaissance par son demi-frère, le comte de Montijo, Emilie se remet au travail, car on peut bien considérer comme un travail la recherche chimérique d'un héritage écrit dans le ciel, ou plutôt sur l'eau de mer.

 

            Voilà le fait. Emilie a repris contact avec ses amies d'enfance, les Ursulines du couvent de Poissy. Celles-ci ont depuis deux ans une énigme des plus intéressantes à résoudre, une de ces histoires bien juteuses d'oncle d'Amérique qui a laissé par-delà l'Océan une colossale fortune. En 1768, Mme de Saint-Clément, en religion Sœur Jeanne Dupuy, fille du Receveur des Deniers de Blain (c'est-à-dire tout simplement percepteur) a eu vent d'une annonce parue dans la Gazette d'Amsterdam des 26 et 29 mai. Un certain Michel Dupuy est mort sans héritiers connus. MM. Philippe Schonenboom et Pierre de Mey, commissaires de la Chambre des Orphelins de l’Ile de Curaçao, exécuteurs testamentaires du défunt, préviennent le public que s'il existe des héritiers, ils doivent faire acte de candidature à la succession avant fin Décembre de cette même année.

 

            Est-ce son grand âge ? (92 ans). Ou le choc de la révélation ? Toujours est-il que ce mois de mai la sœur Jeanne Dupuy meurt... Mais une cousine à elle, Mme de La Fontaine, dont le père est un Dupuy, se met sur les rangs pour récupérer le magot.

 

            "Une famille Dupuy, dont il ne reste plus que des femmes, en France, s'est donnée depuis peu tous les mouvements possibles pour découvrir si elle n'avoit point droit à cette succession. Par les informations prises récemment, et un peu tard à la vérité, il paroit que Madame de La Fontaine, qui est à la tête de ces recherches comme principale intéressée, est cousine germaine par les mâles de cinq garçons issus de noble homme Etienne Dupuy, sieur d'Alamel, et de demoiselle Anne Laurencin, sa femme, demeurant en la ville de Blain en Bretagne"... Or, ces cinq garçons, dont Emilie a fait venir les extraits baptistaires, auraient, s'ils vivaient encore en 1768, entre 84 et 99 ans ! Mme de La Fontaine ne doit pas être fort jeune non plus ! Autre inconvénient, que remarque ce Mémoire non signé : "On ne trouve point dans ces différents noms celui de Michel Dupuy ; mais comme l'un de ces cinq frères a passé dans les Isles de l'Amérique et quil s'y est estably, il paroit très possible que Michel Dupuy soit un fils de celui qui s'est établi dans les Isles. Par cette raison il est de la plus grande importance pour la Dame de La Fontaine de sçavoir quels sont les Père, Mère et Ayeux de feu Michel Dupuy dont la succession est ouverte et annoncée dans les papiers d'Hollande"... Madame de La Fontaine conclut qu'on ne peut mieux s'adresser qu'à MM. Philippe Schonenboom et Pierre de Mey, "quoique l'avis qu'ils ont donné au public est bien vague, et par là ils ont imposé la nécessité de recourir à eux pour se procurer les informations dont on a besoin. Ils ont même été obligés de prolonger les délais accordés à ceux qui auroient quelque prétention à faire valoir. Mais cette facilité devient encore plus nécessaire s'il faut aller fouiller jusques dans les registres publics de Saint Domingue ou autre Isle de l'Amérique appartenant à la France".

 

            En attendant, Mme de La Fontaine, et probablement Emilie avec elle, se démènent : elles se font envoyer les extraits des registres de la paroisse de Sainte-Croix, ville et évêché de Nantes en Bretagne, où Etienne Dupuy et demoiselle Anne Laurencin se sont mariés... en 1675, cent ans auparavant ! Puis les extraits de naissance de leurs enfants : Jeanne, la future Mme de Saint-Clément des Ursulines de Poissy, Anne... Les cinq garçons, à partir de 1679, sont tous nés à Blain, ce qui facilite les recherches : Jacques, Claude, Barthélemy, Julien et René. Chaque fois leur père signe "Alamel". Il se dit "noble homme Etienne Dupuy, sieur d'Alamel". Où est Alamel ? C'est un patronyme ardéchois, seul reste de sa patrie d'origine pour ce percepteur devenu breton sous Louis XIV par son mariage : en 1789 on trouve encore à Villeneuve-de-Berg un d'Allamel de Bouvenet député de la noblesse du Bas-Vivarais.

 

            Le correspondant a-t-il répondu ? Mme de La Fontaine remue ciel et terre, se mue en généalogiste : la famille Dupuy s'appelait anciennement Jean et descendait, en 1533, d'un habitant de Largentière. Un de ses membres épousa une Catherine Dupuy, d'une dynastie de fondeurs de cloches de Chassiers. Des enfants de Catherine, trois sur quatre furent officiers sous Louis XIV et Louis XV. Les deux derniers, Antoine Jean et Etienne Jean « prirent le nom de Dupuy pour satisfaire aux ordres de M. Dupuy, leur oncle maternel, qui prit soin de leur fortune. » Et c'est là qu'on entre dans la féerie : "Il donna une lieutenance à Antoine Dupuy et plaça Etienne dans la finance. Ce dernier parvint aux premiers emplois de la finance et décéda en Basse Bretagne laissant environ 700 000 livres de bien".  Le percepteur a fait fortune.

 

            Voilà à quoi rêvent les dames ursulines esseulées au fond de leur couvent de Poissy : elles lisent les gazettes et poursuivent des héritages. Le modeste percepteur de Blain est devenu un riche financier. J'ai eu la curiosité de rechercher à mon tour ce bon oncle qui en faisant changer de nom et d'état à ses neveux a fait leur fortune. Et j'ai trouvé, en fouillant dans les "Historiettes" de Tallemant des Réaux, contemporaines de Louis XIV, mais encore bien loin d'être éditées en 1770. Dupuy est très connu. Madame de La Fontaine croit qu'il était chef de la musique de Louis XIV. C'est une erreur, mais elle n'est pas tombée loin. Dupuy est un restaurateur célèbre qui tenait un cabaret renommé près du Jardin du Luxembourg : le Bel-Air, sans doute par référence aux gens du bel air qui le fréquentaient. Dupuy a une fille : Geneviève, qui a épousé le chanteur Michel Lambert, très à la mode et prisé du roi : Boileau le loue dans son "Repas Ridicule". Du reste, de son mariage avec Madeleine Briolle, Michel Dupuy "le cabaretier" comme on dit au XVIIe s. (mais son cabaret est l'équivalent de l'actuelle Tour d'Argent...) n'avait eu que des filles : c'est pour cela qu'il voulut perpétuer son nom en le faisant passer sur la tête de ses neveux, fils de sa sœur Catherine Jean, de Largentière.

 

            Quant au mariage de Michel Lambert et de Geneviève Dupuy il ne donna lui aussi qu'une fille : Madeleine. Elle est encore bien plus connue que ses parents, car elle épousa le non moins célèbre Lulli, qui est, lui, effectivement, chef de la musique royale, d'où la confusion de Madame de La Fontaine !

 

            Il est certain qu'un restaurateur à la mode dont la fille puis la petite-fille épousent des vedettes de la Chambre de Musique Royale, possédait beaucoup d'argent, car on voit mal l'avide, l'insatiable et déplaisant Lulli épousant une fauchée, lui dont chaque mouvement était calculé !

 

            Mais là-dedans, pas de trace d'un Michel Dupuy. L'affaire traîne en longueur. Plus de deux ans après, Mme de La Fontaine s’adresse à un inconnu : un M. Jean Tixier lui a écrit d'Amsterdam, le 25 Octobre 1770, qu'il a été de longues années en correspondance suivie avec Michel Dupuy, mort à Curaçao. Cette correspondance s'est arrêtée en septembre 1764 "par la solde de compte qu'il vous a rendu à vous-même, Monsieur, comme son principal correspondant." Michel Dupuy aurait passé la dernière guerre de l'Amérique à Curaçao où il a fait beaucoup d'affaires. La bonne dame demande les noms des parents de Dupuy, l'époque où il s'est rendu de France en Amérique, le port où il a embarqué et l'île où il s'est établi. Cela fait beaucoup.

 

            D'ailleurs il y a une complication. M. Tixier croit que Dupuy a laissé un fils à la Martinique. Comme la succession est déclarée vacante, conclut judicieusement la bonne dame, il y a tout lieu de croire que ce fils est mort avant son père, sans quoi la recherche en héritage de MM. Schonenboom et de Mey n'aurait pas de raison d'être.

 

            Sans compter que comme la plupart des Italiens venus à la suite de Mazarin et à son exemple, c'était un abominable pédéraste ! Mais enfin les histoires de ces gens ne nous regardent pas, Ce qui est curieux c'est que bien avant de retrouver ces lettres, j’achetais un portrait chez un tapissier de l'avenue Latour-Maubourg : une ravissante jeune femme à l'air mélancolique, en robe jaune à l'écharpe violette, qui tenait trois fleurs d'oranger. Un portrait de mariage. Les recherches que je fis à la bibliothèque des Arts Décoratifs m'apprirent qu'il s'agissait de Madeleine Lambert, femme de Jean-Baptiste Lulli !

 

            Hélas, je dus vendre un jour ce portrait pour vivre. Mon destin est d'apprendre, non de garder, il faut s'y faire ! J'ai donc eu le portrait de mariage de Madeleine Lambert dont je ne sais rien, et les lettres d'Emilie Portocarrero dont je n'ai nulle image...

 

            Et les enfants d'Etienne Dupuy, sieur d'Alamel, le financier ? Ils partirent pour les îles d'Amérique continuer la fortune paternelle. L'un d'eux, Jacques, a eu pour fils ce fameux Michel Dupuy mort intestat à Curaçao. Lui aussi laisse une énorme fortune. Les deux dernières Dupuy restantes, Madame Marie-Catherine Joseph Dupuy (veuve Parmentier) et Marie Joseph Dupuy (veuve La Fontaine) sont ses cousines.

 

            Ayant ainsi prouvé leurs droits sur la succession du cousin de Curaçao, par une parenté effectivement proche, les deux dames font agir la marquise d'Argenson et Mme de Nicolaï sur l'Ambassadeur en France des Etats de Hollande pour avoir une copie du testament de Michel Dupuy - ce qui est idiot, puisqu'il n'existe pas...

 

            Comment se termina l'histoire de la succession ? Probablement, comme c'est de règle en ce cas, en queue de poisson. La marquise d'Argenson, veuve du Ministre de la guerre de Louis XV, et Mme de Nicolaï ont beau être de grandes et puissantes dames, elles ne purent certainement rien contre le fait du prince (c'est-à-dire le règne du fric). Curaçao est loin, l'histoire est incertaine, les exécuteurs testamentaires de mauvaise foi, ils ont de quoi se payer de bons avocats, qui sortiront de leurs poches des lapins juridiques tous plus spécieux les uns que les autres... N'empêche, les Ursulines de Poissy ont dû passer un bon moment.

 

            De plus on s'aperçoit que cette histoire d'héritage, à laquelle fut certainement mêlée Emilie, puisqu'elle est dans ses papiers, est une fois de plus une recherche du Père ! Ce Michel Dupuy n'est-il pas lui aussi inconnu, lointain, mort et immensément riche ou supposé tel, comme le comte de Portocarrero ? N'y a-t-il pas là aussi une Chambre des Orphelins, comme le Couvent de Pontoise ? Toute sa vie Emilie projettera de semblables images sur les hommes de son entourage.   

 

 

 

 

 

ORRY DE FULVY

 

 

 

 

 

            Autre château en Espagne : l'affaire Orry de Fulvy. Emilie aide dans son procès contre la Cour d'Espagne un certain M. de Fulvy. Il s'agit, en 1770, d'une très vieille dette, qui remonte au début du siècle. En 1701, Chamillart, ministre de la Guerre de Louis XIV, a envoyé le financier Jean Orry au secours de Philippe V pour réorganiser une administration espagnole fort délabrée. Les recettes préconisées par le financier ne plaisent pas, et il est renvoyé en 1715. Certainement on a du oublier de le payer. C'est cet argent que soixante ans après ses descendants, les Orry de Fulvy, essaient de récupérer. On se demande pourquoi son fils Philibert Orry, Contrôleur Général des Finances, puis Directeur des Bâtiments,  Arts et Manufactures sous Louis XV, ne s'en est pas aperçu plus tôt. Il était pourtant à même, par ses importantes fonctions, de faire des réclamations aux fiers Ibères. "Il a administré quinze ans les finances de la France, a longtemps eu la confiance du Roi et celle de Fleury" écrit Jacques Levron dans "Louis XV le Bien-Aimé". (1) En automne 1745, disgracié par Mme de Pompadour, Orry de Fulvy se retire très dignement "avec l'estime publique et grands éloges, n'ayant pas plus de 60 000 livres de rente après 14 ans de ministère".

 

            Il faut corriger cette image si respectable par un autre son de cloche, si j'ose dire : cet intendant des Finances, en 1739, soit en plein ministère, avait perdu la somme fabuleuse de 420 000 livre en une seule soirée au jeu de biribi ou de pharaon chez Mme de Fougères, maîtresse du Contrôleur Général... (2)

 

            Toujours est-il que si longtemps après, les Orry de Fulvy n'arrivèrent pas à récupérer leur créance incertaine sur la Cour d'Espagne si on en croit M. Mourère, homme d'affaires d'Emilie de Portocarrero : "Il n'est pas douteux que ce monarque (Charles III) a fait faire des payements considérables aux créanciers de l'Etat, mais ça n'a esté qu'aux régnicoles, et il a même expédié un ordre pour qu'on ne paye rien aux étrangers, jusqu'à ce que ses vassaux le soient entièrement, ce qui s'observe exactement sans exception, par concequant je ne puis rien faire pour le présent pour M. de Fulvy".

 

 

 

 

 

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(1) : Jacques Levron : Louis le Bien-Aimé, Paris, Perrin, 1965.

 

(2) : Chaussinand-Nogaret, Fr. Bluche. Levron : p. 47. Chamfort : p. 242. La femme de Jean Orry, seigneur de Fulvy, Henriette-Louise de Boussés, amie de Machault, Garde des Sceaux, fut soupçonnée d'être une donneuse d'avis, en vendant des renseignements qu'elle et d'autres dames auraient tiré de Mme de Pompadour, en 1751. De nos jours on ne dit plus "donneuse d'avis", mais "délit d'initié", mais c'est la même gredinerie.

 

            Avec le trésor imaginaire du Cousin de Curaçao et le château dans les nuages des Orry de Fulvy, Emilie pourchasse ses propres chimères : pour essayer de tirer pied ou patte de l'héritage de son tuteur, M. de Flobert, elle agite à Madrid M. Mourère, qui se fait très circonspect : "M. l'Ambassadeur doit arriver demain de l'Escorial, je le prierai de votre part de vouloir employer son crédit auprès du Ministre pour vous faire payer les 7 000 livres sur ce que cette Cour doit à M. Flobert défunt". Ces 7 000 livres, le père d'Emilie les avait laissées à M. de Flobert pour l'éducation de sa fille. Il n'en reste évidemment rien. Pas un maravédis. Emilie fait semblant de croire que son éducation dans des couvents à la mode, ses voyages avec M. de Flobert n'ont rien coûté... M. Mourère, lui, se doute bien de la vérité : "Sur quoy j'ay parlé avec M. Beliardy une seule fois, je ne lentretiendray pas une seconde sur cette affaire"...

 

            D'ailleurs les cafouillages s'accumulent. M. l'abbé Alexandre (un vieillard espagnol en qui Emilie a toute confiance) "s'est mépris quand il vous a mandé que je luy ay dit vous avoir remis la réponce de M. Valladolid" (l'homme d'affaires du comte de Montijo) "je ne lay jamais vue, ni M. Marin à qui je lay demandée plusieurs fois... Je suis plus que surpris de ce que la male de M. Boyetet ne luy soit pas parvenue depuis longtems et par concequant à vous, Madame, vos robbes qu'elle renfermait. Je l'adressa à M. Jean Hiriart, de Bayonne, négociant connu de M. Boyetet, lequel la fist partir tout desuitte pour Paris adréssée à ce dernier rue Coquillere chez Huré, par la voiture ordinaire qu'on nomme la Messagerie".        

 

            On voit le genre d'Emilie : une enquiquineuse. On n'en fait jamais assez pour elle, qui ne s'occupe que de râler. Pour faire passer la sauce, M. Mourère, qui se mord les doigts de s'être chargé des affaires de cette particulière, termine par quelques nouvelles mondaines bien propres à aller au cœur de notre héroïne : "On a assuré dans le public comme très certain que Mad. la Princesse avoit fait en dernier lieu une fausse accouche, jay vu à l'Escorial cette Princesse il y a peu de jours, elle se portoit bien mais elle n'a pas encore recouvré la beauté de sa couleur naturelle".

 

            Il s’agit de la princesse des Asturies, Maria-Luisa de Bourbon-Parme, qu’Emilie a connue à Madrid. En 1788 elle deviendra reine d’Espagne avec son époux Charles IV, qu’elle cocufiera abondamment. Tous deux sont bien connus par les admirables portraits que Goya a fait de ces personnages.

 

NAISSANCE DE DON CIPRIANO,

FUTUR PERE D’EUGENIE DE MONTIJO

 

            Car toujours attachée à son ingrate famille, Emilie continue à correspondre avec les grandesses espagnoles, ce qui nous vaut des lettres de nobles Ibères du rang le plus relevé (el muy relevado). Tous ces gens écrivent le français le plus pur et sont très sensibles à l'exquise politesse de notre héroïne, dont on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, du snobisme ou du besoin de tendresse.

 

 

Madrid ce 7 de Fébrier de 1774.

 

            J'ai reçu Madame, votre lettre le jour des couches de Me de Montijo, qui ont été fort heureuses, nous ayant donnés un gros garçon qui se porte à ravire, de même que sa mère, elle se lève depuis quelques jours, Mr. de Montijo est aussi très bien, ainsi que le reste de sa famille, c'est ce qui m'a empêchée d'avoir le plaisir de vous répondre, en ayant eu un vrai à recevoir de vos nouvelles, car soyez persuadée que je m'intéresserai toujours bien vivement à tout ce qui vous regarde, mais vous ne me dite rien de votre santé et j'en suis en peine.

            Je n'ai pas encore écrit à Mr. d'Aranda, je vous promets que je lui parlerai en votre faveur, quoique je le crois très disposé à vous rendre service sans mon intercession, lui connoissent un cœur très généreux, tout ce qui est malheureux acquiert un droit sur sa façon de penser.

            Nous attendont de jour à autre Maman, qui ayant beaucoup souffert tout l'été, elle s'est déterminée à prendre des bains en Andalusie, où elle a passé trois mois, ce qui n'a pas laisséz de nous donner de l'inquiétude, mais elle nous a mandé qu'elle se porte absolument bien. Mr. l'abbé n'est pas de même (l’abbé Alexandre), il n'est point inquiet sur sa santé, mais je le suis pour lui, et je crains toujours qu'il nous reste un jour en apoplexie, il lui est imposible d'écrire, et ses mains n'y sont pas plus que sa tête, mais pour mon cœur il est toujours à vous Madame, et croyez que je suis avec une estime distinguée votre servante

 

                                                                                   La Duchesse d'Hijarés

 

 

            La duchesse qui écrit une si gentille lettre a l'air d'être par son écriture une petite jeune fille de 15 à 17 ans, et sa missive est particulièrement intéressante, car il ne s'agit de rien d'autre que de la naissance de Don Cipriano Guzman de Palafox y Portocarrero, futur comte de Teba... Ah      ! Destinée ! Voilà bien de tes coups ! Comment Emilie pourrait-elle se douter que le bébé dont on lui annonce l'heureuse arrivée en notre vallée de larmes, son propre neveu, sera un jour colonel dans les armées françaises ? Qu'il se battra pendant la guerre d'Espagne contre l'envahisseur anglais ? Et qu'il aura deux filles, dont l'une sera la duchesse d'Albe et l'autre Eugénie de Montijo Impératrice des Français et femme de Napoléon III ? C'est là qu'un écrivain de l'époque romantique aurait fait quelques digressions, le doigt le long de la joue droite et l'autre sur une feuille de papier pour nous régaler, en quelques pages bien senties, de ses réflexions sur les voies impénétrables de la Providence et la marque indélébile du doigt de Dieu, mais vous les ferez bien vous-mêmes sans qu'il soit besoin que je m'en mêlasse, je ne vais quand même pas me mettre à écrire comme un quelconque recteur d'Université. Néanmoins tout cela est vrai, et même très vrai. Dans notre histoire de France Eugénie a eu une grand-tante par la main gauche, Emilie de Portocarrero, qui est venue lui préparer la place, mais naturellement elle n'en a jamais rien su. Je ne sais même pas si le comte de Montijo ou la charmante duchesse d'Hijarés ont eu la bonne idée de se faire portraiturer par Goya, ce qui nous les rendrait plus proches. Emilie n'a qu'une envie : que M. d'Aranda, le célèbre ambassadeur d'Espagne en France, s'intéresse à ses histoires.

            A vrai dire, Aranda est à Paris depuis la mi-septembre 1773. Don Pedro Pablo Abarco de Bolea, Xe comte d'Aranda, ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Catholique Charles III, ancien premier Ministre, ancien Grand-Maître de la Franc-Maçonnerie espagnole, est fameux pour la supériorité de son intelligence, la dureté de son caractère et le rôle qu'il a joué dans l'expulsion des Jésuites d'Espagne. C'est un "esprit éclairé", comme on l'est dans ce Siècle des Lumignons qui se prennent pour des lanternes. (C'est une outrecuidance courante au XVIIIe de se prendre pour le Siècle des Lumières : on sait ce que ça a donné en 1789). Aranda n'est pas venu seul : il a douze gentilshommes, douze pages, une suite innombrable… peu satisfait du bel hôtel de Soyecourt, que le comte de Fuentés, son prédécesseur, occupait rue de l'Université, il s'installa à l'Hôtel de Brunoy, rue Neuve des Petits-Champs. (Bernard Faÿ : Louis XVI, p. 79).

            Louis-Philippe de Ségur, dans ses Mémoires, a gardé un bon souvenir du temps où jeune homme il fréquentait le comte d’Aranda. « Il avait acquis une grande renommée par la fermeté, le secret et la rapidité avec lesquels, bravant tous les vieux préjugés et déjouant toutes les intrigues, dans le même jour et à la fois il avait fait fermer en Espagne tous les couvents de Jésuites, et complété ainsi la destruction imprévue de cet ordre puissant. Le comte d’Aranda portait sur sa physionomie, dans son maintien, dans son langage et dans toutes ses manières, une grande empreinte d’originalité. Sa vivacité était grave, sa gravité ironique et même satirique. Il avait une habitude ou un tic étrange et même un peu ridicule car, presque à chaque phrase, il ajoutait ces mots : « Entendez-vous ? Comprenez-vous ? »

            Certainement Emilie dut solliciter plus d’une fois ses entrevues. Mais elle ne vit pas toujours à Paris. Quelques mois avant la mort à Choisy de Gentil-Bernard, une lettre du 29 mai 1775 nous apprend qu’elle habite chez Madame de Boismarsas au château du Buisson, route de Fontainebleau par Ponthierry. Joseph Mourère, l’homme d’affaires de Madrid, est mort. C’est son frère Paul qui le remplace. C’est même à cette occasion qu’Emilie dévoile son vrai caractère : un tantinet intéressé. A peine a-t-elle appris la mort de ce pauvre Mourère qu’elle écrit aussitôt à son frère pour réclamer ce que certainement, c’est sûr, c’est fatal, le défunt lui devait ! Elle est comme ça, Emilie : un mort lui doit toujours quelque chose. « Ce n’est pas du tout cela » répond Paul Mourère. « Comme lon mit le scéllé sur tous les papiers que feu mon frère laissa dans son cabinet, aussitôt qu’il expira, le Consul de France ayant demandé la main levée de ceux qui appartenoient aux persones de sa nation, il a obtenu un ordre pour les retirer, les votres qui sont du nombre sont en son pouvoir, ce qui est cause que je ne puis vous les remettre comme vous souhaitez. Vous pouvez les réclamer à M. Boyetet, à quy j’ay fait part de vos prétentions à ce sujet ».

            La fidèle Antonia a dû en avoir assez de son inconstante maîtresse, ou elle s’est fatiguée de Moretto, ou de n’être pas payée, ou de son mari, ou enfin de quelque chose, car elle est actuellement en fuite, avec une amie ; et rien ne prouve qu’elle se soit dirigée vers l’Espagne : « Je suis mortiffié de ne pouvoir vous donner des nouvelles de dona Antonia, non plus que de dona Clara Lacerda, n’ayant aucune notion de ces deux dames ; non plus que de chocolat que mon frère devoit vous envoyer. Comme il ne croioit pas être si près de sa fin, il m’a laissé ignorer toutes ses affaires, ce qui me cause bien des ambarras, qu’il m’auroit évité s’il m’avoit donné les éclaircissemens nécessaires… Vous lui rendez justice en disant qu’il vous étoit entièrement dévoué, et qu’il sera difficile de le remplacer ; je souhaiterois avoir des talens pour pouvoir remplir son vuide à vostre égard dans ce pays, mais outre que j’en suis privé, jignore quelle destination je prendray ; mais quelque part que je sois, je me fairay un vray plaisir de me dévouer à votre service ».

            En attendant, il lui réclame de l’argent : « Comme j’ai resté chargé de la tutele d’une fille de trois ans que mon frère a laissé, et qu’en examinant ses papiers j’ai trouvé qu’il est en avance des fraix des procés qu’il a suivi pour vous, je vous seray infiniment redevable de vouloir bien doner ordre à M. Puyou, qui est chargé de vostre procuration de me les rembourcer afin de me servir de ce petit secours pour subvenir aux besoins de cette pauvre orpheline. »

            Comme elle est très obstinée, très polie et accrocheuse, notre intrigante amie intéresse à ses affaires le comte d’Ossun, notre ambassadeur en Espagne. Déjà en 1764-65, du temps qu’Emilie était à Madrid (1), le comte d’Ossun avait eu à s’occuper d’une histoire encore bien plus ridicule que de la recherche en paternité de notre héroïne. Un certain Beaumarchais, aventurier, y poursuivait en justice le suborneur, vrai ou supposé, de sa sœur Lisette, el senor Clavijo. Lisette est une petite jeunette de 35 ans. Pour un aussi mince sujet, ce Beaumarchais qui prêchait rien moins que la morale dans ses fades pièces de théâtre, s’était cru obligé de passer les monts pour défendre la vertu outragée de Lisette (qui est aussi le nom qu’on donne aux jeunes maquereaux). On a les lettres où d’Ossun conseille à Beaumarchais de quitter l’Espagne pour ne pas y être embastillé, le climat étant bien plus dur pour des amphibies de son genre que les brumes parisiennes, si favorables aux entreprises en démolition de tout genre. Ah ! S’il avait pu y rester !

 

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(1)   : Voir lettre du 15 décembre 1765 et du 16 mars 1766.

            Dans une lettre du 22 juin 1775, d’Ossun (car les ambassadeurs répondait, à l’époque) écrit d’Aranjuez à Emilie. « J’ai reçu votre procuration au nom de M. Puyou, c’est un garçon honnête, actif, habile, qui est déjà très à son aise. Je l’ai choisi pour remplacer le pauvre Mourère, parce que je l’ai regardé comme le plus capable de bien remplir la place d’agent de la nation. Je lui ai recommandé très vivement vos intérêts et j’espère que vous aurez lieu d’être satisfaite de sa conduite ». On se demande bien en quoi, car la suite de la lettre est une réponse de non-recevoir : M. de Flobert n’a rien laissé en mourant, et personne ne lui devait un douro, en Espagne ou ailleurs…

            Comme Aranda, le comte d’Ossun, directement inspiré par Choiseul, premier ministre de Louis XV et son oncle par alliance, a été déterminant dans l’expulsion foudroyante des Jésuites de France. Sa femme est la fille de la comtesse de Gramont, Béatrice de Choiseul Stainville, sœur et maîtresse du ministre Choiseul. La comtesse d’Ossun fut exilée sous Louis XV pour s’être élevée contre la du Barry, ramassée, comme on sait, dans une maison de passe pour devenir maîtresse du roi. En 1781, Louis XV mort, la comtesse d’Ossun est dame d’atours de Marie-Antoinette. Emilie de Portocarrero aura plusieurs fois recours à elle. Comme tout se passe dans le meilleur des mondes, on verra, après la réconciliation de Marie-Antoinette et de la du Barry, "plusieurs femmes de la Cour, même de celles qui lors de sa faveur étaient du parti opposé, telles que Mme d'Ossun, fille de la comtesse de Grammont qui fut exilée à ce sujet, ont été à Louveciennes, ont vu la comtesse du Barry et ont été contentes de son bon ton, de ses manières et de sa conduite" (d'Espinchal).

 

            Emilie a appris que son jeune neveu don Cipriano s'est blessé ; elle fait agir le comte de Priego pour se faire verser par son demi-frère, le comte de Montijo, un supplément de pension, mais son correspondant la dissuade de demander davantage : elle n'aura rien de plus, qu'elle se contente de ce qu'elle a.

 

 

Paris ce 29 Aoust 1775.

           

            Vous m'avez marqué, Madame, tant d'attachement pour la maison de Montijo malgré les sujets d’en être peu contente qu'ils vous ont donné et que vous éprouvez tous les jours que je ne suis pas surpris de linquiètude que vous a causé la nouvelle de la blessure de mon neveu. Celles que j'en ai eu de sa mère me rassurent sur son état, il boëte encore quoiqu'il en soit guéri, on luy fait prendre des bains dont on ne me mande pas l'effet qu'ils luy font, ma sœur est dans l'affliction de la perte de son mari dont j'ai apris par mes dernières lettres d'Espagne ce malheur.

            Je n'ai pas pu recevoir ni parler à la personne qui m'a remis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, parce que j'étois fort occupé quand il est venu chez moy, je doute fort que je puisse avoir celuy de vous aller voir par raport à ce que je n'aurai pas un moment à perdre pour me rendre à Chambéry, lorsque je partirai d'icy croïez que je n'oublierai pas vos affaires, quand je serai rendu à Madrid et que je parlerai à Mr de Montijo je croirois inutil de soliciter auprès de luy une augmentation de pension parce que bien d'autres y sont échoués mais je me bornerai à luy faire sentir qu'il doit être plus exact à en faire les paiements dont votre situation ne vous permets pas de suporter les délais qu'il y a mis jusqu'à présent. J'espère que les raisons qui apuieront mon discours avec luy fairont effet mais vous devez être persuadé que je n'obmetterai aucunes de celles qui pourroient le convaincr et que j'y metterai toute l'efficacité possible désirant vous donner une preuve bien véritable de désir que j'ai de vous rendre ce service et des sentiments respectueux avec les quels j'ai lhonneur detre Madame votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                              Le Cte de Priego (1)

 

_____________________

(1)   : Le Comte de Priego : brigadier des armées du Roi pour la cavalerie depuis le 20 février 1742.

(2)    

LE GRAND MAITRE DE L’ORDRE DE MALTE

ET AUTRES ALTESSES

  

 

            Gentil-Bernard meurt à Choisy le Roi le 1er Novembre 1775 mais Emilie ne manque pas, de-ci delà, de tirer quelques cordes sensibles, par exemple celle du Grand Maître de l'Ordre de Malte, Rohan du Polduc, qui lui écrit le 27 Mai 1776 : "Le récit touchant et circonstancié des divers événements qui ont remplit votre vie d'amertume me touche infiniment et je me souviens parfaitement de M. de Flobert et de sa pupille. Tous ces motifs me font désirer que vous jouissiez d'un meilleur sort ; et les protecteurs qui vous ont si généreusement secourue pensent trop bien pour souffrir que vous retombiés dans la malheureuse situation d'où ils vous ont tiré." Une dame du meilleur monde qui s'achète des fauteuils cabriolets et des niches à chien en velours jaune ne mérite pas tant d'épithètes. "Je me joindrai bien volontiers à eux pour vous aider à retirer les pensions que votre nom vous avait fait assigner et pour contribuer, en ce qui dépendra de moy, à diminuer vos malheurs" lui réitère ce Grand Maître d'un des plus importants Ordres de la Chrétienté. Désormais le pli est pris : Emilie l'a couché sur sa liste et lui écrira quasiment jusqu'à sa mort à elle, vingt ans après. Elle a même fait recopier les lettres à la vérité assez courtes mais pleines de bon fumet mondain, qu'elle recevait de ce Rohan, par son commensal, l'abbé de La Mazelière.

            Elle fait aussi agir son vieil ami, M. Yvel. "J'écrirai volontiers a M. le comte de Vergennes en faveur de Madame Portocarrero, au sort de qui vous sçavés que je m'intéresse bien véritablement" écrit le Grand Maître (9 Août 1777). "Je souhaite que le succès de ma démarche réponde à votre attente, aux besoins de cette dame et à mes désirs". Ce même jour il écrit aussi à l'Abbé de Crillon : c'est une offensive en règle. "Je connois, Monsieur, les malheurs de Madame Portocarrero et conserve un souvenir précieux de M. de Flobert son tuteur, qui en mourant s'est reposé sur vous du soin d'assister sa pupille..." Il va la recommander aussi au Comte de Florida Blanca... autre sommité du règne de Charles III. Si avec ça elle n'est pas bien épaulée, c'est à désespérer du Dieu des Solliciteuses.

 

A Paris ce 4 février 1777

 

            Madame

 

            Quoique les années s’accumulent sur ma tête, cest ne point vieillir que de conserver ses amis, l’attention que vous avés de former des vœux pour moi au renouvellement de cette année m’est bien précieuse ; elle m’est une preuve de votre amitié et d’un souvenir qui me flate infiniment, il ne me faut que cette certitude de vos sentimens pour me rendre heureux.

            Rendés justice à ceux que je vous ai voués, ils sont l’âme des vœux que je vous présente et que je désire qu’ils soient exaucés pour vous procurer un bonheur inaltérable et tel que vous le mérités.

            J’ai reçu votre lettre dans un tourbillon d’affaires qui ne m’a pas permis de voir Mr Chanlaux, je pars jeudy pour la campagne dont je reviendrai dimanche, à mon retour je vous satisferai sur ce que vous désirés sçavoir, je désire certainement autant que vous que la chose ait la réalité que vous en espérés.

            Il y a déjà quelques tems que MR le Pe Louis m’a remis (1) le coco des isles maldives et le nid de mouches folles, quoique j’en voulus faire l’hommage de votre part, les propos ne furent pas plus honnêtes, je renguainai mon compliment et je reçus les effets, suivant vos intentions, ils sont à Vigny, dans mon cabinet d’histoire naturelle, j’espère que cet été vous le vérrés en faire l’ornement.

            J’apprens avec le plaisir dont l’attachement que je vous ai voué est susceptible, que votre santé est meilleure. Ménagez la pour vous et pour ceux qui vous aiment, dans le nombre je mérite d’être le premier.

            Jay l’honneur avec un attachement aussy parfait que respectueux

            Madame

            Votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                                          Yvel

____________   

(1) : En 1772, Bernardin de Saint Pierre, visitant Rousseau, lui offre « une pièce de coco marin avec son fruit pour augmenter sa collection de graines ». La botanique est à la mode. Les cabinets d’Histoire Naturelle se multiplient. Les ducs de Luynes et de Montmorency, les ministres Calonne et Bertin, M. Caze de la Bove font admirer les leurs. La conchyliologie est particulièrement en faveur. Au 21 quai Malaquais, Mme Doublet de Bandeville laissait visiter, en 1787, une belle collection d’histoire naturelle.   

A Paris le 9 janvier 1778

 

            Madame,

 

            J'ai reçu à Paris où je suis arrivé sans accident et en parfaite santé, la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire à l'occasion de la nouvelle année. Je vous supplie, Madame, d'être convaincue de la réciprocité des vœux que je fais pour votre satisfaction et de me croire avec un respectueux attachement,

            Madame,

            Votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                                          Ossun

 

 

Madrid le 29 janvier I778.

 

            Je suis, Madame, on ne peut plus sensible aux souhaits obligeants que vous avez la bonté de former pour moi au renouvellement de cette année. Agréez, je vous supplie tous mes remerciemens et ne doutez pas un instant du désir que j'ai de pouvoir vous être utile dans ce pays cy ; mais je crains bien, Madame, de ne pouvoir, malgré mon zéle, surmonter les obstacles qui se présenteront, et dont vous connoissez déjà une partie par l'expérience que vous en avez faite.

            J'ai l'honneur d'être avec respect, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur

                                  

                                                                                               le Cte de Montmorin (1)

 

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(1) : Armand de Montmorin Saint Herem, d'abord menin du Dauphin (Louis XVI) fut ensuite ambassadeur à Madrid, à 33 ans (1778). Il prenait son métier au sérieux, et très favorable à la continuation du "Pacte de Famille" signé entre Louis XV et Charles III, Bourbons de France et d' Espagne, il correspondait assidûment avec Vergennes, ministre des Affaires Etrangères.

 

 

Mme de Porto Carrero chez Mde de Bois Louis par Essone à la Chopiniére

 

A Paris le 16 janvier 1779

 

            Madame

 

            Sensible aux souhaits obligeans dont vous mavés honoré à l'occasion de la nouvelle année je vous prix d'être aussi persuadé de la sincérité des miens pour votre bonheur que des sentimens respectueux avec lesquels j'ay lhonneur d'être

            Madame

 

            votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                                                      Ossun

 

 

            En 1779, Emilie est toujours à la Chopinière, près d'Essonne, chez Mme de Boislouis. Fidèle, elle continue à voir son vieil ami M. de Saint Germain, le trésorier des finances de la rue de La Sourdière. Sacrifiant à la mode sensible de l'époque, elle devient la marraine de la fille d'Houalaine, marchand de vin à Essonne : on la prénomme évidemment Emilie-Germaine pour commémorer aussi le nom du parrain, tout simplement M. de Saint-Germain. La petite est infirme, boiteuse ; elle n'ira jamais à l'école mais à treize ans encore, en pleine Révolution, elle ne négligera pas d'envoyer ses vœux de Nouvel An à sa marraine, alors au fond du Languedoc, preuve qu'Emilie, faute de cordons de bourse, savait au moins s'attacher les cœurs : elle avait groupé les lettres de sa filleule dans une enveloppe à son nom.

            (Journal de 1782 : elle loue encore chez Mme de Boislouis "pour l'atache et le manger de l'âne", "doné au perruquier qui a coiffé Madame".)


L’ARGENT DUR A GAGNER

 

 

            Dans la suite des temps, il ne fut guère plus facile à Emilie de se faire payer sa pension par son frère. Celui-ci y met toute la mauvaise grâce possible. Nul doute que s'il n'y avait été obligé par un arrêt royal de Charles III, il n'aurait jamais versé un douro. Pour se venger il soulève tous les lièvres de la chicane, une jurisprudence appliquée à la lettre, une mauvaise foi permanente. Si en France Emilie se ronge les ongles à attendre l'argent qui lui est dû, la vraie victime à Madrid est son chargé d'affaires, M. Puyou, qui a succédé à Joseph Mourère. On a l'impression de plus, que celui-ci travaille gratis... Quand il se rend, pour encaisser, chez le comte de Montijo, le contador (comptable) de celui-ci, Don Matheo Molinos, le dindonne de tout son pouvoir. D'abord une fois sur deux il n'est pas là, et le malheureux Puyou s'en revient bredouille. Quand il l'a bien lanterné, el senor Molinos lui fait remarquer qu'un certificat de vie n'est pas suffisant ; il faut aussi un certificat de liberté, prouvant qu'Emilie n'est pas mariée, sans quoi la pension ne serait plus servie. Puyou a beau "lui faire sentir l'irrégularité de cette prétention, l'unique réponse qu'il m'a donnée c'est que son maître exige que celà soit ainsi, et que quoiqu'il me dépêche à présent sans m'obliger à présenter cette pièce, il ne m'assurait cependant pas qu'il pourra le faire de même une autre fois". Les brimades viennent évidemment de Montijo lui-même : "Sous le prétexte que M. le comte est à l'Escurial où la Cour réside actuellement, on m'a fait faire à l'ordinaire un grand nombre de voyages inutiles avant que de me payer" (4 Novembre 1776). Puis Emilie a un procès avec les héritiers de Kartin, son ancien logeur à Madrid, qu'elle a évidemment, oublié de payer en partant. Ces fameux héritiers de Kartin font saisir le tiers de sa pension : ils en ont le droit, d'après la loi espagnole.

            En 1779, même antienne : le contador du comte de Montijo refuse à nouveau de payer "sous le frivole prétexte que celà ne peut pas se faire sans le certificat de votre liberté... J'ai inutilement observé au contador que le décret du Roi n'exige aucunement cette formalité de votre part, il ne m'a pas été possible de le vaincre et il s'est contenté de me répondre que les ordres qu'il a sur cet objet sont si formels qu'il ne peut pas s'en écarter." Le comte de Montijo se venge de l'aventure extra-conjugale de son père sur sa demi-sœur. Que cette gourgandine n'aille pas, elle aussi, galoper en tous sens. Emilie s'exécute : elle envoie le certificat "de liberté". Sur quoi son quartier de pension échu le 21 Septembre 1779 ne lui est payé que quatre mois plus tard, le 12 Janvier 1780. "M. de Saint Germain me charge de protester en votre nom par devant un alcade que ce n'est que comme contrainte par le besoin que vous vous soumettez à la formalité de produire le certificat de liberté ; mais il aurait dû faire attention que je ne puis faire une pareille démarche sans y être expressément autorisé par une procuration spéciale, ce que j'ai l'honneur de vous prévenir pour votre intelligence". De plus le port des lettres a augmenté, et c'est le malheureux Puyou qui paie les étourderies, en ce domaine, d'Emilie !

            Toujours aussi dur à la détente, le comte de Montijo, en juillet 1780, invente une autre feinte : le certificat de liberté doit être légalisé par le comte d'Aranda, ambassadeur d'Espagne en France. Année après année, les héritiers de Kartin continuent à prélever le tiers de la pension d'Emilie pour se rembourser de ses quatre ans de séjour à Madrid. Puis en 1781, autre ennui : "L'augmentation du papier-monnaie, qui a eu lieu le 1er Avril dernier en billets de 300 pesetas a occasionné une telle rareté d'argent qu'on n'en voit plus que très peu dans le commerce, et le trésorier de M. le comte m'a fait courir pendant plus de vingt jours sous prétexte qu'il n'avait que du papier à me donner". Il a quand même payé le dévoué Puyou en argent, mais en spécifiant que c'était bien la dernière fois. "Ce nouvel établissement, Madame, joint à la prohibition des espèces, gêne si prodigieusement le commerce, et particulièrement celui de la banque, que le change baisse chaque jour". Emilie continue à toucher par an 10 998 réaux, sur lesquels la justice retient 3 666 pour les Kartin. (1)

            Bien sûr Emilie n'abandonne pas comme ça. Elle fait un procès aux Kartin. Elle importune le marquis d'Ossun, notre ambassadeur en Espagne, et même sa sœur, des gens bien plus âgés qu'elle, qui pourraient être ses parents. Je suis toujours étonné de la bienveillance et de la patience de ces gens du XVIIIe siècle : de nos jours un quelconque attaché d'ambassade de vingtième ordre enverrait une note arrogante du style : "Rien à faire", sans signature, sans rien : voilà ce qu'on a gagné au style Spartiate et républicain des honnêtes gens qui nous gouvernent : du temps qu'ils se remplissent les poches avec notre argent ils n'ont pas une seconde pour écrire. Mademoiselle d'Ossun et son frère prennent la peine de répondre :

 

 

Mademoiselle d’Ossun (2) à Madame de Portocarrero

 

 

A Paris le 2 Octobre 1776.

 

            J'ai attendu, pour répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, Madame, que j'eusse reçu celle de mon frère à qui j'avais demandé conséquemment à ce que vous aviez désiré, s'il était possible de s'adresser au roi d'Espagne pour la révision de votre affaire contre Cartin, dans le cas où M. de Vergennes lui en écrirait. Voici la réponse du 19 7bre.

            "L'affaire de Madame Portocarrero est perdue sans ressource par sentence du premier juge confirmée par un tribunal souverain. Elle doit cependant être plaidée encore une fois dans peu de jours. M. Puyou et l'avocat de la nation à qui je l'ai extrêmement recommandée m'ont prévenu que ce procès était ingagnable pour cette dame. Ce n'est pas que feu Mourére ne l'ait bien défendue, et n'ait produit les quittances des payements qu'elle avait faits, qu'il n'ait après l'avoir perdue employé toutes les chicanes possibles pour éloigner l'effet de ce jugement : les pièces et les actes parlent contre Madame Portocarrero et il lui en coûtera au moins quatre mille francs. Le roi d'Espagne et son ministère n'arrêtent jamais le cours de la justice ordinaire ni les décisions des tribunaux supérieurs, ainsi je ne puis empecher l'éxécution de la sentence définitive prononcée contre elle ni même agir pour celà, c'est ce que j'expliquerais et serais obligé de faire connaître à M. le Comte de Vergennes s'il m'écrivait à ce sujet. Je ne puis parler au Roi d'aucune affaire contentieuse qui regarde des particuliers".

 

 

 

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(1) : « La piécette (peseta) vaut 4 réaux, environ 21 sous de France », écrit Casanova dans ses Mémoires. La pension annuelle de 11 000 réaux que le comte de Montijo verse à Emilie représente donc 2 887 livres de France, ce qui, joint à ses autres pensions, serait très largement suffisant pour vivre à l’aise. Mais c’est un panier percé.

(2) : Mademoiselle d’Ossun est la troisième sœur de l’ambassadeur : Catherine-Charlotte-Philiberte, née en février 1719.

 

 

 

A Saint Ildephonse, le 3 Octobre 1776.

 

            J'ai reçu avec bien de la reconnaissance le compliment flatteur dont vous m'avez honoré sur la naissance de mon petit-fils ; je vois avec une peine véritable la tournure fâcheuse qu'a pris votre procès avec les héritiers de Kartin, il a été décidé par un tribunal souverain en vue et révision. Je ne connais aucun moyen possible d'éviter l'éxécution de cette sentence définitive ; cependant on doit encore agiter la question des dépens. Don Bernardo Canton avocat célèbre, celui de la nation française, M. de Linars, ont examiné avec beaucoup d’attention les états de cette cause : ils n'y ont trouvé aucun remède, un recours au Souverain ne produirait aucun effet, il serait renvoyé au tribunal qui a jugé. Le roi d'Espagne ne donne jamais des ordres décisifs dans les causes des particuliers.

            On s'est trompé à Paris lorsqu'on vous a dit que les pensions alimentaires ne pouvaient pas être saisies en Espagne ; les avocats de Madrid pensent qu'elles peuvent l'être, mais seulement pour le tiers. Au reste, votre partie adverse n'a fait jusqu'à présent aucune demande à cet égard, je désire qu'elle n'y tourne pas ses vues. Il est fâcheux qu'en quittant Madrid vous n'ayez pas arrêté votre compte avec le tapissier ; votre déclaration, celle de votre domestique d'avoir fait plusieurs payements n'a pas été regardée par les juges espagnols comme un titre admissible et valable. Les livres du défunt, qui ont été compulsés, ont prévalu ; l'on a pensé aussi que les payements que feu Mourére a pu faire devaient être constatés par des reçus du créancier, n'étant pas vraisemblable que Mourére eût fait des payements sans en retenir quittance. Enfin il est mort, ainsi que Kartin, et l'on ne peut, plus interroger, confronter ces deux personnages ; somme totale ne vous flattez pas. Quand j'aurais dix fois plus de crédit que je n'ai, il m'est impossible de faire réformer la sentence qui vous condamne à payer, et à des mineurs je crois six mille réaux…

 

                                                                                                          Ossun

 

 

            La lettre de l'ambassadeur se termine par une note non signée, mais bien révélatrice :

 

            « Melle d’Ossun me remit hier au soir cette lettre pour vous la faire passer. St Jean l’avait apportée de Paris. Elle n’était point cachetée dans le paquet de Melle d’Ossun. C’est la réponse à la lettre que vous écrivîtes à l’ambassadeur par la voie de sa sœur, qui renvoya les autres papiers et mémoires à M. de Saint Germain à l’adresse de M. Puyou, afin de ne pas tant grossir le paquet de son frère. Au reste vous étiez déjà instruite de tout cela par Melle d’Ossus elle-même. Elle doit recommander de nouveau l’affaire de M. de Fulvy qui parait oubliée, ou du moins traîner beaucoup en longueur. Il fallait une circonstance comme celle-ci pour me déterminer à troubler votre repos, que je me suis fait une loi de respecter d’ores en avant. (Montmagny 19 8bre 1776) ».

            Qui écrit ce mot aussi sec, aussi froid ? M. de Nerel, son ancien voisin et ami de la rue des Saints-Pères : ils sont brouillés ! Car en plus elle se brouille avec tout le monde ! On lui fait des coups ! On lui en veut ! On ne s’occupe jamais assez de ses petites affaires ! Tout le monde la gruge ! Comme dit une de mes sœurs (même style qu’Emilie) : « Je n’ai que des déboires » !

            On comprend qu’avec un pareil caractère ses aides bénévoles finissent par se lasser. Après tout ils ne lui doivent rien.

            Le 3 décembre 1781 « l’arrivée de la flotte a commencé à faire hausser les changes » écrit Puyou triomphalement, en envoyant une lettre de change à un meilleur cours que le précédent. Mais le 9 mai 1782 alors que le contador de la maison Montijo est d’accord pour payer, le trésorier, lui, ne veut plus, ou plutôt si : il veut bien payer en papier, qui perd plus de 3%... En novembre 1783 la pension est payée rubis sur l’ongle et en espèces sonnantes, Emilie pour une fois ayant pris la précaution de faire expédier ses certificats de vie et de liberté par le tout-puissant comte d’Aranda lui-même, pour qu’il n’y ait pas de discussion.

            Mais le 4 mars 1784 la ritournelle reprend : Emilie a cru bien faire d’intéresser la comtesse de Montijo, sa belle-sœur, à son sort : « Je dois vous observer, Madame, que Mme la comtesse de Montijo est entièrement assujettis à la volonté de M. le Comte son mari, qui à son tour se laisse gouverner par don Matheo Molinos son contador ou homme d’affaires » écrit M. Puyou. Ce contador « m’a répondu, d’un ton bien décidé, que les fruits de la dernière récolte n’ayant pas été vendus, il est impossible de vous accorder le quartier d’avance. » A moins qu’elle ne veuille s’exposer aux désagréments d’un procès, ce que lui, Puyou, ne lui conseille pas. Il n’y a qu’un moyen : prier M. d’Aranda (qui a un caractère exécrable) d’en parler lui-même à M. de Montijo…

 

 

Paris le 6 aoust 1779

 

            Madame,

 

            Je ne puis mieux répondre à la lettre dont vous m'avés honoré le 23 du mois dernier qu'en transcrivant ici la réponse de M. le Comte de Vergennes à M. l'ambassadeur

 

 

                                                                                   A Versailles le 5 aoust

 

            M... Je n'ai pas oublié ce que V.E. m'a fait connoitre de l'interet que le Grand Maitre de la Religion de Malte daigne prendre à la situation de Mad. Portocarrero et du désir qu'auroit son Excellence que le Roi voulut bien continuer à cette Dame le secours que Sa Majesté a eu la bonté de lui faire toucher pendant quelques années. Vous ne devés pas douter, Mr., de mes dispositions à contribuer au succès de cette nouvelle demande ; mais je ne pourrai la mettre sous les yeux du Roi qu'avec d'autres du même genre dans un travail général dont le tems n'est pas encore fixé. Je fortifierai alors la sollicitation du Grand Maître des mêmes motifs qui ont mérité à sa protégée les premières grâces de Sa Majesté. Je vous prie d'assurer son Eminence de mon empressement pour les choses qui l'intéressent et du désir que j'ai de pouvoir lui en donner une nouvelle preuve en cette occasion

            J'ai l'honneur dêtre… etc.

                                                                                              Signé

                                                                                              de Vergennes.

 

            Je désire Madame que la bonne volonté de ce Ministre se réalise bientôt et que vous soyiés persuadée que j'aurai autant de plaisir à vous l'annoncer que vous en aurés vous même de l'aprendre.

            Jai lhonneur detre avec un respectueux attachement

            Madame

            Votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                              Cibon

 

Paris le 15 9bre 1779

 

            Madame

 

            On ne peut rien de plus honnête que ce que vous me faites lhonneur de me dire en réponse à la nouvelle que je vous ai donnée de la grâce que le Roi vous a accordée sur le rapport de M. le comte de Vergennes. Ce digne et respectable Ministre ne fait que des actes dignes de lui et de son auguste Maitre et je lui ai autant d'obligation de celui dont vous allés éprouver les effets que s'il m'eut rendu ce service à moi même. Je pense, Madame, qu'il seroit convenable que vous écrivissiés quatre mots de remerciement au Grand Maître parce que je vais lui envoyer la copie de la lettre de M. de Vergennes. Quant à M. l'ambassadeur vous pouvés, si vous le voulés, vous en éviter la peine, lui ayant déjà fait de votre part vos remerciemens, et dit que vous viendrés les lui faire vous même lorsque vos affaires exigeront votre présence à Paris.

            Jai lhonneur d'être avec un respectueux attachement

            Madame

            votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                              Cibon

 

A Paris le 12 janvier 1782

 

            Madame

 

            j'ai reçu avec la plus parfaite reconnoissance l'expression des vœux que vous voulés bien faire pour moi dans ce renouvellement d'année. Agrées, Madame, l'hommage de ceux que je forme pour tout ce qui peut vous plaire, et celui des sentimens respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

            Madame

            votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                              Ossun

 

 

DELICES ET DECONFITURE D’ECHARCON

ARRIVEE PROVIDENTIELLE DE L’ABBE DE LA MAZELIERE

 

 

 

            Après la mort de Gentil-Bernard, Emilie s'est éloignée de Paris chez des amies, Mmes de Boismarsas, de Boislouis, et au début des années 1780 on la retrouve à Echarcon, près de Corbeil. Ce sera le grand tournant de son existence, mais en allant s'installer à la campagne elle ne s'en doute pas. Elle y va d'abord jouer les Marie-Antoinette à Trianon, toutes proportions gardées. Elle loue une maison à un M. Daubarède dont elle paie le vingtième, "impôt établi sur les biens fonds la 20° partie de leur revenu". En bonne Parisienne qui n'a jamais eu que des loulous et un pot de bégonias, comme ses lointaines descendantes du Parti Ecologique, elle se donne tous les ridicules de sa nouvelle situation. En 1782 elle louait déjà un âne chez Mme de Boislouis ; est-ce le même ? En 1783 il est installé à Echarcon et s'appelle Falbao, ou Falbar. La maison de M. Daubarède doit être convenablement remise au goût de notre héroïne, car on voit s'y activer Séguy, le menuisier, Mirande, le serrurier, le maçon Radigon et ses aides, qui gâchent du plâtre à qui mieux mieux, Renard, le tapissier de Corbeil, un vitrier de passage... Joie, pleurs de joie : notre écolo possède un jardin où elle fait planter différentes graines achetées à Paris, un mûrier... Elle fait même venir un taupier pour débarrasser les pelouses. On agrémente la demeure de divers pots de fleurs…

            Détail tout à fait curieux, Emilie fait son vin : elle fait recercler une cuve au tonnelier Milan, entretient un pressoir et paie à ses vendangeurs 27 livres le 30 Septembre 1783, preuve qu'elle a une belle vigne, car cela représente 27 journées de vendanges.

            Une dépense qui revient souvent, c'est le bois de chauffage, fort cher : 308 livres par an, soit l'équivalent à l'époque d'une année de salaire d'ouvrier (qui ne correspond plus qu'à un mois actuel). Pour essayer de l'avoir à meilleur marché, elle change chaque fois de fournisseur : 168 livres à La Haye pour 5 cordes et demie de bois fendu (21 stères, la corde valant environ 4 stères), puis c'est Michel, marchand de bois à Boutteville. En novembre 1783 le ramoneur vient proposer des almanachs et on en profite pour lui faire ramoner les cheminées : 2 livres 4 sous.

            Le courrier n'intervient que pour peu de lettres : une dizaine dans l'année, et celui qui les porte s'appelle déjà le facteur. Mais beaucoup du courrier, vu la cherté du port, est acheminé par des messagers de rencontre, voyageurs, marchands ou domestiques.

            Corbeil est la ville de ressources : c'est là qu'on se rend, ou qu'on envoie divers domestiques, le Père Tremelet, ou François ou Antoine pour les courses les plus importantes. Les deux La Jeunesse ont disparu dans les brouillards parisiens, mais on retrouvera désormais jusqu'au bout de la vie d'Emilie ce François Douceau, qui aura une destinée étonnante grâce à la Révolution, et même Antoine. Ils vont voir Clavier, buraliste à Corbeil, et prennent la cotarde du coche : je suppose que c'est ce qu'on appellera au XIXe siècle la diligence.

            Sur place déjà à Echarcon on trouve pas mal de commodités : Piat, le perruquier, qui vient crêper les cheveux de Madame ; Thomas, qui vend du blé et s'occupe de la nourriture des chevaux (peut-être un grainetier), Mlle Peuminy ou Pugminy, l'épicière, qui vend des pruneaux, des haricots, des lentilles et du fromage ; des pêcheurs de rivière : Dean ou la Jean Noë, auxquels on achète volontiers leurs prises, un cordier, un chaudronnier, un charbonnier, Gadet le voiturier, M. Boulanger marchand de vin... Un cordonnier qui travaille plusieurs fois pour les femmes de Madame, pour Babet par exemple... Emilie mise trois fois à la loterie (6 livres chaque fois : soit 12 journées de femme de lessive...) pour essayer d'infléchir la volage fortune, mais apparemment sans succès.

            Une notice spéciale pour Fontaine, le pâtissier : en six mois, d'avril à octobre 1783 Emilie dépense chez lui 30 livres : quelle excellente cliente ! Ou la pâtisserie est chère, ou la maisonnée en mange beaucoup ; truffée de femmes je pencherai plutôt pour la seconde hypothèse.

            Tous ces détails sont tirés d'un charmant petit carnet à "peigne" bleu et rouge, d'une écriture modeste, ronde et bien lisible qui contraste avec l’écriture sans orthographe d'Emilie Portocarrero. C'est qu'entretemps elle a fait connaissance d'un jeune homme qui désormais est venu s'installer chez elle, en tout bien tout honneur. Comme beaucoup de femmes qui, jeunes, ont vécu avec un amant qui aurait pu être leur père, sur le penchant de l'âge elles se mettent avec un homme plus jeune, selon la loi des compensations. C'est lui qui du 6 Avril 1783 au 27 avril 1784 a tenu, jour après jour, à Echarcon ce petit livre de dépenses. C'est bien la première fois que notre mélancolique et dépensière amie voit une telle chose, dont l'idée ne lui est jusqu'ici jamais venue : elle dépense l'argent, non pas quand il vient, mais bien avant qu'il vienne, à tort et à travers. L'économe est un abbé de 37 ans, cadet d'une famille qui compte déjà un chanoine. Antoine Bernard Rous de La Mazelière, né à Embrun dans les Hautes-Alpes en 1746 est l'adjoint du curé Prévost, de Saint Martin d’Echarcon. Il n'a donc pas encore trouvé à son âge une place stable : il ne fait que des remplacements, le chômage n'étant pas particulier à notre époque.

            C'est en février 1783 qu'Emilie a fait sa connaissance, probablement à confesse ou à quelque sortie de grand-messe. Le père de l'abbé de La Mazelière était avocat et c'est certainement par manque de fortune personnelle ou d'entregent que le pauvre abbé n'a encore décroché aucun bénéfice. Il a d'ailleurs eu la vocation fort jeune, et c'est un bon prêtre, nous dit son successeur à Viterbe cent ans plus tard, l'abbé Benjamin Maurel, en 1896. Il appelle même l'abbé de La Mazelière "Confesseur de la Foi", ce qui parait quand même un peu aventuré. Mais enfin on a les ancêtres qu'on se donne, surtout dans le clergé...

            Toujours est-il que le jeune La Mazelière, à 19 ans, après des études au collège d'Embrun, est reçu maître ès arts en Sorbonne. A 22 ans, il est bachelier en théologie. Ses études terminées, il rentre à Embrun, dont l'archevêque, Mgr de Leyssin, l'ordonne prêtre avec dispense d'âge le 23 Septembre 1769 : l'abbé n'a que 23 ans et la majoré est fixée à 25.

            L'abbé est nommé vicaire à Sainte-Marguerite, près de la rue de Charonne, dans le quartier si populaire de Popincourt, "la Popinque"… Il y reste quatre ans, jusqu'en 1774, à la satisfaction de son supérieur, le curé Laugier de Beaurecueil. Puis il va de paroisse en paroisse, avant d'échouer à Echarcon, dans le duché de Villeroy. C'est vraiment le cadet de famille sans fortune ni appuis. Mais le séjour d'Echarcon est déterminant par sa rencontre avec Emilie : ces deux esseulés s'entendent, et quinze mois après, en 1784, probablement grâce à l'appui du puissant Abbé de Crillon, l'abbé de La Mazelière est enfin titularisé dans une paroisse bien à lui : Viterbe, dans l'évêché de Lavaur.

            Emilie a onze ans de plus que l'abbé, et c'est le second homme plus jeune qu'elle dont elle aide la carrière (le premier étant le comte de Lascaris). La Mazelière est loin d'être un médiocre : cultivé, la rapidité de ses études le prouve, il écrit lui-même des poèmes très classiques, comme cette Lettre de Calypso à Télémaque pas plus mauvaise que les poésies de Gentil-Bernard. Le curieux, c'est que l'abbé (l'écriture est bien de lui) y traite de l'amour déchaîné de la nymphe pour un jeune homme qu'elle a recueilli lors d'un naufrage. Inconscient, vaste inconscient, voilà bien de tes coups. Car la situation à Echarcon, selon les comptes de l'abbé, est bien celle d'un naufrage. Les affaires d'Emilie sont mauvaises. Sa gestion, déplorable. Très vite, l'abbé tient ses comptes, et c'est grâce à eux que nous connaissons au plus près ces vies d'il y a deux cents ans.

            Voyons d'abord les recettes. Emilie est une profiteuse de l'ancien régime à un honnête étiage : elle touche par an, irrégulièrement l'équivalent de la solde d'un colonel d'infanterie, sans rien faire. Le colonel non plus, mais il est moins libre qu'elle de ses mouvements. Si l'on considère qu'elle reçoit 4 à 5 000 livres de ses diverses pensions, elle devrait vivre encore mieux que le confortable M. Guittard, bourgeois de la paroisse Saint-Sulpice, dont M. Raymond Aubert a fait paraitre le Journal : à 13 F. actuels la livre (1) elle touche, bon an mal an, entre 52 000 et 65 000 francs

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(1) : C'est l'évaluation donnée par M. Raymond Aubert, page 13 du "Journal de Célestin Guittard de Floriban, bourgeois de Paris sous la Révolution", édition France-Empire, 1974.

 

francs : le salaire d'un ingénieur sous Pompidou. C'est, pour une oisive, et seule, plus que largement suffisant. (1)

            Notre Emilie n'émarge que pour des sommes moyennes, résultat de ses intrigues compliquées. Voici ce qu'elle touche cette année 1783-84, quand pour la première fois l'Abbé de La Mazelière se décide à mettre ses comptes en ordre, système clair et économique auquel elle n'a jamais songé. On notera que 300 livres, qui équivalent au salaire mensuel actuel d'un contremaître, c'est ce que touchent par an l'immense majorité des bas payés de l'époque : domestiques, charretiers, curés...

 

 

Recette pour Mde de Portocarrero.

 

5 avril 1783.

de Mr. de St. Germain pour un quartier de la pention de France               300

de Douceau                                                                                                                84

de L. V. D.D.                                                                                                             105

 

25 Juillet 1783.

de Mr. de St. Germain pour un quartier de la pention de France               375

de Mr. de St. Germain                                                                                               48

idem                                                                                                                            48

de Mr. Feuillet                                                                                                          72

 

1er Octobre 1783.

de Mr. de St. Germain pour un quartier de la pention de France               375

le 7 : du père Tremelet (payé pour luy à Mde          Roquenval)                               60

de Mr. de St. Germain pour partie de la pention d'Espagne                                 1200

le 10 : de Mr. de St.    Germain sur la pention d'Espagne                            480

 

Le 16 décembre.

de Mr. de St. germain pour partie de la pention d'Espagne                         360

 

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 (1) : On trouve au "Livre Rouge" qui fit tant scandale au début de la Révolution, des profiteuses plus dégourdies qu'Emilie Portocarrero. La marquise de Flavacourt de Mailly, en 1789 touchait encore 14 651 livres en trois pensions, la première par continuation (on ne dit pas de quoi...) la seconde sans motif, et la troisième pour appointements conservés ! C'est tout juste si on n'ajoute pas, comme dans les canulars des Beaux-Arts, par injustice ! Ce qui fait, quand même, plusieurs dizaines de millions nets de tout impôt pour une personne aux services énigmatiques. Mais il y a mieux encore : une certaine Madame Isarn n'est passée à la postérité que pour les 24 980 livres qu'elle palpait pour favoriser son mariage et en considération de ses services ! Une telle somme devait récompenser une personne bien adroite, et on comprend qu'à ce tarif quelques dames regrettassent la Royauté chérie ! (On donnait une centaine de livres pour marier une fille pauvre). Dans le même temps, les laveuses de lessive d'Echarcon touchent une demi-livre par jour, n'ayant à rendre qu'un service très vulgaire… Je ne voudrais pas qu'on prenne cette petite note pour une vertueuse attaque contre l'Ancien Régime comme on en voit traîner dans toutes les Histoires de France depuis 1789 : la Ve République, fille de la IVe, petite-fille de la IIIe, avec ses scandales, ses vols en tout genre, ses ministres voyous embastillés pour concussions, ses minables présentateurs de télévision qui gagnent en un mois ce que l'ouvrier gagne en deux ans, ses socialistes assassins de sidaïques, n'a vraiment de leçon à donner à personne. (Les citations du « Livre Rouge » sont extraites du "Nouveau Paris", de L.S. Mercier, paru l'An 7).

 

Janvier 1784.

de Mr. de St. germain pour reste de la pention d'Espagne

et pour celle de France                                                                                            495

de la pention sur le Clergé pour l'année 1784                                                         350

 

11 février.

de Mr. de St. Germain                                                                                              240

 

3 avril : de Mr. de St. Germain                                                                                552

de F. Douceau                                                                                                          120

Reçu de Madame                                                                                                        72

de Mr. Feuillet                                                                                                            12

Reçu jusqu'au 26 avril 1784 la somme de                                                5 348

 

 

            La dépense est de 6 032 livres 14 sols, elle excède la recette de 756 L. 14 s. : de quoi nourrir deux curés de campagne ou deux domestiques à plein temps avec leur famille ! C'est là qu'on apprend de quoi se compose la maison d'une femme de ce genre en cette fin du XVIIIe siècle. Elle n'est pas seule, tant s'en faut. Arthur Young, 1'économiste anglais par ailleurs si malveillant envers la France, "estime à 7 000 livres la vie dans un manoir avec deux domestiques, deux servante trois chevaux et un cabriolet" (Fr. Bluche : la Vie Quotidienne de la Noblesse Française). Or avec ses 5 348 livres par an Emilie nourrit elle aussi six personnes ; pas étonnant qu'elle ait du déficit...

1/ Elle-même.

2/ L'Abbé de La Mazelière, qui joue le rôle d'économe.

3/ Jeannette Tremelet, à la fois gouvernante, cuisinière… On lui donne l'argent "pour les dépenses du ménage" et ses gages annuels sont de 127 L. Quelqu'un là-dedans a un enfant (peut-être naturel) en nourrice, est-ce Jeannette ? En tout cas on relève plusieurs fois : "pour la nourrice" : en tout 64 livres dans l'année, et il semble peu probable que cet enfant intempestif soit d'Emilie.

4/ Le père Tremelet, père de Jeannette, qui va faire les courses à Essonnes, à Corbeil. Fait curieux, quand on paie ses arrérages, c'est à une certaine Mme Roquenval, à laquelle il doit, sans doute.

5/ François Douceau, ou Dousseau, ou Doussot, qui jouera dans l’histoire d'Emilie et de l'abbé de La Mazelière celui de Jacques le Fataliste : c'est le pivot de leur vie, leur cheville ouvrière.

6/ Antoine, le Savoyard, toujours par voies et par chemins.

            Plus l'âne Falbao, pour lequel on achète de la litière, de l'avoine, du son, de la paille, les soins du maréchal-ferrant.

            Mais en plus des quatre domestiques à demeure, on emploie les services occasionnels d'un homme de journée, variable : Simon, Langlois. Ou de femmes : "à la fille Pateau pour journées", "à Marie- Louise, pour 25 journées : 12 livres 10 sols", pour "les femmes de la lessive", "au père Gauché pour journées", "à Melle Bord", "à Marie pour ses gages", "gages d'une fille de Menecy", "à Goulet, pour journées", "à la fille de la couturière", "à la Jean-Louis", "à l'Amoureux"...  cela finit par faire beaucoup, pour une femme esseulée !

            Fin mars on paie ses gages à Jeannette Tremelet qui est remplacée par Mlle Louise Lequens, entrée au service de Madame le 7 : on n'a pas fini de la voir. On règle le conducteur qui a amené cette jeune personne qui dès le 15 Avril s'occupe des dépenses de la maison. Le surlendemain, Madame fait un voyage à Paris ; l'abbé y va fin juillet 1783 puis de nouveau le 10 Avril 1784. Pour les dépenses, on a d'abord recours aux commerçants les plus proches, ceux de Mennecy : Bonet, Mme Saint-Cloud, l'épicière, M. Rémy, le boulanger, M. Robin, boucher, M. Belanger, qui vend des pommes, le voiturier Le Loup, qui se charge des emplettes...

            En fait, Emilie a beaucoup trop de domesticité. Son train de vie serait impensable, de nos jours. Elle pourrait se contenter d'une bonne à tout faire, ce qui lui ferait des économies, mais elle ne serait pas de son siècle...

 

*

 

            Comment ce jeune abbé va-t-il vivre avec cette femme qui approche de la cinquantaine ? On imagine mal, de nos jours, le statut de ce genre d'ecclésiastique il y a deux siècles. Pour des femmes seules, veuves ou célibataires, et suffisamment fortunées, un abbé est non seulement un directeur de conscience mais une sorte de soutien dont l'agressivité masculine si horrible est adoucie par la soutane : c'est une sorte d'intendant, qui règle la vie des domestiques, le train de maison, gère les terres, les biens, conseille les affaires… bref sert de tampon entre ces frêles petites choses que sont les femmes riches et le dur univers créé par les mâles où elles sont bien obligées de respirer, fut-ce à travers un tuyau. C'est aussi, en cette période finissante de la royauté, la vogue des "sigisbées", des « patitos », hommes de compagnie qui cornaquent des femmes mariées en l'absence du mari. L'eunuque n'est pas, comme on croit trop souvent, une création de notre époque. "Paris est rempli d'abbés, clercs tonsurés, qui ne servent ni l'Eglise, ni l'Etat, qui vivent dans 1'oisiveté la plus suivie" écrit Louis-Sébastien Mercier, "et qui ne font que des inutilités et des fadaises "... (Mercier n'aime pas beaucoup les ecclésiastiques, je ne sais pourquoi). "Dans plusieurs maisons on trouve un abbé à qui l'on donne le nom d'ami, et qui n'est qu'un honnête valet qui commande la livrée. Il est le complaisant soumis de Madame, assiste à sa toilette, surveille la maison, et dirige au dehors les affaires de Monsieur. Ces personnages à rabat se rendent plus ou moins utiles, caressent leur protecteur pendant plusieurs années, afin d'être mis sur la feuille... Ils y parviennent et, en attendant, ils jouissent d'une bonne table et des petits avantages qui se rencontrent toujours dans une maison opulente. La femme de chambre leur dit tout ce qui se passe, ils sont instruits des secrets du maître, de la maîtresse et des valets".

            A tel point que l'abbé en était devenu un personnage obligé de la comédie sociale. Il faut voir, en ce pur chef-d’œuvre de Stanley Kubrick : Barry Lindon, le rôle déterminant de l'abbé. Il est criant de vérité. Le plus extraordinaire, c'est que ce magistral, génial metteur en scène a trouvé pour son abbé, confident de la pauvre lady Lindon, un acteur au physique plus qu'ecclésiastique : il ressemble, comme deux gouttes d'eau bénite, au portrait de l'évêque Loménie de Brienne qui est au Musée des Augustins à Toulouse : même visage triangulaire et lèvres en forme de cerise. A croire qu'à travers les siècles il y a un physique permanent pour un tel rôle.

 

*

 

            Cette même année 1783 Emilie continue à recevoir des lettres d'Espagne, ou à propos de ses affaires espagnoles. En voici une du Comte de Montmorin, futur Ministre de Louis XVI, et une autre de l'Abbé Alexandre, qu'on ne me reproche pas, au moins, de ne pas les avoir insérées dans cette brillante étude. On les lira si on veut.

 

 

 

Mlle de Portocarrero à Echarcon par Essone

 

Madrid 8 avril 1783

 

            Pour répondre, Mademoiselle, à la lettre dont vous avez bien voulu m'honorer le 16 janvier dernier et qui ne m'est parvenue que tard, j'ai attendu le moment où je pourrois vous transmettre quelque chose de satisfaisant relativement à vos justes prétentions. D'après vos désirs Mademoiselle et les intentions de M. le Cte de Vergennes, je les ai fait valoir auprès de M. le Cte de Montijo et j'ai eu lieu d'étre content de ses dispositions. Je ne négligerai rien pour que vous en éprouviez l'effet et me référé à ce que j'ai mandé sur cet objet à M. de Vergennes qui ne manquera sûrement pas de vous communiquer ma lettre. Je suis enchanté d’avoir trouvé cette occasion de vous prouver mon envie de vous être bon à quelque chose et la respectueuse considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                   Le Cte de Montmorin

 

 

A Cuenca le 30 Juin 1733

 

            J'ai reçu, Madame, en son temps, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ; Mgr. de Palafox me l'ayant fait passer içi par une voye sure et mandé avoir d'abord répondu à celle que vous lui aviez adréssée et qu'il croyait s'être expliqué en des termes capables de calmer vos inquiétudes, en attendant que je fusse en état de vous rassurer moi-même par deux mots de ma main. Moyen unique en effet, et nécessaires pour arrêter Beaufils à en juger par les deux dernières lettres que j'avais reçues de ma nièce sa femme. Vous ne devez pas douter, Madame, que je ne me fusse fait un plaisir de vous répondre sur le champ si celà n'avait dépendu que de moi; mais quel moyen d'écrire, quand on est dans l'impossibilité phisique de faire usage de ses mains ? Or telle a été constamment ma situation jusqu'au commencement de ce mois que je me suis trouvé beaucoup mieux à tous égards, ayant vu successivement disparaître les différens maux qui pendant tout l'hyver m'avaient obligé de garder le lit et la chambre ; en voici la liste ; deux gros rhumes consécutifs très opiniâtres, fluxion sur les yeux, érésypéle accompagné d'ulcères dans toute l'habitude de la jambe droite. Je vous demande bien pardon Madame, de n'avoir point épargné à votre sensibilité ce triste détail ; mais j'ai pensé que vous ne seriez pas fâchée de savoir à quoi vous en tenir sur la santé d'une personne à laquelle vous daignez vous intéresser avec tant de bonté. Quant à l'infirmité dont je suis sans cesse, depuis deux ans, plus ou moins incommodé, et dont la simple nouvelle, mal interprétée, (que vous en avait donné feue Madame la Marquise dans une de ses lettres) vous avait portée à me compter il y a longtemps au rang des morts elle subsiste toujours, et à peu prés dans le même état ; mais pourtant avec quelque adoucissement dans cette saison, mes nerfs reprenant ordinairement un peu de vigueur jusqu'au temps des grandes chaleurs, ce court intervalle étant le seul de toute l'année pendant lequel je puis tracer quelques lignes de ma main. J'en profite pour vous faire réponse, et j'espère m'en tirer passablement, pourvu que je la mesure sur mes forces. Je commence par vous avouer avoir su il y a 8 ans votre retraite à la campagne, M. le Comte de Priego nous en ayant un jour parlé, à Madame d'Arissa et à moi avec le plus grand éloge, ainsi que du motif qui vous avait portée à cette démarche, laquelle avait été unanimement admirée, applaudie, et jugée digne de vous. Il est probable que je m'en serais tenu là, si quatre ans après, quelques jours avant la mort de Madame la Marquise, Beaufils ne s'était présenté à moi pour les raisons qu'il vous aura racontées. Ce fut alors que me ressouvenant de vos billets, je permis à mon neveu d'en prendre une note, et de la faire voir, en passant par Paris, à votre homme d'affaires dont je ne savais pas le nom, ni l'adresse, mais qu'il pourrait apprendre de Don Ygnacio Hérédia, secrétaire d'ambassade d'Espagne. Beaufils me répondit au commencement de janvier 1780... qu'il s'était abouché avec M. de Saint Germain, lequel l'avait assuré que les billets seraient acquittés dans la suite, et que pour le présent celà ne se pouvait pas ; promettant d'ailleurs ses bons offices, et même d'avertir dés qu'il serait temps de présenter les billets... la chose en était restée là... Mais au mois d'Août dernier, Beaufils ayant reparu en Espagne pour réclamer de nouveaux secours, et m'ayant préssé de lui confier vos billets dont il espérait pouvoir tirer parti, je les lui remis après avoir exigé de lui qu'il ne vous les (tache d'encre) qu'après s'être bien assuré, soit par M. de Saint-Germain, soit par vous- même, que vous le trouviez bon ; ne pouvant me dispenser d'en user à votre égard avec tant de ménagement sans manquer à la parole que je vous avais donnée en 1770 la veille de votre départ pour Paris de ne jamais vous inquiéter au sujet du remboursement de la somme prêtée... que supposé que vous fussiez en état, et disposée à y satisfaire entièrement, je lui permettais d'en remettre la moitié à mes trois nièces pour être partagée à portion égale, ce qui ferait pour chacune d'elles 6 r. 5 M réservant l'autre moitié de la somme en question pour en gratifier mon frère... Il n'y avait rien là qui put vous causer la moindre inquiétude, si Beaufils s'y était borné, suivant l'ordre absolu que je lui avais donné de ne vous faire aucune peine, et de craindre mon indignation s'il y contrevenait. Comment donc a-t-il osé me braver ainsi au mépris de la parole que j’avais exigée et qu'il m'avait donnée, de se conformer à mes intentions ? Cependant je veux bien encore interpréter favorablement les siennes, et prenant pour argent comptant ce que vous me mandez de son respect pour moi, je consens par considération pour vous, Madame, et à votre prière, de retirer vers moi vos deux billets dont je ferai raison à mes nièces pour la somme ci-dessus énoncée 625 r. par tête, ce qui fait un total de 1875 livres (1) que j’avais permis d'en retirer pour achever de liquider leurs dettes et surtout celles de ma pauvre sœur dont je veux que les créanciers soient satisfaits jusqu'au dernier sou, ce que je crois être déjà exécuté. Et celà étant, il ne reste qu'à en subministrer les preuves à celui de mes parents auquel j'ai exigé que l'on rendit compte à cet égard, entendant que son approbation et la remise de vos billets, pour m'être renvoyés, servent à vous de décharge de toute responsabilité au sujet de l'argent que je leur ai fait passer, et de celui qu'elles ont pu retirer de la moitié de mon patrimoine, que je leur ai permis de vendre à leur profit. J'accepte bien volontiers, Madame, l'offre que vous faites d'annoncer vous-même au sieur Beaufils ce nouveau bienfait, dont je le ferai jouir, lui et ses cohéritiers, dés que j’aurais reçu vos billets (et que je saurais qu'il (Beaufils) s'est acquitté de la parole que j'avais exigée et qu'il m'avait donnée il y a trois ans de faire constater à mon cousin, M. Alexandre de Monca : que la liquidation, totale des dettes de ma sœur est achvée à la satisfaction des créanciers... Quant à l'arrangement qu'il vous a engagée de me proposer, je lui ferai savoir, par une autre voie, ce que j'en pense, mais aujourd'hui j'insiste sur ce qu'il rende enfin compte de sa gestion à mon cousin de Monca à qui j'écrirai le courrier prochain pour le prévenir à ce sujet… aussi bien que mon frère que je veux également autoriser

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(1) : La Livre vaut donc 3 F. Actuellement 1875 livres : 24 375 F.

 

autoriser à signer les lettres de change que je permettrai de tirer sur moi en faveur de mes nièces aussitôt que Beaufils se sera mis en règle vis-à-vis de moi ... bien entendu qu'il ne se sera pas porté, comme je l'espére, à aucune incartade contre vous; car dans ce dernier cas, il faudrait m'en avertir, avant de passer outre, et soyez persuadée que je prendrai fait et cause pour vous plutôt que de permettre que le sieur Beaufils, ou tout autre porteur de vos billets dont je suis encore le propriétaire, entreprenne d'en exiger le paiement au mépris de la promesse par laquelle j'avoie m'être lié les mains à cet égard, et vous ne devez point hésiter, Madame, de faire valoir tous vos droits inclusivement celui de prescription décisif en votre faveur : c'est moi-même qui vous y invite. Mais j'aime encore à me flatter qu'il ne sera pas nécessaire d'en venir à cette extrémité... et qu'aussitôt que vous aurez fait connaître mes intentions l'on me renverra vos deux billets, occasion innocente, pour vous, et pour moi, de tant de tracasseries ! Ce seront sans doute les derniers que j'écrirai, ayant résolu, pour des raisons indispensables de santé et autres motifs à moi connus de borner dorénavant ma correspondance de famille à mon seul cousin de Monca et à mon frère. L'un et l'autre apprendront à mes nièces ce que je ressens de leur reconnaissance, et de celle de Beaufils. J'espère que l'on s'y prêtera avec d'autant moins de répugnance que je ne demande rien que de très conforme à la première des lois, et prenant toujours sur mon compte ce qu'elle a de pénible à la nature ou de contraire à l'intérêt personnel. Tachez je vous prie, Madame d'engager mon neveu, comme de vous-même, à se faire un mérite auprès de mon frère lui remettant volontairement la procuration que je lui avais donnée de gérer mon bien, et de se mêler de mes affaires : procuration devenue plus qu'inutile par la vente déjà consommée de la portion de mes biens qui faisait le lot de mes nièces. L'autre moitié encore existante et destinée à mon frère ne doit pas être de pire condition ; et il serait indécent que je permisse qu'un autre que moi s'avisât de lui en faire rendre compte... Je suis flatté qu'une insinuation de votre part suffise pour faire entendre raison et m'épargner la nécessité de m'expliquer moi même. Je voulais tirer une copie de cette lettre plus nette et plus lisible, mais craignant de n'y pas réussir, je me détermine à vous envoyer l'original que je souhaite fort que vous puissiez déchiffrer. Accusez m'en d'abord, je vous prie, la réception. (?) aujourd'hui avec vous la marquise de Montijo. La pension est-elle, au moins exactement acquittée ? Ce n'est point une simple curiosité qui me porte à faire cette demande, mais une suite des sentiments de respect et de vénération que m'inspirent pour vous vos vertus et vos malheurs, auxquels j'ai toujours pris un très vif interet depuis le moment qu'ils m'ont été connus, et je ne cesserai de vous en donner les marques les plus réelles jusqu'à réaliser, si je puis, mon ancien souhait de rester votre unique créancier. Adieu Madame, souvenez vous je vous en supplie quelquefois de moi dans vos prières afin de m'obtenir du Ciel les grâces nécessaires pour bien user de l'état de souffrance où je suis depuis si longtemps. Rendez justice au respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneur pour le reste de mes jours, Madame, d'être votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                                          Alexandre (1)

 

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(1) : A part qu’il est un des créanciers d’Emilie, je ne sais rien d’autre de l’abbé Alexandre, qui par son écriture est fort âgé et ataxique. Il y a quelques billets de lui en espagnol. Nul doute que cette longue lettre à l’écriture tremblée ne lui ait causé un travail extraordinaire.


 

 

            Aux lettres reçues par Emilie sont joints trois textes de la main de l'abbé de La Mazelière. Sont-ils de lui, ou les a-t-il recopiés comme on faisait beaucoup à l'époque? Je pencherais plutôt pour la première hypothèse. Le poème "Calypso à Télémaque" est une de ces longues tartines dont le goût ne passera que bien longtemps après, avec l'avènement du Romantisme. La nymphe Calypso a recueilli Télémaque naufragé et en est tombée amoureuse, mais il lui préfère son amie et confidente Eucharis : le thème eût assez de force pour qu'encore en 1822 le vieux David, exilé comme régicide, en fit un charmant tableau. Heureux si David n'avait fait que ça !

 

            Le "Règne de Louis XVI jusques en 1788, et le règne des mandataires de la Nation depuis 1789" est un parallèle, d'inspiration monarchique la plus pure, qui ne laisse rien ignorer des sentiments politiques de l'abbé, d'Emilie et de leurs amis, à qui La Mazelière dut les lire dans les soirées de l'hiver 1789-90.

 

            Le troisième écrit n'est malheureusement qu'un fragment, C'est un pastiche, une parodie du Cid, comme Brecht a fait une parodie de la tragédie shakespearienne dans le Résistible Ascension d'Arturo Ui, où Hitler est le chef du gang des choux fleurs. Dans la pseudo-tragédie de l'abbé, pleine de sel en son temps mais qu'il faut d'abondantes notes actuellement pour goûter, Populus est en grand danger d'être cocufié par Mirabeau. Duquesnoy le conseille : comment écarter ce rival ? Populus est évidemment le peuple, qui sera dans la réalité cocufié, et plus d'une fois, par les différents partis, jusqu'à se jeter dans les bras de Bonaparte. L'abbé ne connut jamais la fin de la vraie pièce : il en est resté aux prodromes. Populus, rencontrant Mirabeau, recommence la scène célèbre du Cid : "A moi, comte, deux mots !" Hélas ! Le comte de Mirabeau est un lâche. Il ne sait que bavasser... Par contre il propose à Populus de faire tuer son frère : Mirabeau-Tonneau, qui, lui, a émigré et levé de l'autre côté du Rhin une Légion en habits noirs et tête de mort pour châtier les démocrates... De Mirabeau le tribun, d'Espinchal écrit : "Il a servi quelques temps dans la Légion de Soubise et a fait une campagne en Corse. Il ne paraissait point alors mériter la qualité de poltron dont il a été tant accusé depuis".

 

            L'abbé a bien dû s'amuser quand il a appris par les gazettes l'histoire de l'armoire de fer des Tuileries : les lettres qu'elle contenait prouvaient surabondamment la trahison de Mirabeau : il pactisait en secret avec Louis XVI ! Populus était bel et bien cocu ! Et l'abbé avait raison !

 

            Populus est le nom (qui attirait bien des plaisanteries à son possesseur) d'un avocat et député du Tiers-Etat de Bourg-en-Bresse. Malgré l'équivoque, ce n'est pas de lui qu'il s'agit ici, mais bien du Peuple soi-disant souverain. Quant au pauvre et vrai Populus, il fut mis à mort sans jugement en janvier 1794 par les terroristes comme fédéraliste avec 15 autres personnes, à Lyon.

 

            Duquesnoy est un avocat, député du Tiers-Etat de Bar-le-Duc, aujourd'hui bien oublié. Il demanda la division de la France en départements et défendit Philippe-Egalité. Il devint maire de Nancy. Dans ce fragment de pseudo-tragédie, il prévient Populus que Mirabeau s'apprête à le cocufier.

 

            Les 4 frères Lameth, tous comtes et très nobles, comblés des bienfaits de la Cour et élevés par les soins particuliers de Marie-Antoinette, se montrèrent d'une ingratitude dégoûtante, très commune à leur époque et dans le milieu de la haute noblesse. Leur mère était sœur du maréchal de Broglie. Théodore était colonel du régiment Royal-Etranger (La Légion actuelle). Charles, colonel des Cuirassiers du Roi, avait épousé, grâce à la reine, la fille d'un riche négociant de Bayonne. Alexandre, colonel du régiment de la Couronne, gentilhomme du comte d'Artois (futur Charles X). Sauf l'aîné, Augustin, tous se jetèrent à corps perdu dans le parti ultra-révolutionnaire. Non seulement ils échappèrent à la Révolution, mais ils firent tous de très belles carrières et moururent comblés d'honneurs et d'argent. Le Lameth dont il est question ici est Charles. Provoqué en duel par le jeune duc de Castries, resté fidèle à la cour, il fut blessé ; après quoi "le peuple" comme il est convenu d'appeler les voyous payés du faubourg Saint-Antoine, pilla et dévasta entièrement l'hôtel de Castries.

 

            On connait l'affectation populacière que se donnait Mirabeau. Elle était commune dans la noblesse, qui aimait beaucoup, depuis la Régence, s'encanailler, fréquenter les cabarets populaires - tout comme ses descendants de 1900 allaient au Moulin-Rouge et autres claques de Montmartre. De ce qui, pour les autres, n'était qu'un jeu, Mirabeau fit une carrière. Après avoir vécu dans la débauche, tâté de la prison, écrit des ouvrages aussi obscènes qu'ennuyeux, "Mirabeau, marchand de drap", comme il s'appelait lui-même, vendit du républicanisme au mètre. Puis il se rangea du côté de la monarchie, dès que celle-ci eût payé ses dettes. Son double jeu, grâce à des dons étonnants d'illusionniste, réussit jusqu'à sa mort. On l'enterra au Panthéon dans des torrents de larmes. Quand on découvrit dans l'armoire de fer des Tuileries la farce de sa correspondance secrète avec Louis XVI, le corps de Mirabeau fut déterré et jeté au feu (1793). Il est encore connu à Aix-en-Provence.

 

            Mirabeau était accusé d'avoir organisé la marche sur Versailles des 5 et 6 Octobre 1789, et le massacre des gardes-du-corps. Il travaillait alors pour le duc d'Orléans.

 

            L'avocat Bergasse et Lally-Tollendal, pourtant fils du général décapité sous Louis XV, sont des royalistes modérés, comme Meunier du Breuil.

 

            Gleizen, avocat à Rennes et membre du Tiers-Etat, était au Comité des Recherches de l'Assemblée Nationale, qui s'était ridiculisé en faisant une descente nocturne dans un couvent d'Annonciades. (Des religieuses). Malouet, intendant de la Marine à Toulon, monarchiste et député du Tiers-Etat de Riom se moqua de lui, d'où l'allusion. Goupil de Préfeln, magistrat, député du Tiers-Etat d'Alençon, est un révolutionnaire du genre fumeux, très porté dans cette assemblée.

 

            On sait que Robespierre bafouillait, tout en parlant à voix basse, et de façon inintelligible, ce qui lui coûta cher le 9 Thermidor.

 

 

 

... Je connais ses vertus : Lameth est un grand homme,

 

Mais il ne sauroit plaire : il est né gentilhomme.

 

Le Tiers seul, modéré, délicat, vertueux,

 

A le droit exclusif de plaire à ses beaux yeux.

 

Mais si dans ce grand jour il faut parler sans feindre,

 

Mirabeau pour tes feux paroit le plus à craindre.

 

S'il eût ces titres vains par nos cœurs jalousés,

 

Dés longtemps à vos pieds il les a déposés.

 

Il nous fit déclarer sacrés, inviolables :

 

C'est sous l'heureux effort de ses coups formidables

 

Que l'Aristocratie expire en rugissant.

 

En tous lieux, de sa voix, l'organe mugissant,

 

Appelle les combats, le meurtre et le carnage,

 

Il souffle à tous les cœurs les poisons de sa rage,

 

Il arme des milliers de fougueux souverains,

 

Il en forme les mœurs, il dirige leurs mains,

 

De leurs flots débordés il inonde Versailles,

 

Tout frémit à l'aspect de l'auguste canaille.

 

Dans son centre établi, Mirabeau triomphant,

 

Sourioit à la gloire, alloit de rang en rang,

 

Animoit tous ces rois, de sa voix factieuse,

 

Disant : « Massacrés tout, et la France est heureuse ! »

 

La gloire, le repos, le bonheur de l'Etat,

 

Et du throsne françois cet attachant éclat,

 

Sont les moindres bienfaits de ses vertus civiques

 

Aigle des orateurs, effroi des politiques,

 

L'adresse aux Commettants, dont il fut l'éditeur,

 

Atteste son génie autant que sa pudeur.

 

C’est l’âme du parti du plus grand de nos princes,

 

Il doit à son retour lui donner nos provinces,

 

Et le faire sacrer DEMOCRATE ROYAL (1).

 

Osés paraître encor, Bergasse, Tollendal,

 

Meunier, vils sectateurs du pouvoir monarchique,

 

Petits êtres sans foi, sans mœurs, sans politique,

 

Sans talent, sans génie et sans humanité !

 

Ah ! Que vous êtes loin du héros si vanté,

 

Qui soumit les Bourbons, qui subjuga la Corse !

 

A le combattre, en vain, chacun de vous s'efforce.

 

Fuyés, petits roquets, sans gloire, sans esprit :

 

Vous vouliés perdre Rome, et Rome vous proscrit.

 

 

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

 

 

S'il est si dangereux il faut qu'une mort prompte

 

Puisse m'en garantir et prévenir ma honte.

 

Allons trouver Glezen et notre ami Goupil

 

Pour ourdir une trame ils ont l'esprit subtil ;

 

Et Malouet touchoit à son heure dernière

 

Si plus long temps      la diette eût sçu le faire taire.

 

Pour conduire au succès mon projet arrêté

 

Intéresse pour moi tout l'ancien comité :

 

Ses membres vertueux ont sçu dans cette histoire

 

Couvrir leur front sacré d'une immortelle gloire

 

"A leur âme un coupable est si doux à trouver !"

 

Mirabeau l'est sans doute, aussi pour le prouver,

 

Je veux de Robespierre emprunter la logique :

 

De cet air délirant et si patriotique

 

Je pourrai disséquer dans un imbroglio

 

Le discours ambigu qu'il fit sur le Veto.

 

Le sénat y voyant de l'aristocratie

 

Ce forfait de nos jours que la mort seule expie

 

Va sur luy de nos loix appeller la rigueur.

 

Usons de son principe, accusons sans pudeur,

 

S'il en donna l'exemple en sa fureur extrême

 

Dans son piège à son tour il sera pris luy même.

 

 

 

________________

 

(1) : Allusions au comte de Provence, futur Louis XVIII.

 

Duquesnoy

 

 

 

 

 

Comme à travers l'horreur de cet emportement

 

J'apperçois d'un héros le noble égarement !

 

Pourtant je dois détruire une erreur trop flatteuse

 

Que nourrit le transport de ton âme amoureuse,

 

Ton projet est sublime et d'un grand citoyen

 

Mais pour l'éxécuter il n'est aucun moyen :

 

Ton rival a pour luy la halle toute entière

 

L'Auguste Comité combat sous sa Baniére :

 

C'est pour lui  aujourdhuy qu'on quitte son drapeau

 

Et tu n’as pas de quoy soustraire à Mirabeau

 

Les augustes soutiens de la vertu civique.

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

 

 

Pour diriger sur luy le fer patriotique,

 

Je donne, s'il le faut, mes deux plus beaux discours.

 

 

 

 

 

 

 

Duquesnoy

 

 

 

La grandeur du dessein veut de plus grands secours.

 

Dis, Populus, dis-moy, si tu veux qu'il périsse,

 

Ou penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?

 

Sera-ce dans Paris qui luy doit ses exploits,

 

Sa gloire, ses Districts, son Bonheur et ses Loix ?

 

Sera-ce dans les champs d'une Patrie ingrate,

 

Qu'on voit fumer encor du sang aristocrate ?

 

Sera-ce dans les flots du liquide élément,

 

Qui nous l'a rapporté de Corse triomphant ?

 

Sera-ce dans les airs, qui sont frappés sans cesse,

 

De son nom célébré par nos chants d'allégresse ?

 

Veux tu chez le Batave érigeant son tombeau,

 

D'une si belle vie éteindre le flambeau ?

 

Enfin quel est le sort que ton cœur lui destine ?

 

 

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

Son sort est de périr... par une guillotine.

 

 

 

 

 

 

 

Duquesnoy

 

 

 

En marche vers ces lieux... C'est cet heureux vainqueur !

 

 

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

Je sens à son aspect redoubler ma fureur !

 

 

 

 

 

SCENE III.

 

 

 

POPULUS, Mirabeau.

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

 

 

A moy, comte, deux mots.

 

 

 

 

 

Mirabeau

 

 

 

Parle.

 

 

 

POPULUS

 

 

 

                                                                       Ote moy d'un doute,

 

Connoie-tu Populus ?

 

 

 

 

 

Mirabeau

 

 

 

                                               Oui.

 

 

 

POPULUS

 

 

 

                                                                       Parlons bas, écoute

 

Me crois-tu de tournure à devenir cocu ?

 

Le souffrirais je en paix ? Dis moy, le penses-tu ?

 

 

 

 

 

Mirabeau

 

 

 

Peut-être.

 

POPULUS

 

 

 

                        Un pistolet qu'assés souvent je porte,

 

Le crois tu donc rouillé ! Réponds moy

 

 

 

 Mirabeau

 

 

 

                                                                                   Que m'importe !

 

 

 

POPULUS

 

 

 

Il pourra mettre obstacle à tes galants projets.

 

A quatre pas d'icy...

 

 

 

Mirabeau

 

 

 

                                               Je ne me bats jamais,

 

Mais pour faire éclater ta fureur meurtrière,

 

Populus, de grand cœur je te livre mon frère.

 

 

 

 

 

POPULUS

 

 

 

Est ce luy qui voulut imprimer sur mon front

 

Le signe redouté d'un clandestin affront ?

 

C'est toy seul et l'asnon dont l'orgueil téméraire

 

Voudroit me supplanter... mais... je vous ferai braire.

 

 

 

 

 

 

 

Mirabeau

 

 

 

La noblesse qui brille en tes discours hardis

 

A souvent, je l'avoue, étonné mes esprits.

 

Et croyant voir en toy l'espoir de la cabale,

 

Mon cœur te destinoit un poste dans la halle

 

Je t'ay vu pérorer, improviser sans moy

 

déployer le grand art d'anéantir un roy.

 

Le succès couronant cette utile entreprise

 

M'a fait naître un dessein dont mon âme est éprise

 

Je veux par ton grand cœur qu'il soit favorisé...

 

CALYPSO A TELEMAQUE

 

 

 

 

Calypso écrit dans sa grotte d’où elle découvre les prairies et les forêts.

 

 

 

 

 

Enfin je te connois : une coupable flâme

 

Sur des feux innocents l'emporte dans ton âme,

 

Les indignes faveurs de la lâche Eucharis

 

Pour les nœuds de l'himen nourrissent tes mépris ;

 

Tu me trahis, ingrat !... Moi ! qui sans injustice

 

Aurais pu, sur mes bords, ordonner ton supplice ;

 

Moi ! Qui, compatissant à tes cruels malheurs,

 

Taris, par mes secours, la source de tes pleurs ;

 

Et qui, loin de penser que mes tendres allarmes,

 

Que mes feux, contre moy, te fourniroient des armes,

 

Et que trop de pitié causeroit touts mes maux,

 

Arrachai tes destins à la fureur des eaux.

 

Tu t'en souviens encore : une haine commune

 

Aux souhaits de Vénus fit consentir Neptune,

 

Son superbe trident ouvrit le sein des flots,

 

Tu vis à tes côtés périr tes matelots,

 

Ton vaisseau, tes soldats, présents d'Aristodême

 

Eurent le sort affreux qui t'attendoit toi-même ;

 

La mer engloutit tout : en trompant sa fureur

 

De ta mort un moment tu reculois l'horreur,

 

Et ce mât prétieux, débris de ton naufrage,

 

Ce mât ne t'eût jamais porté sur mon rivage,

 

Si l'amour, plus puissant que le couroux des dieux

 

A mon cœur attendri n'eût parlé par tes yeux.

 

Oui, cruel, quand je vis ton extrême jeunesse

 

Ton danger m'allarma, je sentis ma foiblesse,

 

Je reconnus en toy le fils infortuné

 

D'un prince que le sort, à luy nuire obstiné

 

De climats en climats poursuivoit en furie ;

 

Mon isle te reçut, je fis plus pour ta vie ;

 

J'oubliai ma vengeance et de touts les mortels

 

Qui doivent de leur sang arroser mes autels

 

Lorsque, des dieux vengeurs éprouvant la colère

 

Ils osent, en ces lieux, mettre un pied téméraire,

 

Ton père... Ton Mentor... et toy, perfide, et toy

 

Etes encor les seuls qu'ait épargné ma loy.

 

Répons : sans Calipso, sans sa main secourable,

 

Lorsqu'à tes voeux ardents Neptune inexorable

 

L'offroit de toutes parts l'image de la mort,

 

Quand rien ne te restait, quel eût été ton sort ?

 

Icy, je vois les flots t'élevant sur leur cime,

 

Te tenir suspendu sur les bors de l'âbime :

 

Là, sous ton corps tremblant se séparer les mers

 

Et te précipiter jusqu'au fond des enfers.....

 

Mais bientôt à mes pieds je te vois reparaître...

 

En cet état affreux qui peut te reconnoître ?

 

La mort ferme tes yeux.... Une horrible pâleur

 

Des fleurs de ta jeunesse à flétri la couleur.....

 

Les lèvres, où l'amour fait un séjour perfide,

 

Couvertes à jamais d'une teinte livide,

 

N'offrent que des objets tristes et dégoûtants...

 

Ces cheveux avec grâce et sans ordre flottants,

 

Que boucla tant de fois ma main embarrassée,

 

Qu’admire en soupirant ton amante insensée,

 

Sur ton front sans beauté confusément épars,

 

Et décume souillés révoltent mes regards.

 

Voilà, tu le sçais bien, l'affreuse destinée

 

A laquelle ta vie eût été condamnée,

 

Si je ne t'eusse ouvert l'entrée en mes états.

 

Trois fois je t'ai sauvé des dangers du trépas.

 

Ton corps, depuis long temps luttant contre l'orage,

 

Sentit, en abordant, expirer son courage ;

 

Lorsque tu m'adressais tes vœux humiliés,

 

Ta langue se glaça, tu tombas à mes pieds......

 

"Il se meurt ", m'écriai je.... et la troupe charmante

 

Des nimphes que le ciel soumit à ton amante,

 

Sous mes yeux, à mes cris te prodigua ses soins.

 

Moimême, Calypso, je prévins tes besoins.

 

Ah ! Si tu m'avois vue, empréssée et craintive,

 

Rappeller dans ton sein ton âme fugitive,

 

Ranimer la chaleur dans tes membres glacés,

 

Tu rougirois des pleurs que mes yeux ont versés

 

Et que me coûte encor la dure ingratitude

 

Dont tu te fais, barbare, une farouche étude.

 

Mais lorsque de ta vie, aux vœux de mon amour

 

Ton cœur en palpitant annonça le retour,

 

Tes yeux, foibles encor, rendus à la lumière,

 

Fixèrent tendrement Calipso la première.

 

Quel regard !.... De l'amour il lançoit le poison.

 

Mon cœur n'écouta plus ma tremblante raison.

 

Je crus, et Calipso pouvoit du moins le croire,

 

Que d'un destin si beau tu connoitrois la gloire,

 

Et qu'enfin dans les bras d'une divinité,

 

Tu sacrifiroîs tout à l'immortalité.

 

Depuis ce jour fatal, époque infortunée,

 

De ces larmes de sang où tu m'as condamnée,

 

La tendre Calypso soumit à ton amour

 

Tout ce qui respiroit en cet heureux séjour.

 

Je t'en nommai le roy : je prétendois moimême

 

Au jour de notre himen ceindre ton diadème

 

Et je crus qu'enflamé d'une orgueilleuse ardeur

 

Ton coeur, avec transport, me devroit sa grandeur,

 

Et qu'aux tristes rochers de sa stérile Itaque

 

Mon amour généreux raviroit Télémaque.

 

De l'aspect de ces lieux ne fus tu pas charmé ?

 

"Heureux, me disois tu, le mortel enflamé

 

Qui daidaignant des cours la demeure importune

 

Pourroit, avec l'amour, y fixer sa fortune !

 

La grotte où le sommeil raffraichit vos attraits,

 

N'étale point aux yeux le faste des palais ;

 

Le modeste ciseau de la simple nature

 

A taillé, sans effort, son humble architecture,

 

D'un printems éternel ses dehors sont fleuris,

 

Là, folâtrent en paix l'innocence et les ris ;

 

Les chagrins, les soupçons, les remors ni la crainte

 

Ne peuvent pénétrer dans cette heureuse enceinte,

 

La sombre jalousie au teint pâle, à l'œil creux,

 

Va souffler loin de vous son poison dangereux".

 

"De superbes cités de leurs tours menaçantes

 

N'embelirent jamais ces rives innocentes ;

 

Mais jamais à vos yeux un enfant criminel

 

N'enfonça le poignard dans le sein paternel,

 

Au trône d'un époux, une épouse perfide (1)

 

Ne plaça point içiy l'inceste et l'homicide,

 

Et du sang des mortels la fertile Cérès

 

Ne vit jamais Bellone abreuver vos guérets.

 

Si les dieux ennemis veulent que Télémaque,

 

Victime de leur haine, expire loin d'Itaque ;

 

Si mon père n'est plus, si des bras étrangers

 

Doivent de Pénélope écarter les dangers,

 

Je ne demande plus au sort qui me tourmente

 

Qu'à mourir en ces lieux, au sein de mon amante".

 

Dieux ! Quel enchaînement d'affronts et de mépris !

 

 

 

______________

 

(I) Clytemnestre.

 

 

 

Du néant ma bonté fit sortir Eucharis,

 

Par sa feinte douceur mon amitié séduite

 

De ses destins obscurs avoit pris la conduite ;

 

De mes nimphes pour elle évitant l'entretien,

 

Mon coeur pour s'épancher ne vouloit que le sien ;

 

Je brulois d'une amour malheureuse et fatale

 

Je pleurois dans son sein... et c'étoit ma rivale !

 

Et même devant moy tes captieux discours,

 

A l'ombre de mon nom expliquoient tes amours !...

 

Quoy ! Des vôtres mes feux cachoient l'intelligence !...

 

Je vous aidois moimême à tromper ma vengence !...

 

Lorsque l'amour brilloit dans tes yeux attendris,

 

Tu me jouois !... Ton cœur voloit vers Eucharis !...

 

Mais devois je espérer du fils du fourbe Ulysse,

 

D'un mortel, par ses mains nourri dans l'artifice

 

Que mes cris, que mes pleurs n'attendrirent jamais,

 

Un cœur plus généreux, plus sensible aux bienfaits ?

 

Puis je avoir oublié que ton père inflexible,

 

Insultant aux douleurs d'une amante sensible,

 

Dédaigna ma tendresse et refusa ma main

 

Pour aller sur les flots terminer son destin ?

 

Mais au moins tout servoit à pailler son crime.

 

Du courroux de Vénus depuis dix ans victime,

 

Adoré d'une épouse il craignoit pour ses jours,

 

Il trembloit pour le fruit de leurs chastes amours.

 

Il voloit, au milieu des mers et des tempêtes,

 

Dissiper les dangers rassemblés sur leurs têtes ;

 

Et cependant j'ay vu son vaisseau fracassé

 

Par les flots mugissants jusqu'à moy repoussé ;

 

J'ai vu le fier vainqueur de la superbe Troie

 

Dans ses derniers moments au désespoir en proie,

 

Tourner vers Calipso ses regards égarés

 

Et périr dans les flots contre luy conjurés.

 

Crains ces destins affreux, crains d'allumer encore

 

Dans un cœur outragé, que la fureur dévore,

 

Un courroux violent qu'aigrissent tes mépris.

 

Que l'amour dans ton cœur de l'amour soit le prix.

 

Reviens à Calypso, viens essuyer ses larmes,

 

Un seul de tes regards va calmer ses allarmes,

 

Viens, dis je, je t'attends pour marcher à l'autel.

 

Quelle gloire pour toy ! Je te rends immortel.

 

Vois si ton Eucharis, cette coupable amante,

 

Que tes yeux fascinés te peignent si charmante,

 

Dont les feux avilis t'enlèvent à ma foy,

 

En possédant ton cœur peut faire autant pour toy.

 

A l'immortalité je joins le nom de reine,

 

Icy, tout obéit à ma loy souveraine ;

 

Je peux punir ma nimphe en ces moments d'effroy

 

Du crime d'avoir pu se faire aimer de toy...

 

Ne crains rien, cher ingrat, tout ce qui t'a sçu plaire

 

N'a rien à redouter de ma juste colère         

 

Mais préviens ma fureur, mon amour outragé

 

Veut, s'il n'est satisfait, du moins être vengé.

 

Dans les emportements de ma rage fatale

 

J'irois, sous tes yeux même, immoler ma rivale,

 

De son sein palpitant j'arracherois son cœur,

 

Et couronnant par toy cette scène d'horreur,

 

Peutêtre j'oserois dans le sang d'un parjure

 

A chever de laver ma honte et mon injure.

 

Au nom de mon amour, au nom de la vertu

 

Epargne ces forfaits à mon cœur combattu.

 

Dans le triste désordre où ma raison s'égare,

 

Cher amant, malgré moy, je deviendrois barbare.

 

Ranime, tu le peux, le calme dans mes sens,

 

Viens goutter dans mes bras des plaisirs innocents ;

 

Si ma vertu te plaît que ma flame te touche

 

Cesse de m'accabler de ta fierté farouche ;

 

Rends moy des sentiments qu'une autre m'a ravis

 

Et qu'enfin Calipso triomphe d'Eucharis.

 

Quel triomphe, grands dieux ! ma bouche sollicite !

 

Amour ! Perfide enfant à quoy m'as tu réduite ?

 

Est ce là cet amant si tendre et si soumis

 

Est ce là ce bonheur que tu m'avois promis ?

 

Pour amuser mon cœur d'espérances si vaines

 

Pourquoy fis tu couler ton poison dans mes veines ?

 

Les temps sont donc venus où le vice impudent

 

En touts lieux, sans rougir, lève un front insolent ?

 

De plaisirs mendiés honteusement avide

 

Il fait baisser les yeux à la pudeur timide

 

Et va jusqu'aux degrés de ses chastes autels

 

Séduire impunément les aveugles mortels.

 

Pour enchaîner le cœur d'un amant né pour plaire

 

La modeste vertu n'est donc plus nécessaire ?

 

Les charmes éffrontés, de l'art impurs enfants,

 

Sur les débris des loix sont donc seuls triomphants ?

 

A t on proscrit partout la descence ingénue ?

 

Déchire le bandeau qui te couvre la vue

 

Malheureux Télémaque, et vois d'un œil surpris

 

Pour quel indigne objet j'endure tes mépris.

 

Ecoute ta raison, mais garde toy de croire

 

Que, briguant sur ma nimphe une basse victoire,

 

Je veuille à ses beautés comparer mes attraits.

 

Si j'étois Eucharis, je me détesterais.

 

Compare ma conduite avec son artifice

 

De toute sa vertu ce honteux sacrifice

 

D'un amour criminel a sérré les liens.

 

Mes regards assurés embarassent les siens.

 

Dans la nuit des forêts elle fuit mon approche,

 

Ma présence, mes pleurs sont pour elle un reproche

 

Et je la fais rougir d'avoir mal défendu

 

L'âme de la beauté, l'honneur qu'elle a perdu.

 

De tes emportements impudente victime,

 

Quels droits peut elle encors fonder sur ton estime ?

 

Un amant délicat fut-il jamais flatté

 

D'un triomphe à ses yeux lâchement disputé ?

 

Le mépris naît souvent du sein de sa victoire,

 

Souvent même en secret il rougit d'une gloire

 

Dont il croit que tout autre eut été couronné.

 

Le soupçon suit les pas de l'amant fortuné,

 

Sans retour il condamne une vertu suspecte

 

Et l'on n'en est aimé qu'autant qu'on le respecte.

 

Au moins si Calypso d'un amour malheureux

 

Supporte la douleur et les tourments affreux,

 

Si sa crédulité, pour un ingrat, séduite

 

Dans ce gougfre de maux pas à pas l'a conduite,

 

Son coeur fut toujours pur, des bienfaits répétés

 

T'apprirent à quel dieu tu devois ses bontés,

 

Tu reconnus l'amour : si l'ombre et le silence

 

Ont de mon désespoir aigri la violence,

 

J'ay souffert avec gloire et jamais aux forets

 

Je n'allai confier mes désordres secrets ;

 

Malgré l'égarement où m'a plongé ma flame,

 

La vertu dirigea les désirs de mon âme,

 

Et quand je te plaçois au rang des immortels,

 

Je voulois que l'himen élevât tes autels.

 

Soutiens si tu le peux, ce honteux parallèle :

 

Ris de ma folle ardeur, sois lâchement fidèle,

 

De ton front avili cache moy la rougeur,

 

Dans ton cœur déchiré tu portes mon vengeur ;

 

Au milieu des plaisirs que t'apprette le crime

 

Des temps dévorants tu seras la victime.

 

Des remords !... La vertu seule les fait sentir.

 

L'erreur me séduisoit ; d'un heureux repentir

 

L'impuissant aiguillon déchire en vain les âmes

 

Que remplit la fureur des voluptés infâmes.

 

Pour avoir des remords il faut les mériter.

 

Les dieux, lents à punir, mais prompts à s'irriter

 

De ces derniers bienfaits n'accordent l'avantage

 

Qu'au mortel qui gémit de son propre esclavage,

 

Et qui, pour triompher d'un penchant criminel

 

Accepte le secours de leur bras paternel.

 

Mais toy dont la raison dans le crime engagée

 

De ses liens honteux craint d'etre dégagé,

 

Toy qui volant sans frein de plaisirs en plaisirs,

 

Ne veut plus recevoir pour loy que tes désirs,

 

Crains leur juste courroux, crains qu'enfin leur puissance

 

De touts les attentats ne venge l'innocence,

 

Et que du précipice où s'égarent tes pas

 

Où ton cœur dépravé ne voit que des appas,

 

Leur main de dérobant la profondeur horrible

 

Ne te laisse endormir dans cette paix terrible

 

Que le criminel goutte à force de forfaits.

 

Va, les remords pour toy sont de trop grands bienfaits.

 

Mais ton aveuglement, ta dureté funeste

 

Ne t'annoncent-ils point la vengeance céleste ?

 

Un prince, l'héritier du plus sage des Roys,

 

D'une nimphe impudente ose suivre les loix !

 

Toy ! qu'aceste troyen a vu sur son rivage

 

Préférer, sans pâlir, la mort à l'esclavage ;

 

Trahissant à la fois ton père et ta vertu

 

Tu tends les mains aux fers sans avoir combattu ;

 

Toy ! qui dans cypre même où l'infâme licence

 

Insulte à la rougeur de l'aimable innocence,

 

Où Vénus à son joug soumet touts les mortels

 

Dédaignas de brûler l'encens sur ces autels,

 

Perdant tout souvenir de ta fierté passée,

 

Tu languis dans les bras d'une nirnphe insensée ?

 

Non, lorsque le récit de tes longues douleurs

 

Des yeux de Calipso faisoient couler des pleurs,

 

Sans doute des appas d'une utile imposture

 

Ta bouche embellissoit cette triste peinture.

 

Toy ! le fils d'un héros ! toi ce fils vertueux

 

Dont l'amour balança la fortune et les dieux !

 

Qui tremblant pour les jours d'un père dont l'absence

 

De rivaux criminels nourrissoit l'insolence,

 

Et méprisant des flots les dangers incertains

 

Courus à tant de bords demander ses destins !

 

Toy ! l'opprobre éternel des princes de ta race

 

Tu te vantes à moy de marcher sur leur trace ?

 

Tu serois ce guerrier que le peuple crétois

 

S'empressa de placer au trône de ses roys ?

 

Quoy ! le sage Minos, dont la main équitable

 

Aux états de Pluton tient l'urne redoutable,

 

Qui dut à son respect pour les dieux immortels

 

La gloire de venger l'honneur de leurs autels,

 

Et dont la voix terrible aux ombres du Ténare

 

Ouvre et ferme à son gré les portes du Tartare,

 

Luy, qui n'épargna pas son sang incestueux

 

Se fut vu remplacer par un voluptueux ?

 

Sa couronne brillante eût été ton partage,

 

Et de luy succéder dédaignant l'avantage

 

On t'eût vu noblement remettre en d'autres mains

 

Le droit de commander à ces heureux humains ?

 

Non, je t'ai démasqué, ta dangereuse adresse

 

Voudroit encor en vain surprendre ma tendresse,

 

Mes yeux sont désillés, le jour luit dans mon cœur,

 

Si tu l'avois connu, tu vivrois pour l'honneur.

 

En vain les passions y portent quelqu'atteinte,

 

La vertu n'est jamais dans un seul jour éteinte,

 

Il faut de longs écarts pour la faire mourir

 

Et le remords préside à son dernier soupir.

 

Va donc vanter ailleurs tes travaux chimériques

 

Et cesse de souiller de tes feux impudiques

 

Des bords d'où ta présence a fait fuir le bonheur ;

 

Tu n'es qu'un vil mortel indique de mon cœur.

 

Calypso chérissoit les vertus de ton âme,

 

Elle t'aimoit héros, elle t'abhorre infâme,

 

Je ne te retiens plus, fuis délivre ces lieux

 

De ton aspect impur qui leur est odieux……..

 

Qu'aije dit ?... non... demeure... accorde à ma foiblesse

 

Un amour que ton cœur refuse à ma tendresse,

 

Gardes toy de contraindre une divinité,

 

A détester l'honneur de l'immortalité.

 

La perfide Eucharis, seule envers moy coupable

 

Paiera seule l'excès du tourment qui m'accable

 

Tu brulerois pour moy sans ses trompeurs appas

 

Eh bien ! Je la relègue aux plus lointains climats.

 

Ces bords jadis heureux, tranquiles par sa fuite

 

Verront enfin calmer le trouble qui m'agite,

 

Toy meme tu pourras à la gloire rendu

 

Dans les bras de l'amour retrouver ta vertu.

 

 

 

 

 

(Calypso voit içi Télémaque et Eucharis partir pour la chasse).

 

 

 

 

Justes dieux ! quel spectacle à mes yeux se présente

 

Lâchement empréssés autour de ton amante

 

Mes perfides sujets me laissent dans les pleurs !

 

Hélas !... Qui ne fuit point à l'aspect des douleurs ?

 

Quel éclat séduisant relève sa parure !...

 

Tu vas dans les forêts consommer mon injure,

 

Cruel ; mais ne crois pas que d'un nouvel affront

 

Je laisse impunément humilier mon front ;

 

Je vais... en quels discours ma colère s'exhale !....

 

Que j'aille m'enchaîner au char de ma rivale !...

 

Que mes yeux, que mes traits par les chagrins flétris

 

Servent à prétexter ses insultants mépris !...

 

Que j'étale à leurs yeux l'affreuse jalousie,

 

Les transports éffrénés dont mon âme est saisie !...

 

Que j'aille mendier la tendresse et la foy

 

D'un ingrat... que j'adore... et qui ne hait que moy !....

 

Dieux ! qui voyés ma honte et ma flame fatale

 

Vengés moy, vengés vous, notre cause est égale.

 

Qui voudra désormais encenser vos autels

 

Si vous ne foudroyés les crimes des mortels ?

 

Fuyés, lâches, fuyés, sortés de mon empire ;

 

Je ne me connois plus dans mon brûlant délire ;...

 

Mon outrage à son comble a porté ma fureur ;...

 

De vos derniers adieux épargnés moy l'horreur....

 

Partes... n'espérés point que Calipso tremblante

 

Veuille empêcher encor une fuite accablante...

 

Je prévois le tourment qui me reste à souffrir,

 

Barbare, j'en mourrais... si je pouvois mourir...

 

N'importe... Ce départ vengera mon injure.

 

Puisse à l'instant tomber sur Calipso parjure

 

L'outrage dont le sort punit les immortels

 

Qui d'un lâche mensonge ont flétri leurs autels,

 

Que du plus vil mortel l'audace téméraire

 

Disperse impunément les miens sur la poussière,

 

Je renonce aux honneurs de l'immortalité

 

Si je souffre en ces lieux votre aspect détesté.

 

Tu perdras Eucharis... J'en jure par cette onde

 

Qu'atteste en palissant le souverain du monde.

 

Et toy, Neptune, et toy si ton cœur ulcéré

 

Du couroux de Vénus est encor dévoré

 

Avec toy Calipso s'unit d'intelligence ;

 

Sers à la fois ses vœux et ma juste vengeance.

 

Qu'en partant de ces lieux leur vaisseau fracassé

 

Par les fiers aquilons flotte au loin dispersé,

 

Que ce triste vieillard dont l'ardeur importune

 

A, par d'ingrats conseils, hâté mon infortune,

 

Séparé de son fils par les flots furieux,

 

Luy tende en vain les bras et qu'il meure à ses yeux ;

 

Mais que tout ton courroux s'attache au fils d'Ulysse ;

 

Trident, mers, armez vous que rien ne vous fléchisse...

 

Frappés... Oui... Télémaque... amour !... Quoy !... je frémis !...

 

Il m'outrage !... il me hait !... l'ingrat... et je gémis !...

 

Non, loin de Calipso ce reste de foiblesse...

 

Je sens d'un cœur flétri renaître la noblesse.

 

Oui, pars, je t'abbandonne à tes destins affreux.

 

Il le faut... j'en ai fait le serment rigoureux.

 

Déjà Neptune attend sa coupable victime

 

L'abîme va laver mon injure et ton crime ;

 

Puisse tu dans l'horreur de tes derniers moments

 

D'un amour trop tardif éprouver les tourments !

 

Regretter Calipso, ces bienfaits, cet azile

 

Où sa bonté t'offrit un sort doux et tranquille !

 

Puissaije enfin moimême au gré de mes désirs

 

Ennivrer ma fureur de ces cruels plaisirs.

 

Voir de mes yeux la foudre éclatter sur ta tête ;

 

Ton corps défiguré, jouet de la tempête,

 

Par la rage des flots rejetté sur ces bords,

 

Et sans aucun honneur descendre chés les morts.

 

 

 

 

 

Antoine Bernard Rous de la Mazelière

 

Curé de Viterbe, Confesseur de la Foi

 

 

 

Par

 

 

 

L’Abbé Benjamin Maurel

 

 

 

 

 

            Antoine Bernard Rous De La Mazelière naquit dans la ville d'Embrun le 29 Mars 1746 et fut baptisé le même jour à l'église paroissiale des SS. Marcellin et Donat. Son père Antoine Rous de la Mazelière était avocat au Parlement ; sa mère s'appelait Thérèse Lions. Il fut tenu sur les fonts baptismaux par son frère Jacques Joseph Rous de la Mazelière qui venait de faire son premier pas dans la cléricature. Il était alors clerc tonsuré. Elisabeth Danel sa tante fut sa marraine.

 

            Issu de parents très chrétiens, le jeune Antoine Bernard grandit sous le regard maternel, dans la crainte de Dieu ; et son âme toute empreinte de cette douce piété qu'une mère généreuse sait inspirer à ses enfants, s'habitua peu à peu aux résolutions fortes et irrévocables. Au jour de sa première communion il donna pour tout jamais son cœur au Dieu de l'Eucharistie, il s'offrit à lui en sacrifice et en généreuse victime; il résolut de se consacrer au service des autels ; il voulut être prêtre. C'est dans ce but qu'il suivit avec succès le cours régulier de ses premières études au Collège de sa ville natale.

 

            En 1765 nous le trouvons devant les professeurs de l'Université de Paris, affrontant les sérieux concours qui devaient lui permettre de suivre les leçons données par les Docteurs de la Sorbonne.

 

            Il fut reçu maître ez arts le 3 août de cette même année.

 

            Le 17 du mois de novembre 1766 Mgr Bernardin François Foucquet archevêque et prince d'Embrun, lui accorde les lettres démissoires pour la tonsure. Il la reçoit dans la chapelle de 1'archevêché de Paris le 28 décembre, des mains de Mgr Henri Hachette Desportes, évêque in partibus de Cydonie, vicaire général de Monseigneur Christophe de Beaumont archevêque de Paris.

 

            L'année suivante le samedi des Quatre Temps de l'Avent le 19 décembre après avoir obtenu de nouveau les lettres démissoires de son archevêque d'Embrun Mgr Pierre Louis de Leyssin, il est promu aux ordres mineurs par Mgr Louis François Marc Hilaire de Conzié evêque d'Audemer.

 

            Ce fut Paul d'Albert de Luynes, cardinal prêtre de l'église romaine au titre de St Thomas in Parione, archevêque et vicomte de Sens, qui lui conféra, le samedi saint 1768, l'ordre du sous-diaconat avec un titre de bénéfice approuvé par l'archevêque d'Embrun. Cette ordination se fit dans la chapelle de l'archevêché de Sens.

 

            Le jeune sous diacre suivait les cours de théologie de la Faculté de Sorbonne avec assiduité ; le 13 septembre de l'an 1768 il obtint le diplôme de Bachelier en Théologie que lui délivra Maître Xanpi, doyen de Sorbonne. Le certificat d'études lui fut donné le 6 octobre par Maître Fourneau recteur de la Faculté de Paris. Le certificat attestait que le bachelier en Théologie Antoine Bernard Rous de la Mazelière avait exactement suivi les cours de philosophie et soutenu ses thèses devant l'Académie depuis 1763 jusqu'en 1765 et qu'ensuite il s'était appliqué à la science de la théologie depuis 1765 jusqu'en 1768.

 

            Mgr Bernard de Rocque, évêque d'Appolonie, vicaire général de Mgr de Jarente de la Bruyère, faisant l'ordination dans la chapelle du Grand Séminaire d'Orléans, le confirma dans l'ordre du diaconat le 17 décembre 1768.

 

            Les études terminées, il rentra dans sa famille à Embrun afin de préparer son cœur à la réception de la prêtrise qui est le radieux couronnement de la sublime hiérarchie du sacerdoce. Clément XIV lui accorda un bref pour dispense d'âge et Mgr de Leyssin son archevêque l'ordonna prêtre le 23 septembre 1769.

 

            Le rêve de son enfance était réalisé : Dieu l'avait définitivement choisi pour offrir les sacrifices, l'encens et les parfums qui appellent sa miséricorde sur son peuple. "Elegit ipsum Dominus ... offerre sacrificium Deo, incensum et bonum odorem pro populo suo. Eccl. 45". Un honneur non moins grand lui était encore réservé. Il devait être un confesseur et un martyr de sa foi. Car, l'heure est proche où Jésus son divin Maître va l'appeler à être son témoin, d'abord sur cette terre de France que la Révolution allait mettre à feu et à sang, et puis sur la terre étrangère de la catholique Espagne qui devait garder à jamais le souvenir des vertus et du courage héroïque des prêtres français, victimes de leur dévouement à la foi de Jésus Christ.

 

            L'abbé de la Mazeliére eut hâte de reprendre le chemin de la capitale afin d'exercer son ministère dans cette ville de Paris qui avait été témoin de ses études et de ses succès.

 

            Il fut nommé vicaire à Ste Marguerite où il remplit pendant quatre ans les différentes fonctions de sa charge avec tout le zèle, la piété, la prudence que l'exige l'Eglise de ses ministres, c'est ce qu'atteste le certificat délivré par le curé de sa paroisse de Ste Marguerite. " Nous soussigné prêtre, curé de Ste Marguerite à Paris, certifions à qui il appartiendra, que Maître Antoine Bernard de la Mazelière prêtre du Diocèse d'Embrun demeure depuis quatre ans dans la communauté de Messieurs les prêtres de notre paroisse où il a rempli avec exactitude les différentes fonctions du ministère, et qu'il réunit les bonnes mœurs à la sainte doctrine. A Paris ce 15 Juin 1774.

 

            Laugier de Beaurecueil".

 

 

 

*

 

 

           

 

            Avant de revenir sous le beau ciel du Midi, celui qui se préparait à être un confesseur de la foi, exerça quelques années encore son apostolat dans plusieurs paroisses, du diocèse de Paris. La dernière qu'il évangélisa avant sa nomination à la cure de Viterbe fut celle d'Echarcon dans le Duché de Villeroy. Il la desservit pendant quinze mois comme le prouve l'attestation qui lui fut donnée par le titulaire de cette importante cure : "Nous soussigné curé de la paroisse de St Martin d' Echarcon duché de Villeroy, diocèse de Paris, certifions que Maître Antoine Bernard Rous de la Mazelière prêtre du diocèse d'Embrun, bachelier en théologie de la Faculté de Paris a desservi ma paroisse durant près de quinze mois et qu'il réunit aux bonnes mœurs et à la sainte doctrine, toutes les vertus ecclésiastiques". Donné à Echarcon le vingt sept Avril mil sept cent quatre vingt quatre. Prévost, curé d'Echarcon."

 

            Le 14 Décembre 1783, Philippe Brun, curé de la paroisse de Viterbe au diocèse de Lavaur s'endormait dans la paix du Seigneur, à la fleur de l'âge, à 45 ans. Ce fut à cette époque que l'abbé de la Mazelière songea à quitter le diocèse de Paris pour venir continuer ses travaux apostoliques dans le Languedoc. Il obtint d'être nommé à cette cure dans l'année 1784 le 28 Mai par Mgr d'Agay évêque d'Eluc et Abbé de Sorèze qui en cette dernière qualité avait droit de patronat et de présentation à la cure de Viterbe. Monseigneur de Castellanne évêque de Lavaur agréa cette nomination et confirma le nouveau curé dans tous ses droits canoniques.

 

            Ce que fut l'abbé de la Mazeliére au milieu de ses paroissiens, la tradition populaire qui est presque toujours la voix de la vérité, se charge après un siècle de nous l'apprendre. Le souvenir de ce bon prêtre est encore vivant dans la paroisse. Esprit intelligent et délié, il donnait au peuple la solide doctrine avec une simplicité de langage qu'il savait mettre à la portée de tous. Un abrégé de la doctrine chrétienne patoise que nous avons pu retrouver, témoigne de sa sollicitude pastorale à catéchiser et à instruire les fidèles.

 

            Sa charité inépuisable était devenue légendaire. Les pauvres, les affligés étaient ses amis de prédilection. Il donnait sans compter, et tous ceux qui souffraient étaient assurés d'avance de trouver auprès de leur curé, un adoucissement à leurs peines, à leur misère, une parole fortifiante, un mot de consolation, qui allait droit à leur cœur et qui les aidait à supporter la tristesse, la douleur avec plus de calme et de résignation chrétienne. Il était aidé, il est vrai, dans cette pénible mission, par une femme d'un haut mérite, une veuve issue d'un sang illustré qui avait fixé depuis quelques années sa résidence à Viterbe. Nous voulons parler de la Comtesse de Montijo (1) fille du Comte de Montijo ambassadeur d'Espagne à la cour de Londres.

 

            La Comtesse de Montijo était connue à Viterbe sous le nom de Madame de Porto de Carrero. A la Révolution, elle fut accueillie par Madame de Clauzade de Mazieux de Riols en son château de Riols où elle mourut le 1er Messidor, l'an 3 de la République, comme il résulte de 1'acte de décès n° 31 de la même année aux registres de la commune de Teyssode, signé Alexandre et Arnaud Clauzade Riols, Jean Jacques Bories, officier.

 

            A son départ de Viterbe, elle avait réclamé un certificat suivant qui fut délivré par la municipalité : "Nous, maire et officiers municipaux de la commune de Viterbe au Département du Tarn, certifions et attestons que la citoyenne Marie-Emilie Portocarrero a resté pendant l'espace de huit années dans notre commune, pendant lequel temps elle n'a cessé de se comporter en bonne citoyenne et s'est toujours rendue utile aux citoyens par ses bons services. En foi de quoi nous lui avons délivré le présent pour lui servir et valoir. L'an 2 de la République Française une et indivisible, fait à la maison commune de Viterbe le 30 Octobre 1793. Carivenc, maire, Auriol, procureur, Selmés, officier, Andrieux, secrétaire".

 

            Ce fut cette courageuse chrétienne, qui au départ de 1'abbé de la Mazelière pour l'exil, se chargea des biens meubles et immeubles du curé de Viterbe afin de les soustraire à la rapacité des sans-culottes et à la vente par l'Etat. C'est ce qu'atteste le procès-verbal suivant du commissaire séquestrateur.

 

            "Nous, Pinel, Juge de Paix du canton de Saint Paul Cap-de-Joux district de Lavaur, commissaire séquestrateur des biens mobiliers et immobiliers des prêtres, reclus et émigrés dudit canton, certifions nous être transportés dans le lieu d'habitation du citoyen Clauzade Riols où réside aussi la citoyenne Porto Carrero. Ayant réclamé à cette dernière les effets mobiliers du cy devant curé de Viterbe qu'on nous avait dit avoir été transportés dans cedit lieu, elle nous répondit que tous les effets avaient été portés de Paris et que ledit Curé n'y en avait aucun, et que pour le jardin la ditte Porto Carrero l'avait acheté par acte audit curé. D'après les attestations à nous exibées, il en fut dréssé procès-verbal afin d'attester l'entière propriété des dits effets à la ditte Porto Carrero. En foi de quoy, j'ai délivré le présent pour servir de témoignage à la vérité. A St Paul le 1er floréal l'an 2 de la république française une et indivisible. Pinel, juge de Paix".        

 

 

 

 ____________________

 

(1) : Emilie Portocarrero n’a évidemment jamais été comtesse de Montijo. Elle n’a même jamais été reconnue par son père.

 

 

 

            Elle avait même passé un acte d'afferme en due et légale forme pour la maison presbytérale, comme l'atteste un reçu de 85 livres délivré par l'officier Selmés pour le 1er trimestre de la ferme de la maison ci-devant curiale de Viterbe et pour les frais exposés pour la dite ferme. Ce reçu est daté du 8 frimaire an 3 de la République.

 

            Ferme dans sa foi, l'abbé de la Mazelière refusa de prêter le serment schismatique. Il flétrit du haut de la chaire la Constitution Civile du Clergé, indiqua à ses paroissiens les articles hérétiques qu'el contenait et affirma que jamais un prêtre catholique véritablement éclairé ne saurait souscrire à une pareille infamie. Pour lui, il préférait la mort à l'apostasie. Il termina son discours par ses mots : "Toujours prêtre de Jésus Christ et de la Sainte Eglise Catholique Apostolique et Romaine et aussi toujours fidèle sujet du roi !"

 

            C'était le 8 Septembre 1792, fête de la Nativité de la Sainte Vierge.

 

            Huit jours après il était appréhendé au corps et conduit à la frontière.

 

            Les municipaux de Viterbe sous l'ordre du Directoire du Département durent dresser à ce sujet le procès-verbal. "Nous maire et officiers municipaux de la commune de Viterbe, nous certifions que Antoine de la Mazelière ci-devant curé de Viterbe a toujours resté dans la ditte commune de Viterbe, toujours attaché à nous ses paroissiens et il en est parti le 15 septembre 1792. Fait à Viterbe dans notre maison commune ce jourd'hui 17 nivôse et le 7e jour de la 2e décade du 4e mois de la segonde année de la république française une et indivisible. Carivenc, maire, Auriol, procureur."

 

            I1 serait superflu de dépeindre la désolation bien légitime dans toutes les familles ; chacun voulait revoir son vénéré pasteur, recevoir ses adieux, sa bénédiction et comme témoignage d'affection filiale lui faire cortège aussi loin que possible. La paroisse toute entière fut là à l'heure de la séparation. Plusieurs paroissiens même parmi lesquels nous retrouvons les noms de Doussot, Selmés voulurent le suivre en exil.

 

            La petite caravane se dirigea vers l'Espagne. Mais arrivés à la frontière, les voyageurs harassés de fatigue et encore plus anéantis par cette pénible émotion qu'éprouve tout français sur le point de dire un adieu définitif à sa chère France, furent en proie à une terrible angoisse. On leur apprit que les gardeurs de frontières dépouillaient les victimes avant de leur ouvrir le passage sauveur. Eh ! Comment tromper la ruse et l'habileté des sectaires sans mentir à sa conscience ? Mieux valait la faim et la misère que de faiblir par lâcheté. L'un d'eux suggéra l'idée de garder dans ses poches quelques pièces d'argent qu'on remettrait au gendarme à son inexorable demande ; "Citoyen, ton argent ?" Et puis l'on se procurerait des tabatières au fond desquelles l'on cacherait les louis d'or sous une couche épaisse de tabac. Ce stratagème réussit parfaitement à tromper l'œil des argus et nos proscrits conservèrent de la sorte leur petit trésor.

 

 

 

 

 

            Ils arrivèrent ainsi à la ville de Saragosse. Voici quelques fragments d'une lettre écrite par l'abbé de la Mazelière dès son arrivée dans cette ville à Madame de Porto de Carrero.

 

 

 

 

 

            Saragosse le 30 Octobre 1792.

 

 

 

            Madame,

 

 

 

            J'ay reçu, Madame, deux lettres que vous m'avez écrites à Madrid et qui m'ont été renvoyées içi par Madame Carreau, la dernière était en date du 14 du courant. Je vous ai écrit deux lettres de Saragosse et celle-ci est la 3e. J'avais un pressentiment que je ne devais pas trop me confier aux belles promesses de Mme Carreau, aujourd'hui qu'il faudrait les exécuter elle recule et Madame d'Ucéda qui n'ignore pas que je suis à Saragosse n'a pas fait la moindre démarche pour me prouver qu'elle s'intéresse à moy...............

 

            Je désespère de pouvoir faire arriver Doussot à Madrid. Je n'ay aucune connaissance d'espagnol à Saragosse. Les Français y font un peuple à part.

 

            Je vous engage à ménager votre santé et celle de vos hôtes vous m'êtes infiniment chers les uns et les autres ; je partage bien sincèrement les chagrins des Melles Defos.

 

            (Les demoiselles Defos, filles d'Alexandre Defos avocat au Parlement de Toulouse avaient le projet d'émigrer. Elles habitaient à En Bouyssou et sont mortes à Viterbe en 1836 et 1837).

 

            Je ne crois pas leur projet facile à éxécuter, ni qu'il leur fut aisé de trouver à se colloquer içy. J'en parlerai à Madame de Saint Félix sans les nommer. Monsieur Larroque leur fait bien des compliments. Je suis içÿ encore avec beaucoup de Toulousains, de Montauban, de Cahors, nous vivons içy entre nous avec beaucoup de cordialité et d'union   ………………..

 

            On m'écrit que la maladie épidémique continue à Lavaur et aux environs et qu'il y meurt beaucoup de monde ; je suis on ne peut plus affecté de cette mauvaise nouvelle et elle me fait regretter de n'être pas dans ces environs pour y donner mes soins et mes peines. La mort de Rose m'a vivement peiné, je la regrette beaucoup. Je suis persuadé que vous avez donné vos soins à François, et que vous n'aurez rien oublié pour le consoler. Avez vous des nouvelles de M. Lacau, de M. Lagriére - de Berne - Davan le médecin ? Pierre Andrieu et son frère Jacques de la Coste, Selmés de Nougaret, Auriol son fils, tous sont-ils bien portants ? Que fait Pierril d'en Bouissou, Antoine de la Borio, l'Alberte, l'Agasse d'en Baudan ? A tous en général et en particulier beaucoup de recommandations. Il est naturel qu'un père pense à ses enfants. Quand donc me sera-t-il permis de rentrer dans ma chère paroisse ? Le pain de l'exil est bien amer !...    

 

            A quoi occupez vous Barthélémy ? Il faudra lui faire regarnir toutes les haies et mêler du sable fin dans le carreau des artichauts. Doussot et Pierre vous assurent de leur respect ; ils ont été malades l'un et l'autre mais ils sont remis. Pour moy je ne me suis jamais si bien porté que je fais à présent. Je crois qu'il me fallait cette petite épreuve pour consolider ma santé.

 

            Votre bien dévoué en J.C. Madame

 

 

 

                                                                       Ant. de la Mazelière.

 

 

 

 

 

            Cette lettre est le seul témoignage écrit que nous ayons pu découvrir sur l'exil et le séjour du curé de Viterbe en Espagne. Aprés avoir passé quelque temps à Saragosse, l'abbé de la Mazelière se rendit à Madrid où il mourut à l’âge de 50 ans dans l'année 1796.

 

            Le souvenir des vertus de ce confesseur de la foi est encore vivant dans la paroisse de Viterbe. En 1866 le 27 Octobre Mgr Lyonnet de douce mémoire faisant la bénédiction de la nouvelle église et la consécration du maître-autel, inaugura en présence de MM. Vergnes vicaire-général, Puginier curé-doyen de Saint Paul et de tous les prêtres du canton, une plaque de marbre commémorative que M. Gayral curé de Viterbe avait fait placer avec les offrandes des fidèles dans la chapelle de Notre Dame à la mémoire de l'abbé de la Mazelière.

 

            Ce marbre funéraire porte cette inscription :

 

 

 

Ad perpetuam mémoriam

 

Ven. Ant. Bern. Rous de la Mazelière

 

ex nobili et antiqua familia orti

 

Rectoris ecclesiae Viterbiensis ab an. 1784

 

a an. 1792

 

Pius ejus nepos And. Theod. Rous Marchio

 

de la Mazelière et Parochia Viterbii

 

Hunc Lapidem dedicaverunt.

 

 

 

            Patienter sustinens destinavit non admittere illicita propter vitae amorem. 2 Lib. Mach. Cap. 6 Vers. 20.

 

 

 

 

 

                                                                                   Benjamin Maurel, curé de Viterbe

 

                                                                                                          1896.

 

 

 

*

 

 

 

LE PRESBYTERE DE VITERBE

 

 

 

 

 

 

 

            « Nous défendons… à tous ecclésiastiques de loger avec eux aucune femme ou fille ou se mettre en pesion ches elles, à moins qu’elles ne soient leurs mères, sœurs tantes ou nièces, et qu’elles n’aient une conduite régulière et édifiante. Nous leur défendons de tenir chez eux d’autres parentes sans notre permission par écrit que nous ne donnerons que pour des justes raisons… Leurs défendons de faire venir chez eux de jeunes personnes du sexe et de les y retenir un certain temps sous prétexte de travail. Nous leur ordonnons de veiller à ce que leurs parentes qui logeront chez eux n’y introduisent pas d’autres femmes qui puissent être une occasion de scandale ».

 

 

 

 

 

                                                           Statuts synodaux du Diocèse d’Alby, par Mgr.                                                                    Léopold-Charles de Choiseul,Archevêque d’Alby. A                                                            Alby chez J.B. Baurens 1763. Titre second : « Des                                                mœurs et de la conduite des ecclésiastiques ».

 

 

 

 

 

 

 

            « Planter ses choux, végéter dans son village ne sont plus des expressions de mépris ».

 

 

 

                                                                                              L’Abbé de Véri, 1779.

 

 

 

 

 

            « Je crois que tous les gens qui aiment passionnément vivraient à la campagne ensemble si cela leur était possible ».

 

                                                                                              Marquise du Châtelet,

 

                                                                                   Lettre au Maréchal de Richelieu.

 

 

 

            « A un certain âge, la femme qui ne se sait pas bel esprit se constitue dévote. Elle en prend la contenance, assiste à tous les sermons, court toutes les bénédictions, visite son directeur, et s’imagine ensuite qu’il n’y a qu’elle au monde qui fasse de bonnes actions ».

 

 

 

                                                                                              Louis-Sébastien Mercier.

 

 

 

 

 

            Une telle épigraphe de ce mécréant de Mercier témoigne, je le sais bien, d’une certaine malignité. Et pourtant, quoi de plus vrai, encore de nos jours. En approchant de la cinquantaine, Emilie sent bien qu’il est temps de se ranger : sa santé délabrée et surtout l’état désastreux de ses finances lui donne, comme à une Cunégonde dont l’abbé de la Mazelière serait le Candide, l’envie subite d’aller cultiver son jardin. Justement, en décembre 1783, Philippe Brun, curé obscur d’une modeste paroisse languedocienne, Viterbe, toute proche de l’évêché de Lavaur, meurt à 45 ans. La cure est vacante. Comment le sut-elle ? Certainement par quelqu’une de ses relations. Toujours est-il que quand l’abbé de la Mazelière en eût vent, il se précipita, ce que cent ans plus tard le curé de Viterbe son lointain successeur décrit en un style fleuri avec des raisons concomitantes : « Ce fut à cette époque que l’abbé de la Mazelière songea à quitter le diocèse de Paris pour venir continuer ses travaux apostoliques dans le Languedoc ».

 

            Travaux apostoliques ? Voire ! Avant tout, travaux tout courts… Je ne sais comment, avant son arrivée à Viterbe, l’abbé se représentait sa future cure sans doute sous l’aspect riant et bien parisien de quelque treille muscate au doux soleil vauréen… Toujours est-il qu’en apercevant son futur logis, il dut, tel un personnage de Töpffer, lever les bras au ciel et les y laisser ainsi un bon moment, ses cheveux s’étant dressés sur sa tête par surcroît : ledit presbytère était une ruine, une vraie… On était loin du charmant domaine d’Echarcon (Oise) !

 

            A Viterbe, le presbytère où ont vécu Emilie et l’abbé de la Mazelière existe toujours, et on a même la preuve qu’ils l’ont bel et bien fait réparer : sur la porte, une jolie croix de Malte en bois sculpté, ordre dont Emilie était titulaire, et très fière, comme beaucoup de femmes nobles de son temps, n’a pu être placée là que par elle : on ne voit pas qui, parmi les curés de cette minuscule paroisse, aurait pu bénéficier d’une telle distinction.

 

            Viterbe est un village aussi petit, aussi endormi que Teyssode, dans le cimetière duquel repose anonymement Emilie Portocarrero. Mais alors que Teyssode est sur une jolie butte qui domine de partout la plaine vauraise et ses ondulations, Viterbe s’est arrêté comme un fétu au bord de l’Agout. Le paysage est ce qu’on peut imaginer de plus plat. L’Agout est large à cet endroit, avec des pentes à pic ou presque, et le village le regarde d’en haut, s’ennuyant sur sa place plate. L’église en briques est plantée au milieu, comme dans un jeu de construction, et tourne le dos à la rivière, qu’elle a assez vue. Elle regarde batifoler dans le vent d’autan, devant elle, un magnifique ormeau descendant de ceux du XVIIIe siècle, à moins qu’il n’en date – et une dizaine de grands pendards de platanes. Autour de l’église (sans le moindre caractère : elle est du Second Empire) mais à distance respectueuse, comme il sied, sont alignés le presbytère, qui regarde vers l’Agout, au bas de sa pente, puis la mairie, petite et sans prétention, puis un restaurant avec deux bonshommes en bois découpé suffisamment vulgaires pour attirer les baladeurs du dimanche. Comme il est midi, une vieille vient sonner l’angélus et repart en secouant un trousseau de clefs.

 

            Appuyés au mur qui surplombe les jardins, nous admirons le presbytère. C’est visiblement une des maisons les plus anciennes de ce village plutôt banal. D’après une borne placée derrière lui, aux inondations de 1930, l’eau de l’Agout est montée jusque sur le milieu de la place : les maisons avaient les pieds dans l’eau ! Ce devait être assez extraordinaire, cette immense étendue liquide, car maintenant, en temps sec d’automne, le presbytère est bien six à sept mètres au-dessus du niveau de l’eau !

 

            La bâtisse elle-même, grande maison rectangulaire, s’aligne le long d’un sentier sur le rebord de la haute berge. Le jardin qui descend jusqu’à la rivière en pente assez vive a une belle pelouse d’où émergent des cyprès ; il paraît actuellement appartenir à une autre maison aussi ancienne que le presbytère, mais en dessous de lui et de l’autre côté du chemin. La maison curiale a belle allure : un seul étage, mais des fenêtres à appuis de pierre, de bons volets, une construction harmonieuse. Il y a deux cents ans, elle devait trancher sur les maisons en colombages des alentours qui ont toutes, elles, disparu. Seules quelques fermes des environs ont encore de ces charmants bâtiments anciens. La plupart des maisons modernes du village sont de ces villas sans grâce ni personnalité que nous prodiguent les plans sans génie du Ministère de la Reconstruction.

 

            Le presbytère, assez bas, donc, est tout en long, avec sa porte au milieu de volets jadis peints en gris-bleu ; il est suivi, sur le même alignement, de l’écurie et du logement des domestiques qui font corps avec le reste du logis : il y a même encore au mur un anneau pour attacher la jument de l’abbé. Les systèmes d’accrochage des volets n’ont visiblement pas été changés depuis avant la Révolution.

 

            Comme il était question ces dernières années de démolir le charmant presbytère de Viterbe pour construire à cet emplacement un H.L.M. plus rentable, je me suis hâté d’en donner une légère description.

 

            Viterbe a une autre particularité : c’est un de ces villages qui pendant des siècles n’a été rattaché au reste de sa région que par un bac, qui traversait la rivière. Le bac, le passage du bac, l’entretien de la barque du passeur, les gages du passeur furent jusqu’à une époque récente le gros et principal souci des délibérations consulaires puis municipales, exactement jusqu’en 1922, où le Conseil Général du Tarn proposa, pour enjamber l’Agout, la construction d’une passerelle « en béton armé, ou autre »… A côté de cette passerelle moyennement gracieuse s’ouvre le cimetière, dans un fouillis d’arbres bien venus et de viornes qu’on pourrait quelquefois tailler : le vent d’autan seul, qui a soufflé si violemment les premiers jours de ce mois de novembre 1982, a semé de branches et de pommes de pin les tombes où se lisent toujours les patronymes viterbois qu’on trouve il y a deux cents ans dans les papiers d’Emilie et de son ami La Mazelière.

 

 

 

*

 

 

 

            A l’époque – 1784 – où ils arrivent, la paroisse compte un peu plus de trois cents habitants représentés par deux consuls ; c’est une des plus pauvres de l’évêché de Lavaur. On n’y fait pas gras… L’église ne vaut guère mieux que le presbytère : tout comme le reste du village, elle est en pisé, en colombages si vous préférez, murs de terre crue plus ou moins soutenus par des piliers de bois branlants… Bref ce qu’en langage parisien on appelle un tas de boue ! Comme l’église de Teyssode, celle de Viterbe n’a été construite en bonnes briques solides qu’à la fin du siècle dernier ou au début de celui-ci [XXe siècle], quand les municipalités purent disposer enfin d’un peu d’argent. Pour le presbytère, il est, en 1784, à ne pouvoir être habité : « La maison curiale est en très mauvais état, que ce soit en grosses réparations qui compètent la Communauté, soit en autres à la charge des héritiers de feu M. Brun, dernier curé »… L’abbé de la Mazelière (toujours les bras au ciel) ne peut décidément y loger. En attendant, dès son arrivée en mars 1784, il va s’installer à Jonquières, un château voisin.

 

            « Pénétré de la plus sincère affection pour ses paroissiens, il leur a plusieurs fois témoigné le désir qu’il a de vivre au milieu d’eux pour y remplir avec plus de vigilance et exactitude les fonctions de son ministère. » Il en a été empêché par la maladie, « et plus particulièrement encore à raison du mauvais état où se trouve le presbytère ce qui le rend inhabitable ». Son appartement de Jonquières lui coûte 72 livres : il aimerait autant habiter au milieu de ses ouailles de Viterbe, sans compter que l’hiver, les chemins sont difficiles…

 

            Quoi faisant, il plonge la petite communauté languedocienne dans la perplexité. Elle ne demande pas mieux « pour répondre aux vues pacifiques et à l’affection que M. le curé témoigne avoir pour ses paroissiens » que de lui procurer un logement convenable et commode, mais il faut préalablement faire constater  « d’une manière légale » l’état actuel de la maison…

 

            On nomme deux maçons et deux charpentiers, en plus du sieur François Brun, héritier du curé précédent, pour « rapporter l’état actuel de la maison dont s’agit, le nombre de pièces dont elle est composée… et parvenir de dresser en même temps le devis estimatif des réparations qui y sont nécessaires » pour loger le curé et son domestique, François Doussot. Ne nous énervons pas. Nous sommes sous l’Ancien Régime, à la campagne, et dans une minuscule communauté de paysans languedociens dont aucun, de mémoire d’homme, n’est jamais mort d’un infarctus. Il faut distinguer « les réparations d’entretien des grosses réparations provenues du déffaut d’entretien… et des grosses réparations de vétusté ». Comme tous ces distinguos vont demander un certain temps, les consuls vont implorer la permission de Mgr l’Intendant de lever un impôt extraordinaire de 60 L. pour « servir au payement du loyer de lapartement que le curé occupe dans une paroisse étrangère »…

 

            « La ditte maison a été peu solidement construite dans son origine, elle est d’ailleurs tombée dans un tel état de vétusté quil est très difficile de la rendre habitable sans y faire divers changements et des réparations très considérables ». Bref, après tous ces tourniquets de plume d’oie en l’air (n’a-t-on rien oublié qui puisse nous faire prendre en défaut ?) il faut que la communauté de Viterbe aligne 1250 livres et les héritiers du curé Brun… 45 seulement. Peut-être ont-ils de bons copains dans l’assistance… La plus grande difficulté, on s’en doute, « consiste à trouver de quoy faire face à certte dépence, la présente communauté étant surchargée de tailles » - de plus la récolte a été mauvaise, il ne faut donc pas compter sur un emprunt ou un impôt extraordinaire. On pense vendre les terrains communaux, le prix couvrirait justement les réparations indispensables, et seuls deux ou trois particuliers en profitent… (29 août 1784).

 

            L’abbé de la Mazelière avait demandé des agrandissements au presbytère : sa demande est rejetée ; on lui concède seulement la construction de latrines (encore de ces fantaisies parisiennes) et encore parce qu’elles ne sont pas trop chères : 12 livres. A ce prix-là on devait tout juste avoir une cabane au-dessus d’une fosse au bout du jardin…

 

            « Comme il serait sans doute difficile de parvenir à vendre le communal qui formait la place dudit lieu avant qu’il ne fut détruit pendant la guerre des Albigeois » (il y a cinq cent quarante ans !) « avec les ormes qui y sont indiqués et qui sont dun prix assés considérable » - on vendra séparément les arbres, puis les terrains communaux. On a justement sous la main un homme qualifié pour toutes ces transactions : c’est Me Moré, notaire et à la fois greffier de qui nous tenons ces délibérations : nous le retrouverons, car il deviendra ami de l’abbé de la Mazelière et d’Emilie Portocarrero. Avant la Révolution il se qualifie « Moré de Tournier ». Quelque ferme proche…

 

            L’abbé de la Mazelière passe donc tout l’hiver à se morfondre à Jonquières « hors d’état de fournir à ses paroissiens les services dont ils ont besoin », et sans doute dans les affres de l’insécurité de sa position. Les Viterbois vont-ils, oui ou non, réparer son presbytère ? Sans argent, en mauvaise santé, sa situation n’est pas des plus gaies. On n’a pas les lettres qu’il a certainement adressées à Emilie pendant cette période : on a, par conte, celles que M. de Saint-Germain, le bon et officieux ami du quartier Saint-Honoré lui adresse, à elle : il se démène, essaie d’intéresser le Prince de Rohan à sa situation, envoie des caisses à Lavaur – les hardes et les livres du curé sans doute – il se désole pour Emilie : les Crillon, à qui elle s’est toujours raccrochée, font défaut, l’argent manque… Mais il ne perd pas espoir.

 

            A Paris M. de Saint-Germain s’occupe à éponger les dettes les plus criardes qu’Emilie a faites à Echarcon. « Leur masse fait trembler », dit-il « il faut même nous regarder comme trop heureux d’avoir sauvé les effets et évité les plaintes au Ministre ». Quel ministre ? Il ne le dit pas. Saint-Germain est même obligé de payer avec le produit de la vente des meubles d’Emilie, mais elle a rapporté peu : 400 L. ; encore a-t-il fallu solder là-dessus le transport desdits meubles à Paris « par une saison rigoureuse » ! Entendez : où la boue et le gel en ont rendu le transport fort onéreux. Emilie doit à tout le monde : à son logeur, M. Daubarède, qui se découvre heureusement galant homme, et arrangeant, à Camus, marchand de bois d’Echarcon, à Houalaine, marchand de vin, à Mercier, autre marchand de bois. Heureusement, elle a déménagé ses meubles chez le tapissier Boizon et on n’a pas pu les lui saisir ; mais là aussi, que de cafouillages ! Boizon se plaint qu’on lui ait enlevé un matelas qui lui appartenait, il ne trouve plus que les chemises d’Antoine, le valet de l’abbé… Pertes, contretemps et coquecigrues s’entrecroisent allègrement. En tout cas il y a une chose de sûre, que Saint-Germain tient à faire savoir à ses amis, le campagnard et la campagnarde : Emilie en a pour sept ans à payer ses créanciers d’Echarcon, jusqu’en 1789 ! Qu’on se le dise ! Ils n’ont qu’à se serrer la ceinture ! Car il faudra bien qu’il prenne cet argent sur les pensions d’Emilie : celle d’Espagne, celle des Affaires Etrangères… Il ne tient pas à ce que ses bons amis soient compris dans une banqueroute !

 

            Cette saine décision du banquier ne plait absolument pas à Emilie et à l’abbé. Ils ne comprennent rien ou ne veulent rien comprendre, se plaignent à tout bout de champ : qu’on leur envoie l’argent pour le croquer, et puis c’est tout ! Ils n’ont que faire des créanciers ! S’il fallait, maintenant, payer ses dettes, ce serait un comble ! M. de Saint-Germain n’a qu’à s’arranger, et les créanciers avec lui, s’ils le veulent bien. C’est que Saint-Germain n’est pas d’accord ! Justement, en août 1786, voici deux estimables boulangers, M. et Mme Decq, qui viennent réclamer du pain qu’on leur doit depuis 1774 ! Il y a douze ans !

 

            Pierre Boudou, marchand auvergnat de tissus et bonneterie a fourni de la mousseline et des dentelles pour Emilie et Louise, sa femme de chambre, de la toile de Grenoble pour François Douceau, puis de l’indienne, du taffetas blanc, des bas de laine, du linon, des mouchoirs de couleur, des déshabillés pour ces dames, du nanquin, du garât pour Rose… Bref c’est une ardoise de 861 livres que notre dépensière héroïne ne soldera complètement que… le 4 décembre 1792, huit ans après son départ d’Echarcon, et alors que l’abbé de la Mazelière a lui-même quitté Viterbe !

 

            M. de Saint-Germain ne peut laisser passer cela. Les deux autres ont totalement oublié… Apparemment ils n’ont aucune reconnaissance à l’homme de finances de ses efforts pour assainir leur comptabilité. Ils ne veulent que de l’argent, et plus vite que ça.

 

            A vrai dire, cela devient de plus en plus difficile de s’en procurer. L’Espagne n’est pas le Pérou. Fin 1784, Madame d’Aranda étant morte, le ministre lui fit faire à Madrid de grandes funérailles. Et après avoir observé à peine un mois de deuil, il épousa une jeunesse « tout juste sortie de l’adolescence ». Le comte est âgé, c’est un des plus riches seigneurs d’Espagne et il est assez vain. Revenu au début de 1785 à Paris « il s’y fait remarquer par sa philosophie et son goût pour les lettres et les savants ». Il exhibe avec joie sa jeune femme toute neuve. Les petits-maîtres de Versailles, qui en remontrent en fatuité aux petits-maîtres de Madrid, jugent Mme d’Aranda « très maigre, très brune, un peu moustachue mais jeune », et décident de faire son éducation, ce qui on s’en doute ne plait pas du tout au comte. Une « nouvelle à la main » l’achève : « M. le comte d’Aranda ayant trouvé sa femme morte en Espagne et se préparant à se remarier avec sa nièce, Mademoiselle Flir, sa maîtresse, sera vacante. C’est une jeune et jolie personne qui a des dispositions à devenir hommasse comme les Allemandes, mais fraîche quant à présent. On prévient qu’elle est accoutumée à manger 100 000 francs par an »… D’Aranda n’est pas content du tout. On lui reproche en Espagne l’abandon de Gibraltar aux Anglais. De plus Mademoiselle Flir n’a pas obtenu, aux fêtes qu’on a données à Versailles au Comte de Haga (Gustave III de Suède) les places qu’elle désirait. Dans sa fureur le comte en profite pour se brouiller avec son vieil ami Vergennes, chef de la diplomatie française avec la femme duquel il aimait tant, le soir, jouer au loto…

 

            Mais, me direz-vous, que vient faire cette histoire de cornecul dans le destin d’Emilie Portocarrero ? Justement ! Elle est primordiale ! Car je ne vous ai pas dit : la toute neuve Madame d’Aranda n’est rien d’autre que la nièce de M. de Montijo ! Crac ! Voilà le crédit d’Emilie près de d’Aranda bien entamé ! Lui qui avait poussé à lui faire avoir une pension est maintenant réticent, l’argent devant plutôt rester dans sa belle-famille… Et cette brouille diplomatique avec M. de Vergennes, autre puissant protecteur d’Emilie… Cela ne va pas du tout ! (1)

 

 

 

 

 

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(1) : Bernard Faÿ : Louis XVI ou la fin d’un monde, page 264.

 

Paris le 4 Septembre 1784.

 

 

 

 

 

 

 

LETTRES DE M. DE SAINT-GERMAIN

 

A EMILIE DE PORTOCARRERO A ECHARCON

 

 

 

 

 

 

 

Paris le 8e Juin 1784, 2 h. aprèsmidi.

 

 

 

            Je ne scais si ma lettre pourra partir aujourd’huy, ma Belle Dame, mais je sors de chez M. le Curé de St Eustache qui m’a paru pénétré de votre situation et qui m’a assuré quil en avoit entretenu le Prince, qu’il voyoit avec peine qu’il n’y eut encore eu rien de fait, et qui m’a promis de lui en parler encore pendant les 2 jours qu’il va le voir, il m’a donné rendés vous à dimanche à midi et demi pour me dire tout ce qu’il aura pu faire, il me paroit un homme bien honête et bien obligeant. Je vous écrirai donc tout ce que je scaurai.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                              de St G.

 

 

 

 

 

 

 

            J’ai trouvé chez moi hier au soir en rentrant, ma belle Dame, deux caisses, que j’enverrai cet aprés midi à la Douane pour les faire plomber et de là au Bureau de Roulage pour les faire parvenir à leur destination, à l’instant on vient de me dire que cette commission était faite et en conséquence ci-joint le Billet qu’il faut envoyer à M. le Curé afin qu’il le remette à l’aubergiste de Lavaur pour qu’on lui délivre les caisses sans difficultés, le port de chez vous à la maison à coûté 5 L. payé à la cotarde ; de plus le port de la maison à la douane, les cordes, le plomb et la déclaration ont coûté 4 L. 11, en tout 9 L. 11 s. La cotarde auroit du faire porter le tout tout de suite à la Douane sans venir à la maison puisque le port a été plus cher à cause que je demeure au 4e étage et en outre que n’ayant qu’une chambre il a falu mettre les caisses au milieu de la chambre, aussi m’en suis-je débarrassé promptement, je vous préviens de celà afin que si vous aviez quelqu’autres gros paquet à envoyer il faudrait pas les envoyer chez moi, notre porte cochére restant ouverte toute la journée, d’où il résulte de ne pouvoir rien laisser en bas et quant à mon petit local en haut vous le connaissés.

 

            Je juge bien combien vous devez être embarrassée ayant une malade. Il faudra prendre des gens de journées pour votre vendange, mais c’est de bien bonne heure, le raisin n’est pas meur.

 

            L’affaire Robin est bien longue à terminer, c’est grand domage, car si elle finissait nous nous arrangerions tout et vous seriez libre.

 

            J’ai vu M. Rozière je lui ai bien expliqué que son affaire n’était pas faisable dans l’état où elle est, et je crois qu’il nous laissera tranquille à cet égard, je lui ai cependant dit que s’il trouvait votre affaire, celà nous mettrait l’esprit tranquille et qu’alors nous verrions.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

Paris le 2e 8bre 1784.

 

 

 

            M. Daubaréde m’a écrit qu’il viendrait un matin chez moi pour retirer toutes ses délégations et me donner des quittances de vos loyers en échange, je viens en conséquence ma Belle Dame, de réunir toutes lesdites délégations, mais j’ai vu que c’étoit vous qui aviez payé le 1er quartier de votre location qui sont les 3 mois du 1er avril 1782 au 1er juillet, et que vous avez fait ce payement sur une délégation que led. Sr. Daubaréde avoit donné au Sr. Radigon maçon. Cherchés s’il vout plait cette dite délégation et me l’envoyiez afin que j’arrange le tout ensemble.

 

            M. de la Rosiére est venu me dire que M. l’abbé de Crillon allait à une abbaye pour 6 semaines ou 2 mois et que le Duc de Mahon arriverait à Paris dans ce mois-cy, je lui ai répondu que je vous le marquerais mais que je vous croyais dans l’impossibilité de quitter tant que vous ne trouverriez pas une somme qui vous rendit l’esprit libre.

 

            Bonjour de tout mon cœur. J’attends votre quittance des affaires étrangères dont je vous ferai passer l’argent.

 

 

 

 

 

Paris ce 7 8bre 1784.

 

 

 

            J’ai reçu, ma Belle Dame, un panier et une boîte ainsi que vos deux lettres, grand mercy des productions de votre terre, je n’ai encore rien dérangé et j’enverrai demain le tout à la douce amie, de votre part. Quant à la boîte je verrai aussi demain à faire ce que vous désirés à cet égard je n’ai pas eu le moment de m’en occupper ; ce qu’il y avait de plus essentiel c’était de vous envoyer l’argent et ce matin il a été remis chez M. Auger un paquet contenant 2 boîtes et un paquet l’une l’Eau de Mélisse l’autre 375 L. et le paquet 6 L. de chocolat. J’ai payé la délégation du loyer de 125 L. ainsi ces deux objets consomment les 500 L. de la quittance des affaires étrangérres que je n’ai pas reçu encore.

 

            La perte de la quittance de Radigon ne sera j’espère rien dans le compte que je dois faire avec M. Daubaréde, cependant il a le droit de la demander puisque c’est votre quittance en même temps que c’en est une pour lui envers son maçon, mais j’arrangerai celà.

 

            Je verrai M. de la Roziére quand je serai de retour du petit voyage que je vais faire, mais je serai toujours dimanche au soir à Paris pour attendre vos gens lundi. Je n’ai pas grande confiance dans les possibilités dud. Sr. La Roziére ainsi faible moyen de vous tirer d’affaire de ce côté-là, cependant je lui ferai voir les lettres comme un véhicule.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

                                                                                              de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 23 8bre 1784.

 

 

 

            Votre pelisse est comme neuve, le fichu l’est et tout est dans la boîte envelopé de la serviette dans quoi le tout m’est parvenu, marqués moi de quelle voye je me servirai pour vous faire l’envoy de cette boîte et du panier qui contenait vos beaux fruits car si c’est par le coche d’eau, cette boîte sera peutêtre trop embarrassante à cause du transport de la rivierre jusques chez vous, et d’autre part les voitures d’Essonne je crois qu’on ne s’en chargera pas, par la grosseur, vu qu’ils n’ont point d’autres voitures que des carosses.

 

 

 

            Je n’ai point vu M. de la Roziére (1), et de là je juge que je l’ai bien jugé. Marqués moi si vous avez quelque chose de nouveau du côté de Robin.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

 

 

                                                                                              de St G.

 

 

 

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(1) : Ce M. de la Rosière dont on vient d’entendre parler dans les dernières lettres, qui connait l’abbé de Crillon et le duc de Mahon, paraît être un maréchal-de-camp qui a fait la guerre de Sept Ans, et qui reprendra du service dans l’armée de l’émigration en 1792.

 

 

 

 

 

 

 

Le Grand Maître de Malte

 

à Mr. l’abbé de Crillon

 

 

 

 

 

A Malte le 21 Août 1784.

 

 

 

            Vous connoissés trop bien, Monsieur, l’interêt que j’ai toujours pris au bien-être de Melle de Portocarrero, pour ne pas être persuadé des nouveaux efforts que je vais faire en sa faveur auprés de sa Majesté Catholique pour lui obtenir la grâce qu’elle désire et qui peut seule améliorer sa situation ; il suffit que vous continuiés à vous intéresser au sort de cette demoiselle pour m’engager à appuyer sa demande, et vous pouvés l’assurer que le mémoire et la requête que m’a recommandé de sa part le vénérable Bailly de Breteuil est adréssé aujourd’hui à mon ambassadeur à Madrid. Je l’ai chargé de mettre l’un et l’autre sous les yeux du Roi et de ses ministres, et je ne doute pas qu’on ait égard à sa réclamation. La part que je prens à son succés vous convaincra, Monsieur, du cas que je fais de votre recommandation et de l’estime distinguée avec laquelle je suis, Monsieur, Votre…

 

 

 

                                                                                              Le Grand Maître

 

                                                                                              Rohan.

 

 

 

 

 

L’Abbé de Richery à Madame de Portocarrero

 

 

 

 

 

Paris ce 23 Septembre, au Luxembourg.

 

 

 

            J’ai beaucoup de plaisir, Madame, à vous envoyer la copie de la lettre de M. le Grand Maitre de Malte à M. l’Abbé de Crillon. Je suis persuadé qu’elle vous paroitra satisfaisante, et vous devés, ce me semble, en espérer un heureux succés avec d’autant plus de raison que M. le duc de Crillon dans sa réponse à M. l’abbé l’assure qu’il n’attend que la lettre de M. le Grand Maître pour mettre en activité sa bonne volonté pour vous servir. Je désire bien sincérement, Madame, que la rénion de ces moyens puissants vous procure bientôt tout ce que vous désirez. Je me suis acquitté dans le tems de votre commission auprés de Me d’Agay Intendant de Picardie ; il me promit la recommandation la plus pressante auprés de M. l’Evêque de Perpignan son frère en faveur de M. l’Abbé votre ami. Ce prélat étant toujours dans son diocése et l’Intendant de Picardie à Amiens, j’ignore ce qu’il a fait et ce qu’il a pu faire.

 

            M. l’Abbé de Crillon me charge de vous dire mille choses de sa part ; vous connoissés son attachement, et vous pouvés juger du plaisir que lui fait la lettre de M. le Grand Maitre de Malte. Je partage sa satisfaction, ses vœux et ses espérances.

 

            Je suis avec respect, Madame, votre trés humble et trés obéissant serviteur

 

 

 

                                                                                              L’abbé de Richery.

 

 

 

 *

 

 

 

EMILIE PART POUR VITERBE

 

 

 

 

 

            Tout de même, Emilie en a assez de se morfondre à Echarcon. En plein hiver elle se décide à sauter le pas et va retrouver à Viterbe le bon abbé de La Mazelière. Elle vient avec sa femme de chambre, Mlle Louise Lequens, jeune personne coquette de 18 à 19 ans. Ces dames arrivent le 26 février 1785. Grand branlebas…

 

            Comme au presbytère rien n’est encore prêt, ces dames sont reçues par M. Jean Baptiste de Villeneuve en son château de Jonquières, pas médiocrement flatté, on suppose, d’héberger une si haute dame, intéressante à plus d’un point, par sa naissance et ses malheurs.

 

 

 

 

 

Paris ce 8 mars 1785.

 

 

 

            Vous m'avez fait le plus grand plaisir, mon cher monsieur, en m'apprenant que notre amie était arrivée sans accident et en passable santé, par comparaison à l'état où elle était lors de son départ.

 

            Je suis bien sensible à ce qu'elle me dit, ainsi que vous, d'obligeant et de reconnaissant ; mais entre amis aussi intimes, ce que l'un fait, l'autre voudrait le faire, ainsi égalité parfaite et bannissons la reconnaissance ; si le moment est assez favorable pour que je puisse faire quelque chose, elle en ferait de même, vous en feriez autant, donc c'est une même masse de bienfaisance, de loyauté et de bons procédés où tous coopèrent et qui doit donner également à tous le même plaisir. Ainsi donc son arrivée à Toulouse, son arrivée à votre manoir, la bonne réception qu'on lui a faite partout, tout celà est charmant. J'aime ces demoiselles qui l'ont si bien accueillie, j'aime M. de Villeneuve, j'aime votre surprise. Elle me contera tout celà quand elle sera reposée, pour moi je n'ai rien de nouveau à vous dire, car j'ai encore tant de choses à payer et à arranger qu'il est inutile d'entrer dans des détails avant que tout soit fini.

 

            Je ferai dire à Gâteau que l'erreur des 30 L. lui sera payée. Je vous ai donné avis du départ des effets à 14 ce qui est bien plus raisonnable qu'à 7 s.

 

            La mère de Melle Louise est venue me demander de ses nouvelles, elle aurait du écrire par la même occasion que vous, il faut qu'elle ne manque pas la prochaine et qu'elle ne date pas du lieu.

 

            Je ferai remettre votre lettre à M. Vermonet que j'ai trouvé dans celle que j'ai reçue de vous aujourd'hui datée du 21 février, celle du 26 fev. m'est aussi parvenue aujourd'hui, ainsi vous avez des lettres qui retardent, ou peut-être celà vient-il de ce qu'on ne me les remet pas içi le même jour qu'elles arrivent.

 

            Mille et mille choses agréables à la belle dame, ma lettre vous sera commune.

 

            Plus de compliments d'usage, je vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                                                  de St G.

 

 

 

            A l'instant Gâteau arrive avec une pancarte de 20 L. de frais que le nommé Mallat lui a fait au nom de M. Camus pour 3 cents de fagots qui lui ont été fournis et dont il avait donné sa reconnaissance, il dit que ce sont les 30 L. qu'il y a d'erreur et que Madame de Portocarrero s'était chargé de payer. Jamais on n'a été poursuivis avec autant de rigueur, car la saisie est ordonnée... J'ai donc pris le parti de lui avancer le billet de 37 L. 5 s. qui ne devait échoir qu'en juillet prochain et je lui ai dit que les 30 L. lui seraient payées quand je pourrais. Le cordonnier est venu réclamer le paiement : 1/ des anciens 28 L. 2 s. d'un restant sur les souliers livrés à l'automne, et 2/ celui de deux paires de chaussures qu'il doit m'apporter, je vous les ferai passer avec les rabats.

 

 

 

 

 

Paris ce 22 mars 1785.

 

 

 

            Je réponds, mon cher monsieur, à une lettre sans date que j'ai reçue il y a huit jours, je suis fâché que notre amie ait éprouvé un retard dans sa convalescence par la peur qu'elle a eue, j'espère que celà n'a pas eu de suite.

 

            Quant au petit compte, il est juste, avec seulement la différence que le port de hardes a été beaucoup plus cher que je ne l'avais projeté, parce que la belle dame avait de lourds paquets. Mais elle a eu au moins le même argent que j'ai cru nécessaire, attendu que j'ai payé 102 L. 8 s. à M. de Razout, je me suis expliqué avec ce Mr. sur l'erreur que vous soupçonniez ainsi que moi, mais il m'a assuré qu'il n'y en avait pas eu, et que les boîtes, les sacs de nuit et le porte-manteau étaient fort lourds, et qu'il n'a été déduit suivant l'usage que 20 L. pour deux places.

 

            Votre réponse est claire sur l'indication des rescriptions à envoyer, c'est Toulouse, mais le Diable est d'avoir de quoi les faire expédier, il faut espérer que celà viendra. La seule chose sur laquelle je ne suis pas encore d'accord c'est sur le nom de l'aubergiste des Trois Rois à Lavaur. Dans une de vos lettres j'ai lu Vionanet, dans une autre Vinenet, et dans la dernière Vimenet, vous me marquerez le véritable en gros caractères en lettres détachées, alors il faudra bien que mes mauvais yeux lisent ce véritable.

 

            Vous me marquerez encore, s'il vous plaît, quel est le jour que vous préférez que j'écrive de Paris, afin que ce soit toujours ce jour-la. Vous vous réglerez sur celui qui vous sera le plus commode pour envoyer à Lavaur.

 

            En suivant l'ordre de votre lettre, je réponds à la Belle Dame qu'elle a eu tort d'avoir peur puisque celà lui a fait mal, je lui souhaite bon appétit quand elle mangera son lait et bonne vente du petit veau quand il sera grand. Je l'embrasse (bien entendu, la Belle Dame) de tout mon cœur.

 

            Je viens de finir la résiliation du bail de la maison d' Echarcon, il y manque un matelas que Boizon a envoyé mal à propos, mais ne vous avisez pas de me le renvoyer, je m'arrangerai avec M. Daubarède sur cet article ainsi que sur d'autres mystères qui ne valent pas la peine d'en parler, et qui ont été ou égarés ou vendus dans la bagarre.

 

            J'écris à Houalaine pour qu'il attende M. Daubarède et qu'ensuite il vienne à Paris pour que je termine avec lui, je regarde cette résiliation comme une grande affaire car il aurait fallu une correspondance pour le jardin, des avances, des embarras et un gardien, puisque je suis persuadé que la maison est inlouable.

 

            J'irai chez Boiron un de ces jours pour voir les effets qui restent, et je ferai faire incessamment une petite caisse de quelque chose dans laquelle entreront deux paires de souliers pour la belle dame, que son cordonnier m'a apportés, vos rabats et une robe à jupon d'indienne pour Louise, que sa mère a remis chez moi avec la lettre ci-incluse.

 

            Il est vrai que j'entends souvent que vous parlez de moi, je ne vous cache pas que j'aurais du plaisir à faire le troisième dans vos conversations, car je m'ennuye fortement d'être surchargé d'affaires et c'est avec bien de la peine que j'entrevois que je ne serai jamais mon maître. Dites bien à votre compagne que le bonheur d'être sortie du malheureux cahos où elle était doit faire le bonheur de sa vie, en comparant l'état où elle se trouverait avec celui où elle a été... C'est par de pareilles comparaisons que l'on trouve de l'adoucissement à toutes les peines, même celle d'être logé à l'hôtel d'Argent Court, tout prés, je crois, de celui que vous habitez... Je voudrais bien vous éviter le désagrément de vous faire ouvrir une porte de communication, mais il faut que je respire encore un moment.

 

            Je voudrais que notre Dame écrivit un mot à M. le Duc de Crillon pour lui demander qu'outre les services qu'il lui rend auprès de Sa Majesté, elle lui demande en grâce de voir M. le Comte de Montijo et absolument d'obtenir de lui le quartier d'avance. Il pourrait m'adresser sa réponse : sans ce quartier nous serons longtemps malheureux.

 

            Courage, mon cher abbé, le mot d'économie rigoureuse me fait le plus grand plaisir.

 

            Je m'aperçois que j'ai eu tort, au commencement de ma lettre, en vous disant que la votre était sans date : il y en a une supérieurement expliquée, ainsi, réparation. Ci-joint une lettre de M. le Comte de Lascaris.

 

            Il est inutile que vous mettiez deux fois mon nom sur vos lettres, il ne faut qu'une seule fois comme vous le faites très bien pr. M. de St Germain S.V.P.

 

            En voilà je crois assez long pour cette fois, ainsi bonjour de tout mon cœur.

 

            Lisez moi si vous pouvez car je n'ai pas le temps de mieux écrire. Dites s'il vous plaît à la belle dame qu'elle continue de m'aimer toujours. S.P.Q.R. : Si Peu Que Rien, ou Si Plein Qu'il Renverse.

 

 

 

            Dans cette lettre du 22 mars 1785, M. de Saint-Germain cite M. Vimenet, l’aubergiste de Lavaur. Lui, ou son fils, est resté célèbre dans le souvenir attendri de Léontine de Villeneuve, enfant bien des années après, en 1812, et qui gelait dans son grand château glacial d’Hauterive près de Labruguière, dans le Tarn. Le voyage des Villeneuve à Toulouse était l’occasion bénie d’une halte chez le cuisinier de Lavaur :

 

            « Les voyageurs, moulus, gelés, se précipitaient dans la grande salle de l’auberge, où le maître queux, M. Viménet, avec son immense bonnet de coton et son tablier blanc, nous accueillait comme une rente annuelle.

 

            La flamme d’une bourrée de fagots, jetée dans la haute cheminée, faisait sourire aussitôt tous les grelottants, même les enfants encore en proie au mal de voiture. Tandis que pieds et mains se réchauffaient, la servante, après avoir quitté ses sabots et marchant sur ses bas, dressait une table, la couvrait d’une nappe de gros linge roux, y déposait une bouteille noire et puis apportait fièrement des assiettes de faïence à peintures grisailles qui représentaient Cendrillon et toutes ses aventures, lesquelles absorbaient assez notre attention pour nous empêcher de réclamer trop souvent le souper qui n’arrivait point. Enfin, il apparaissait, distribué en je ne sais combien de plats, tous excellents, et dont mon père, fin gourmet ne manquait jamais de complimenter M. Viménet, qui se redressait plein d’orgueil après avoir salué jusqu’à terre.

 

            Le couvert enlevé, Mlle Lefranc emmenait les enfants et nous plongeait chacune dans un immense lit bien bassiné, sybaritisme très inaccoutumé, qui nous faisait pousser de petits cris de joie ». (Léontine de Villeneuve, Comtesse de Castelbajac : Mémoires de l’Occitanienne, Paris, Plon 1927.)

 

 

 

 

 

Paris le 16 avril 1785.

 

 

 

            J'ai donc enfin reçu de vos nouvelles en date du 3 de ce mois. 1/ Monsieur dites s'il vous plaît à notre amie une bonne fois pour toutes que la mélancolie, le chagrin et les mauvaises réflexions ne guérissent rien, ainsi de la vigueur, avec la jouissance d'un beau ciel, et la certitude qu'elle a laissé à Paris un ami qui a déjà évité de plus grands chagrins et qui fera de son mieux : voilà ce dont il faut qu'elle s'occupe.

 

            Je n'ai pas eu le temps d'envoyer chercher la montre chez M. Provot, je le ferai avant le 1er envoy afin de vous envoyer le tout ensemble.

 

            Je n'ai point vu le frère d'Antoine. J'ai rencontré hier M. le Cte de Lascaris qui présente ses hommages à notre amie, il se porte à merveille, il s'est chargé de faire écrire M. l'abbé de Crillon à son frère afin qu'il insiste au payement du quartier d'avance.

 

            Je ne vois pas de possibilité de vous envoyer une grosse caisse, car le port est effrayant mais demandés à notre amie ce qui la flateroit le plus sur les choses qu'elle a laissé afin que je préfère de lui envoyer dés que je le pourrai dans la 1° petite caisse qui contiendra ses souliers, vos rabats la montre et le déshabillé de Louise.

 

            J'ai fini avec Houalaine, celà doit faire plaisir à notre amie car elle craignoit cet objet.

 

            Je voudrais bien être le 3° de vos conversations, car je déteste le métier que je fais, il est un âge où le plaisir philosophique est la seule chose à laquelle il faudrait s'arrêter, c'est de mettre à profit dans la tranquillité les connaissances qu'on a acquises en en acquérant de nouvelles.

 

            Tout a été remis à M. Renaud.

 

            Vous trouverez ci-joint une résorption de 200 L. pour vous aider à attendre. N'oubliez pas de mettre "pour acquit" et votre nom avant d'envoyer.

 

            Plus une lettre que j'ai reçu pour Notre Dame que j'embrasse bien tendrement de tout mon cœur si elle est raisonnable sans quoi je reprends mon baiser.

 

            Je vous souhaite mon cher curé de la santé et de la gayeté. Je n'ai que le moment de vous assurer que je suis de tout mon cœur votre serviteur

 

 

 

                                                                                                                      de St G

 

 

 

 

 

Paris le 23 avril 1785.

 

 

 

            Par votre lettre du 11 de ce mois, je vois que les effets sont arrivés, mais que tout celà a été assez mal arrangé, il y auroit eu un peu de la faute de Notre Dame si sa santé n'avoit été la cause de ce que Boison n'a pu être surveillé et que je vois qu'il en avoit besoin. J'ai été voir les effets restants, j'en aurais un état d'içi à 2 jours je vous l'enverrai et nous jugerons ce qui sera le plus nécessaire et le plus préssé, je vous écrirai plus au long à cet égard, incessament car aujourd' huy je n'ai que le temps de vous embrasser tous deux de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

            M. de Montaran réclame 76 L. pour deux cordes de bois vendu à Madame par le Sr. Mercier, que faut-il répondre ?

 

 

 

 

 

Paris le 25 Avril 1785.

 

 

 

            Je reprends votre lettre du 11 Avril.

 

            Ci joint l'état de ce qui reste chez Boison, quant au tableau où est peint un mouchoir il y est, à l'égard des tableaux de famille ils n'y sont pas.

 

            Les roulettes sont dans l'état, le bidet est chez le raccomodeur, on l'aura quand on voudra, il ne reste aucune pièce de linge à Paris, ny draps ny autre chose, seulement les chemises de domestiques, les flambeaux que vous avez reçus sont ceux portés sur le mémoire pour 18 L. On peut redemander à Houalaine le fusil, je suis fâché de n'avoir pas seu qu'il y en avoit un grand, j'ai réglé avec lui, Boison n'a point retiré de Jean la veste ni la redingotte.

 

            Voilà réponse à tout. Voyez ce qu'il y auroit de plus préssé à vous envoyer et qui ne soit pas de grand encombrement, j'ai un déshabille pour Louise, un rabat, des souliers et des aiguilles.

 

            Je souhaite mon cher curé que vous vous portiez mieux. Que la Belle Dame soit rétablie et que vous soyez tous deux bien persuadés de la sincère amitié de votre serviteur

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

 

 

Etat des effets qui sont chez M. Boison.

 

 

 

1/ une chaise longue en deux parties couvertes de damas à bouquets avec deux carreaux.

 

2/ Un lit de repos en damas bleu, enfonçure, matelats et coussins.

 

3/ 25 estampes ou tableaux dont les verres sont en plus grande partie cassés

 

4/ un mausolé en ivoire.

 

5/ Deux autres boîtes en sapin où sont une petite isle et différents oiseaux

 

6/ deux autres boîtes dont l’une est un moulin et l’autre est fermé avec une clef qui a été envoyé. Une barate de fayance. 2 fusils en étui de cuirs.

 

7/ 2 selles a chevaux avec marchepied et sacoche avec

 

8/ bottes molles

 

9/ un martinet avec plaque de fayence et bobêche en cuivre doré

 

10/ un tabouret de velours cramoisi

 

11/ une vieille couverture de laine blanche

 

12/ une niche de velours jaune. Un vieux coffre sans clefs. Une bassinoire

 

13/ une garniture de roulettes en équerre. Une grande valise. 6 chemises de domestique et un mouchoir bleu. Trois boîtes où sont divers objets fermant à clef. Une serinette.

 

Une bibliothèque en planches de noyer et tous les livres dans une caisse. (1)  

 

 

 

 

 

(1) : Note des effets que Mr. De St Germain nous écrit avoir retiré de chés Boison tapissier, appartenants à mde de Portocarrero. Mr. De St Germain doit avoir dans ses papiers un état signé du dit Boison des effets donc ce tapissier s’étoit chargé.

 

4 petits fauteuils de paille. 2 mettiers à tapisserie. 3 baldaquins avec ses tringles. Mortier de marbre. Lit de sangle. Boettes à caffé. Boettes à thé. 2 grands oreillers. 1 petit oreiller. 2 grandes couvertures de laine. Morceau de toile vermichel bleu. Paquets de mousseline. Fers à friser. Des houattes. 1 seringue avec sa boette. 1 bassin d’étain rond. Plusieurs porte manteaux pour robes. 2 petits matelats pour coucher une femme de chambre sur une chaise longue, toile bleu et l’autre toile rouge à carreaux. 1 chaise longue en deux parties couvertes de gros de Tours fond rouge à bouquets avec deux carreaux et un petit traversin. Un lit de repos en damas bleu, enfonçure, matelats, traversin, très gros oreiller et les petits matelats pour garnir le tour de la muraille à la tête, au pied et le côté. Un mauzolé d’ivoire fermant à clef, orné de figures indiennes, objet pretieux. 2 boettes en sapin où sont une petite isle et différents oiseaux. 2 selles à chevaux avec marchepied, saccoche et bottes molles. Un tabouret de velours cramoisi. Une vielle couverture de laine blanche une niche en velours jeaune. Une bassinoire. Une garniture de roulettes de lit en équerre. Un grand porte manteau pour renfermer un lit. Plusieurs petits coffres et boetes renfermant différents objets, entr’autres une petite boette platte remplie de desseins et de gravures. Un bidet à dossier garni de sa cuvette, de son seau, et de deux flacons dans le dossier, garni en maroquin rouge. Une petite table à trois écrans. Corps de bibliothèque en huit parties à écran bois de noyer. Les bâtons de traverse sont dans un sac. 6 mouvements de sonnettes et 4 sonnettes et leurs cordons.

 

Paris le 21 mai 1785.

 

 

 

            Un petit mot seulement pour vous accuser la réception de votre dernière du 9 de ce mois, pour vous dire que je verrai avec Boison tout ce dont vous me parlés, que je sens combien vous êtes géné, que celà me fait de la peine, que j’enverrai le certificat à Madrid, M. Hérédia (1) n’étant pas parti, que je suis bien aise que le petit accident de notre amie n’ait pas eu de suite, que son baiser m’a fait grand plaisir que je lui en rends mille et que je la félicite d’avoir un ami comme vous que j’embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                               de St G.

 

 

 

 

 

            Et que je voudrais bien boire avec vous le vin de 4 s. la bouteille.

 

            La sècheresse continüe.

 

________________

 

(1)   : Don Ygnacio Hérédia, qu’on a déjà rencontré, est secrétaire de l’ambassade d’Espagne à Paris.

 

            Et le presbytère de Viterbe ? Avance-t-il ? Non : le grand maître des Eaux et Forêts ne donne pas la permission d’abattre les ormes de la place dont le prix devait servir à payer l’entrepreneur : ils sont « en futaye ». Et comme le loyer du curé à Jonquières est trouvé cher, il faut se rabattre sur l’emprunt « des plus forts et aizés taillables ». Le 29 mai 1785, quatre charpentiers se disputent, à la bougie, l’adjudication des réparations. Au quatrième feu, Barthélémy Amilhau « moins disant », emporte le chantier avec 1 080 livres.

 

 

 

 

 

Paris le 21 Juin 1785.

 

 

 

            En arrivant de Versailles où j'étais depuis vendredi j'ai reçu, braves et bonnes gens, votre lettre du 13, dont j'ai eu d'autant plus joye que je vois que vos santés sont assés passables. Ne me parlez plus je vous prie du plaisir que j'aurais d'être avec vous, la barrière est si élevée que je crains bien de ne pouvoir jamais la franchir et je deviens Tantale ; malgré cela avec monsieur Patience je ferai peut être un jour quelque traité et alors je convertirai en années le nombre de mois que je vous ai envoyé.

 

            Je vous enverrai un peu d'argent en vérité le plutôt que je pourrai et ce ne sera pas éloigné, je songe aussi à une caisse dont je sens la nécessité pour tout plein de choses.

 

            C'est charmant de pouvoir soigner les jolis vers à soye et d'en pouvoir calculer le profit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Vous allés recevoir le Journal de Genève, j'en ai fait payer l'abonnement aujourd'huy et j'ai demandé s'il est possible qu'on vous envoyé les journaux que vous n'avez pas reçus afin que vous soyés au courant.

 

            Nous avons eu de la pluye et nous aurons environ 1/2 année de fourage, le reste des biens est magnifique, même la vigne.

 

            Je suis bien aise que Louise puisse rester, car le changement d'une part et la dépense dans ce moment serait chose difficilles.

 

            Mille et mille choses d'amitiés et obligeantes pour tous les deux.

 

 

 

 

 

 

 

Paris le 2° Juillet 1785.

 

 

 

            Votre lettre du 21 du passé, mon cher Monsieur, me fait vraiment de la peine, car je juge votre embarras, comme si j'y étais. Je sens l'impossibilité de pouvoir vous soutenir sans argent, et je suis dans ce moment sans le sou, cependant je vous en enverrai un peu la semaine prochaine, nous avons pris une grande tache dont j'espère cependant que nous viendrons à bout avec le temps, je demande seulement à la belle amie de ne s'inquiétter de rien et de se rétablir.

 

            J'ai oublié de lui demander sa quittance pour les affaires étrangerres mais pour n'être pas surpris au premier quartier, je lui en envoyé deux quelle signera où il y a un point sans dater ny autre chose, plus elle m'enverra un petit mot pour M. Delaflotte. Renvoyez moi cela tout de suite je vous prie.

 

            On m'a apporté une boîte ce matin avec cette lettre, je ferai partir la boite par le 1° envoy que je ferai le plutôt possible j'ai payé 14 L. 2 s.

 

            Voici la quittance du journal ainsi qu'une lettre que j'ai reçu ce matin à l'adresse de la Belle Dame. Ce Mr. écrit fort bien mais je n'ai pas pu lire son nom ny 3 ou 4 autres personnes. Vous pourrez me renvoyer la lettre et la réponse et si je puis faire obtenir un Brevet je le ferai, mais renvoyez la moi aussi tout de suite, ayant un Mr. de ma connaissance qui je crois partira incessamment pour ce pays là et auquel je recommanderai ce M. dont je ne peux pas lire le nom et tacherai d'obtenir le Brevet.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur tous les deux, à la semaine prochaine en vous envoyant un peu d'argent

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

Paris le 2 Aoust 1785 à midi.

 

 

 

            Je reçois à l'instant, mon très cher curé, votre lettre du 25 juillet et je n'ai reçu auparavant que celle du 5 dudit juillet Laquelle renfermoit le petit mot de lettre pour Mr. de la flote mais point de quittance signée, je vous en ai cependant envoyé trois en blanc. Je présume donc, ou que vous n'aurez pas reçu ma lettre, ce qui me paroit difficile puisque je crois que 1'envoy des quittances était 2 courriers avant 1'envoy de la rescription et que vous m'accusés la réception de lad. rescription ; ou que vous aurez oublié de m'envoyer les quittances signées. Cela me met cependant dans un cruel embarras car les petits billets du mois de juillet et qui sont assignés sur le payement de la quittance que je devois recevoir dans les premiers jours de juillet, sont venus, et pour évi/sr les cris et protêt il a falu payer, ce retard de quittance m'a causé beaucoup d'embarras, au reste je viens de trouver encore une quittance en blanc et que je vous envoye afin que vous me la renvoyiez signée par retour du courrier.

 

            Il faut aussi que lorsque vous m'écrirez vous m'accusiez la réception de mes lettres afin que je juge si elles ne seraient pas soupçonnées et arrêtées.

 

            Je désire de tout mon cœur que notre amie recouvre sa parfaite santé et j'en augure bien à cause du beau climat que vous habités et des soins que vous prenés.

 

            Quant à votre position je ne doute pas qu'elle ne soit fort embarrassante par le défaut d'argent, j'ai cependant fait plus que le possible en vous envoyant 300 L. puisque outre les 1100 L. que notre amie me doit pour le compte que nous avons arrêté pendant son séjour à Paris, je viens de faire celui du courant et je suis dans ce moment en avance pour ce nouveau de plus de 1.500 L., vous ne scauriez croire combien le voyage de Paris a coûté, le départ, le séjour à Paris, l'enlèvement des meubles, les petites choses à payer. Et n'avoir presque rien touché de la vente qui a été faite et qui a été mal entendu enfin dans quelque temps je vous enverrai tout celà, l'essentiel est de ne pas jetter le manche après la coignée et que vous puissiez bouliner jusqu'à la fin de cette année, je vous aiderai autant et plus que je le pourrai, mais il est impossible que nous prenions des termes fixés dans ce moment avant que d'avoir netoyé.

 

            J'attends des nouvelles de M. Puyon qui me sont nécessaires, quant aux nouvelles d'Espagne de M. de Crillon et du Grand Maître je n'en ai pas entendu parler.

 

            Je vous répète qu'il est impossible mon cher curé que je puisse vous asseoir les 2000 L. à époques fixes dans ce moment, ce ne pourra être que lorsque je vous enverrai l'état général de situation, alors il est certain que la réserve sera comme je l'ai arrangée avec notre amie, de 2000 L. jusqu'à extinction des dettes, dont la masse fait trembler, il faut même nous regarder comme trop heureux d'avoir sauvé les effets et évité les plaintes au Ministre et peut être même d'avoir été forcé d'abandonner la première par contrainte, plus tout serait mangé par la justice et rien ne serait payé ny arrangé, ne pensons plus à celà, songeons à gagner du temps et à nous bien porter.

 

            Je vous embrasse, campagnard et campagnarde, et renvoyés moi les quittances signées au moins celle-cy si les autres sont égarées

 

 

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 9 aoust 1785.

 

 

 

            J'ai reçu hier, mon cher curé, votre lettre sans date, renfermant une quittance signée pour le quartier de pension des affaires étrangerres et que j'ai reçu bien vite car tous les quartiers délégués sur ce quartier m'étaient tombés sur le corps dés la fin de Juillet. Comme il vous reste au moins 2 quittances ou peutêtre trois, envoyez m'en deux signées à l'occasion avec un petit mot pour M. de la flotte sans date, accompagnant chaque quittance, ci-joint un billet de cet aimable homme.

 

            J'ai reçu la lettre de notre amie en réponse à M. Briois, je ferai ce que je pourrai pour ce jeune homme, mais n'étant plus attaché à la Marine, puisque je suis au Contrôle, mon crédit n'est pas grand ; plus, je sçais qu'il y a beaucoup de sujets dans l'Inde qui sont sans place, et à Paris une grande quantité qui en demandent et qui paroissent avoir des droits puisqu'ils étaient placés dans l'Inde et que c'est la prise de nos places qui les en ont chassés. Je tenterai toujours ce que je pourrai.

 

            Vous ne me marqués pas si la lettre du 2 que vous avez reçue de moi, et dont l'adresse n'était pas de mon écriture a été taxée. Si elle l'a été ce sera la poste qui l'aura soupçonné et si celà arrivoit encore marqués le moi que je trouve un expédient pour éviter ce désagrément et les frais de port.

 

            Je n'abuse point de la permission tacite que nous avons d'écrire avec prudence et en petit nombre à nos amis, ainsi la poste auroit tort de me tracasser. Cependant si vous recevez des lettres taxées il faut les payer sans rien dire et m'en prévenir.

 

            J'ai vu Boison qui m'a paru très fâché des effets qui se trouvent de moins surtout du linge, il croit que l'on peut attribuer cette perte au blanchissage dans le hourvary de l'enlèvement car il n'a de linge que les chemises d'Antoine. J'ai été chez lui et j'i retournera encore pour faire un état définitif de ce qu'il a. Il y avoit en effet dans les boîtes une partie des choses que notre amie réclamait, mais il y a bien de moins que Boison m'a dit qui ont été vendues, au reste notre amie était malade quand elle a été faire son triage et elle n'a pu apparemment mettre tout l'ordre et la précision qui était nécessaire, le parasol est retrouvé et les cannes, les tasses sont cassées il n'y a de porcelaine que le petit bougeoir.

 

            Je ferai l'impossible pour envoyer les effets et du chocolat mais point d'argent ny vous ny moi, il faut absolument attendre, avec le temps tout s'arrangera.

 

            Je suis bien aise que le lait passe, c'est un grand remède. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

Paris le 3° 7bre 1785.

 

 

 

            J'ai reçu, mon cher curé, votre lettre du 15 du mois dernier. Je suis bien aise que la santé de notre amie prenne une bonne marche, je désire qu'elle se consolide avant la mauvaise saison afin de pouvoir y résister avec plus de force.

 

            J'ai trouvé une deuxième quittance signée pour la pension sur les affaires étrangerres dont je ferai usage le mois prochain, mais cette somme étant plus que déléguée, elle ne nous donne aucun secours.

 

            Je n'ai point reçu de nouvelles d'Espagne. J'en attends sous peu de jours, ayant récrit. Je vous informerai dés que j'en aurai reçu. Je sens comme vous qu'il faudrait les 2000 L. fort exactement surtout dans le commencement pour que vous puissiez suffire, mais malheureusement c'est dans ce commencement que celà est impossible, par la dépense énorme qu'il a falu faire avant le départ et qui nous a tous si arriéré que ce ne peut être qu'avec le temps que nous nous trouverrons au courant. Je ferai cependant de mon mieux pour vous aidez, ainsi prenez patience, sur le 1° argent d'Espagne je vous enverrai ce que je pourrai mais toujours peu de chose parce que je ne pourrai faire mieux. Mon projet était de vous envoyer la caisse qui contiendra une quantité de choses qui vous sont utile pour votre ménage à monter, mais encore un coup, je suis toujours arrêté par le défaut d'argent. Tâchons cependant de couler le Temps et le proverbe se justifiera : tout vient à point à qui peut attendre.

 

            Il faut que notre amie m'envoyé un petit mot pour M. Heredia qui justifie son existance, afin que j'aye un certificat de vie pour le quartier qui écheoit ce présent mois. Tant que ce maudit quartier d'avance ne nous arrivera pas, nous serons malheureux, mais mon cher curé du courage.

 

            Marqués moi quelle est en petite quantité la préférence que vous donnez aux livres qui sont à Paris, afin que quand je pourrai vous faire passer la grande caisse j'y fasse glisser ce que vous aurez préféré.

 

            Ci-joint une lettre pour Melle Lequens.

 

            Doussot est venu me dire en recevant son premier billet qu'il y avoit une erreur dans son compte de 20 L. à son préjudice. Il m'a laissé en conséquence la lettre ci-jointe pour que notre amie s'en assure, je lui ai répandu qu'on lui en ferait raison par la suite si celà était reconnu juste.

 

            Je n'ai que le moment de vous embrasser et notre amie de tout mon cœur, si j'étais libre comme j'aurais du plaisir à le faire en réalité

 

 

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

 

 

Paris ce 24 Septembre 1785.

 

 

 

            Je ne scais pas, bonnes gens, ce qui vous est arrivé, mais je n'ai point reçu de vos lettres depuis celle du 15 aoust. Je vous ai cependant écrit, je vous ai demandé un petit mot pour M. Heredia, je vous en ai demandé un autre pour M. de la flotte.

 

            J'ai toujours attendu votre petit mot pour M. Hérédia afin de récrire à M. Puyon qui ne m'a point envoyé le quartier échu en mai et pour lequel il a cependant reçu un certificat de vie, ce n'est qu’en recevant cependant cet argent que je pourrai vous aider. J’aurais aussi fort à cœur de vous faire passer la dernière caisse avant les mauvais chemins d’hiver.

 

            Enfin écrivez moi. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

 

                                                                                              De St G.

 

 

 

ci-joint une quittance que vous me renverrés après l’avoir signée

 

ci-joint aussi une lettre pour votre femme de chambre.

 

 

 

 

 

            Enfin le 11 octobre 1785, soit un an et demi après les justes doléances de l’abbé de La Mazelière, le presbytère est prêt, conforme à ses vœux et à ceux de la communauté viterboise. Jacques Bories, de Teyssode, expert nommé, s’est « transporté sur les lieux, et après une exacte vérification des ouvrages il a trouvé qu’ils avaient faits suivant les règles de l’art et conformément aux devis ».

 

            L’abbé est si content qu’en recevant la maison terminée il paie tout ce que la commune doit encore à Barthélémy Amilhau : 700 livres. Viterbe n’a donc payé que 350 livres sur 1050… et encore, ces 350 livres, elle les a empruntées aux Dames Religieuses de la Communauté de Sainte-Claire de Lavaur ! C’est toujours l’obligeant Me Moré, notaire à Lavaur, greffier à Viterbe, qui s’est entremis…

 

 

 

 

 

Paris le 8° 9bre 1785.

 

 

 

            J'ai donc reçu de vos nouvelles en date du 20 8bre et je vois que ce qui avoit empêché de m'en donner depuis le 15 aoust a été votre installation, Dieut soit loué, mon cher curé, vous voilà chez vous mais comme je le crois, fort gêné et ayant été forcé d'emprunter de tous les côtés, cette position n'est pas agréable, néammoins prenés courage et si nous gagnons du temps nous en viendrons à bout.

 

            Ci-joint une lettre assez inutile d'un M. de la Rosière.

 

            Conformément à ce que je vous ai mandé, M. le Chevalier de Lartic a fait écrire à Mgr. son frère Evêque de Rieux et à Mgr l'Evêque de Lavaur pour lui annoncer confirmativement à mon petit mémoire que notre amie étoit encore pour quelque temps votre parroissienne et sa diocézaine.

 

            Je me transporte à Viterbe et je vous vois d'après votre lettre et les 1100 L. payés par les habitans, installé et logé 1°/ dans une salle à main gauche dont je crains pour vous et notre amie l'humidité mais je vois aussi que vous vous en garantirez l'hiver en habitant le haut, 2°/ la cuisine n'est pas éloignée, tant mieux le plat, car je n'ose dire les plats, ne se refroidit pas. 3°/ La cuisinière n'est pas couchée clairement, mais pour dormir on n'a pas grand besoin de voir clair. 4°/ va pour la grange à bois, mais une écurie pour 3 chevaux, ho ! pour le coup voilà bien du luxe. Une ou deux vaches et une monture de Notre Seigneur habiteront vraisemblablement l'écurie de 3 chevaux. 5°/ Toit à porc, colombier, poulailler, je vois les habitans de ces châteaux n'ayant pour cour que la rüe. 6°/ vive Dieu le bel escalier on ne craint pas d'y tomber, 7°/  une belle chambre à deux croisées plus deux cabinets, un lit presque en alcôve, eh ! bien ! sans déranger personne, j'accepte cette chambre, je me trouverai fort bien entre les deux cabinets. Ha ! Que d'armoires et mais, c'est un Louvre que cette chambre ou plutôt c'est un Temple dont la Divinité repose corporellement en ce beau lieu, et idéalement dans mon imagination.

 

            L'appartement curial ne me parait pas grand ni trop clair, mais le ciel est si beau dans votre pays, que vos demi-jours sont nos jours entiers. Pour le jardin, s'il est employé en fleuriste-botanique fruitier et potager, vous devez avoir des échantillons de tout. Je ne parle pas du couvert que je juge que vous allés chercher ailleurs, afin d'éviter les insectes et l'humidité.

 

            Eh bien ! Mon cher curé, je voudrais être débarrassé de toute affaire et je vous jure que je me croirais fort heureux dans votre position, je vas plus loin : c'est qu'en vérité je ne vous souhaite pas la mienne. De la philosophie, corbleu, de la santé et un beau ciel.

 

            J'espère que notre amie, que j'embrasse de tout mon cœur sera débarrassée de sa goutte quand vous recevrez la présente. Je vous envoyé une goute d'eau de 200 L., c'est bien peu de chose à pouvoir jetter sur un grand feu, mais patience, nous serons avec le temps, tous, un peu moins malheureux.

 

            Ex toto corde meo et anima mea

 

 

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 20 Xbre 1785.

 

 

 

            Pour réponse à votre dernière du 1° de ce mois, mon cher curé, je voulais vous envoyer mon état de situation de la recette et de la dépense que j'ai faites pour notre amie et par laquelle vous verrez que j'ai fait plus que le possible, mais en vérité je n'en ai pas eu le temps, une seule observation sur le peu que vous avez reçu, et sur les 2000 L. que notre Dame s'est réservée ; c'est que la dépense pendant son séjour à Paris, celle de son départ et les objets qui sont restés à payer à Paris après ce départ ont empêché l'éxactitude de la réserve puisqu'elle ne peut commencer qu'aprés s'être mis à jour. Vous voyez que les mêmes raisons nous mettent tous les deux dans le même embarras, vous parce que le commencement d'un établissement et les dépenses journalières sont un fardeau terrible, moi parce que j'ai été obligé d'employer les premiers deniers que j'ai reçu aux choses à payer et au départ, je m'arrange cependant pour que le premier quartier que je dois recevoir incessamment d'Espagne nous mette en état de statuer sur quelque chose, et si nous pouvons gagner du temps, nous viendrons à bout de tout, tant par votre économie que par mon exactitude à vous envoyer, mais je conviens que vous avez une rude tache, n'importe, force, courage mon cher curé, et nous nous en tirerons.

 

            Lorsque j'aurai un moment je l'employerai à voir M. de Crillon, mais je ne vois aucun inconvénient à ce que notre amie lui écrive, il lui répondrait et alors elle le solliciterait par lettre car je vois qu'il y a impossibilité que je puisse suivre cela.

 

            M. Daubarède n'a fait aucune plainte, il est au contraire fort content de nos arrangements. Je chercherai le verre à lunettes.

 

            Je m'apperçois que je n'ai pas de quittance signée pour recevoir de M. Delaflotte, vous en avez cependant plusieurs et celà va me mettre dans l'embarras car on me tombe sur le dos pour les billets. Enfin dans le cas où vos quittances seroient égarées en voilà une en blanc que je retrouve, et qu'il faut me renvoyer signée le plutôt possible.

 

            J'embrasse notre amie de tout mon cœur ainsi que vous mon cher curé, je n'ai que ce moment

 

 

 

                                                                                                                                  de St g.

 

 

 

J'ai été obligé de briser le cachet d'une lettre pour Melle Lequens pour éviter le soupçon. Je ne l'ai pas lüe.

 

 

 

 

 

 

 

Paris le 17° Janvier 1786.

 

 

 

            J'ai reçu votre chère lettre du 29 du mois dernier, et je vous remerçie de tout mon coeur de vos bons souhaits, soyez je vous prie bien persuadé de la sincérité des miens et que je voudrois de toute mon âme, que vous et notre amie soyez aussi heureux que je le désire.

 

            J'ai reçu lettre de M. Puyon qui me marque que le change est à un prix si énormément cher qu'il ne peut m'envoyer pour le quartier de septembre qu'une lettre de change à 4 mois d'échéance. Je scavois celà aussi bien que lui, attendu qu'il y a eu des manoeuvres sur les actions de Saint Charles qui ont culbutés beaucoup de négociants et qui ont dérangé les cours ordinaires du commerce; mais comme je sens tout aussi bien que vous votre impossibilité d'attendre, je vous remets ci-joint une rescription sur Toulouse de cinq cents livres, encore m'a t on prévenu chez M. Morel qu'il faudrait attendre quelques jours avant de la recevoir à Toulouse, attendu qu'il y avoit peu de fonds dans la caisse de cette ville, mais cependant que le petit retard ne seroit pas considérable.

 

            Votre lettre me rappelle tous vos embarras et n'augmente que ma peine de ne pouvoir vous les éviter, mais enfin je fais et ferai de mon mieux pour les diminuer par la suite, le plus grand de vos malheurs est que vous et votre amie soyez tous deux embarrassés en même temps, étant un commencement d'établissement.

 

            Je commence cependant à voir jour pour cette année. Encore celà ne peut-il être dans le commencement. Si j'avois un moment de libre je vous enverrais un état qui vous ferait voir que j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir et au delà.

 

            Vous me dites que j'ai les 500 L. de M. Daubarède de libres, et vous vous trompés, car il a fallu que je paye le 1° quartier de la résiliation de 125 L. comme auparavant, et que je lui paye comme je le fais actuellement 72 L. par quartier jusqu'à 1' expiration des 500 L. de dédommagement pour la cassation du bail.

 

            Vous avez raison de me parler comme à un ami. Je ne me fâche point de vos observations, je voudrois seulement pouvoir y satisfaire, je sens votre peine, et je vous répète que ce n'est pas là le moment de se décourager puisqu'avec encore un peu de temps vous vous en tirerez.

 

            J'ai reçu la quittance pour le Trésor Royal, vous en trouverez une autre en blanc que vous me renverrez par la 1° occasion après qu'elle sera signée pour ne pas attendre au dernier moment que je la redemande.

 

            Embrassés notre amie pour moi, je ne lui écrirai que dans quelques jours, ayant été accablé jusqu'à ce moment a cause du premier de l'an.

 

            Ci-joint deux lettres pour chez vous.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

 

 

Paris ce 12 Mars 1786.

 

 

 

            Je dois réponse, mon cher curé, à vos deux lettres des 10 et 20 février; je vous répète que je sens votre état de détresse, j'ose le dire, au moins aussi sensiblement que vous, mais j'espére avant peu vous envoyer un petit soulagement d'une somme pareille à la dernière, ce n'est pas assez relativement à vos besoins; encore vaut-il mieux un peu que rien. Laissez faire, mon cher curé, et la fin de cette année verra la fin de vos maux, ensuite nous aurons, j'espére, l'abondance. Je vais vous envoyer les roulettes et quelqu'autres babioles dés que les glaces seront passées, aussi du chocolat, violon, musique et archets.

 

            Que vous avez raison î Et que je serais heureux ! Si j'étais débarrassé de mes maudites affaires, mais je n'ai plus la liberté de les quitter à ma volonté, je bénirais le jour que je pourrais aller partager avec vous le beau soleil et le repas frugal que nous prendrions.

 

            Dites à notre amie que son humeur noire ne guérit de rien et qu'il faut qu'elle soit persuadée que je vous soulagerai tant que je pourrai, cela ne tardera pas.

 

            J'ai été à l'Hôtel du Roi pour m'informer ce qu'était devenu M. de Lascaris, on m'a répondu qu'il était à son régiment et n'en reviendrait que dans quelques mois , je n'ai su ce que celà voulait dire, mais comme ce sont de nouveaux hôtes, attendu qu'il y a eu un étage de cet hôtel brûlé, je n'ai pu en savoir davantage.

 

            Le comte ne m'a point remis de petit paquet.

 

            Je vous aime de tout mon cœur, mon cher curé, pour vous et à cause des soins que vous donnez à notre amie, encore courage et vous deviendrez heureux.

 

            Il fait içi neige et glace depuis 10 jours comme en décembre et janvier, le temps annonce cependant aujourd'hui vouloir se détendre, celà sera heureux, car le bois commence à manquer.

 

            Je vous embrasse, et notre chère amie, de tout mon cœur. Je me flatte que vous recevrez de mes nouvelles incessamment.

 

                                                                                                                      de St G

 

 

 

 

 

Paris le 1er Avril 1786.

 

 

 

            Votre dernière lettre, mon très cher Pasteur, est du 20 fév. je n'y ai pas répondu plutôt parce que je voulois y répondre un peu sonorement, en effet je vous remets ci-joint une rescription de 600 L. payable sur M. Lefèvre, Receveur Général à Toulouse. Je compte que celà vous aidera un peu. Je vais m'occupper après les fêtes de vous faire un envoy de petits objets sur ceux qui sont chez Boison et je m’arrangerai pour en payer le port afin de ne pas vous désargenter étant malheureusement trop persuadé que vous êtes un Duc d'Argent court.

 

            Comment vous portez vous ? Comment se porte notre amie ? Le père de Louise est venu me demander aujourd'huy de ses nouvelles.

 

            Ci-joint une quittance que vous ferez signer à notre amie et que vous me renverrez à votre commodité. Poussez encore le Temps avec l'épaule et nous serons moins malaisés.

 

            Dés que le mois de mai sera commencé il faudra que notre amie m'envoyé un petit mot pour M. Hérédia, qui reste en France.

 

            J'ai bien cent millions de choses à vous dire sur mes regrets de ne pouvoir vous les dire de vive voix, mais avec le temps je serai peutêtre assez heureux pour le faire.

 

            Je dis mille et mille choses charmantes et obligeantes à notre chère amie, je voudrais qu'en échange elle me dise qu'elle se porte bien.

 

            Je vous assure mon cher curé que c'est du meilleur de mon cœur que je voudrais vous voir aussi heureux que vous le mérités et que je le désire, je vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                          de St Germain.

 

 

 

 

 

Paris le 13° Juin 1786.

 

           

 

            J'étais à la campagne, mon très cher curé, quand votre lettre est arrivée, j'ai été bien aise à mon retour de recevoir de vos nouvelles et de celles de notre amie, mais je suis toujours fâché quand je ne puis joindre à ma lettre en réponse un petit bout de rescription, celà ne tardera pas et si petite qu'elle soit je vous l'enverrai toujours la semaine prochaine.

 

            J'aurais bien mieux aimé que vous m'eussiez marqué que la Belle Dame se porte aussi bien que moi, car il fait le plus beau temps du monde et voilà le moment, je scais, je juge, et je sens : que la détresse peut contribuer à son état, puisqu'elle chagrine, mais vous devez être bien persuadé qu'il faut absolument que je ne puisse pas faire autrement pour vous y laisser, encore un peu de temps, comme dit l'Evangile et nous viendrons à bout de tout.

 

            J'ai reçu vos lettres, vos copies de lettres et enfin tout ce que vous m'avez envoyé. J'ai été chez M. Cibon 3 fois sans pouvoir le trouver, il devait revenir de la campagne, point de retour, aussi ai-je pris mon parti, et lui ay écrit, mais mauvaise réponse je vous la remets ci-joint et je prends le parti d'aller chez M. de Suffren dés qu'il sera de retour de Versailles, ainsi je ne puis vous rien dire à cet égard, je ferai connoissance avec le secrétaire, je ferai partir une caisse qui contiendra chocolat, violon et tout ce que vous me demandez.

 

            Je garde encore la copie de La lettre écrite au Grand Maître afin d'être en état de causer de mon mieux avec M. de Suffren.

 

            Assurément vous pouvez avoir les mémoires, mais comment les faire passer, la Poste soupçonne tout et les ports sont exorbitans je n'ai que le moment de vous embrasser de toute mon âme car on me tourmente pour la Poste, je voudrais apprendre que notre amie se porte mieux.

 

 

 

 

 

Paris Le 4° Juillet 1786.

 

 

 

            Je reçois à l'instant mon cher curé, votre lettre sans date et que je soupçonne être de la fin du mois dernier.

 

            Je me porte à merveille et je suis bien aise de n' être pas mort puisque j'espère être encore quelques années utile à notre amie.

 

            Vous trouverez ci-joint une rescription de trois cent livres, voilà les efforts que je puis faire dans ce moment, je sens qu'ils ne sont pas considérables, mais enfin il faut s'aider.

 

            Je n'ai pu recevoir hier la quittance des affaires étrangerres parce que notre amie l'a signée sur une ancienne au nom de M. d'Harvelay et qu'il faloit signer sur une quittance sans nom de Trésorier attendu que M. d'Harvelai n'est plus garde du Trésor Royal et que c'est M. de la Borde. Vous trouverez ci-joint une quittance qu'elle signera donc sans remplir le nom du Trésorier, vous me la renverrez en m'accusant la réception de la rescription ci-jointe.

 

            Je n'ai pas le temps d'examiner les pensions sur le clergé, mais en tout cas s'il est du les six premiers mois de 1786 et que vous croyez que M. de Saint Julien voudra bien payer l'année, il faudroit que notre amie m'envoyât une lettre pour ledit bon ami M. de Saint Julien qui à sa priérre pourra faire ce que nous demandons.

 

            J'enverrai chez le nomé Gombeau qui certainement ne me donnera pas l'onguent ni les bouteilles avec l'argent qui a été remis par St Jean chez le curé, mais je payerai. Je vois que la Poste a décacheté ma lettre, j'en suis bien fâché car il est cruel de payer des ports quand on y compte pas et surtout pour mes lettres car je suis stricte et n'abuse pas du contreseing.

 

            Je verrai à vous envoyer le plus préssé par la voye que vous m'indiqués.

 

            Dites donc à notre amie qu'elle fasse l'impossible pour se mieux porter, quelle n'ait pas d'idées noires celà ne guérit de rien, et enfin que je ne l'aimerai plus si elle n'est pas raisonnable je scais toutes vos peines mais je ne puis y remédier aussi tôt que je le voudrais.

 

            Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                                                  de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 28 aoust 1786.

 

 

 

            J'ai reçu, mon très cher curé, vos lettres des 17 juillet et 9 de ce mois, vos complaintes ne me fâchent pas, elles me chagrinent seulement, parce que j'ai la douleur de ne pouvoir les faire cesser en vous envoyant des secours proportionés à vos besoins, que je sens comme vous, très réels : mais notre chère amie n'a rien tiré de la vente qu'elle a faite, elle a été forcée de dépenser beaucoup d'argent pendant son séjour à Paris, les frais d'y faire venir des meubles d'Echarcon pendant une gelée épouvantable au mois de décembre 1784, les petites dettes criardes qu'il a falu payer, l'argent que je lui ai remis pour son départ, les autres dettes criardes qu'elle a été obligé de me laisser à payer sur les quartiers d'avril et de juillet 1785 outre et par delà les arrangements pris avec tous les créanciers, Houlayne qu'il a falu aider, et Boizon lui-même dans l'embarras, voilà mon cher curé les causes du défaut d'exactitude dans la réserve raisonable des 2000 L. que nous avions projetté devoir conserver pour vivre, enfin tout celà s'éclaircit et je vous annonce que j'ai rempli presque tout l'extraordinaire au point que je ne suis plus en avance de nouveau que de 300 L. sur les 450 L. que je vous envoyé. Soyez bien persuadé que sans une gêne réelle où je suis, je me mettrais encore à découvert d'une plus forte somme, si je le pouvois, pour vous laisser un peu moins dans 1' embarras, car je ne puis vous exprimer combien j'ai de chagrin de voir que vous avez des créanciers 1°, parce que celà est druel et qu'il faut être exact à ses promesses pour pouvoir conserver un crédit dont il est fort malheureux d'avoir besoin; et 2°, parce que je sens que non seulement on paye les choses un peu plus cher, mais que le crédit ruine en ce qu'on se livre un peu plus facilement que si l'on avoit l'argent à la main, qu'ainsi on dépense au delà de ce qu'on voudroit.

 

            Revenons à tout ce que j'ai à vous dire. J'ai fait passer la lettre de Melle Lequens à ses parents, je vous en envoyé une pour elle, mais elle m'a été apportée avant la réception de la siene. J'ai été obligé de la décacheter à cause de la forme du paquet.

 

            Il y a une caisse pezant 24$ qui partira par la Messagerie ou fourgon de la Rue Notre Dame des Victoires aujourd'huy mardi à l'adresse de M. Vimenet aux 3 Rois à Lavaur, laquelle contient ce qui est ennoncé en l'état que vous trouverez ci-inclus et qui porte sur l'adresse "à M. Vimenet pour être remise à M. de la Mazelière curé de Viterbe." Le port de lad. caisse est payé, ainsi il n'y aura que des droits s'il en est dus de route et qui doivent être une chose de fort peu de conséquence.

 

            Vous trouverez aussi ci-joint une quittance en blanc pour le quartier de pension sur les affaires étrangerres qui échéoit au mois d'octobre, notre amie la signera et vous me la renverrez avec un petit mot d'elle sans date à M. flote ou en lui faisant un petit compliment d'honeteté, elle fera voir qu'elle est vivante. Vous observerez s'il vous plaît de m'envoyer cette quittance et ce petit mot incessamment, ainsi qu'un autre petit mot pour M. Hérédia afin que je puisse faire passer le certificat de vie en Espagne dans le mois prochain.

 

            Il m'a paru par votre dernière que vous croyiez que je pouvois disposer des 500 L. par quartier sur les affaires étrangères mais vraiment non, cette somme est délégué pour le payement des billets que notre amie a été obligé de faire pour le payement de ses dettes jusques à une partie de 1789* A propos même de celà, M. et Mad. Decq qui sont j'espère les seuls que nous ayons oublié sont venus déjà deux fois me demander 104 L. pour raison d'un restant de pain fourni en 1774 dont le mémoire monte à 18 152 L. sur quoi ils n'ont reçu que 48 L. reste donc lesdits 104 L. pour quoi notre amie fera aussi un billet de pareille somme payable au mois de juillet 1788, lequel je remettrai à M. Decq aussi dans le courant du mois prochain en échange d'un arrêté de notre amie que je retirerai.

 

            Ci-joint aussi une quittance pour la pension de notre amie sur le clergé, elle n'a pas reçu en effet l'année 1786 et il est douteux que M. de St Julien qui devient un peu plus dur à cause qu'il est plus âgé, la paye, mais il faut qu'elle écrive à cet ancien ami une lettre où elle lui peindra son besoin et je la porterai avec la quittance signée où il y a un point, et enfin je tacherai de recevoir cet argent que je vous enverrai tout aussitôt que je l'aurai reçu, je sens bien que si notre amie était â Paris et qu'elle demandât elle-même ce plaisir à ce Trésorier il lui accorderait certainement, mais une jolie femMe a des droits que ses préposés n'ont pas.

 

            J'ai vu le secrétaire de M. de Suffren qui m'a dit que s S. Ex. avoit écrit et répondu, je dois voir le Bailly dés qu'il sera de retour. Je vois avec peine que nous avons perdu un grand appuy dans M. Cibon dont la santé est très chancelante, quant à moi je n'ai pas un moment de libre.

 

            Quant aux effets restés à Echarcon, tout a été remis chés M. Renaud mais c'est bien peu de chose, je crois bien que chacun a pris un peu, qu'ainsi il n'est presque rien resté, quant à M. Daubaréde il a bien falu prendre un parti pour la résiliation du bail, et toute l'indemnité que nous lui avons passé sera payé et terminé dans le mois de janvier prochain.

 

            Je me suis adréssé à différentes personnes pour avoir une réponse satisfaisante au mémoire M. de Rivais que je voudrais bien être assez heureux pour obliger à cause du vif interet que vous y prennés, il n'y a pas d'autre moyen à prendre que de se servir d'un avocat au conseil pour faire présenter la requête, laquelle sera motivé sur les bonnes raisons de M. de Rivais et appuyé des certificats des nouveaux services. Comme je n'étais pas satisfait des différentes réponses des personnes que j'ai consulté, je me suis adréssé chez M. Dozier en mon nom et en celui d'un ami, vous trouverez ci-joint la réponse, qui est absolument semblable. Il faudrait donc que M. Rivais s'adressa à quelqu'un de la Province qui fit passer à un avocat aux conseils un mémoire détaillé et accompagné de quelques pièces comme certificats de Gentilhomme et certificats de service, des copies seulement mais certifiées véritables par M. de Rivais seraient suffisantes.

 

            Ainsi que je vous l'ai marqué au commencement de cette lettre, vous trouverez, mon très cher curé, ci-joint une rescription de 4$0 L. dont vous m'accuserez réception en me renvoyant les différentes choses que je vous demande.

 

            J'embrasse notre amie de tout mon cœur, je voudrais bien apprendre que sa santé fut aussi bonne que je le désire. Je vous embrasse pareillement mon cher curé de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

A M. le Duc de Crillon.

 

 

 

20 décembre 1786.

 

 

 

            En faisant part à V.E. des vœux sincères que je forme pour elle dans ce renouvellement d'année, perméttés moy de vous témoigner la joye que j'ay ressenti en apprenant par les papiers publics que le Roi d'Espagne vous avait élevé au grade de capitaine-général du royaume de Valence. Tous les titres et toutes les places ne peuvent rien ajouter à votre mérite et à vos éminentes qualités, mais ils sont une preuve que le Roi d'Espagne, toujours juste, sçait connaitre et récompenser le mérite. Elevée sous vos yeux et dans votre famille, je partage avec elle tout ce qui peut lui arriver d'heureux.

 

            Depuis que je me suis retirée dans un malheureux village du Languedoc, j'ai eu l'honneur d'écrire plusieurs fois à V.E. et j'ay été privée de la consolation de recevoir de vos nouvelles. Je vous ay instruit de la nécéssité qui m'a obligée à cette retraite. Le désir de faire honneur à mes affaires, et de justifier par là que je mérite 1' estime des personnes respectables qui s'intéressent à moy m'ont déterminée à m'éloigner pour un temps des environs de la capitale. Je ne me suis réservé qu'une modique pension, qui peut à peine suffir à mes besoins les plus pressans. Ce sacrifice m'a coûté, car je suis dans un âge où mes besoins augmentent avec les infirmités. Ma santé est des plus chancelantes, et depuis prés de deux ans je suis menacée de perdre la main droite.

 

            Si les importantes affaires de V.E. lui eussent permis de s'occuper de la pupille de M. Flobert, son sort eut sans doute pu être amélioré. Le Grand Maître de Malthe a écrit à son ambassadeur à Madrid et à Versailles ; je leur ay moi-meme écrit, mais je n'ay reçu aucune nouvelle de leurs démarches ni du succès de placet présenté à la Cour de Madrid, soit pour obtenir de cette Cour un traitement pareil à celuy que me fait la Cour de France, soit pour être délivrée des entraves que M. le comte de Montijo met au payement de ma pension, soit enfin pour le payement du tiers d'avance qui m'est plus nécessaire à présent que jamais. Je prie Votre Excellence de se rappeller toutes les obligations que je luy ay ; dans mes affaires les plus épineuses elle m'a rendu les plus grands services et je la supplie de ne pas délaisser son ouvrage (barré : je n'ai eu qu'elle pour secours et pour guide; son bon cœur ne peut luy permettre..) imparfait dans la dernière grâce que j'ay à demander pour finir tranquillement mes jours.

 

            Je prie V.E. de vouloir bien me rappeller dans le souvenir de madame la duchesse, de l'assurer de mon respectueux attachement ; je suis avec respect, Monsieur le Duc...

 

 

DEUX PETITS ETOURDIS :

 

LE MARECHAL DE RICHELIEU ET LE DUC DE CRILLON

 

 

 

 

 

            Puisqu’Emilie félicite le duc de Crillon de sa haute élévation en Espagne, revenons quelques trente ans en arrière pour voir de quoi il retourne.

 

            En 1756, les Anglais s’abandonnent une fois de plus à leur cher fantasme : l’invasion de la pauvre et malheureuse Albion par des hordes de papistes français. Menés par des moines crucifix au poing, ceux-ci tuent, violent et même jurent « sacredieu », comme on peut voir sur les jolies gravures de Hogarth. Pendant ce temps, la flotte de l’amiral de la Galissonière cingle vers Minorque, qu’avec Gibraltar les Anglais gardent en cas de débarquement des Espagnols. On ne saurait trop, quand on est anglais, se méfier de ses voisins, quitte à les envahir pour plus de sûreté.

 

            Les Français commandés par le maréchal de Richelieu débarquent en avril sur l’île. Les Anglais ne se défendent pas. Une simple patrouille marche sur Ciuta-Della et l’occupe, rejointe par les vingt-quatre compagnies de grenadiers du comte de Maillebois. Les Anglais se réfugient dans Port-Mahon. En juin, la flotte de l’amiral Byng attaque celle de la Galissonière et se fait battre. Revenu à Londres, John Byng, coupable d’avoir causé une perte considérable aux banques et au commerce de Sa Majesté Britannique, est exécuté sur ordre des margoulins de la City qui ne tolèrent pas le moindre outrage à leur tiroir-caisse… On ne badine pas, en Angleterre, avec la livre sterling ! Qu’eut-ce été si Albion avait été invadée !

 

            Les Anglais fortifiaient Port-Mahon depuis trente ans, la forteresse avait des fossés de dix mètres et ses murs étaient taillés dans le roc. Neuf mille soldats d’élite la défendaient, avec les paysans requis pour la remparer et les marchands avec leurs coffres-forts.

 

            La place paraissait donc imprenable. Richelieu fit transporter, à bras, l’artillerie sur des rochers pour être mieux à même de la foudroyer, puis on monta à l’assaut. Voilà les généraux de Laval et de Monti, le colonel de Briqueville qui à la tête des troupes attaquent les redoutes Queen, Kent, Stranguen et Argyle… Dans la fumée et les coups de canon le prince de Beauvau, les régiments de Vermandois et Royal-Italien attaquent la redoute Caroline, pendant que le fort Marlborough est investi par les troupes du comte de Lannion et du marquis de Roquépine.

 

            « Le signal fut donné à 18 h. du soir, le 28 juin 1756 ; on descendit dans les fossés, sous le feu de soixante pièces d’artillerie anglaise, qui n’arrêtèrent point nos colonnes. Parvenus au pied d’un roc à pic, les assaillants plantèrent leurs échelles ; arrivés au sommet de ces échelles, ils montèrent sur les épaules les uns des autres, en se donnant mutuellement la main, soulevant les officiers dans leurs bras ; ils atteignirent ainsi le couronnement des murailles. Là, une lutte corps à corps s’engagea, lutte d’une garnison désespérée contre une armée pleine d’audace. Enfin, à 4 h. du matin, quand le feu de l’artillerie était éteint depuis une heure et demie, et qu’on n’entendait plus que la crépitation de la mousquèterie, et le cliquetis de l’arme blanche, le fort St Philippe battit la chamade ; aussitôt l’attaque cessa : l’ennemi demandait une trêve pour relever ses belessés et enterrer ses morts… » Ce même jour 29 juin 1756 la citadelle de Port-Mahon et l’île toute entière de Minorque se rendirent.

 

            « Cette action eût en France et en Europe un grand retentissement ; elle couvrit de gloire le maréchal de Richelieu et porta au comble la réputation de bravoure de l’armée française. Le lendemain de la prise de Port-Mahon, les Anglais, au moment d’évacuer la citadelle, jetant un dernier regard sur ses immenses rochers bordés de fortifications, sur ces fossés profonds dans lesquels un homme de sang-froid n’aurait osé descendre, demandaient avec surprise à nos soldats par quel moyen ils avaient pu les escalader » (1).

 

            L’île de Minorque fut rendue aux Anglais par le désastreux traité de Paris (1763). Mais elle fut reprise en 1782 par le duc de Crillon, celui-là même que félicite Emilie. Il s’empara même du gouverneur, lord Macartney, qu’on a déjà vu dans les lettres… C’est en récompense de cet exploit que le duc arriva à de si hauts postes en Espagne, et que le roi Charles III lui accorda le titre de Crillon-Mahon.

 

            Or voici déjà comme à l’époque les fouille-merde professionnels racontèrent l’histoire : un certain Chamfort, bien connu de divers hommes de lettres qui se pâment encore sur ses notules, sans les expliquer le moins du monde (moyennant quoi elles restent des énigmes), fabrique à propos des deux prises de Minorque un bon mot qui fit pâmer tous les imbéciles de Paris :

 

________

 

(1) : Adrien Pascal : Histoire de l’armée et de tous les régiments… Paris, Barbier, 1847. Tome 2, page 211.

 

 

 

            « Monsieur de Richelieu disait, au sujet du siège de Mahon par M. le duc de Crillon : « J’ai pris Mahon par une étourderie, et dans ce genre, M. de Crillon paraît en savoir plus que moi ».

 

            Comme c’est fin ! Et même spirituel ! Vraisemblable aussi ! Un siège de deux mois mené par une flotte, des milliers d’hommes et toute une artillerie, avec bataille navale incluse et exécution de l’amiral ennemi n’est qu’une petite étourderie ! Franchement, les mondains du XVIIIe s. et leurs lèche-culs comme Chamfort devaient être de drôles de cons. Mais, on le sait de reste, ce petit échotier du salon de Madame d’Amblimont ne reflète, de son époque, que la fatuité parisienne.

 

 

 

 

 

20 décembre 1786.

 

 

 

A M. l’Abbé de Crillon.

 

 

 

            Il serait malheureux pour moy que les absents eussent tort avec vous. Je commence à le craindre. J'ay eu l'honneur de vous écrire plusieurs lettres dont je n'ay reçu aucune réponse. J'ay prié plusieurs fois M. de Saint Germain de me donner de vos nouvelles, je l'avais chargé de vous communiquer une lettre que j'ay reçue du Grand Maître et la copie de celle que S.A.R. écrivait à M. le Bailli de Suffren pour me faire obtenir de M. le comte de Montijo ce que je demande inutilement depuis si longtemps ; à tout celà point de réponse. Il paraîtrait presque que ma retraite m'a privé de mes amis. Le malaise où je me trouve du côté de la fortune, les inquiétudes qui me tourmentent et le défaut de consolation de la part de mes amis qui me privent de leurs nouvelles ont altéré considérablement ma santé. J'ay mal à la main droite depuis deux ans, et je ne vois pas de mieux dans mon mal. J'ay appris que vous étiez venu à Toulouse, et je suis bien fâchée que M. l'abbé de la Vicherie n'ait pas accompli la promesse qu'il m'avait fait de venir me visiter. S'il m'avait prévenu de votre voyage à Toulouse, j'aurais fait mon possible pour aller vous y voir. J'ay écrit plusieurs fois à M. le Duc de Crillon sans avoir reçu de réponse. Je vous prie de luy faire parvenir la lettre que je vous adresse pour luy et de l'engager de ne pas m'oublier. Il ne faut pas moins que coûte ma philosophie et le désir que j'ay de faire honneur à mes affaires pour me tenir éloignée des personnes que j'aime et considère infiniment. Il n'y a que le succès des affaires d'Espagne qui puisse abréger mon exil. Je suis dans un pays de loups, puisque ces animaux rodent depuis un mois autour de la maison que j'occupe. Je ne vous parle pas des vœux et des souhaits que je fais pour

 

 

 

pour vous dans ce renouvellement d'année : ces vœux sont ceux de chaque jour, et ils sont des plus étendus. Malgré que je sois fâchée contre M. l'abbé de la Vicherie, je ne veux pas étendre mon ressentiment au-delà de l'année. Je luy souhaite une bonne santé et toutes sortes de satisfactions pour l'année que nous allons commencer. Il ne peut me faire de plus grand plaisir que de me donner de vos nouvelles et des siennes. Mon curé vous prie de recevoir l'assurance de son respectueux dévouement. Il a pour moy tous les soins possibles, et il ne néglige rien de ce qui pourrait me rendre la santé; mais le chagrin et les inquiétudes prévalent sur tout. M. de Saint Germain, pour acquitter mes dettes à Paris, me laisse manquer içy du plus nécessaire. Il est beaucoup en arrière pour le payement de la modique pension que je me suis réservée, et je suis doublement redevable à mon curé, qui s'épuise pour me fournir ce qui m'est nécessaire.

 

            J'ay l'honneur d'être, monsieur l'abbé, avec l'attachement le plus vray…

 

 

 

 

 

Au Grand Maître de Malte.

 

 

 

20 décembre 1786.

 

 

 

            La crainte de devenir importuner m'a fait différer d'écrire à V.A.R. jusques au renouvellement de cette année. Recevez, avec cette bonté que vous [ ?] ce qui fait ma seule consolation, l'assurance des vœux sincères et ardents que je forme pour la santé et l'intime satisfaction de V.A.E.

 

            Malgré toutes les bontés de V.A.E., je ne suis pas plus avancée dans mes affaires, n'ayant reçu aucune nouvelle de M. de Suffren ni de votre ambassadeur à Madrid, quoique j'ay eu l'honneur d'écrire à l'un et à l'autre. Je n'ay pas osé faire part à V.A.E. de la crainte que j'ai eue que M. le comte d'Aranda nuisit plutôt à mes affaires qu'il ne m'y servit, M. d'Aranda ayant épousé la nièce de M. de Montijo. Je prends la liberté de parler à V.A.E. [ ?] à cœur ouvert ; elle voudra bien me pardonner, mais je dois le faire, pour la mettre à même de remplir ses intentions en travaillant à mon bonheur. V.A.E. sçaura que je dois mon état et la justice que m'a rendu le Roi d'Espagne aux bons offices de M. le comte d'Aranda, que sa place le mettait à même de pouvoir me rendre. Des raisons que je dois taire l'ont refroidi et l'ont empêché depuis de me rendre aucune espèce de service quelconque. A son arrivée à Paris, il m'a traitée avec distinction et politesse. Ses nouveaux engagements avec la famille de Montijo m'assurent que je n'ay rien à attendre de luy. Votre A.E. doit connaître les hommes, et combien peu suffit pour les changer ; mais son âme plus grande et plus bienfaisante est toujours la même. V.A.E. a commencé mon bonheur, y a toujours travaillé, et y aurait mis la dernière main si les deux mémoires que je luy ay présenté pour la Cour d'Espagne fussent parvenus à Sa Majesté avec recommandation. Je suis toujours dans un village du Languedoc, chez un pauvre curé qui m'a recueilli dans mon malheur. J'y suis à sa charge, parce que l'ami qui reste à Paris chargé de mes affaires ne m'envoye pas même la modique pension que je m'étais réservée, sous prétexte d’acquitter plus tôt mes dettes. Et cependant cet honnête curé n'a qu'un bénéfice de douze cents livres qu'il partage avec moy. Il fait tout ce quy dépend de luy pour adoucir mes chagrins et me rendre la santé. Je ne serai peut-être jamais en état de lui témoigner ma reconnaissance ; c'est un homme rempli de mérite, d'esprit et de connaissance, qui n'est curé de village que parce qu'il n'a jamais su mendier la protection, ce qui est un bonheur pour moi dans la position où je me trouve…

 

 

 

LES LIVRES DE COMPTES DE ROSE CARIVENC

 

 

 

 

 

            On vient de lire avec émoi le tableau attendrissant dont Emilie régale les Crillon et le Grand Maître de Malte, Rohan du Polduc. Ce malheureux village du Languedoc abandonné aux loups qui vont et viennent depuis un mois dans la plaine glacée… le souffle de l'hiver… la neige qui ne fond pas sur la banquise… le vin qui gèle dans les carafes... la misère qui rode obscurément de porte en porte, tirant la chevillette jusqu'à ce que bobinette cherre toute seule... De grâce, ne prenons pas trop au sérieux les doléances dont cette dame parsème si agréablement ses poulets. D'abord, de par son état de solliciteuse patentée, il lui est difficile de se présenter comme une personne melliflue et rouvélême [terme occitan signifiant florissant] : on ne lui donnerait plus un kopeck. J'entendais une fois à la télévision une actrice américaine (Jane Fonda) raconter ses tragiques souvenirs de la 2e Guerre Mondiale, en quelque Minnesota. "Nous avons failli manquer de choingon", dit-elle sobrement, la narine palpitante. Je me tapotais la mienne. Parlait-elle sérieusement, ou était-elle une prodigieuse pince-sans-rire ? J'inclinerais plutôt pour la première hypothèse. Tous ceux qui connaissent Miss Fonda savent qu'elle ne peut parler que douloureusement des sujets dramatiques qui sont son pain quotidien. C'est une conscience. De même Emilie Portocarrero. Ces dames ont mis au point verbalement la technique de l'attendrisseur, cet appareil avec lequel un boucher bien né vous transforme aussi sec une vache de trente ans en cochon de lait. Quand elle vous parle de Viterbe assiégé par les loups, vous avez le droit de vous esclaffer bruyamment. Seule une Américaine du Wisconsin peut de nos jours vous servir de pareilles calembredaines. A la même époque, vers 1790, tous les fainéants (nombreux) de mon village de l'épouvantable Montagne Noire, Escoussens, distant de quelques lieues de Viterbe, ont toutes les peines du monde à trucider trois à quatre loupiots par hiver. Et ils ne cherchent que ça, les coquins ! Car c'est payé ! Quand par hasard ils tuent la louve, c'est du délire : elle leur est payée cinq francs ! De quoi faire bombance au cabaret du Pas-du-Rieu ! Aussi les loulous de Viterbe sont-ils une aimable invention d'Emilie. Il aurait fallu que ces canidés fissent, à pied, une centaine de kilomètres à travers champs, bois et plaines, où tous les amateurs de vin pas cher les eussent tirés comme des lapins…

 

            Il y a d'ailleurs un décalage très net entre le style des lettres d'Emilie à ses amis parisiens, et les renseignements qu'on tire des Cahiers de Comptes régulièrement tenus par la gouvernante du presbytère, Rose Carivenc. Celle-ci est une viterboise, une fille du cru. Elle n'éprouvait pas un respect exagéré pour les archives paroissiales. Pour confectionner la couverture d'un de ses livres de dépenses, elle utilisa avec à-propos les Publications pour la Régie des Fruits Décimeaux du curé précédent, des lettres adressées à son patron, une longue note de blanchisserie et jusqu'à des pages de registres de la paroisse. Ensuite en bonne ménagère qui a le sens de la pâte feuilletée, elle entrelarda son œuvre de quatre jeux de cartes "au portrait de Toulouse". Le tout, enduit d'une colle remarquable (j'eusse aimé qu'elle le fût moins) chauffait doucement depuis deux cents ans.

 

            Quelles surprise, quand j'eus la bonne idée de mettre la couverture à tremper dans une cuvette ! Ogier, Lancelot, Argine, Hector et Rachel s'ébrouèrent dans leurs habits d'un pourpre grenat ou d'un rouge orangé, bordés d'un bleu très pâle, parmi des fragments de lettres à jamais sans date, telle que celle-ci : "Pour la raison quil nya qune letre qui en parle, vous pouvés croire que la consternation est générale ; nos procureurs font Banqueroute, le Conseil doit 400 mille livres, les trésoriers doivet immencement ; je vois avec regret que je ne pourai pas mamsenter, il faut que Jeane voie de trouver quelqun pour luy ayder. Adieu cher pasteur, donnés moi de vos nouvelles et croiyez moi pour la vie... mes respects à Madame, je luy envie de..."

 

            Si Emilie avait eu aussi peu de soin de ses lettres que l'abbé, nous ne saurions plus rien ni de l'un, ni de l'autre…

 

            Les cahiers de dépense (il y en a deux, et fort volumineux) commencent le 7 Août 1784 et se terminent le 23 Août 1791 : jour après jour on y voit la vie, minutieusement décrite, qui se mena au presbytère de Viterbe pendant sept ans. A l'arrivée de l'abbé, il y a d'abord deux pages d'inventaire de la cure, pour M. des Fost (ou Defos), MM. Vilmenet et Pinel, qui ont prêté différents objets à un curé précédent, l'abbé Jean-Honoré Augier. L'abbé de La Mazelière, Rose Carivenc et François, le valet, prennent possession de la demeure : on les devine plutôt campés, au milieu de malles... Tous les samedis, l'abbé se rend en voiture à Lavaur pour affaires ; il y dîne et il y soupe. Il y est même pour Noël. Je croyais d’abord que l'abbé y allait pour voir l'évêque de l'époque, Mgr de Castellane. Il n'en est rien. Il a dû lui présenter ses hommages et prendre ses instructions, mais cet évêque n'a droit à aucune note particulière. Non : l'abbé de La Mazelière va chercher les lettres et les paquets d'Emilie déposés à l'auberge Vimenet par la diligence. C'est un aristocrate, et sans être rutilant, son équipage est assez aisé. Il dépense à peu près 1 200 livres par an, soit quatre fois ce que gagne dans le même temps l'abbé Bernard Auziés, desservant d'une pauvre paroisse de montagne comme Escoussens. Comme Viterbe n'est guère plus riche, on sait que ces 1 200 livres sont le bénéfice de l'abbé de La Mazelière.

 

            L'abbé se rend à Toulouse par la voiture publique pour voir un ami (sans doute celui dont on a lu la lettre) et s'achète du tabac à priser et un livre pour charmer son voyage. Il déjeune en route... il a souvent la bougeotte. Il achète de la poudre et du plomb : est-ce pour chasser les Cousins de la Bête du Gévaudan dont Emilie peuple ses lettres ? Je présume plutôt qu'il tire quelque lapin dans les collines... En cinq mois, il ne reçoit pas moins de seize lettres d'Emilie, qui ont irrémédiablement disparu grâce aux bons offices de Rose Carivenc, à coiffer des pots de confiture ou à des besognes plus inavouables...

 

            Pendant ce temps la gouvernante traite avec Bonsilven, l'épicier (dont le nom veut dire Bon Servant) qui fournit une barrique de vin de Cavanières, des boisseaux de sel, des livres de chandelle, un quart de poivre, des bouteilles d'huile, des clous... Le ménage commence à se monter, mais on ne mange toujours pas à la cure, M. le curé devant être invité partout dans sa nouvelle paroisse.

 

            François, le valet, qui reçoit assez souvent des nouvelles de sa famille, de Troyes en Champagne, et qui se sert de tabac comme son maître, non pour priser, mais pour fumer, dans des pipes en terre, se voit adjoindre au début de 1785 un acolyte : Antoine, un Savoyard. Antoine sera le commissionnaire : il est toujours sur les routes, surtout celle de Lavaur, où il prend souvent ses repas.

 

            Mais le grand événement est l'arrivée de Madame, le 26 Février : vite on court acheter de la viande, du lait, du sucre, du café trois douzaines de sardines, du fromage : denrées jusque-là inconnues à la cure ! D'ailleurs, les jours qui suivent, Madame se conduit en vraie maîtresse de maison. Elle fait venir le tailleur, qui prend mesure d'un habit pour M. le curé, et commande des accessoires indispensables : deux pots de chambre de terre et un de faïence, deux plats à barbe... La vaisselle de terre est visiblement celle des domestiques. Puis douze assiettes de terre, trois plats ronds, trois cuillers de bois, un pot à eau et une cuvette, un garde-manger, un poivryer, une sallière, un écumoir... deux terrines, un huilier. Cela devient une vraie maison.

 

            Elle fait venir un vitrier, la cure étant aussi bien ouverte à tous les vents du ciel...

 

            Madame, on le sait, ne débarque pas seule de la diligence de Toulouse où il a fallu aller la querre : il n'y a pas encore de service Toulouse-Lavaur. Elle est accompagnée de Louise Lequens, sa femme de chambre, coquette personne qui ne s'achète pas moins de vingt paires de souliers en quatre ans : chaque fois que Madame s'achète des souliers, Louise s'en achète aussi. Il faut dire que les chaussures féminines de l'époque sont tout simplement ce qu'on appelle aujourd'hui des ballerines. J'en ai retrouvé des semelles dans divers greniers : minces et pointues, d'un seul morceau de cuir elles n'isolent aucunement du sol, d'où rhumes constants. Il y a aussi des babouches (que Rose Carivenc écrit sans s'en faire bamboches, ce qui m'a longtemps posé un problème, la bamboche du XVIIIe siècle étant souvent une pâtisserie) Ces dames s'offrent des mantilles pour aller à la messe, de la soie blanche, de la faveur verte, du ruban de soie noire. Elles font de la couture, comme le prouvent abondamment les dés, les épingles et les aiguilles qu'elles achètent ; elles font même du tricot. Comme elles ne suffisent pas à l'ouvrage, en 1789 elles font venir une couturière, la Rose (mais n'est-ce pas la gouvernante elle-même ?) qui taille des vestes, des chemises et des cotillons pour les dames, et même un drapeau, la mode étant au patriotisme. Ce n'est pas parce qu'on habite un presbytère qu'on ne doit pas se mettre au goût du jour.

 

 

 

*

 

 

 

            De temps à autre, notre Candide et notre Cunégonde ont des idées pour gagner des sous. Idées imbéciles, cela va sans dire. Celles que caressent, en pareil cas, les gens du monde dans la débine pour refaire leur fortune : élever en chambre des chinchillas, faire pousser en cave des champignons. La peau des premiers, c'est connu, se vend un prix fou, et la cote des autres ne fait que monter ; c'est bien simple, sur le marché mondial on en redemande. Emilie a la fantaisie d'élever des vers à soie, dans un pays où tout le monde à l'époque élève des vers à soie. C'est facile : n'y a qu'à ramasser des feuilles de mûrier et les mettre sous le nez desdits vers, qui se précipiteront pour les brouter. M. de Saint-Germain la félicite d'une aussi riche idée. Au mois de juillet 1785, elle n'achète pas moins de quatre fois des cocons à Norette, puis à Lorant (sans doute des voisins) puis il faut des cloux pour les boittes des ver. Pendant ce temps Rose Carivenc, qui sur les pages de garde de ses cahiers se pose de petits problèmes (Trois marchands ont fait bourse commune et il on gannier 300000. Le premier a mis 200 livres, le deuxième a mis 800 livres ; on demande la part de chacun) se livre, elle, aux joies du jardinage : elle sème des coclaria, elistrope, rézédats, oeillets de la chine, giroglée grecque, oeillets d'Inde, du bazelique fin, de la rose trémière rouge, de 1'escabieuse, de la giroflée blanche, de la reine marguerite, des oeillet doubles, de la giroflée rouge, du bazelique gros, de la guimauve, de la quarantaine rouge, du baume du Pérou... Pour les reconnaître, elle numérote chaque piquet et garde l'équivalent dans son cahier. N'est-il pas charmant, ce jardin du XVIIIe s. ? On n'y trouve aucune plante à bulbe, ni dahlias, ni glaïeuls, ni iris... Pour tenir tout cela en bon ordre, elle acquiert un enrozoire, un entonoir, 2 plotes de ficelle une pioche et une fourche, une marre, un cordot, une pelle, une bêche, une sergoitte, fait faire le repassage des serpettes et raquemoder une rou de buriette. On a compris que c'est d'une roue de brouette qu'il s'agit. Elle s'occupe aussi du potager, achète de la graine de cerfeuil et de choux.

 

 

 

*

 

            L'abbé continue à se rendre tous les samedis à Lavaur, où il dîne et goûte avec régularité. Emilie, qui l'accompagne, en profite pour faire les courses indispensables : quatre douzaines d’assiettes, des gobelets, une carafe, une petite soupière, trois tasses à café, une écuelle de faïence, quatre plats longs de faïence, une soupière rouge... Elle aime acheter de la vaisselle, car parmi les poules, les pigeons et le beurre, on trouve encore une cuvette et son pot, quatre salières de cristal et une de faïence, des casseroles de terre et des goblets de crystal... (De quoi faire la fortune des brocanteurs de l'Albinque si tout cela n'était pas irrévocablement dans l'Agout depuis belle lurette). De temps en temps on fait un extra : un jour de Mai on va dîner et goûter à Puylaurens. Le 1er Décembre, comme on a reçu une lettre de M. Villeneuve, on va lui rendre visite dès le lendemain à Hauterive. Il faut entretenir aussi de bons rapports avec M. Bauduer de Teyssode, le syndic de l'évêque.

 

 

 

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            Que l'Agout était poissonneux, quand on n'y jetait pas encore de détergents ! En cette année I785, Rose achète 66 fois du poisson de rivière, c'est-à-dire tous les samedis et les jours maigres : 3 livres de poisson... pour du poisson du jeudy saint... Pour deux enguilles... une carpe... Une seule fois on se paie trois douzaines de sardines : un arrivage rarissime de poisson de mer. On sert deux fois, comme curiosités, des grenouilles et des écreviches : j'ai vainement cherché les Anglais qu'on cherchait ainsi à dégoûter.

 

            La viande est représentée, en énorme majorité, par les produits de la campagne environnante : poules et poulets (38 et 28 pour cette année-là) contre six fois seulement de viande de boucherie. Le reste : huit fois des alloites (alouettes) huit fois des pigeons ou pigeonneaux. Du gibier : six lièvres, trois fois des perdrix, une bécasse. On ne compte pas ce que tue l'abbé, car il continue à chasser, au mépris des lois : en 1786 il fait raccommoder son fusil, achète du plomb, une livre de balles, et se fait confections un sac à plombs brodé. Il n'achète pas de lièvres ou de perdrix, puisqu’il les tire lui-même sans vergogne. Pas de lapins non plus, mais sans doute les domestiques en élèvent-ils ? Quelques livres de lard, une langue de bœuf, trois fois du fromage de cochon (du fromage de tête) six fois de la sosise, une fois des tripes, une autre du muzeau, et une tête de mouton : des abats, comme on voit. On fait un extra en achetant deux fois l'an deux paires de chapons.

 

            Franchement, on doit facilement trouver, dans la France de l'époque, des gens plus mal nourris... malgré "les loups qui rôdent depuis un mois autour de la maison que j'occupe" comme a le culot d'écrire Emilie.

 

 

 

*

 

 

 

            Après le poisson et la volaille, les œufs forment le gros bataillon. Rose en achète 45 fois en marquant quelquefois la provenance : pour le père Allerte pour des œufs, ou la destination : pour des œufs de léglise. Une seule fois elle a la fantaisie d'acheter des oeuffe pour couvé ; tentative qui, sans doute, fut sans lendemain. On ne compte pas les achats presque journaliers de lait et de beurre, mais seulement trois petits fromages pour cette année 1785 que j'ai choisie comme exemple.

 

            Les légumes et les fruits ne sont guère prisés. Ou l'abbé et Madame n'en mangent pas beaucoup, ou, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, ils en ont dans leur jardin, potager et verger. A ce propos je voudrais noter qu'en 1943-44, le bon abbé Pierre Vidal, curé deTeyssode où cette année-là je lui servis d'enfant de chœur, ne vivait guère différemment avec sa sœur que cent cinquante ans plus tôt l'abbé de La Mazelière et Emilie de Portocarrero. Lui aussi s'occupait de ruches et cultivait des œillets d'Inde dans le jardin de son presbytère et les lapins pullulaient, de Magrin à Damiatte, ces années où pour cause d'Occupation la chasse était fatalement interdite.

 

            Je dois d'ailleurs rappeler ici un souvenir personnel. Coincés à Paris par la Libération, mes parents ne purent venir me chercher à Teyssode qu'en Octobre, le réseau ferroviaire étant partout démoli par les bombardements et les sabotages. Ils mirent trois jours à descendre de Paris, rejetés de train en voie de garage, en compagnie de gens qui comme eux n'avaient pas de nouvelles de leurs enfants depuis

 

des mois. A la halte de Brazis enfin, où ils débarquèrent en pleine nuit, ils purent sentir l'odeur délicieuse de la campagne et se diriger tant bien que mal vers ce charmant village de        Teyssode où je venais de passer un an. Las !            La porte du château était close   : ma grand-mère et ma tante, prévoyant        des batailles dans le Vaurais, nous avaient emmenés à Escoussens, où eût lieu, justement, un sanglant accrochage au Plo-del-May... Elles croyaient se mettre en sûreté ! Mes parents furent hébergés par le bon abbé Vidal, qui avait justement du civet de lapin : les Allemands partis, les paysans trucidaient à qui mieux mieux les capucins qui broutaient leur maïs. Et, naturellement, ils en portaient au ritou. ("Baï t'en mé pourta aquélo bestio al ritou, té disi".) Quarante ans après, ils parlaient encore "du civet de lapin que ce bon curé avait accommodé avec le foie, un petit verre d'eau-de-vie, des feuilles de laurier"... (Je passe les détails, ce n'est pas un ouvrage culinaire).

 

            Quoiqu'il en soit, au presbytère de Viterbe, en cette année 1785, on note pour les oignons quatorze achats, dix pour les choux, cinq pour les pois (autant que pour les champignons, en septembre). Six mesures darricot, quelques vagues salades, raves, porreaux, carottes et persil, pour mémoire... Trois fois des fèves et deux fois de l'ail, une fois des asperges et une du cellery, une fois des radix, voire des radix noirs. Un seul boisseau de farine de millet : on ne devait guère manger de millas, chez M. de La Mazelière.

 

            Pour les fruits, c'est encore plus mince : six fois des sitrons, quatre des oranges, deux des guignes, ces délicieuses cerises acides de la région de Teyssode, deux des figues, mais sans doute y a-t-il des figuiers aux environs du presbytère, une fois des chatennes, des amendes et des pruneaux.

 

            Enfin une mention spéciale pour les gâteaux. M. le Recteur a l'air de raffoler des gimblettes, cette spécialité albigeoise en forme d'anneau que je trouve personnellement dure et sèche, vaguement anisée (l'Oncle de Lavaur prétendait qu'en en bourrant un tromblon on pourrait tuer une vache sous le Marché-Couvert). L’abbé de La Mazelière en achète vingt fois. Six fois des barquettes, une fois des biscuits de mer, et une tourte...

 

            Les livres de comptes de Rose Carivenc nous apprennent beaucoup de choses sur la vie de cette minuscule paroisse à la fin de l'ancien régime. Il y a Poulou de Véssière (une ferme de Viterbe), Picou, Pierrot du Port (car on passe l'Agout en bac).

 

La Mie du Port passe Madame quand elle va dîner à l'Auberge des Trois Rois à Lavaur, mais elle vend aussi des poulets, tout comme la métayère de La Serague ou celle d'Au Buisson. C'est Brun, de La Capelle, qui fournit le lait, et Pierre, de la Borde-Nove, qui porte des conmoules de son. Il y a Jacques, le maçon, et Cécile de la Mouline qui vient faire la lessive. Viterbe, cette petite communauté de deux consuls et 328 habitants, revit sous nos yeux à travers les comptes de la gouvernante comme un peuple de santons : il y a Piaret et Marquette, qui font des journées et fournissent du bois, et 1'Arbisois, un compagnon charpentier qui est souvent là pour racomoder la toiture. On aura compris que 1'Arbisois désigne un Albigeois : Albigeois l'Ami des Compagnons, Albigeois l'Exemple de son Père... Avant de percer son identité j'avais d'abord cru que la gouvernante était quelque Parisienne importée. Pas du tout : Rose Carivenc est bien une fille du pays. Qui sans cela pourrait noter des achats de mesture (mélange farine et son), ou qu'elle a fait, avec de la graisse de canard, 6l livres et demi de gratabous, sans compter les quenquerolles ?

 

 

 

*

 

 

 

Paris le 30 Xbre 1786.

 

 

 

            je vous envoyé pour vos étrennes, mon cher curé une rescription de cinq cents livres.

 

            Vous êtes sûrement bien persuadé que c'est de bien bon cœur que je vous souhaite une bonne et heureuse année, et à la belle amie, comme je lui souhaite de la santé, et comme je l'embrasse de toute mon âme.

 

            Répondés à ma dernière le plutôt que vous pourrez.

 

            Soyez toujours bien persuadé que c'est bien malgré moi si je ne vous envoyé pas autant de secours que je le voudrois, mais enfin comme dans l'Evangile, encore un peu de temps.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

                                                                                                          de St Germain.

 

 

 

 

 

 

 

M. Bollioud de Saint Jullien

 

à Emilie de Portocarrero

 

 

 

 

 

A Paris le 13 Janvier 1787.

 

 

 

            je vous remercie, ma très chère amye, davoir bien voulu me donner de vos nouvelles car jignorois le pays que vous habitiés. Vous voilà à présent en languedoc aupred de labbaye de M. Labbé de Crillon ayant besoin de respirer un air plus pur et plus chaud. Je prends toute la part possible à l'accident que vous avés eu à la main droite qui dure depuis deux ans, vous avés été au moment de la perdre. Vous avés été dans létat le plus dangereux, vous avés bien fait de suivre les conseils quon vous a donné de quitter paris pour aller dans un pays plus analogue à votre situation, japrends avec grand plaisir que vous éprouvez un mieux sensible, je suis content de votre écriture qui est la même. Je vous remerçie de votre attention à avoir voulu me rassurer en m'écrivant de votre main malade, je fais des vœux bien sincères pour que vous rétablissiés parfaitement une santé aussy chère, soyés bien persuadée de tout l'intérêt que jy prends. Je continue à me bien porter, j'ay fait payer tout de suite votre pension à la personne qui est venue de la part de M. Germain pour la recevoir et je luy envoyé ma lettre, je vous promets le plus grand secret.

 

            J'ai l'honneur d'être ma très chère amye avec mon ancien et tendre attachement votre très humble et très obéissant serviteur

 

 

 

 

 

                                                                                   Bollioud de St Jullien

 

 

 

Paris le 19 Janv. 1787.

 

 

 

            J'ai à répondre à vos deux lettres du 28 Xbre et 1° Janv. comme de votre côté vous avez à m'accuser la réception de la mienne, contenant une rescription de 500 L., mais je n'ai que le temps de vous envoyer la rescription de 350 L. pour la recette que j'ai faite chez M. de St Julien dont ci-joint une lettre.

 

            Dites à notre belle amie que je l'embrasse et l'aime de toute mon âme. Je voudrais vous faire plus riche mais à l'impossible nul n'est tenu. Je vous écrirai incessament et vous embrasse de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 31° Mars 1787.

 

 

 

            J'ai reçu, mon cher curé, vos différentes lettres, votre dernière du 19 de ce mois me désole et je vois avec grande peine que vous jettés le manche après la coignée. Je ne suis que trop persuadé de votre détresse et de votre malheureuse situation, mais je ne puis faire que ce que je puis, il ne faut pas compter sur des emprunts, il n'y a plus de confiance içi, les banqueroutes des gens qui passoient pour être de la plus grande opulence ont retiré toute confiance, et il ne faut compter absolument que sur soi-même. Tachez donc de pousser le Temps avec l'épaule, à force d'étendre les bras on les allonge toujours un peu. Je vous ai envoyé tout l'argent que j'ai pu et j'en ferai de même, mais votre gêne et la mienne subsisteront jusqu'à ce que les dettes d'Echarcon soient payées, songés que l'on n'a rien tiré de tous les meubles qui ont coûté beaucoup d'argent à faire enlever, le peu qui a été vendu l'a été pour rien c'est à dire qu'on n'a pas tiré 400 L. net, c'est donc sur le revenu qu'il a falu prendre les frais du séjour à Paris, les frais de départ et les ports, vraiment lorsque les 2000 L. seront libres vous serez grand Seigneur, jusque là vous serez bien gêné car je sens que votre maison est d'une lourde dépense quoique je voye que vous économisiez de votre mieux.

 

            Conservons la santé de notre amie. Dites lui bien que je l'aime de tout mon cœur, qu'elle peut compter que je vous aiderai tant que je pourrai et que j'espère que nous en viendrons à bout.

 

            Je vous envoye une rescription de 600 L. c'est un léger secours mais je ne puis faire mieux, je vous en enverrai un autre le plutôt possible.

 

            Vous ne m'avez pas encore renvoyé la quittance signée des affaires étrangerres et je l'attends. Ci-joint des lettres que j'ai été obligé d'ouvrir pour faire le paquet d'une forme régulière. Il faudrait que notre amie m'envoyé un billet de 104 payable au mois d' 8 bre 1788 pour solder sa dette envers un brave homme Mr. Decq ce billet sera au profit du M. Decq en voilà copie, c'est plutôt fait.

 

            Je vous embrasse mon cher curé et notre amie de toute mon âme.

 

 

 

                                                                                                                      de G.

 

 

 

donnés un petit acompte à chacun afin d'appaiser.

 

 

 

Paris le 8° mai 1787.

 

 

 

            J'ai reçu mon très cher, votre lettre du 15 Avril dont moitié est de notre amie que j'embrasse de tout mon cœur, j'y répondrai incessament, mais les mouvements de nos chefs ou plutôt les changements, ne me permettent pas de lui donner ny à vous plus d'un moment, je l'ai employé à aller trouver M. Boulanger dont vous me faites peur dans votre lettre du 27 avril, car je sens de quelle conséquence il est que vous ne vous familiarisiés pas avec les huissiers de votre pays, cet homme m'a dit que vous ne lui aviez fait aucune réponse à 3 lettres qu'il vous avoit écrite, qu'il en a été de même d'une qu'il a écrite à M. votre frère le chanoine (1) et qu'enfin ayant absolument besoin de son petit avoir pour soutenir sa famille et surtout 4 enfans de sa fille qui sont sans pain ; il s'était adréssé au Bureau de Correspondance, dont les frais sont énormes, et afin d'en éviter la continuation je l'ai prié d'aller au Bureau de la Correspondance donner des ordres précis de retirer le tout, je lui ai promis de lui rembourser ce qu'il y auroit de frais dés que les pièces seroient de retour et de prendre des arrangements avec lui, pour votre dette de 249 L. I1 est allé dés ce matin au B.eau de lad. Correspondance et j'espère que cette affaire n'aura pas de suite.

 

________________

 

(I) L'abbé de La Mazelière a un frère chanoine, Jacques-Joseph Rous, beaucoup plus âgé que lui : il l'avait tenu, en 1746, sur les fonds baptismaux d'Embrun.

 

 

 

            La quittance pour les affaires étrangerres n'a pu servir, je me suis engagé d'en fournir un autre d'après le nouveau modelle, vous en trouverez ci-joint deux que vous me renverrez toutes deux après les avoir fait signer par notre amie. L'une servira à dégager ma promesse et l'autre pour le quartier prochain.

 

            Ci-joint aussi une rescription de 200 L. pour vous aider, je n'ai pas besoin de vous dire que je fais plus que le possible. Dés que je pourrai vous envoyer quelque chose je le ferai, je n'ai je vous jure pas besoin que vous m'y invitiés puisque je scais combien vos besoins sont grands.

 

            Autre retard, M. d’Aranda et M. Hérédia sont partis pour l’Espagne, Mad. d’Aranda n’ayant pu s’accoutumer à l’air de Paris.

 

            M. le Comte de Fernannunès est nommé ambassadeur et ne sera içi que dans deux mois.

 

            M. le chev. Diriate est nomé secrétaire d’ambassade et est icy.

 

            Mais pour avoir votre certificat de vie, il faut faire connoitre notre amie, ainsi délivrez lui un certificat de vie et de liberté, faites le légaliser si vous le pouvés, et elle écrira à M. le chev. Diriate pour le prier de lui donner son certificat de vie et de liberté comme M. Hérédia avoit la complaisance de le faire, elle ne parlera pas du certificat que vous lui donnerez dans sa lettre. Envoyez moi le tout, le plutot possible, attendu que je n’ai point de nouvelles d’Espagne depuis le mois de Xbre et que j’attends votre lettre tant pour avoir le certificat ministériel que pour écrire en Espagne tout de suite.

 

 

 

            M. de Brienne (1) est nomé chef du Conseil Royal des Finances, M. Laurent de Villedeuil est Contrôleur Général.

 

            Je vous embrasse de tout mon cœur

 

                                                                                                          De St G. 

 

 

 

 

 

 

 

Paris le 22e mai 1787.

 

 

 

            Nos lettres se sont croisées, mon cher curé, ou du moins je le soupçonne, celle que j’ai reçu hier de vous par la voye ordinaire est datée du 10 avril 1787. Je pense bien que c’est du 10 mai que vous avez voulu mettre, elle en renfermoit une de notre amie à M. Hérédia datée du 20 mai et je pense aussi que cette date a été mise exprès au 20 à cause de l’échéance de la pension, somme tout, la dernière que je vous ai écrite contenoit une demande d’un certificat de vie et beaucoup d’autres choses comme signature de quittance etc, etc.

 

 _____________

 

(1) : M. de Brienne est Loménie de Brienne, né en 1727, ecclésiastique et homme d’Etat spasmodique et intermittent qui a fait le plus grand tort à l’ancien régime. Evêque de Condom, archevêque de Toulouse puis de Sens, ce mauvais prêtre « venimeux et débauché » écrit le très royaliste Bernard Faÿ, parvint à être nommé Premier Ministre de Louis XVI. Il fut ensuite cardinal. « La manie des réformes et des innovations qu’il avoit prise des économistes, le rendit en un instant odieux à toute la France… Partisan de la Révolution, il se vanta même de l’avoir préparée. Il mit dans les affaires de la Religion la même incertitude qu’il avoit mise dans celles de l’Etat ». Ce politicard qui n’aurait déparé ni l’Eglise, ni l’Etat à la fin du XXe siècle et aurait été au contraire très à l’aise dans nos mœurs, fut cependant à son époque déclaré déchu du cardinalat et mourut à Sens en février 1794 « rongé de dartres et accablé d’infirmité » (Korn). Le Contrôleur Général des Finances Laurent de Villedeuil ne resta en place que quatre mois. Il ne travaillait avec Loménie de Brienne qu’avec dégoût et « toujours en présence du Roi ». On lit son nom au bas de la Convocation des Etats-Généraux.

 

            J’ai fait payer l’abonnement du Journal de Genêve, ainsi je crois que vous le recevés comme à l’ordinaire.

 

            La mère de Melle Lequens m’a remis une boite qui contient des coëfures pour laquelle j’ai payé 14. Celà n’est pas cher. Ci-joint une lettre pour sa fille.

 

            Le journal où vous avez lu le déplacement de M. Gojard n’a pas dit vrai, il est non seulement toujours en place, mais on auroit grand tort de ne l’y pas conserver, ainsi vos lettres ; toujours de même, jusqu’à ce que je vous prévienne, mais il n’y a pas apparence que vous le soyez ci-tot.

 

            M. Hérédia est en Espagne, j’attendrai donc votre réponse à ma dernière lettre. Voilà le beau temps, j’espère qu’il contribuera au

 

rétablissement de notre amie, ce que je souhaite de bien bon cœur, je vous embrasse de même.

 

            Les nouvelles sont toujours si incertaines que je ne vous en donne pas, cependant il paroit certain que l'Assemblée des Notables finira cette semaine.

 

 

 

                                                                                                         de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 28° Juillet 1787.

 

 

 

            Je n'ai pas répondu aux différents articles de votre lettre du 21 mai, ainsi mon cher curé j'ai reçu les quittances des affaires étrangerres, et ci-joint une autre que notre amie signera et que vous me renverrez à la 1° occasion.

 

            Je scais que le Pere et la Mere de Melle Louise se portent bien, ils dévoient m'envoyer une lettre, mais elle ne m'est pas encore parvenue. La mère m'a remis une petite boite contenant des coeffures à bon marché, il pourroit encore tenir quelques rabats, ainsi envoyez moi l'adresse si vous en avez besoin, je les joindrai à la petite boite que j'enverrai après votre réponse.

 

            Je me suis arrangé avec le secrétaire du nouvel ambassadeur, j'espère que je n'aurai point de difficulté à cet égard.

 

            M. la Flotte est toujours chargé du payement de la pension, partant point dembarras de ce côté.

 

            Je n'ai jamais pu trouver M. le Cte de Lascaris, il est inconnu à son ancien domicile, les gens ont changé, j'ai envoyé chez l'abbé de Crillon on ne scait pas l'adresse de M. de Lascaris.

 

            J'ai été chez 4 opticiens qui tous disent qu'il est impossible d'envoyer un verre sans connoitre le foyer, et qu'ils ne l'enverront qu'autant qu'on pourroit en envoyer un morceau de celui qui est cassé, parce qu'ils jugeroient par cet échantillon de ce qu'ils pourroient envoyer à peu prés. Je fais la réflexion qu'à Toulouse et à Montauban il y a des marchands de lunettes ou opticiens qui sûrement feront votre affaire, ou bien profités de la 1° occasion de quelqu'un qui vienne à Paris et envoyez moi la lunette.

 

            Votre lettre du 6 Juin a été remise chez moi par un Mr. qui n'a pas dit son nom et que vous ne me nomez pas dans votre lettre. Il devoit revenir il n'a pas laissé son adresse et je ne l'ai pas revu, s'il revient je lui rendrai tous les services que je pourrai. Quant à votre lettre du 14 de ce mois, elle m'a beaucoup chagriné, car je vois que vous êtes aussi malheureux à peu de choses prés qu'à Echarcon, ainsi au moyen que vous n'avez rien vendu des effets sauvés, vous êtes resté dans le plus grand embarras et comment faire ? la solde des créanciers d'Echarcon va jusqu'en 89.

 

            Vos détails m'ont fait plaisir puisque je vois que vous avez fait de votre mieux, mais vos dettes sont trop fortes et vous aurez bien de la peine à vous en tirer, néanmoins pour vous aider j'ai pris de tous les côtés et je vous envoyé une rescription de 1200 L. Je vous enverrai les 3 autres cent livres à la fin de 7 bre, ne donnés que de petits acomptes mais donnés partout pour prouver votre bonne volonté.

 

            Je vous répète que votre lettre m'a mis au désespoir, de vous voir tous malheureux, continués cependant votre économie et je ne veux plus lire cette lettre, le Bourdon que je vous envoyé peut vous aider beaucoup. Je vous aime autant que vous m'aimés, ainsi vous devez juger de ma peine en vous voyant et cette ancienne amie presque aussi malheureux que ci-devant.

 

            A propos la rescription n'est pas sur le même receveur parce qu'il n'y avait pas d'argent à la caisse de la Régie, on m'a bien assuré aux Fermes que celle-ci jointe serait payée, mais je sais que les receveurs payent le plutard qu'ils peuvent ainsi il faudra prendre des mitaines et les prier.

 

            J'embrasse la belle amie sur les yeux et le cœur, je vous donne la main droite de bon cœur et je vous souhaite autant de santé que j'ai de travail et d'embarras. Bonjour

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

Lises moi si vous pouvés.

 

 

 

 

 

Paris le 2° 8 bre 1787.

 

 

 

            J'ai reçu avec un plaisir indicible vos deux lettres, ma Belle, chère et anciene amie, elles me prouvent que le bras va bien, elles me disent que vous avez un peu de gaïeté, et que le cher curé se porte bien, vous voyez qu'en voilà bien assés pour me faire un très gros plaisir, j'ai aussi reçu une lettre du curé du 15 aoust, et je réponds à tout.

 

1°. Le jeune homme que vous m'avez envoyé au mois de juin et qui sollicitoit un brevet d'officier est revenu me voir. Je lui ai donné tous les conseils qui lui ont été nécessaires, il est fort doux et très honête, il n'a rien fini à cause de la retraite du Ministre. Il est retourné à Rochefort, M. de La Touche l'a bien reçu, lui a promis et celà s'arrangera, il a été volé à Paris de 35 louis par des gens qui ont mis quelque chose dans sa boisson et ont profité de son sommeil pour le voler, il s'est trouvé sans argent, je lui ai remis 5 louis sur un billet de, je crois, M. Dorteze chev. St Louis, de Lavaur, je n'en ai pas le nom devant moi, mais je crois que c'est Dorteze, je vous enverrai ce billet pour que vous vous en procuriez le payement.

 

2°. A l'égard de M. Rivalet Dufos, j'ai eu l'honneur de le voir deux fois. Il est en effet un peu timide, mais tout plein de bonne volonté, ii doit m'ammener un de ces matins M. son beau frère avocat et nous raisonerons un mémoire pour demander quelque chose, il sera cependant bien difficile d'obtenir dans un moment de réforme générale. Je ferai au surplus tout ce qui jasera en mon pouvoir pour joindre ma reconnaissance à celle que vous portés aux chères sœurs de ce Mr. qui vous ont obligées.

 

3°. Je ferai auprès de M. le ch. Diricarty tout ce que vous me demandés et qui sera nécessaire, je vous rendrai compte de celà dans un autre moment et quand je l'aurai vu.

 

4°. Courage Madame l'astronome, je voudrois bien aller vous en donner des leçons. En attendant continués à prendre l'air du soir, mais garez vous de l'humidité et n'allés pas détériorer un commencement de meilleure santé, au moyen des réformes je suis malheureusement tenant içi plus que jamais, au moins pendant un temps, car il n'y a pas d'espérance de retraite dans ce premier moment, et il faut rester enchaîné encore quelques instans et réparer si je puis des pertes sur mer très considérables que j'ai éprouvé depuis quelques années.

 

5°. Je composerai une petite boîte de mon mieux que je vous enverrai dés que j'aurai un moment à moi, je vous enverrai aussi un peu mais très peu d'argent, je voudrois aller vous le porter moi-même, c'est tout dire sur le désir que j'ai d'être avec vous et je suis sur que nous serions tous bien ensemble. Gaieté, bonté, bienfaisance, soit en donnant un peu soit en donnant de bons conseils soit en donnant des soins, voilà bien de charmans moyens de remplir son cœur.

 

6°. La mère de Louise se porte bien, son père et toute sa famille ; j'ai bien une lettre pour elle et des aiguilles mais le port de la poste est trop cher, ainsi, renvoyé à la boîte.

 

7°. Le Parlement est de retour à Paris, et au moyen de la levée des 2 20° tout celà est arrangé. Le Ministre de la Guerre est M. de Brienne frère de votre archevêque, celui de la Marine est M. de La Luzerne que l'on est allé chercher à St Domingue. Le reste beaucoup de réforme, on espère que nous n'aurons point de guerre parce que la Hollande est si serrée par le Statoudre et les prussiens qu'il faut un arrangement devenu indispensable, faute par nous d'avoir fourni des secours.

 

8°. Je crois que vous pouvez encore écrire sous le couvert du M. Gojard il n'en a pas fait encore la déffense ainsi continués car les ports sont chers.

 

9°. Le curé m'a mis du baume dans le sang par sa lettre du 15 d'aoust il m'a assuré qu'il revenoit à la vie par l'arrosement des 1200 L. et celà m'a bien fait plaisir car il m'avoit tué par ses précédentes, il m'a fait le charmant inventaire de votre petit avoir, et je me suis transporté, avec sa lettre dans votre Palais, où j'ai été enchanté. J'ai vu les belles armoires, les beaux et bons lits, la baterie de cuisine enfin le joli petit ménage où je voudrois être le troisième, oh ! qu'il a bien fait de cacher sa misère, c'est là de l'esprit.

 

10°. je n'ai pas encore de nouvelles de Mad. de Vintimille. Pour l'adresse de M. de Lascaris, je l'aurai incessament. Le Grand Maître aura encore la bonté d'attendre la réponse quelques jours.

 

            Je vous embrasse, bien, beaucoup fort, encore davantage et aussi le cher curé, que je remercie encore une fois de sa lettre et avec lequel j'ai la rage de jouer au volant et d'aller faire une petite promenade comme celle d'Essonne, nous irions à Toulouse et Lavaur à Montauban en nous promenant, il n'y a plus de papier blanc, partant ainsi, bonjour, bonsoir et de tout mon cœur

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

Paris le 8° Xbre 1787.

 

 

 

            Bonne fin d'année, bon commencement de l'autre, voilà deux bonnes choses pour commencer, monsieur le curé et notre bonne amie. Ci-joint une rescription de 500 L. sur Toulouse, plus un billet de 120 L. de M. Dorteze payable le mois prochain dont j'ai payé la valeur à M. Delpeche, lequel m'a dit que sans envoyer à Castres il serait payé à Lavaur, je n'ai pu refuser à ce galant homme de lui payer cette somme dans le temps où il avoit été volé, voilà donc 620 L. qui doivent richement vous arranger. Vous trouverez ci-joint une quittance pour M. de St Julien, que notre amie signera, où il y a un point, et que vous me renverrez tout de suite.

 

            Je préfére de prendre ce parti à donner la procuration qui pourroit éprouver quelques difficultés, je me servirai du certificat que vous m'avez envoyé, à moins que vous n'aimiez mieux m'en envoyer un plus jeune. Je vous observe que le certificat que vous m'avez envoyé l'année dernière était légalisé par M. Roudés, je ne sais pas si celà est nécessaire. Je le recevrai le plutôt possible, je vous ferai passer encore cet argent, ainsi mes enfans soyés bonnes gens et donnés moi repos quelque temps, car vous pouvez être persuadé que si vous n'êtes pas aussi heureux que je le désire, en vérité ce n'est pas ma faute. Je ferai partir cette semaine une petite caisse qui contiendra :

 

1°. Un violon vieux que j'ai fait éprouver et qu'on m'a dit être bien meilleur qu'un neuf. On a ajouté qu'il était absolument fait pour un amateur, je me suis avisé de dire qu'il étoit pour un brave homme de curé de village, à quoi on m'a répondu : "Ne lui envoyez pas celui là, car il lui en faut un bruyant, et celui là est un joli violon charmant". Je me suis gendarmé et j'ai dit que mon curé n'étoit point un crin crin alors on m'a conseillé de l'envoyer, et vous l'aurez, il est garni d'un archet, doubles cordez, des chantrelles, colophane etc, plus de la musique bonne ou mauvaise, je n'en scais rien, mais comme la musique est fort chère et que j'ai trouvé celle là à bon marché, elle m'a parue excellente, vu notre situation, au reste vous me demanderez ce que vous voudrés pour une autre occasion, plus il y aura des aiguilles que la mère de Louise m'a remise, lettre pour elle et puis je ne sais quoi, des coeffures à bon marché pour notre amie que l'on m'a aussi remises. 2 douzaines de rabats ordinaires et 6 très beaux.

 

            Je ferai avec le secrétaire d'Espagne comme je pourrai avec les certificats de vie et de liberté. Si j'ai besoin de quelque chose je vous le demanderai, quant à m'expliquer avec lui sur les affaires de notre amie, je le ferai dans un moment de tranquillité, car j'ai tout autant à cœur que vous, le maudit quartier d'avance.

 

            Allons, courage, si la promenade du soir ne fait point de mal à la santé de notre chère amie, j'irai avec elle calculer les distances des étoilles, nous assurer de la position, enfin faire des merveilles astronomiques.

 

            Je n'ai non plus entendu parler de montre d'argent que de lanlaire, ainsi je ne vous en envoyé pas, idem du petit paquet de M. de Launay.

 

            Le joli tableau de la vie champêtre que notre amie me présente seroit bien de mon goût, mais que je suis encore loin de pouvoir en profiter.

 

            Le père et la mère de Louise se portent à merveille. Quant à des nouvelles, il y en a tant, qu'il m'est impossible de tout vous dire, ainsi j'aime mieux me taire. Je verrai à vous envoyer le Courrier du Bas-Rhin.

 

            Quant aux lettres on les taxe toujours et jusqu'à la fin de Janvier il faut souffrir sans rien dire sans dans ce temps à profiter de ce qu'on nous promet, à l'égard de vos lettres envoyez les toujours sous le couvert de M. Gojard car il m'en passe quelques unes et c'est toujours autant d'échappé à la rapacité fermière, d'autres sont taxées, je paye et ne dis mot, j'ai payé le port de celle-ci afin que vous n'ayez point à débourser.

 

            J'ai payé les frais que votre tailleur avoit faits, et conformément à la promesse que vous lui avez faite je lui donnerai un petit acompte dans le mois de janvier.

 

            On vient me rendre réponse du prix du Courrier du Bas-Rhin : il coûte 36 L. pour l'année, le Courrier de l'Europe 48, La Gazette de Leyde 36, le Mercure 32 L. voyez ce que vous préférez.

 

            Si Douceau vient me parler je lui donnerai les renseignements nécessaires pour se rendre à Vitterbe, et ne direz mot sur le séjour de notre amie.

 

            J'ai reçu par M. Duflos il y a quelques jours votre lettre, sans date, dans laquelle étoit renfermé copies de celles que Mr. 1'archev. de Toulouse a écrite à Melle sa sœur, je serais presque tenté de vous quereller sur l'observation que vous me faites, que M. Duflos a cru s'appercevoir d'un peu de refroidissement dans ma manière de le recevoir, vous avez du dire d'avance, mon cher curé, que celà était impossible, aussi n'ai je rien dit à cet égard à M. Duflos, j'ai causé avec lui comme le premier jour que j'ai eu l'honneur de le voir, nous avons mis notre imagination à la torture pour savoir ce qu'il falloit demander et notre résultat a été de dire, qu'il étoit déraisonnable de demander une chose plutôt que l'autre puisque tout s'agissoit de la vacance des places et qu'elles seroient toujours toutes données avant que nous fussions instruits de la vacance. La seule espérance est donc que M. 1'archev. ait assez de bonne volonté pour avoir envie de placer M. Duflos et comme il sera le 1° et le plus instruit, il peut tout faire ; M. Duflos m'a dit qu'il avoit engagé Melle sa sœur à venir à Paris et qu'il jugeoit que ses sollicitations feroient cent fois plus que lui, ma foi je crois qu'il a raison, et si la santé de cette demoiselle peut lui permettre d'entreprendre un pareil voyage dans la saison rigoureuse, elle ne peut faire mieux pour Mr. son frère, puisque outre la bonne volonté annoncée par les lettres de 1'archev. je pense qu'il se croira forcé par la démarche coûteuse de cette demoiselle, et cet acte de zéle et d'amitié pour son frère. Je ferai de mon côté de mon mieux pour indiquer tout ce que je pourrai, je sens que les réformes seront contraires dans ce moment, mais il y a tant d'occasions quand un Principal Ministre veut de bonne foi quelque chose.

 

            L'adresse que j'ai fait mettre sur la boîte est à M. Vimenet aubergiste aux Trois Rois à Lavaur pour remettre à Monsieur de la Mazelliére curé à Vitterbe, à Vitterbe par Montauban à Lavaur.

 

            Si on veut le recevoir je payerai le port. Je dis mille et mille choses agréables à notre amie, je l'engage à prendre encore un peu patience, je n'ai pas besoin de vous recommander de 1'oeconomie, car vous m'en paroissés pourvus de la dose que la mécéssité vous a donnée. Je vous souhaite à tous deux une bonne fin d'année et un bon commencement de l'autre, c'est le refrin, surtout force sant.

 

EMILIE RENOUE

 

AVEC LE COMTE DE LASCARIS

 

 

 

           

 

            En ce début d'année 1788, et avec les troubles qui s'annoncent, Emilie épreuve le besoin de renouer avec ses vieux amis. Je ne sais comment elle a fait pour retrouver son ancien amoureux de l'année 1764, avant qu'elle-même parte en Espagne, ce jeune homme sans argent ni avenir qu'elle a fait entrer, grâce aux Crillon et à M. de Flobert, au régiment Royal-Italien : le comte de Lascaris de Vintimille. Il habite rue Saint-Louis au Marais, N° 21, et il lui est en vingt-cinq ans, on s'en doute, arrivé bien des aventures. D'abord ça a dû être un homme travailleur et consciencieux, car même à l'armée, rongée, comme on sait, de tout temps, par la fainéantise et le favoritisme (mais à cette époque pas plus que nos jours, comme j'ai pu moi-même le constater) il est parvenu à un haut grade : c'est même maintenant le colonel de ce régiment où il est entré petit porte-enseigne surnuméraire. Et même, chose on ne peut plus étrange dans cette société de vieux garçons et de vieilles filles que sont les classes élevées à la fin du XVIIIe siècle, il se marie... Ne confondons pas, ce n'est pas un coup de tête amoureux, une folie du cœur et des sens, comme on dira sous le Romantisme. Que non. M. de Lascaris a 48 ans. Il épouse une jeunesse de dix-huit printemps, mademoiselle de Reyhac, dont les parents habitent la Brie et ont l'air rien moins que rigolos. "Le temps de mon mariage a été pour moi un tems orageux" dit-il dans sa lettre, qu'on peut lire en entier à la fin de "La Maîtresse Errante". De plus il n'est pas en très bonne santé : il a subi "une opération très douloureuse", qui l'a tenu au lit un mois et demie : la pierre, sans doute. Il s'est marié le 13 Mars 1787. Sa femme "aura de la fortune un jour" et c'est une jeune fille de la société, qui chante, joue de la harpe et "peint assés joliment pour son âge" ; il est dommage que le beau-père soit un homme hypocondre.

 

            Il me semble (à part moi) que se marier à 48 ans n'est pas entrer dans la vie, mais plutôt en sortir, mais enfin c'est une opinion personnelle. Souhaitons au vieux mari et à sa jeune épouse tous les bonheurs possibles : ils auront comme on verra, besoin de nos souhaits à brève échéance.

 

 

 

 

 

Paris le 7 Juin 1788.

 

 

 

            Bonjour de tout mon cœur, mes bons amis, j'ai reçu votre lettre du 19 du mois dernier, j'aurais bien désiré que vous m'eussiez annoncé vos santés parfaites, mais enfin j'espère beaucoup des chaleurs de l'été qui par des sueurs abondantes doit donner grand soulagement, puisque le meilleur et le plus salubre moyen de se débarrasser d'humeurs vagues est l'ouverture des pores.

 

            La récolte içi se présente à merveille, les légumes sont excellents, et nous espérons abondance de tout.

 

            Je vous enverrai incessamment de quoi payer votre bois, car je crois que Chappuy a dégarni votre gousset.

 

            Je vous ai fait abonner au Journal de Genève à commencer de l'ordinaire où l'on avait céssé de vous le faire passer.

 

            Je n'ai pas vu Melle defos ni M. son frère, je ne sais par conséquent pas où en sont ses affaires. Elle demeure chez son beau-frére, et je suis bien persuadé qu'elle ne laisse échapper aucune occasion de pouvoir réussir, mais nous sommes dans des troubles si violents que je crois qu'il est difficile de s'occuper d'affaires particulières.

 

            Tous les jours, nouveaux écrits pour et contre la besogne du lit de Justice du 8 mai, le général cependant est pour l'Assemblée des Etats, il est même à croire qu'il sera fort difficile de parvenir à aucun arrangement sans ce secours, car les querelles ne donnent pas d'argent, et il en faut pour pouvoir payer.

 

            La Bretagne craint qu'on attaque ses privilèges. Les gentilshommes s'assemblent, et le Roi vient de donner des ordres pour y faire passer des troupes ; on compte qu'il y aura environ 16 mille hommes autour de Rennes, il faut du temps pour la fin de cette affaire.

 

            Je n'ai pas pu voir M. le comte de Lascaris, ne pouvant donner assez de temps aux choses du dehors. Je saisirai cependant le premier moment que j'aurai pour aller renouveller connaissance avec ce galant homme.

 

            Eh ! Mon Dieu oui, je voudrais bien être avec vous, j'y serais bien mieux qu'içi, il ne faut désespérer de rien.

 

            Ci-joint deux quittances à signer pour la pension des Affaires Etrangères et que vous voudrez bien me renvoyer tout de suite ; il ne serait pas mal que la bonne amie écrivit aussi un petit mot à M. de Flotte que vous joindriez à votre lettre du renvoi des quittances ; elle mettra seulement pour date 1788, je mettrais le mois et le jour.

 

            Avez-vous été payés de M. Dortéze, ou dois-je écrire au neveu à Rochefort ? Voici deux lettres dont j'ai retiré la moitié pour éviter les frais de port de lettres qui sont déjà assez considérables.

 

            Je vous embrasse de toute mon âme

 

                                                                                                                      de St G

 

 

 

            Je vais voir aux selles et autres effets au premier moment que j'aurais.

 

            Si j'avais le petit joli cheval du curé, je ferais comme vous, je voudrais m'en servir et je juge bien qu'il faut une selle.

 

            Je payerai le port à la diligence et je mettrai 1'adresse, si j'en ai l'esprit, comme ma bonne amie le demande ; car enfin elle aurait mieux fait, puisqu'elle prenait la peine d'écrire, de mettre une fois de plus qu'elle m'aime de tout son cœur que de me donner une adresse que je n'ai pu oublier, puisque c'est sa demeure.

 

            Ah ! Mon Dieu ; Quelle grosse récolte de vers à soye ! Celà doit vous enrichir terriblement, et j'ai presque envie de ne rien vous envoyer d'içi à un an : il fallait ne me parler de votre récolte qu'autant qu'elle aurait valu mille écus.

 

            Quant au petit satin je vais aussi le chercher, mais pour les doublures ce serait inutilement, car nos dames portent si peu de taffetas que ce n'est pas la peine d'en parler, toutes sont actuellement habillées de toile comme des moulins à vent.

 

            Voici la réponse de M. de la Flotte. Je m'aperçois qu'il faut finir, aussi je fais, par vous dire un million et demi de jolie choses, partant ainsi je suis votre serviteur

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

J'ai reçu les quittances signées pour les Affaires Etrangères ; ci-joint une en blanc que ma bonne amie signera et que vous me renverrez à la première occasion, ce sera autant de fait.

 

 

 

 

 

Paris ce 11 juillet 1788.

 

 

 

            Vos deux lettres dans la même, mon cher curé et ma bonne amie ne sont point datées mais celà n'y fait rien, puisque j'y réponds catégoriquement en vous envoyant ci-inclus : 1/ une petite rescription de 500 L. pour acheter de l'huile afin de graisser, quand il en aura besoin (car il est fort en état actuellement) le tournebroche que je ferai partir par la diligence de jeudi 17.

 

2/ en vous envoyant dans la même boîte 4 de pilules de Bellorte avec un livre d'instruction, et

 

3/ en y joignant la lunette d'approche.

 

            Voilà l'essentiel.

 

            Actuellement, je dis que le curé a raison, et que c'est la bonne amie qui a tort, car le curé dit comme l'Evangile "encore un peu de temps et nous serons plus à notre aise, ainsi continuons encore les privations, n'achetons point de linge que le plus urgent nécessaire, et enfin bien des choses dont je sens bien qu'on a besoin, mais qu'il faut différer autant que possible" : voilà  parler comme un livre qui parle bien, car en effet il n'y a plus que Courage, et Courage est un brave qui nous aide à supporter bien des choses. Le plus fort     de la besogne est fait ; partant ainsi le curé a raison, mais la bonne amie a tort 1/ de n'être pas aussi bien portante que je le désire et 2/ de n'avoir pas demandé les pilules et son tournebroche plus tôt, ô comme il est joli, comme il est donc bon ! C'est un horloger qui l'a fait pour son usage, mais en ayant trouvé un tout monté dans la maison qu'il habite à présent, il s'est décidé à le vendre au même prix que ceux que les marchands vendent, mais qui ne sont pas aussi solides ni aussi commodes, car tous les pivots de celui que j'envoie sont trempés et les dents des roues parfaitement égales comme à une montre. De plus il a l'avantage d'être monté sur trois pieds, ainsi on n'a pas besoin d'avoir des clous en pitons posés pour pouvoir l'accrocher : on le porte dans la campagne, dans toutes les chambres, il se tient et va tout seul. On peut y rôtir jusqu'à 12 livres mais c'est trop, il ne faut guère aller au-delà de 9. Si on trouve qu'il ne soit pas assez haut sur ses pieds, on coupera un billot de bois lourd et on le montera dessus et afin de n'avoir rien à y désirer, les pieds de fer sont perçés et j’envoie des vis pour l'attacher audit billot. J'envoyerai aussi la broche, sauf à en faire faire une plus longue si la mienne ne l'est pas assez, car elle est comme bien d'autres un peu courte. Il n'y a point de tournebroche à 30 Livres, ma belle dame, car je me suis donné la peine d'aller au faubourg Saint Antoine et le meilleur marché est à 42 livres, encore ne tourne-t-il pas la demi-heure ; celui-ci la passe...

 

 

 

 

 

Paris ce 21 octobre 1788, jour de Sainte Ursule, dans ma cellule.

 

 

 

            Votre lettre du 11 Août, mon cher curé et bon ami, m'a fait grand plaisir, car j'y ai vu avec satisfaction que le premier poulet tourné au joli toutnebroche à été arrosé de rasades à ma santé. En effet je me suis porté à merveille, j'aurais bien voulu vous faire plus riche que les 500 L. que je vous ai envoyé dans le temps, mais les paiements que je continue de faire et les retards que j'éprouve sur la rentrée rendent mon rôle fort embarrassant. Il y a plus de huit jours que j'attends pour envoyer la rescription ci-incluse de 600 L., on m'a dit qu'on ne pouvait me la donner faute d'argent dans la caisse, la cessation de la Justice ayant empêché la rentrée des droits ; enfin on me l'a donnée aujourd'hui en me prévenant encore qu'il était à craindre qu'elle ne fut pas payée avant trois semaines, la voilà toujours, et à quelques jours prés vous aurez certitude d'avoir cet argent.

 

            Il faut vous dire que l'arrêt du 16 Août dernier a coupé la gorge à tout le monde. La cessation des paiements dans toutes les parties, et notamment de toutes les grâces du Roi, a laissé sans pain la plus grande partie de ceux qui ne vivaient qu'avec cet avoir. Cet arrêt a culbuté l'Archevêque, qui se moquait de tout, ayant en bénéfice 675 M. L. de rente dont rien n'était suspendu. M. Necker est arrivé, il a senti qu'il fallait payer les gens au désespoir, il a commencé par les rentes en allongeant un peu les paiements, il en fait de même sur les grâces, gratifications et émoluements et ce n'est en effet qu'avec ce moyen qu'il lui sera possible de parvenir à atteindre la fin des Etats-Généraux. Il faut donc compter que toute l'année prochaine nous serons en détresse. Je n' attends donc pas les rentrées pour vous envoyer le secours de 600 L. que vous trouverez ci-joint, je l'avance, parce que j'espère toucher incessamment, je n'aurais même pas besoin, pour cette fois, seulement, du certificat de vie de notre amie, mais dés que le 1° Janvier sera arrivé, ne manquez pas, mon bon ami, de m'envoyer un certificat de vie du juge royal le plus prés de chez vous, car le juge seigneurial n'est pas suffisant, à moins qu'il n'y ait une distance de plus de trois lieues du juge royal ; mais en ce cas il faudrait toujours que le certificat du juge seigneurial fut légalisé par le royal.

 

            Quant aux rentrées d'Espagne, j'ai deux motifs de retard. L'un que M. le comte de Montijo ne paye pas à la minute, l'autre qu'il est d'une difficulté incroyable de faire passer de l'argent en France faute de commerce, attendu que depuis une année il y a prohibition de beaucoup d'objets que l'Espagne fabrique actuellement et qu'elle a voulu empêcher la concurrence et la comparaison des marchandises fabriquées.

 

            Â l'égard de la pension sur le Clergé, nous avons perdu une belle et bonne protection par la mort de M. de Saint Julien, et certainement cela occasionnera du retard et des changements dans les pièces à rapporter, je vous marquerai incessamment ce qu'il me faudra dans le cours de janvier pour cette rentrée dont je vous ferai passer l'argent aussitôt que je l'aurai reçu, mais vous n'avez rien à m'envoyer à cet égard que vous n'ayez reçu de mes nouvelles.

 

            D'après tous ces vilains accidents dont je vous ai entretenus, il faut cependant prendre courage, car se désoler ne remédiera à rien et comme je parerai à tout autant que je le pourrais, prenons encor patience et nous irons.

 

            Ci-joint une lettre pour Louise. Ci-joint aussi une quittance à signer dont je n'ai pas un besoin pressant, je profite seulement de l'occasion. Je fais affranchir cette lettre, car il vous en coûterait trop d'argent et il faut ménager les bourses campagnardes. A votre tour, ma belle et ancienne amie, je vous embrasse de tout mon cœur, je veux que vous vous portiez bien, que vous soyez bien assurée que je ne négligerai rien pour abréger le terme de votre détresse, et qu'enfin avec encore un peu de temps (comme dit l'Evangile) tout arrivera à bon port.

 

            Je viens d'avoir réponse du Clergé, et voilà une quittance que vous signerez et que vous me renverrez après ou avant le 1° Janvier, mais quant au certificat de catholicité, il ne faudra me l'envoyer qu'aprés le 1° Janvier, attendu qu'il faut qu'il soit légalisé à une date après l'échéance de la pension et cette échéance n'est qu'au 1° Janvier.

 

            Je vous embrasse, et le cher curé, de tout mon cœur

 

 

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

 

 

 

 

Paris ce 8 décembre 1788.

 

 

 

            Je n'ai reçu qu'hier, ma belle amie, votre lettre du 27 octobre 1788, mais que je juge être du 27 novembre…

 

            Je suis très inquiet et très fâché de l'état de notre pauvre curé que j'aime véritablement pour lui, joignez y toute la reconnaissance que je lui porte des bons procédés qu'il a pour vous, et vous jugerez combien son état m'affecte. Comme il est vigoureux, d'une bonne santé et jeune, j'ai beaucoup d'espérance et j'attends de ses nouvelles par vous avec bien de l'impatience.

 

            Je vous enverrai, ma belle amie, tout ce que je pourrai d'argent dans la fin de ce mois, ne manquez pas de m'envoyer deux de vos certificats de vie d'après le 1° Janvier et un certificat de catholicité, le tout légalisé.

 

            Quant à vos engagements, ils ne sont pas encore soldés. J'ai retardé ce qui a été nécessaire, et je vous enverrai un état de tout celà dans les trois premiers mois de l'année prochaine, ce n'est pas là le moment de vous parler affaire, ne songeons qu'à la santé du pauvre curé, dans tous les cas soyez raisonnable, écrivez moi tout et soyez bien assuré que vous n'avez pas de plus sincère ami que votre serviteur

 

 

 

                                                                                                          de St Germain.

 

 

 

De vos nouvelles, de celles du curé par toutes les occasions.

 

            N'oubliez pas vos certificats de vie, car nous aurons du retard, tant à cause de la perte de M. de Saint Julien que de celle de M. de La Flotte qui a quitté les Affaires Etrangères.

 

            Je vous embrasse de toute mon âme. Je désire bien que vous puissiez en dire autant à ce pauvre curé à la réception de cette lettre.

 

 

 

 

 

Paris ce 23 Décembre 1788.

 

 

 

            J'ai reçu, ma très belle dame et amie, votre lettre du 11 de ce mois, et je vous sais un gré infini de votre attention à m'avoir donné des nouvelles de notre cher curé ; le voilà donc hors de danger et celà me fait le plus grand plaisir, qu'il se ménage dans une aussi rude saison.

 

            Je vous envoie bien vite une rescription de 600 L. avec laquelle il faut tuer la misère, en attendant un peu d'aisance.

 

            Ne manquez pas, belle dame, de m'envoyer deux certificats de vie légalisés par le Juge Royal aussitôt que le 1° Janvier sera passé, plus un certificat de catholicité comme les années précédentes légalisé par M. Roudis.

 

            Vos mains ont le plus grand tort de n'être pas aussi bien portantes que je le voudrais, je vous enverrai incessamment les gants et mitaines de peau de chien que vous désirez, ainsi que le petit satin. La doublure sera difficile à trouver, mais je ferai de mon mieux, vous aurez aussi un almanach.

 

            Quant à Antoine je verrai à faire avec son frère ce qui sera nécessaire, je lui enverrai demain la lettre que j'ai trouvé pour ledit frère incluse dans la votre.

 

            Je vous embrasse et vous aime du meilleur de mon cœur.

 

            La rescription est à votre nom ; ainsi il faudra que ce soit vous qui l'acquittiez. J'avais fait ma note quand j'ai reçu votre dernière lettre et comme elle était à votre nom, je l'ai laissé. Je suis si préssé que vous me lirez si vous pouvez. Voici une lettre ancienne pour Melle Louise

 

 

 

                                                                                                                      de ST G.

 

 

 

 

 

MORT DE L’ABBE DE CRILLON

 

 

 

 

 

            L'année 1789 commence mal : le 26 Janvier l'Abbé de Crillon, protecteur de la jeunesse d'Emilie, meurt à Avignon où il s'est retiré. Elle écrit au comte, ce qui nous donne de précieux aperçus sur sa propre vie :

 

 

 

 

 

 A M. le Comte de Crillon.

 

 

 

            Elevée dés mon enfance sous les yeux de votre respectable famille, j'ay toujours trouvé en elle des amis et des protecteurs. M. le duc et M. l'abbé de Crillon ont épousé mes interets dans toutes les circonstances fâcheuses où j'ay pu me trouver. C'est à eux à qui je suis redevable du sort que j'ay eu en France et en Espagne ; leurs vives sollicitations dans l'une et l'autre cour m'ont fait assurer mon état en Espagne et une modique pension que M. le Comte de Montijo me paye fort mal. C'est M. l'abbé de Crillon qui me fit faire la connoissance de M. de Beaumont, archevêque de Paris. Ce prélat, instruit de la modicité de ma fortune, du refus que j'avois fait d'une riche succession en Angleterre pour demeurer attachée à la nation et à la religion des Français, chés qui j'ay reçu mon éducation, me fit accorder lors de mon voyage en Espagne, après la mort de mon père, une pension sur le clergé de 350 livres pour être dans ce royaume un témoignage de ma bonne conduite et de l'estime que l'on faisoit de moy en France.

 

            C'est dans le sein de votre famille que j'ai eu 1'avantage de faire la connoissance du Grand Maître de Malte, à qui je dois, ainsi qu'à M. l'abbé de Crillon une pension de 2 000 livres accordée par Louis XV à titre de gratification, et convertie en pension par Louis XVI en considération des services et de l'attachement des Portocarrero (dont j'ay l'honneur de porter le nom) pour le roy et nation française, de ma bonne conduite et de l'état d'indigence dans lequel je me trouvois. Dans la situation présente des choses, je craindrois, si je ne me confiois à la générosité de la nation françoise de perdre l'une et l'autre pension, ce qui me jetteroit dans le comble de la misère dans un âge avancé et dans un état habituel d'infirmité où j'ay plus besoin de secours que jamais.

 

            La mort de M. l'abbé de Crillon et l'absence de M. le duc ne me laissent d'autre recours qu'à leur fils et leur neveu. C'est dans votre sein, M. le comte, que je dépose mes inquiétudes et que je remets mes interets. Un généreux et ancien ami de M. de Flobert et le mien, a bien voulu, lorsque l'état de ma santé m'a forcé de quitter Paris pour respirer quelque temps l'air du Languedoc, prendre soin de mes affaires. C'est luy que je prie de vous remettre cette lettre et qui entrera dans un plus grand détail sur ce qui me concerne.

 

            Outre le droit que je crois avoir à votre bienveillance par l'attachement sincère et constant que j'ay toujours eu pour vous et pour toute votre famille, je connois trop votre sensibilité pour les malheureux pour n'être pas assurée que vous fairés tout ce qui dépendra de vous pour maintenir l'ouvrage de vos respectables parents et assurer la tranquilité de ma vieillesse.

 

 

 

*

 

 

 

            Tous les doubles de lettres écrits à Viterbe à des personnalités sont de la main de l'abbé de La Mazelière, qui est comme on sait, un écrivain rentré. Le plus drôle, c'est qu'écrivant sous l'inspiration générale, sinon sous la dictée d'Emilie, il ne fait pas les accords et écrit, comme pour lui-même : attaché, élevé, au lieu d'attachée, élevée… C'est grâce à l'abbé si nous avons tous ces brouillons de lettres, dont les originaux ont certainement depuis bien longtemps disparu.

 

            Emilie écrit dans la foulée au Grand Maître de Malte, le changement des affaires en France lui fait craindre de perdre sa pension de 2 000 livres, son plus sûr revenu, sa modique pension d' Espagne étant fort mal payée. "Si j'essuye cette perte je me trouve sans ressource et dans la plus affreuse misère, avancée en âge et accablée d'infirmités. M. le comte de Vergennes, en m'annonçant que les 2 000 livres que le roi Louis XV m'avoit accordé en formée de gratification étoient converties par Louis XVI en pension, me marquoit que le roi me faisoit cette pension en considération de l'attachement et des services des Portocarrero pour la maison de Bourbon, de ma bonne conduite et de l'indigence dans laquelle je me trouvois." Emilie voudrait que si la Cour de France vint à flancher, celle d'Espagne prenne le relai, "les mêmes raisons existant pour l'une et l'autre cour".

 

            "Je crois devoir marquer à Votre Altesse quelques circonstances qui pourroient me faciliter cette faveur. Lorsque je fus à Madrid pour mes affaires, on me fit faire la connoissance de Madame de Gonzales, gouvernante de la princesse des Asturies. Cette dame prit pour moy une très grande amitié et me présenta à la princesse, qui, m'honorant de ses bontés, demanda qu'on la fit avertir toutes les fois que je me rendais chez Mme de Gonzalés. La princesse désira que je fus nommée sous-gouvernante d'un enfant dont elle étoit enceinte et dont elle fit une fausse couche. Lorsque j'eus l'honneur de la voir après son malheur, elle daigna me témoigner que son accident l'avoit peiné non seulement par rapport à elle, mais encore par rapport à moy. Quand je partis de Madrid, après la mort de Mme de Gonzalés, la princesse, que je n'avois plus l'occasion de voir, m'ayant apperçue à la Tocha me fit monter dans sa voiture, et pour"...

 

            La fin de la copie manque, et nous ne saurons jamais le dénouement de cette touchante historiette, dont le but est de se faire verser une pension à cause d'une fausse-couche qui a eu lieu vingt ans auparavant.

 

            La princesse des Asturies, qu'Emilie Portocarrero a donc connue pendant son long séjour en Espagne entre 1765 et 1770, est devenue le 10 septembre 1789 la reine d'Espagne Marie-Louise, femme de Charles IV. Elle sera (entre autres) la maîtresse de Godoy, ce petit garde-du-corps dont elle fera un Prince de la Paix. Il est dans l'Histoire peu de personnages aussi désastreux : affligée de désirs sexuels inextinguibles, syphilitique, tout le monde s'accorde pour tomber à bras raccourcis sur cette pauvre reine, son cocu de mari, ses sinistres enfants et ainsi de suite. On peut en passant faire remarquer que ces misérables crétins ont comblé Goya de faveurs, et que sans eux il n'aurait tout simplement pas existé. On peut dire aussi (comme ça, en passant) que les débordements de la reine ne regardaient qu'elle, son mari et ses partenaires, et qu'ils n'ont jamais tué personne. Ce qui n'est pas le cas de Napoléon, qui est allé ravager l'Espagne.

 

 

 

 

 

Paris le 3 Mars 1789.

 

 

 

            Votre lettre du 5 Janvier, mon très cher curé, a été reçue par moi votre ami avec toute la reconnaissance que vos charmants souhaits méritent ; vous êtes bien assuré, et notre bonne amie, de la vérité des miens, ainsi le renouvellement d'année entre nous ne produit et ne produira que l'agréable continuation des tendres et fidèles sentiments qui nous lient.

 

            Je suis charmé que vous ayez été content de moi ; je vous ai fait aussi riche que je l'ai pu et sans la calamité affreuse que l'hiver vous a fait éprouver, je me flatte que vous eussiez été moins malheureux que par le passé.

 

            J'ai reçu les certificats de vie, qui m'ont été très utiles, encore ai-je éprouvé des difficultés, mais quelques démarches d'honnéteté et des lettres polies m'ont tiré d'affaire. Le malheureux arrêt du Conseil du 16 Août dernier touchait la pension de 2.000 livres d'une rude force, je me suis remué et l'ai fait passer dans la classe de celles non suspendues, ce n'est ma foi pas sans peine ni soins, enfin je l'ai touché, quant à celle d'Espagne, il n'y a point de circulation d' argent avec la France, je suis forcé d'attendre les délais de M. de Montijo encore celui des remises sur France. Malgré celà tout va, au moyen de mon amitié qui ne se lassera jamais d'employer tout ce que je jugerai nécessaire pour ne pas vous laisser dans l'embarras, car dans ce moment je suis assez heureux pour pouvoir vous faire passer un secours de 800 livres que vous trouverez ci-joint en une rescription sur Toulouse ; et ce n'est pas par reproche, mais je vous avance 6l8 livres de mon pauvre petit avoir qui est cependant fort mince. Je vous engage donc à continuer de ménager encore cette année autant que vous l'avez fait les années précédentes et je crois pouvoir vous assurer que l'année prochaine vous serez moins gênés ; j'ai fait mon cher curé tout ce que j'ai pu, et vous verrez que je vous ai envoyé pour les 4 ans 1 500 livres au delà de ce que j'étais convenu avec notre amie. Nous avions porté nos désirs à vous faire passer pendant 4 ans 2 000 livres par année et je vous ai remis

 

 

 

15 Avril 85                 200 Livres

 

4 Juillet                      300

 

30 Octobre                 200

 

16 janvier 86              500

 

31 mars                      600

 

1° Juillet                    300

 

9 août                         450

 

30 décembre               500

 

17 janvier 87              350

 

29 mars                      600

 

7 Mai                          200     

 

25 Juillet                1 200

 

5 décembre                 500

 

Billet d’Orteze           120

 

14 mars 88              1 000

 

1° Août                       500

 

21 Octobre                 600

 

21 Décembre              600

 

2 mars 1789               800

 

                                9 520 livres.

 

 

 

 

 

            Je crois que vous me rendez la justice que si j'avais pu faire mieux, je l'aurais fait, mais enfin j'ai fait le bon père de famille j'ai cherché à éviter que l'on criât contre notre amie et à satisfaire les créanciers qu'elle avait beaucoup trop grossis, et qu'elle ne manquât pas. Grâces à vos soins, j'espére que tout celà s'est passé au mieux possible, reste la queue qu'il faut écorcher. Aprés celà vous aurez avec beaucoup d'ordre le moyen d'être heureux, tachez, mon cher curé, de ne faire guère ou même point de dette, ménagez vos pauvres 800 livres que je vous envoie comme la prunelle des yeux ; je vous enverrai un petit rafraichissement au mois de Mai, et dans le cours de cette année je vous enverrai un état de situation qui vous fera connaître la libération et la jouissance de notre tendre amie, que je voudrais voir du côté pécunieux aussi heureuse qu'elle l'est du côté de vos soins et de notre amitié.

 

            Vous n'aurez pas besoin de m'envoyer de certificats de vie pour le quartier d'Avril, j'espére que je pourrai m'en passer jusqu'au mois de Janvier 1790. Je vous observe, pendant que j'y pense, que l'un des certificats que vous m'enverrez au mois de janvier prochain doit être légalisé par l'Evéché, c'est celui pour le Clergé, et les autres tel que vous avez fait : ils étaient très bien. Quant au successeur de M. de La Flote, notre amie écrira un mot d'honnêteté à M. Hérard, c'est le nom du successeur et celà suffira. A l'égard de l'Espagne je compte que l'on s'en rapportera à moi.

 

            Dites, je vous prie à notre amie combien je suis sensible à son agréable invitation d'aller la voir et l'embrasser ; quant à sa proposition de venir si je ne vais pas, je lui en saurai bien bon gré, mais il faut qu'elle attende que je l'aye fait riche, et alors comme dans l'Evangile encore un peu de temps.

 

            Je me peins bien toutes les dépenses qu'il a fallu faire cet hiver pour se garantir du terrible froid que vous avez éprouvé, et combien votre belle âme, et celle de notre chère et féale ont souffert de la calamité cruelle. Je vous avoue que me mettant à votre place, j'en ai eu plus d'une fois le serrement de cœur de ce que vous ne pouviez soulager l'humanité souffrante par votre maudite détresse ; combien vos malheureux paroissiens ont souffert de votre défaut d'aisance.

 

            A l'égard d'Antoine, son frère, qui est un bon garçon, m'a apporté sa lettre, je lui ai donné 96 L., je dois lui en remettre autant avant son départ, afin qu'il puisse acheter pour son frère des lisières qui se vendent bien dans le pays. Le reste, je le payerai à son marchand de bas et il en fera l'avance à Antoine. Ainsi cet objet sera terminé de mon côté, il n'y a donc que ce que vous lui devez. Je vous conseille de ne lui remettre que l'argent nécessaire pour son voyage, parce que je m'arrangerai pour payer à son frère cet hiver ce qui pourrait lui rester dû.

 

            Je suis bien aise que vous ayez reçu le paquet, je compte que notre amie en a été contente, j'ai fait de mon mieux.

 

            Je vais faire payer le paquet de cette lettre, il serait trop cher pour vos pauvres facultés.

 

            Je vous envoie une lettre de la mère de Louise, plus une quittance à signer et à me renvoyer en m'accusant la réception de la rescription, plus une lettre de M. de La Flotte.

 

            Sur toute chose portez vous bien, aimez moi sincèrement croyez que je fais de mon mieux, et soyez bien persuadé que je vous aime de même. Si vous saviez combien j'aurais de plaisir à être libre, pour aller vous embrasser, vous ressentiriez de la joie de mon désir, nais j'enrage, je me vois plus à la chaîne que jamais et je ne puis rien dire, imaginer, réfléchir ni penser d'içi à la fin de la tenue des Etats-Généraux.

 

            Je vous embrasse encore une fois tous les deux.

 

 

 

 

 

LE COMTE DE VINTIMILLE-LASCARIS

 

EST CASSE DE SON REGIMENT ROYAL-ITALIEN

 

 

 

 

 

A Madame de Portocarrero chés M. de La Mazelière curé de Viterbe

 

prés et par Lavaur, Haut Languedoc.

 

 

 

A Paris ce 14 Avril 1789

 

 

 

            M. De Pregnan, ma chère amie, ne m'a remis que depuis très-peu de jours la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire, et vous ne doutés pas du désir que j'aurois de pouvoir lui être utile dans l'affaire qui l'amène à Paris, mais je ne connois point du tout les personnes avec lesqueles il a à faire, et tout le monde est si fort affairé dans ce moment ci, que je ne vois encore aucun moyen de pouvoir le servir. Vous n'ignorés pas sans doute que Mr l'abbé de Crillon est mort à Avignon depuis plus de deux mois, et vous connoissés mes ressources dans ma famille. Il me semble que M. de Pregnan étant le parent de M. l'evêque de Saint Omer, qui est attaché à Mr le Comte d'Artois, cette protection peut lui être infiniment utile, et si cet evêque veut prendre interet à son affaire, il ne doit pas chercher d'autre solliciteur ; je verrai malgré tout si par quelque bout je puis lui être utile.

 

            Pour ce qui me regarde, ma chère amie, je suis bien sensible à l'intérêt que vous voulés bien y prendre. Vous n'ignorés pas la défaite de mon régiment, dans l'instant même où j'avais reçu du ministre les plus grands éloges pour l'avoir remis en trés-peu de tems sur un très-bon pied, et tout au moins à l'instar des régiments de l'armée qui sont en meilleur état. C'est dans ce moment que mon régiment a été converti en chasseurs, le Roy m'a conservé mon traitement en entier de 12.000 livres, et mon activité jusqu'à ce que je sois maréchal de camp, mais j'ai été extrêmement sensible de voir détruire mon ouvrage, et de me voir privé d'un corps que j'avois pour ainsi dire créé. Je ne peux pas me plaindre de la manière dont j'ai été traité, mais il est impossible de me dédomager.

 

            A l'égard de ma famille, je n'ai jusqu'à présent qu'une petite fille de 8 mois, elle est dans son neuvième, elle est gentille et se porte très-bien, sa mère a voulu la nourrir, ce qui retarde un peu la progéniture à venir, s'il plaît à Dieu de l'augmenter. Je suis parfaitement content de ma femme, vous savés que ce n'est pas la mode que les maris en fassent l'éloge, mais je n'aurois rien à désirer pour ce qui la regarde, je ne suis pas aussi heureux d'ailleurs, quoique je ne sois pas dificile à vivre. Vous savés que lorsqu'on n'est pas chés soi, qu'on a un beau-pére, et belle-mére, il est des moments qui sont fâcheux, mais il faut espérer qu'avec le tems tout ira mieux.

 

            Madame de Lascaris est bien sensible à votre souvenir, elle connoit toutte mon amitié pour vous, elle m'a bien assuré qu'elle la partageoit, et me l'a dit de manière que je ne puis en douter. Elle me charge de vous dire mille choses de sa part, et pour ce qui me regarde, vous ne doutés pas des tendres sentiments avec lesquels je serai toutte ma vie, ma trés-chére amie,

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur

 

 

 

                                                                       Le Comte de Vintimille Lascaris

 

 

 

 

 

Le 16 Juin 1789.

 

 

 

            ... J'ai remis les 24 L. à la mère de Louise, voici une lettre pour elle. Je vous ai abonné au Journal de Genève, je crois qu'il vous en manquera deux, faute d'avoir été abonné à temps, mais je n'ai pas voulu changer votre abonnement d'un mois, parce que vous aurez dans celui de Mai le discours de M. Necker.

 

            Je ne puis vous envoyer que 500 L. en une rescription des Fermes que vous trouverez ci-joint, parce qu'il y a eu du retard dans les paiements d'Espagne depuis la mort du Roi, et tout le monde en a profité en disant que n'étant pas payé il fallait bien que l'on attende aussi, mais celà va reprendre son cours, et je vous enverrai incessamment tout ce que je pourrais.

 

            Ci-joint une lettre d'un brave homme et vraiment digne Procureur, M. de Varenne, ses qualités de conciliateur lui méritent les titres que je lui donne. Il s'agit de savoir si notre amie se ressouvient du pays où était la succession dont Mme de Boislouis a hérité, plus si elle sait où sont les titres et papiers de cette succession, car M. Quuatremére prétend qu'il ne les a pas. La lettre vous dira tout.

 

            Ci-joint deux quittances à signer par notre bonne amie l'une est pour le Trésor Royal, l'autre est pour M. Durmi et cette dernière n'est que provisoire, c'est un nouvel arrangement, on ne signera qu'une fois par an celle du Trésor Royal.

 

            ... Pour profiter d'un courrier plus tôt je vous écris à la hâte, mais je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur non à la hâte, mais avec la réflexion du plaisir et de l'amitié. Contez celà à ma bonne et ancienne amie, et dites-lui bien que je lui écrirai plus souvent, parce que je commence à être un peu débarrassé de la besogne que nous a donné les Etats-Généraux.

 

 

 

 

 

Paris ce 20 Août 1789.

 

 

 

            J'ai reçu avec grand plaisir, mes bons amis, de vos nouvelles nous sommes içi beaucoup plus tranquilles, notre Garde Nationale parisienne est à peu prés formée, nous n'avons pas eu heureusement de nouvelles cruautés, et  nous espérons qu'il n'y en aura plus, les proscrits étant au large. Marquez moi si les brigands vous donnent un peu de repos, nous avons bien de la peine à nous en défaire.

 

Ci-joint une lettre pour Louise. On m'a fait dire que M. le Comte et Mme  la Comtesse de Lascaris n'étaient pas à Paris, mais étaient en bonne santé.

 

            Je ne vous envoie point de rescription, d'après ce que vous me marquez dans votre dernière, mais tirez sur moi 800 L., à un jour de vue et je paierai à la présentation de votre mandat ou lettre de change, car vous devez avoir grand besoin.

 

Je suis bien fâché de tous ces troubles, à cause de la santé délicate de notre amie, je l'embrasse bien fort de tout mon cœur, je vous fais mille compliments d'amitié, mon cher curé.

 

            Je vous fais passer cette lettre sous le contreseing, afin d'essayer si elle vous parviendra franche. Ecrivez-moi sous le couvert de M. De La Fontaine, Premier Commis des Finances, au Petit Hôtel du Contrôle Général. Je n'ai pas le temps de vous écrire plus longuement aujourd'hui.

 

 

 

 

 

Paris ce 10 Octobre 1789.

 

 

 

            La présente n'est que pour vous tirer d'inquiétude sur la nouvelle petite guerre que nous avons éprouvée.

 

            Les Gardes-du-Corps ont donné un repas aux officiers du régiment de Flandre le 1° de ce mois, il s'y est passé des choses qui ont déplu généralement, on a chanté ou fait jouer par la musique des airs analogues aux circonstances, surtout "Oh ! Richard oh ! mon Roi". Celà a donné de l'humeur à la Garde parisienne, qui a craint qu'on ne voulut enlever le roi et on est allé à Versailles le chercher et sa famille lundi dernier. Il est arrivé içi le mardi à 8 heures du soir il se porte bien et tout est tranquille.

 

            Nous avons eu beaucoup d'inquiétude, parce qu'on était persuadé qu'il y aurait bataille, mais la défense des Gardes du Roi a été inutile, on en a tué 7, on croit aussi 4 ou 5 morts du côté des troupes nationales de Paris.

 

            Je vous écrirai celà plus au long. Je me porte bien, je voudrais savoir des nouvelles du mal d'oreilles, il n'y a point d’espérance d'avoir de l'onguent : le curé est mort, et le neveu de la Rue aux Ours n'a pas le secret, il ne lui en reste que gros comme la moitié d'un doigt et il m'a dit qu'il ne le vendrait pas pour 100 louis.

 

            Ci-joint quittance d'Affaires Etrangères que notre amie signera et me renverra.

 

            Ci-joint lettre pour Louise. Je n'ai pas d'occasion pour lui faire tenir les aiguilles que sa mère m'a laissé...

 

 

 

 

 

Paris le 25 Décembre 1789.

 

 

 

            Je n'avais pas besoin de votre lettre, mon très cher curé, pour vous envoyer un petit secours, car il y a déjà plus de quinze jours que je sollicitais une rescription sur Toulouse ou Montauban, enfin je l'ai obtenue hier et vous la trouverez ci-joint : elle est de 600 L. et vous m'en accuserez la réception à votre commodité.

 

            Je sens combien vous devez être gêné, et je vous prêcherai économie si je n'étais bien persuadé qu'il y a longtemps que vous faites usage de ce régime ; car je tremble pour la pension des Affaires Etrangères quoiqu'il n'y ait encore rien qui doive me faire trembler, que l'inquiétude de la recherche que je sais que l'on fait dans tous les départements, mais que notre amie ne fasse aucune démarche à cet égard, gardons nous d'éveiller le chat qui dort encore. Quant à celle du Clergé, il n'est pas décidé quel parti on prendra, ainsi ne nous affligeons pas d'avance.

 

            Envoyez moi toujours, dés que le 1° Janvier sera passé, trois certificats de vie de notre amie, dont deux légalisés par l'Evêque ou grands vicaires, car le Clergé ne voulant pas reconnaître les juges des lieux, j'ai eu toutes sortes de difficultés à cet égard l'année dernière et il faut les éviter celle-ci. Vous menverrez ces 3 certificats le plus tôt qu'il vous sera possible.

 

            Actuellement que voilà les affaires dites, parlons santé. Dites moi donc une bonne fois, pour me faire grand plaisir, que notre amie est en aussi bonne santé que je le désire, qu'elle n'a plus de fluxion ni autres douleurs, je désire qu'elle reprenne son embonpoint, car enfin la belle taille a un âge et l'embonpoint un autre. Vous me dites que cette taille est comme elle était à 30 ans, mais si vous l'aviez vue comme j'ai eu ce plaisir à 17 ou 18 ! Qu'elle était donc belle ! Enfin tant y a, que ma mémoire me tient lieu aujourd'hui de millions de plaisirs renaissants, par de charmantes réminiscences.

 

            Répétez souvent, je vous prie, à cette chère amie que je l'aime toujours de tout mon cœur, et que malgré les troubles, je me démènerai tant que j'espère que je conserverai son revenu de manière à ce qu'elle soit en jouissance incessamment, que par conséquent elle ne doit pas prendre de chagrin ; dés que nous existons tous les deux pour son bonheur et que je l'embrasse bien fort pour ses étrennes.

 

            J'ai envoyé chez Panckouke pour le rétablissement de la santé de votre Journal de Genève, on réparera tout ce qu'on pourra, mais on craint bien de ne pouvoir se procurer un n° 42.

 

            Ci-joint une lettre fort ancienne des parents de Louise. Le père et la mère n’ont je crois pas encore trouvé à se placer, je fais de mon mieux pour leur être utile mais cela est bien difficile dans ce moment où tout le monde se réduit au nécessaire.

 

            Quant aux troubles il n’y a rien d’inquiétant, et tant que nous aurons du pain, un peu d’argent et le Roi, il n’y a rien à craindre.

 

            Les opérations de l’Assemblée Nationale, quoique lentement, avancent cependant de manière à nous faire croire que le boulversement tiendra. De plus le Brabant, la Pologne et même l’Espagne remuent ; toute l’Europe en fera autant, et cette coalition assurera d’autant notre base, au reste les choses sont si avancées et se font si turbulemment qu’il n’y a pas la possibilité d’en arrêter l’effet, il faut donc attendre que tout soit à peu près fini, alours nous jugerons. Peut-être tout sera-t-il bien pour la génération future, car pour nous il eût été plus agréable de finir nos jours tranquillement, mais il est du Grand, du Beau, du Sublime de savoir se sacrifier pour le bonheur d’autrui… (1).

 

            Je vous embrasse, mon bon et digne curé, je vous souhaite bonne année, je voudrais bien la passer avec vous, et je prie la Belle Dame de Viterbe de recevoir trois baisers que l’amitié lui envoie

 

 

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

 

 

Le Comte de Lascaris

 

 

 

 

 

A Madame Portocarrero Chés M. le Curé de Viterbe.

 

 

 

Au Petit Paris en Brie ce 29 Décembre 1789

 

 

 

            Il y a bien longtemps, ma très chère amie, que je n'ai eu la satisfaction d'avoir de vos nouvelles, vous pourries me dire qu'il y a de ma faute, mais l'on est agité depuis longtems de tant de manières, que sans oublier ses amis, tous les raports sont suspendus. Je n'ai pas été de cett' hyver à Paris, nous l'avons passé içi à quelques lieues de la capitale, pour ne pas nous trouver au milieu des troubles qui l'agitent. Cette terre qui apartient à mon beau-pére n'est pas très agréable, mais nous y avons joui de la plus grande tranquillité dans le tems que les gens honnêtes s'esloignent du royaume, et tout au moins de Paris qu'on ne peut abiter sans crainte. Cette ville aujourd'hui n'est plus la même, le faste et l'opulence ont disparu, l'on y fait des patrouilles comme dans une ville de guerre, et les voitures, excepté les fiacres, sont on ne peut plus rares, le commerce languit, le numéraire est disparu et vous ne reconnaitriés plus la ville et l'humeur de ceux qui l'habitent, l'on y est tranquille cependant depuis quelque tems mais l'on ne peut guérir l'imagination des inquiétudes pour l'avenir. J'espére que le pais que vous abités n'aura pas subi une métamorphose aussi fâcheuse, et je désire bien de ne pas me tromper dans mes conjectures, car je sais très bien que la secousse s'est propagée jusque dans les provinces. Tranquilisés moi, je vous prie, sur cett' article, et sur celui de votre santé, pour le reste il faut l'abandonner à la Providence, et je sais très bien que tout le monde est en suspens.

 

            Au milieu de tous les désastres, j'ai l'honneur de vous faire part cependant que Madame de Lascaris est acouchée heureusement d'un garçon le 22 de ce mois, il se porte très bien, et la mère pourra quiter son lit au premier jour. Quoiqu'elle n'ait pas l'honneur de vous connoitre personelement, elle me charge de mille compliments pour vous ; ma petite famille est composée présentement d'une petite fille de 17 mois, qui est aimable et jolie pour son âge, et d'un petit garçon qui vient de naître. Présentement il n'y a rien de plus juste que de laisser la mère en repos, d'autant plus qu'elle aura à nourrir ses deux enfants. Pour ce qui regarde mes affaires, vous jugés bien que rien ne peut marcher par le tems qui court. Je vous ai mandé dans le tems que mon régiment avoit été réformé, qu'on m'avoit conservé mon traitement, et mon activité de service ; il n'y a rien de changé à ma situation, excepté qu'on paye les pensions très lentement, et qu'on est toujours dans la crainte qu'on ne paye plus du tout

 

_______________

 

(1) : Ces phrases ironiques et désabusées de M. de Saint-Germain prouvent une profonde expérience. Le « bouleversement tiendra » effectivement jusqu’en 1815 : 26 ans, plus d’un quart de siècle. « Peut-être tout sera-t-il bien pour la génération future »… « Peut-être » est un chef-d’œuvre, car les troubles de 1848 et de 1871 montrent abondamment que le peuple parisien, loin d’être aussi malheureux qu’il se croyait en 1789, l’était beaucoup plus

 

tout. I1 faut espérer que le Ciel aura pitié de nous, et que l'ordre pourra se rétablir avec un peu de tems. Je vous serai très obligé, si vous voulés bien me rapeler au souvenir de M. le Curé de Viterbe, et lui faire agréer mes compliments, je vous souhaite au renouvellement de cette année l’accomplissement de tous vos vœux, et il faut espérer qu’elle sera pour tous plus heureuse que celle qui vient de finir. Dans tous ces évènements croyés toujours, je vous prie, au plus tendre et inviolable attachement que je vous ai voué pour la vie

 

 

 

                                                                                              Le comte de Lascaris

 

 

 

P.S. Si vous me faites l’honneur de m’écrire, comme je l’espère, adréssés toujours votre lettre à Paris, rüe Saint Louis N° 21 au Marais, l’on me la faira parvenir.

 

 

 

 

 

            Ici se terminent les lettres du comte de Lascaris. Dans la solitude de son presbytère de Viterbe, Emilie Portocarrero classa toutes celles que nous venons de lire dans une chemise marquée : « Lettres de M. et Mde de Lascaris ». L’ex-colonel du régiment Royal-Italien émigra en 1791, et fut à l’armée de Condé d’abord lieutenant de la 8e Compagnie de Chasseurs Nobles, puis colonel d’un régiment à son nom. Au moins celui-là, qui avait commencé si bas, sut-il montrer de la reconnaissance au gouvernement où s’était élevé. Ce ne fut pas, on le sait, le cas de grands noms comme Lauzun, Noailles, qui gorgés d’argent et d’honneur par la Royauté, optèrent pour la Révolution qui d’ailleurs les guillotina.

 

            Une question posée dans le temps par une revue militaire (1) n’a pas trouvé jusqu’ici de réponse. « Le Comte de Vintimille, maréchal de camp. Théodore-Honoré de Vintimille, Comte de Lascaris de La Brigue, né le 5 décembre 1740, débuta dans Royal-Italien au service de la France en 1754 et en devint colonel le 21 décembre 1785. Il émigra en 1791, fut lieutenant de la 8e Comagnie des Chasseurs Nobles, puis colonel d’un régiment de son nom à l’Armée de Condé. Il la quitta pour se rendre à Turin en octobre 1797, ayant été nommé maréchal-de-camp le 5 janvier 1797, avec rang du 30 juin 1794. Serait-il possible de connaître la suite de la carrière de cet officier général, la date et le lieu de son décès ? »

 

            Je n’en sais strictement rien. Mais avant tout une précision : c’est pas en 1754, mais en 1760, comme on a vu, que le jeune Lascaris entra à l’armée grâce à Emilie Portocarrero. En 1797, dernière année où on le sait vivant, il n’a après tout que 57 ans. Reprit-il du service chez le Roi de Sardaigne ? Sa famille fit-elle souche en Italie ? En tout cas c’est au Cimetière du Calvaire, sur le côté gauche de l’église Saint-Pierre de Montmartre, qu’il faut chercher les tombeaux des Vintimille, mais je doute qu’il y soit.

 

 

 

 

 

Paris le 14e janv. 1790.

 

 

 

            Je n’ai point encore fini avec M. Voisin, voulant comme vous me l’avez marqué être assuré que les 449 serviront pour le payement de la Contribution patriotique et non pas un don patriotique.

 

            Je vous envoye 200 L. en un billet assignat sous le N° 41 036 afin que cela vous aide toujours un peu.

 

            Je compte que vous avez reçu la boîte que je vous ai envoyée.

 

 

 

_________________

 

(1) : La Sabretache, n° 295, Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, n° 9, décembre 1951.

 

            Le père de Louise devoit m’apporter une lettre ce matin pour sa fille dont il dit qu’il n’a pas reçu de nouvelles depuis longtemps.

 

            Bon an ma très chère Belle Dame et au curé. Je n’ai pas eu de nouvelles du protégé dont il m’a parlé dans sa dernière.

 

            Je suis depuis un mois dans le déménagement du Bureau et n’ai pas un seul moment à moi. Je vous embrasse de toute mon âme.

 

 

 

                                                                                              de St G.

 

 

 

            Accusez moi la réception de cet assignat car on vole tous les jours les courriers et on est dans l’inquiétude.

 

            Envoyez moi 2 certificats de vie cela est assez mais est préssé.

 

            Je sollicite les moyens de recevoir la pension sur le clergé mais c'est parler aux échos d'alentours, il n'est pas encore décrété si on payera et où ces pensions.

 

            Embrassade réitérée, oeconomisez autant que vous pourrez, envoyez moi un état de situation, c'est à dire si vous devez et à qui, livre, sous et deniers, afin de voir enfin comment vous pourrez faire sur ce qui vous restera.

 

 

 

 

 

Paris le 16° janvier 1790.

 

 

 

            J'ai reçu il y a quelques jours, mes très chers, votre lettre du (elle est sans date) elle contenoit un seul certificat de vie, et j'attends les 2 autres, celui envoyé n'est plus préssé, car les pensions sur le clergé sont suspendues, M. Quinson m'a témoigné toute sa peine, il m'a dit qu'il esperoit que ce ne seroit qu'un retard et m'a promis toute protection.

 

            Je ne sais ce qu'il m'adviendra aux affaires étrangerres mais je ne puis m'y présenter que quand j'aurai reçu le certificat de vie.

 

            Quant à l'Espagne M. Puyon fait de son mieux et je le sais par le secrétaire de notre ambassadeur, mais M. de Montijo devient assez mauvais payeur, je n'ai pas encore entendu parler du quartier échu en 7 bre, dés que j'aurai le certificat de vie j'enverrai celui de l'ambassadeur d'Espagne et je réclamerai à toute force le quartier échu en 7 bre et celui échéant ce mois, au reste je n'ai qu'à me louer de M. Puyon puisque je suis sur qu'il fait toutes les démarches possibles, ainsi il faut de la patience, et de votre côté dépensés le moins possible.

 

            Le mandat que vous avez tiré sur moi de 600 le 24 X bre m'a été présenté il y a 4 jours. J'ai fait prier la personne de le garder jusqu'à la fin de mars, n'ayant pas un écu puisque je vous avais envoyé ledit jour 24 Xbre une rescription de pareille somme. En envoyant chercher la réponse le lendemain, on m'a fait dire qu'on l'avait renvoyé à Laigle en Normandie à Mrs. Colombel de qui on le tenoit. J'ai écrit tout de suite à ces messieurs, je n'en ai point de réponse et je crains qu'ils ne l'ayent renvoyé à Lavaur. Prévenez vos amis de cette cacophonie et assurés les que ce mandat peut être renvoyé et qu'il sera acquitté à la fin de mars.

 

            J'ai remis 2 louis à la mère de Louise qui m'a dit qu'elle écriroit dans quelques jours à sa fille pour des commissions qu'elle lui avoit données.

 

            Je ferai ce que la bonne amie me marque à l'occasion de la pension, si le chat se réveille. Je l'embrasse et vous de tout mon cœur. Vous jugerez à mon écriture combien je suis préssé

 

 

 

                                                                                                          de St G

 

 

 

 

 

Paris le 12 fév. 1790.

 

 

 

            Ma dernière lettre vous demandoit le retour du mandat de 600 qui s'était croisé avec ma rescription, ainsi je l'attends pour la fin du mois prochain.

 

            Le diable de chat s'est réveillé, et l'on tourmente le Ministre des affaires étrangerres pour connoitre en détail toutes les dépenses de son département, l'état des pensions est demandé, mais il est inutile de prendre de l'inquiétude sur celà, c'est l'assemblée qui prononcera, le Ministre n'y peut rien. Je fournirai un mémoire quand il en sera temps.

 

            A légard du clergé, autre histoire, voilà un décret qui oblige à faire une déclaration, je vous en envoyé copie, je ne vois pas qu'il y ait à balancer, il faut la faire pour la pension du clergé qui est de 350 L. et ne pas s'exposer à la perdre.

 

            Ci-joint une portion des aiguilles, plus deux quittances à signer, l'une pour toute l'année pour le Trésor Royal, l'autre pour le quartier chez le payeur M. Durucy, vous me les renverrez dans le courant du mois prochain et toujours sous le couvert de M. de Lafontaine en observant de faire le paquet comme avec du papier à la Teillière, c'est à dire dans la forme à peu prés de mes paquets.

 

            J'ai fait passer la lettre pour François.

 

            J'ai reçu les certificats de vie. Voici des lettres pour vous et pour Louise. Actuellement comment vous portez vous mes chers bon amis ? La révolution sera une belle chose, mais combien la génération actuelle va souffrir. J'espère et je souhaite de tout mon cœur que vous n'ayez pas de diminution mais on ne peut en être certain, au reste nos dettes sont presque payées, nous allongerons le peu qui en reste, enfin il restera ce qu'il pourra et il faudra bien s'arranger.

 

            De la philosophie, la paix et la tranquillité, un peu de santé et du pain et du beur, ma foi je suis décidé à passer comme cela le reste de mes vieux jours, faites en de même mes chers enfans et soyés assurés de la tendre et fidelle amitié de votre serviteur et bon ami

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

            La démarche du Roy du 4 de ce mois est superbe, il est venu dire à l'assemblée nationale qu'il acceptoit tout, qu'on ne s'occupât de lui que pour le bien général et que son peuple heureux il l'étoit lui-même.

 

            On va envoyer dans les provinces une adresse de M. 1' Eveque d'Autun qui est un chef d'oeuvre d'éloquence et de raison.

 

Je ne puis envoyer les aiguilles celà paraitroit trop.

 

 

 

 

 

EFFET DE LA REVOLUTION

 

A VITERBE

 

 

 

 

 

            Le 14 février 1790, grand branlebas à Viterbe, comme partout d’ailleurs en France : « la sale où se tiennent les assemblées ordinaires étant insufisente » les habitants se rassemblent dans l’église. Les consuls ont chargé le curé d’informer le public de la nouveauté concoctée à Paris : « lintention de lassemblée nationale est que les anciennes municipalités fussent suprimées et abolies ». Bref la communauté va devenir mairie et les consuls officiers municipaux. Il y a 38 votants, c’est-à-dire 38 hommes qui ont plus de 18 ans, c’est une toute petite commune, en regard d’Escoussens, par exemple, qui a près de 1 000 habitants. Davan est élu maire avec 20 voix « qui font la majorité absolue, et l’abbé de la Mazelière est élu procureur de la commune ». Le premier acte de la nouvelle municipalité pour bien marquer ce qu’on doit à l’égalité, est de supprimer les bancs de l’église : voilà à quel niveau se joue la Révolution dans les campagnes : plus de bancs ! « Il a esté représenté par Mr le Mére que touts les bancs qui se trouvent dans les églises en ont éttés retirés, et que cependant il s’en trouvait un dans l’église de Viterbe apartenant à M. masoulier bourgeois de Lavaur avec quy ni la commune ny lassemblée de parroisse navait pris aucun engagement »… Or ce banc « occupe la place où Mrs. Les officiers municipaux ont résolu de placer le leur ». Non seulement on retire le banc du bourgeois de Lavaur, mais dans la foulée, ce même 28 mars, on estime nécessaire de se procurer un banc à quatre places pour la nouvelle municipalité, « lancien banc des consuls n’étant que de deux ». Ah mais !

 

 

 

 

 

Paris le 11 Mai 1790

 

 

 

            Si j'étais querelleur, mon cher pasteur et ma belle amie, j'ai à mon tout une belle occasion de quereller, puisque je n'ai point reçu de vos nouvelles depuis le 1° mars dern., mais passons l'éponge et marqués moi comment vous vous portés, je souhaite bien fort que ce soit aussi bien que je le désire.

 

            Nous sommes actuellement un peu plus tranquille, les décrets vont leur train, j'espère que toute cette besogne sera bonne, mais vraisemblablement ce ne sera pas pour nous, car je ne vois que de la perte pour les vieux, puisqu'il est toujours question de retranchements, il n'y a cependant rien de terminé, malheureusement seulement on ne paye pas, mais nous sommes dans la crise et il faut attendre.

 

            J'ai fait toutes les démarches nécessaires pour les pension de la belle amie, j'ai donné des mémoires, j'ai employé toutes mes connaissances, ainsi soit-il, attendons et ne nous faisons pas des Monstres pour les combattre, puisque la force majeure nous oblige d'attendre.

 

            En attendant, mon cher curé je sens combien vous devez être embarrassé et afin de venir à votre secours, employés vos amis de Lavaur et priez les de vous remettre 600 L. Vous pouvez tirer un mandat sur moi de lad. somme en observant de le mettre à un an ou cinq jours de vue afin que je sois prévenu et que l'argent soit chez moi lorsque je serai dehors le jour de l'échéance, et par là ne pas donner aux braves gens qui vous aident le désagrément du retour comme la dernière fois.

 

            Je vais renouveller l'abonnement de votre Journal de Genève.

 

            Ecrivés moi, mon cher curé, quelle sera votre sort d'après les arrangements des biens du clergé, je crois que vos dîmes vous seront conservées cette année.

 

            Donnés moi des nouvelles de ma belle et bonne amie que j'embrasse de tout mon cœur, ainsi que vous.

 

 

 

                                                                                                                      de St Germain.

 

 

 

Toujours écrivés sous le couvert de M. delafontaine.

 

 

 

 

 

Paris le 21 mai 1790.

 

 

 

            Votre lettre du 6 mon cher curé s'est croisée avec la mienne.

 

            Je payerai le mandat de 600 L. que vous avez tiré sur moi, ce qui remplit l'objet de ma dernière lettre et que vos besoins vous avoient fait anticiper.

 

            Je n'ai rien reçu encore des pensions de notre bonne amie, mais malgré cela il ne faut pas mourir de faim ou de misère, ainsi priez vos amis de Lavaur de vous remettre trois cents livres au lieu des six dont je vous ai parlé dans ma dernière et portés l'échéance à la fin du mois prochain ou au 10 juillet dudit mandat de 300 L.

 

            Je n'ai que le temps de vous demander promptement de vos nouvelles et de celles de votre pays, car je suis dans l'inquiétude sur l'affaire de Montauban où il paroit que la Municipalité ne s'est pas bien conduite.

 

            Quant aux pensions ma dernière vous a annoncé que j'ai fait toutes les démarches, mais non seulement il n'y a rien de décidé, mais celà durera encore quelques mois, ainsi quoiqu'inquiets il faut absolument chercher à se tranquilliser.

 

            Vous connoissés la vérité de mes sentimens d'attachement et d'amitié et avec lesquels je vous embrasse de tout mon cœur.

 

            Encore un gros baiser à mon ancienne et bonne amie

 

 

 

                                                                                                                      de St G.

 

 

 

 

 

Paris ce 27 aoust 1790.

 

 

 

            Si je n'ai pas le temps de vous écrire est-ce une raison pour ne pas le faire ? Votre dernière est du 27 juin et dans la position où nous sommes on ne doit pas être aussi longtemps sans donner signe de vie.

 

            Nous sommes toujours dans les crises mais nous espérons. Il n'y a aucune démarche à faire par notre amie pour sa pension sur les affaires étrangerres ny pour celle sur le clergé, j'espère que je parerai à tout.

 

            Donnés moi de vos nouvelles, et malgré que je sois dans mon tort de ne vous avoir pas écrit, la présente est pour vous dire que si vous êtes gênés, vous pouvez tirer sur moi            en 2 ou 3 parties à 15 jours au moins de différence, jusqu'à concurrence de 1000 L. Je vous demande seulement de m'en donner avis et pour quel jour fixé sera l'échéance.

 

            Que j'embrasse de bon coeur mon ancienne amie, et que je vous dis mon cher curé de choses obligeantes.

 

            Je n'ai pas plus de temps que cela

 

 

 

                                                                                                          de St G.

 

 

 

 

 

Paris le 24° 7bre 1790.

 

 

 

            En réponse, mon cher curé, à votre lettre du 9 de ce mois je vous envoyé

 

            2  assignats de chacun 300                            600

 

            2          de       idem        200                                     400

 

 

 

            Total 1 000 L. Intérêts depuis le 15 avril jusqu’à ce jour : 13 s. Dont 1 013 s.

 

            Je vous félicite de pouvoir placer ces effets sans perte, je sens cependant que les fournisseurs doivent les prendre avec plaisir puisque cela facilite leur commerce. Ces assignats gagnent tous les jours les intêrets, c’est-à-dire que les 13 L. 5 sont pour les interêts àcquis depuis le 15 avril au 24 7bre 1790, mais chaque jour ceux de 200 L. augmentent de 4 deniers, ceux de 300, 6 deniers et ceux de 1 000 : 1 s. 8 d. On doit donc vous tenir compte, outre les 13 L. 5 s. de ce que chaque billet gagne par jour jusqu’à celui où vous les donnés.

 

            Dites donc à notre amie qu’elle m’écrive sur sa santé. Ce que vous m’en dites me fait un gros plaisir. Il y a longtemps que le père de Louise m’a apporté une lettre pour sa fille, mais je ne l’ai pas envoyé, on y regarde à deux fois à cause du port.

 

            Accusés moi réception des assignats que je vous envoye en me renvoyant les quittances ci-jointes signées de notre amie, car il faut avoir réponse à qui va là si l’on paye. Nous sommes dans la crise la plus forte. En attendant si on créera on ne créera pas des assignats, cela sera décidé d’içi à 3 jours.

 

            Je vous embrasse et notre chère amie de tout mon cœur.

 

 

 

                                                                                              De St Germain

 

 

 

 

 

MORT DU COMTE DE MONTIJO

 

 

 

 

 

            En Décembre 1790, le Comte de Montijo, demi-frère d'Emilie, est mort. Bien qu'elle ne s'entendit nullement avec lui, c'est un coup dur pour notre solliciteuse. On a vu que déjà en 1788 la mort de Bollioud de Saint-Julien, le richissime banquier et franc-maçon, avait rendu incertaine sa rente sur le Clergé, maintenant c'est de sa propre famille qu'il s'agit. Peu à peu tous ses anciens protecteurs, plus âgés qu'elle disparaissent, alors que la tempête révolutionnaire secoue la France et bientôt l'Europe. Dans sa détresse elle écrit au Duc de Crillon, qui, lui, a refait sa vie en Espagne et y a beaucoup mieux réussi qu'en France : Charles III lui a octroyé des plantations à Porto-Rico, il est Capitaine-Général des armées espagnoles, Grand d'Espagne, Commandeur de l'Ordre de Charles III, Chevalier de la Toison d'Or, Duc de Mahon, Commandant Général des Royaumes de Valence et de Murcie… Mais il a 72 ans.. Et s'est remarié, pour la troisième fois, en 1775 à Josépha Athanase Roman Gusman d'Espinoza de Los Monteros. Emilie écrit aussi à cette Duchesse de Crillon...

 

            Un monument commémore toujours à Paris la gloire bien oubliée du Duc de Crillon... au fin fond des Catacombes ! Un de ses vétérans de la prise de l'ile de Minorque, Décure, sculpta à ses moments perdus dans la pierre du sous-sol la forteresse de Port-Mahon, qu'il avait contribué à prendre. Décure mourut malheureusement sous un éboulement de ce gigantesque ossuaire où il était employé. Battez-vous au grand air, sculptez des modèles réduits de forteresse dans un local humide (et d'ailleurs sombre) pour finir obscurément sous un tas de gravats... le tout pour commémorer une victoire depuis si longtemps éclipsée qu'elle a tourné en mayonnaise... Eh oui ! Car c'est bien de cette victoire sur les Anglais que date la célèbre sauce, qui s'appelait primitivement Mahonnaise !

 

 

 

 

 

Emilie de Portocarrero à M. le duc de Crillon

 

 

 

10 Décembre 1790.

 

 

 

            Quoique je n'aye pas reçu de réponse aux différentes lettres que j'ay eu l'honneur de vous écrire soit à Paris soit en Espagne, cependant je vous ai toujours trouvé si bon et si généreux à mon égard, vous m'avés servi de tout votre pouvoir et de tout votre crédit dans les occasions les plus esentieles, tout celà me fait espérer que vous ne césserés d'être pour moy un père et un protecteur. Vous n'ignorés aucune des Révolutions arrivées en France. Vous sçavés que par une suite de votre crédit j'avais obtenu de la Cour de France une pension de 2 000 livres. M. l'Abbé de Crillon dont le souvenir me sera toujours prétieux m'en avoit fait obtenir une de 350 livres sur le Clergé. Par la Révolution je me trouve privée de tous ces secours et dans un âge où j'ai plus de besoins je me trouve réduite à la modique pension de 2 700 que j'ay sur les biens de la Maison de Montijo. Vous qui avés le cœur si bon et si sensible, vous sentés mieux que je ne puis vous 1'exprimer combien ma situation est affligeante, ce n'est pas à 56 ans qu'on se corrige des habitudes qu'on a formées, et si avec 5 000 livres de revenu je ne pouvois qu'avec la plus grande économie fournir à mes besoins, et payer insensiblement les diverses dettes... que fairais-je à l'avenir privée de la moitié de ce revenu ? Vous sçavés que pour faire honneur à mes affaires et pour ne pas exposer le nom de Portocarrero à être décrié par des dettes, j'ay quitté Paris et pris le parti de vivre à la campagne dans la retraite et la solitude, me laissant manquer presque de tout pour aquitter... les dettes forcées que l'exactitude des payements, les maladies et les voyages ont nécessité de faire. La Providence a paru prendre pitié de moy en me donnant une meilleure santé que celle dont j'ay joui jusqu'à présent, il ne me reste qu'une incommodité au bras droit qui ne m'empêche que d'écrire facilement, mais non de sentir et de penser. Mais n'ayant plus de secours que deviendrai je et comment finir d'aquitter le peu de dettes qui me reste et me procurer les choses les plus nécessaires dont je me suis laissé manquer jusqu'à présent. Cette situation est bien affligeante pour la fille du comte de Montijo, et Madame la comtesse de Montijo y seroit sensible si elle pouvoit lire dans le cœur de sa tante. Si vous pouviès, M. le Duc, faire passer dans l'âme de Mde la comtesse de Montijo votre façon de penser nette et généreuse, rien ne manqueroit à mon bonheur. Vous n'ignorés pas, M. le duc, l'intérêt j'ose dire tendre que l'actuelle Reine d'Espagne (1)          

 

            Ne pourries vous pas luy rappeller ses anciens sentimens à mon égard et par sa protection et vos bons offices m'obtenir de la Cour d'Espagne le même traitement que j'avois à la Cour de France ? Vous fites valoir auprès de cette dernière cour les services et l'attachement que les personnes dont j'ay l'honneur de porter le nom ont rendu à la Maison de Bourbon. Mieux que moy vous sçavés tout ce qu'il faut faire vis à vie la Cour d'Espagne soit vis à vis de Mde de Montijo, et je remets mon sort entre vos mains. Dans tous les cas je vous conjure de m'honorer d'un mot de réponse pour m'assurer de la continuation de votre bienveillance à mon égard et me donner de vos nouvelles.

 

            Sur l'avis que m'a donné M. Puyou de la mort de M. le comte de Montijo que je regrette bien sincèrement malgré le mal qu'il m'a fait, mal que j'attribue moins à luy qu'à ses gens d'affaires par qui il a toujours été trompé sur mon compte, j'ay écrit une simple lettre de condoléance à Mde la comtesse de Montijo sans luy parler de mes affaires.

 

   ___________________

 

(1) : Marie-Louise de Parme, femme de Charles IV d’Espagne et maîtresse de Godoy ; plusieurs fois peinte par Goya.

 

 

 

 

 

Emilie de Portocarrero à Madame la Duchesse de Crillon

 

 

 

 

 

            Je n'oublierai jamais les témoignages d'amitié dont vous m'avés honorée à Paris et les instants agréables que j'ay passés avec vous. Ils étoient courts et rares mais j'en sortois comblée et mes peines me paraissoient bien plus aisées à supporter. J'ay l'honneur d'écrire à M le duc pour luy remettre mes interets entre les mains et le prier d'employer ses bons offices pour réparer la perte que je viens de faire des pensions que j'avois en France. Comme je les devois à son zéle, à son activité et à sa bonté pour moy, j'espère que Son Excellence ne voudra pas m'abbandonner dans ma vieillesse, m'ayant toujours protégé dés mon enfance. La bonté de votre cœur m'assure que vous voudrez bien employer auprès de M. le duc tout l'ascendant que vous avés sur luy pour me rappeller de fois à autre à son souvenir, espérant que la multitude des affaires qui l'accablent ne luy feront oublier la mienne. Si vous voulés bien m'honorer d'un mot de réponse, je vous supplie de vouloir me donner des nouvelles de vos enfants, auxquels je prends le plus tendre interet.

 

 

 

 

 

A M. Puyon

 

 

 

 

 

            Je vous remercie de l'avis que vous m'avés fait donner de la mort de M. le comte de Montijo et de tous les soins que vous vous donnés pour mes affaires. J'espère de votre bonté que vous me continuerez toujours vos soins et que vous fairés tout ce qui dépendra de vous pour mes interets. J'ay écrit à Mde la ctesse de Montijo une lettre de condoléance. J'aurés voulu aussi écrire à Mde la ctesse de Valderavano sa mère, mais comme j'ignore si elle vit encor je vous aurais la plus grande obligation si vous pouvés dérober quelques instants à vos occupations pour voir cette dame, luy témoigner de ma part combien j’ay été sensible à la perte qua fait Mde de Montijo et que comme je n’ay pas eu de réponse à différentes lettres que j’ay eu l’honneur de luy écrire j’ay craint de l’importuner par une nouvelle lettre.

 

            Je vous serois très obligée de remettre vous-même les deux lettres cy incluses à M. le duc et à Mde la duchesse de Crillon et de m’en procurer la réponse s’ils sont à Madrid ou de les leur faire parvenir. Je vous prie aussi de me faire savoir si M. l’abbé de la Richery qui vit avec M. de Crillon est à Madrid, ainsi que M. le marquis de Fulvy.

 

 

 

 

 

LA MISERE A VITERBE

 

 

 

 

 

            Le 27 décembre de la même année 1790, la mairie de Viterbe s’occupe de choses un peu plus sérieuses que de bancs d’œuvre : « Voyant la nécessité de beaucoup de personnes qui manquent de quoy pour leur subsistence, voyent la grande misère qui se trouve dans la paroisse… Mr. Le Maire demande à lassemblée de se procurer des moyens pour y remédier ». L’abbé de la Mazelière, en tant que procureur de la commune, propose un moyen de se procurer de l’argent pour soulager les pauvres : ceux qui touchent la dîme, sont tenus, « suivant l’édit de 1695 et l’ancienne jurisprudence eclésiastique », de fournir le tiers de leurs revenus pour la subsistance des pauvres. « Lassemblée nationale, en sacaparant des dixmes et autres biens éclésiastiques » (rien qu’à ces termes on devine bien que l’opinion de l’abbé est royaliste) « na pas prétendu dépouiller les pauvres de la portion qui leur revient sur les biens – en conséquence il serait convenable que la commune de Viterbe sadresse au Directoire du district et mesme à celui du Département en cas de besoin, afin que les religieux de Sorèze décimateurs de Viterbe ou leurs fermiers ayant à luy délivrer le tiers de la dixme pour être employé au secours des pauvres ». La proposition fut « retenue » mais on ne sait si elle reçut le moindre commencement d’application : pour liquider les « pauvres », plaie sociale du XVIIIe s., le gouvernement de Louis XV n’avait imaginé que la déportation en Louisiane, au Mississipi… La Première République n’imagina que le service militaire obligatoire au service de la bourgeoisie en une guerre de 25 ans, comme la Seconde n’imagina que la déportation en Algérie ou les Ateliers Nationaux…

 

            Avec l’affaire des bancs d’église et celle du secours problématique à l’Auguste Assemblée Nationale s’arrête le rôle de la Mazelière comme procureur de la commune de Viterbe : comme l’abbé Auziès à Escoussens, sans doute impressionnés par le gigantesque bordel où s’effondrait l’ancien régime, lui et Davan, le maire, démissionnent le 6 mars 1791. Les efforts de « fraternisation des français » auront duré un peu plus d’un an.

 

 

 

 

 

 

 

M. de Saint-Germain à Emilie de Portocarrero

 

 

 

 

 

Ce 18 février 1791.

 

 

 

            J’ai reçu avec grand plaisir, ma belle bonne et aimable amie de vos nouvelles par vous-même dans la letre du cher curé du 31 du mois dernier.

 

            J’ai fait tout ce que vous me dires en écrivant à l’honête M. Puyon, j’attends sa réponse pour savoir s’il aura réussi, ou je me servirai des moyens que je l’ai prié de m’indiquer pour tacher de réussir par les affaires étrangerres.

 

            Je ferai ou ferai faire les commissions dont vous me chargés, par ce que vous m’avez marqué sur les marges de la lettre de Louise. Je vous préviens cependant d’avance qu’il y a plusieurs des personnes auxquelles vous vous interressés qui ont payé le tribut, dont une est Melle Dossun, regrettée de tous les gens qui l’ont connüe. (1).

 

            Il me parait que la montre dont M. Prévot a été chargé est partie avec l’horloger auquel il l’avait confiée. J’ai payé à la mère de Louise les 2 louis que vous m’avez chargé de lui remettre.

 

            Soyez toujours bien véritablement persuadé que je vous aime toujours avec la même sincérité et que je disputerai à tous qu’on puisse être plus véritablement et sincèrement votre ami

 

 

 

                                                                                              de St G.

 

 _________________

 

(1) : Trois ans plus tard, la comtesse d’Ossun, sa belle-sœur, née de Grammont, « âgée de 44 ans, veuve d’Ossun, maréchal-de-camp », est guillotinée avec 53 personnes le 8 Thermidor (26 juillet 1794) veille de la chute de Robespierre et des terroristes.

 

           
 

 

ATTENTAT CONTRE LE PRESBYTERE,

 

L’ABBE DE LA MAZELIERE REFUSE DE PRETER LE

 

SERMENT A LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGE

 

 

 

 

 

 

 

            D'ailleurs quelque esprit avancé du village en veut au curé. Ce même mois de mars, il se commet "une dégradation à la maison presbytérale". A la requête du curé, M. Bonsirven, juge de paix du canton de Fiac, accompagné de diverses personnalités viterboises, constate : "Nous avons trouvé devent laditte maison un chevron de la longueur de deux canes ou environ et trois bâtons dont il nous a paru qu'un des dits bâtons servait à l'usage d'un marchand colporteur pour mesurer les rubans et autres marchandises... et de plus nous avons trouvé une fenêtre enfoncée au ras de chausée et avons apperçu que les barres de fer de laditte fenêtre en était demy arrachées, et avons trouvé aussy plusieurs carreaux de vitre rompus dont le débris sest trouvé"...

 

            On fait venir les témoins : "Rose Carivenc, cuisinière de M. le Curé a déclaré qu'ayent entendu du bruit vers les trois heures du matin a la fenaitre de la cuisine, elle en a donné de suite avis au jardinier de M. le curé."

 

            François Dousseau se lève, prend un fusil "et a ouvert une fenestre en haut, et voyent un homme qui courait sous les fenestres de la maison, lui a dit de s'areter et voyent quil ne sarretoit pas il lui a tiré un coup de fusil qui na pas porté coup".

 

            On examine le morceau de bois qui a servi à forcer les barreaux de la fenêtre : il appartient à Baptiste Batigne, un voisin. On le range, avec les autres bâtons, dans la grange à bois du curé. Rien ne prouve, bien entendu, que ce soit Batigne qui ait   fait le coup, tout       au contraire il s'agit certainement de quelqu'un        qui a voulu détourner sur lui les soupçons.

 

            Personnellement je pense qu'un acte aussi idiot et spectaculaire est le fait d'un familier de la maison, qui a intérêt à en chasser les habitants pour se l'approprier. Parce que, franchement, un voleur s'y serait pris avec plus d'adresse, et avant tout, aurait fait moins de bruit. Serait-ce François Dousseau, par hasard ? La suite des événements montrera qu'il a bien prospéré à Viterbe après le départ du curé et d'Emilie... Il a même épousé Rose Carivenc !

 

            Toujours est-il que ce même 6 Mars 1791, La Mazelière trouve incompatible avec son devoir de prêtre de prêter serment à la Constitution Civile du Clergé. Le pape venait d'ailleurs de la concerner. Elle visait tout simplement à faire élire les curés par la population. Moyennant quoi, rétribués par l'Etat, celui-ci leur ferait raconter ce qu'il voudrait. C'est exactement ce qu'a fait pendant soixante-dix ans le clergé orthodoxe rétribué par Moscou. Je sais bien qu'actuellement beaucoup d'ecclésiastiques, qui prêcheraient tout aussi bien le Coran, n’aspirent qu’à ce fonctionnariat, mais à l'époque l'Eglise n'était pas aussi gangrenée, et c'est tout à l'honneur de l'immense majorité du clergé de France d’avoir refusé de perdre son âme pour une poignée d'assignats. Comprenant que l'attentat contre le presbytère n'est qu'une provocation qui peut se renouveler s'il s'obstine, il donne aussi sa démission de procureur de la commune : il n'y a pas de place pour lui dans la France révolutionnaire. Il donne avis de ses démissions à la municipalité, qui n'attend que ça et transmet diligemment à l'administration. Il déclare qu'il continuera à remplir, néanmoins, ses fonctions jusqu'à son remplacement. La Mazelière est un des 96 prêtres du diocèse de Lavaur qui refusèrent la constitution civile, gigantesque gifle à la face de la Constituante. Le 18 Avril, il déclare sa part de dîme perçue en 1790, et prépare ses bagages.

 

            J'aime beaucoup ce geste de l'abbé de La Mazelière. Sans être précisément calotin, j'aime que les gens vivent selon leurs convictions : elles les rendent respectables. Dans la vie, il faut assumer son état, et un curé se doit d'être habillé autrement que les autres, et de pratiquer des mœurs droites. Quand je les vois de nos jours se déclarer athées, communistes ou musulmans pour ratisser large, comme ils disent, ils me font pitié : non seulement ils perdent l'estime des chrétiens, mais ils récoltent le mépris de tout le monde. La crise de la religion n'a pas d'autre fondement que la lâcheté de ses prêtres. Ceux de 1791 ne voulurent pas cautionner la révolution athée, et on ne peut que saluer leur geste courageux, car ils le payèrent cher, très cher. Les conséquences en furent pour un grand nombre la guillotine, la mort lente sur les pontons de la Rochelle, la déportation en Guyane, ou, pour les plus favorisés, comme l'abbé de La Mazelière, la mort en exil.

 

 

 

 

 

MORT DE M. DE SAINT-GERMAIN

 

 

 

 

 

            Catastrophe ! La série noire continue. Le 2 Avril 1791, M. de Saint-Germain, le plus sûr ami et soutien d'Emilie, meurt à son tour. Cet habitant de la rue de la Sourdière, si travailleur, courageux et sympathique, ne finira pas sa vie dans le Midi après lequel il soupirait, mais le destin miséricordieux lui a aussi épargné les horreurs dont son quartier sera le témoin le 20 Juin et le 10 Août 1792 : les voyous envahissant les Tuileries, le massacre raffiné des Gardes Suisses, toutes ces pages honteuses que notre histoire officielle a travesti depuis deux cents ans en épopée. A se demander comment seraient perçus de nos jours l'attaque et la prise de l'Elysée, le massacre de la Garde Républicaine par les voyous des banlieues ? Car c'est l'exact équivalent. Est-ce qu'on en ferait une Fête Nationale ?

 

            De Madrid, le fidèle Puyou écrit lui aussi : ses nouvelles sont désastreuses.

 

 

 

 

 

Madrid le 10 Juin 1791.

 

 

 

            Madame,

 

 

 

            J'ay reçu la lettre dont vous m'avés honnoré le 27 du mois d'Avril, ainsi que celle qui la précéda ; pour réponse je vous dirai qu'une indisposition dont j'ay été longtems incommodé, qui se présenta d'abord comme très dangereuse et pour laquelle le travail me fut interdit par les médecins, fut suivie du cuisant souci d'avoir perdu, après deux mois de maladie, un enfant de plus de sept ans qui étoit l'unique qui me restoit. Enfin je viens de prendre pendant dix-huit jours un remède qui m'a été ordonné par le médecin : telle est, Madame, la position où je me trouve depuis bien du tems, sans que cependant vos interets que vous avés confié à mes soins en ayent aucunement pâti. Je remis, dés leur réception, en main propre de M. le Duc de Crillon les deux lettres que vous m'avés adréssé pour son Excellence et pour Madame son épouse ; me trouvant créancier de M. le Duc de Céreste de 3727 réaux pour des avances que j'avois fait relativement à Sa Grandesse d'Espagne, je le priai, en date du 28 Mars dernier, de faire compter cette somme à M. de Saint-Germain à qui je remis, pour cet effet, ma lettre accompagnée d'une de M. le Duc de Lavauguyon, par ordre de qui j'avois fait ces avances ; et lorsque j'atendois des nouvelles à ce sujet, vous me donnés celle de la mort de M. de Saint-Germain, dont la perte m'a été d'autant plus sensible que, par sa longue correspondance, j'avois conçu pour lui une estime distinguée.

 

            Ignorant, Madame, si ma lettre lui parvint avant son décès, dont l'époque ne m'est pas connue, et s'il fit recevoir de M. le duc de Céreste la somme qui en etoit l'objet, je vous en remets ci-joint une copie exacte enfin qu'en cas de besoin vous puissiés, avec toute connoissance, faire auprès de ses héritiers les démarches convenables et me donner avis de leur résultat, pour, s'il devient nécessaire, que je renouvelle les miennes.

 

            Il ne vous est dû que le quartier échu le mois dernier et afin que je puisse en solliciter le payement, vous voudrés bien m'envoyer votre certificat de vie qui devra être expédié par le premier magistrat de votre ville, avec les mêmes formalités que si vous en déviés faire usage à Paris. Vous ne devrez pas surtout omettre de le signer de votre main, ce qui est une circonstance indispensable ; et afin que vous puissiés toucher vos fonds sans aucun retard, je conçois que le moyen le plus sûr est que vous mettiés dans vos interets quelqu'un des principaux négociants de votre résidence, dans la certitude de ce qu'à mesure que vous me ferés passer vos certificats de vie, aux époques respectives, je vous ferai des remises sur Paris ; le change sur cette place vous étant très avantageux dans les circonstances actuelles, puisque vous observerés que la remise que je fis le 28 mars à M. de Saint Germain sur M. le duc de Céreste étoit à L. 17 la G.lle et qu'il a encore augmenté depuis.

 

            J'ay l'honneur d'être avec le plus profond respect.

 

 

 

                                                                                                                      Puyou

 

 

 

Emilie Portocarrero à  M. Quatremère

 

 

 

le 4 Décembre 1791.

 

 

 

            Vous m'avez donné dans un grand nombre de circonstances des preuves non équivoques de votre amitié et de l'intérêt que vous preniez à mon sort. J'ose me flatter que vous ne doutez pas de la reconnaissance que je conserve pour tous vos bons procédés. Si lorsque j'ai quitté Paris je n'ai pas eu l'avantage de vous voir, ce n'a pas été de ma faute : j'envoyai chez vous et vous étiez absent. Ma santé a été si délabrée qu'on craignait qu'un séjour à Paris ne me devint funeste. Les médecins avaient ordonné de me faire voyager, et M. l'abbé de Crillon et M. de Saint Germain me forcèrent de partir de suite pour venir dans le Languedoc chez un de leurs amis que je connaissais. Je ne croyais y demeurer que le temps nécessaire pour remettre ma santé. J'ai été trois ans à me rétablir, puis sont survenus les troubles qui agitent la France, et j'y suis encore en attendant que la tranquillité revienne.

 

            Ma maladie avait été occasionnée par les inquiétudes et les chagrins où j'étais plongée depuis quelques années en me voyant hors d'état de faire face à mes affaires par les retards, et de faute de payement de la pension que me devait M. le comte de Montijo. Je devais prés de 9 000 livres, j'étais harcelée sans cesse par mes créanciers. En quittant Paris, je ne me réservai qu'une pension de 2 000 livres que j'avais sur les Affaires Etrangères ; j'abandonnai le reste de mon revenu, qui consistait en 2 700 livres de ma pension d'Espagne et 350 L. d'une pension du Clergé pour payer mes dettes. Je pris des arrangements avec tous mes créanciers, je leur fis à tous des billets à différents termes ainsi que M. de Saint Germain avait combiné pouvoir effectuer les paiements. Vers le milieu de l'année 1788 je devais être libérée. M. de Saint Germain m'a toujours entretenue dans l'idée flatteuse que mes dettes s'acquittaient. M. de Saint Germain est mort le 2 avril de cette année. En m'annonçant sa mort, on m'apprend que ses affaires sont très dérangées et qu'on craint très fort qu'il n'y ait que fort peu de mes dettes d'acquittées. Dans ce moment, je voulus m'adresser à vous pour vous prier de veiller à mes interets, mais je craignis d'être indiscrète, parce que je connais combien vous êtes occupé. La personne chez qui je demeure avait chez lui le frère d'un conseillier au Parlement de Paris. Il me pria de donner ma procuration à son frère qui ferait toutes les diligences nécessaires pour mettre mes affaires en régle. Je lui envoyai ma procuration, et depuis je ne suis pas plus avancée que le premier jour. Il me marque que tous les papiers sont entre les mains de M. Aleaume, notaire, qu'il n'a pu encore en avoir communication ; parmi les papiers de M. de Saint Germain j'en ai beaucoup qui me concernent, des titres originaux ; il a la note de tout ce qu'il devait payer, la note des livres et effets que j'ai laissés à Paris, depuis le 18 février 1785 que j'ai quitté Paris jusqu'à l'époque de sa mort, il a reçu tous mes revenus. J'ai envoyé la note de tout celà à M. Salamon, ci-devant conseiller au Parlement de Paris qui demeure au Palais, Hôtel de la trésorerie. Si vous avez la complaisance de lui écrire un mot, il viendra vous communiquer tous les objets de mes demandes. Vous seul pouvez par votre activité et votre droiture me faire rendre la justice que je réclame et accélérer la décision de cette affaire. Selon mon compte, M. de saint-Germain, après avoir acquitté mes dettes aurait du avoir encore une somme de 3 000 livres à me compter. Je ne saurais vous exprimer combien je souffre du dérangement de mes affaires : il ne me reste pour vivre que la pension d'Espagne dont je ne suis pas payée depuis un an. M. de Saint Germain m'écrivait que la pension sur le Clergé ne serait pas supprimée ; cependant depuis deux ans elle n'est pas payée. Il me marquait également qu'il avait fait des démarches pour me conserver au moins en partie la pension sur les Affaires Etrangères, et qu'il était persuadé que j'en aurais la plus grande partie si je ne la conservais en entier ; mais je ne sais quelles démarches il a fait, ni à qui il faudrait s'adresser. Il n'y aurait que vous, Monsieur, qui dans tous les temps m'avez témoigné tant de bonne volonté qui pourriez venir à mon secours en agissant pour moi. Vous êtes si sensible et si compatissant que ma situation saura à coup sur faire impression sur votre cœur et vous porter à agir plus efficacement en ma faveur.

 

            Je ne sais si Mme Rondé vit encore (1). Vous savez l’interêt que j’aurais eu à être informée de sa mort pour être payée de ce qui m’était dû par M. Flobert son frère. Le genre de ma maladie m’a empêché de m’occuper d’aucune affaire, et même il m’est impossible de pouvoir écrire deux lignes de suite sans avoir un gonflement dans tout le bras. Si je pouvais rattrapper les 7 000 L. qu’avait reçu M. Flobert et les interêts, cela rétablirait mes affaires. C’est de confiance que je vous parle, et vous avez toute la mienne. M. de La Flotte ou M. d’Arvelay pourraient peut-être vous suggérer les moyens qu’il faudrait employer. Je n’avais aucun brevet. MM. Du Rivals, de La Flotte et d’Arvelay me dirent, lorsque le roi m’accorda cette pension, que M. le comte de Vergennes m’avait servi comme sa sœur, et que toutes les pensions pourraient être supprimées ou suspendues que la mienne ne le serait pas. Je manque de secours dans le tems que j’en aurais le plus grand besoin, ma santé redevient très chancelante, et le défaut de paiement d’Espagne, la suspension des pensions que j’avais en France me laissent sans aucun moyen de subsister, et depuis ce temps je vis d’emprunts dans un pays étranger. Je dois beaucoup…

 

 

 

______________________

 

(1) : En 1765, M. Rondé, beau-frère de M. de Flobert, est Commissaire des Guerres attaché à la Maison du Roi pour la 2e Compagnie des Mousquetaires. Il habitait rue du Doyenné Saint-Louis du Louvre, plus tard chantée par Nerval : tout ce quartier, situé entre le Vieux Louvre et l’Arc-de-Triomphe du Carrousel, a été rasé sous le Second Empire. C’est l’actuelle cour de la Pyramide du Louvre.

 

Emilie de Portocarrero au Grand Maître de Malthe le 28 Xbre 1791.      

 

 

 

 

 

            Les vœux que je forme pour votre santé sont de touts les temps et il ne se passe aucun jour sans que je me rappelle avec attendrissement vos bontés pour moy. Depuis prés de trois ans je suis douloureusement affectée de n'avoir reçu aucune de vos nouvelles. J'ay eu l'honneur d'écrire à V.A. et surtout dans ces derniers temps et je luy faisois avec confiance part des nouveaux sujets de chagrins que j'avois éprouvé par la suppression des pentions que j'avois en france et par la nécessité où je me trouvois de chercher un nouvel azile. L'honnéte curé chés lequel je demeure étant menacé à chaque instant d'être remplacé, je conjure V.A. de me donner des nouvelles de sa santé à la quelle je prends le plus vif interet. Quelques papiers publics m'avoient allarmé en m'annonçant que V.A. étoit malade. Hélas que deviendrais je ! Il ne reste que V.A. à qui je puisse ouvrir mon cœur et de qui je puisse recevoir quelque consolation. Je vous apprenois dans mes dernières lettres la mort de Mr. le comte de Montijo. J'ay écrit à Mde la comtesse qui paroit très bien disposée pour moy. Si j'avois quelqu'appuy auprès d'elle peut-être trouverait-elle quelque moyen d'adoucir mon sort.

 

            Je suis avec respect...

 

 

 

 

 

A Mr. le comte de Montmorin.

 

 

 

            Mon cœur sensible et reconnoissant forme les vœux le plus sincères pour votre conservation, votre tranquilité et celle de toute votre famille. J'ay partagé tous les évènements qui vous sont arrivés. Je ne désire qu'une part dans votre [ ?] et votre souvenir.

 

            Je suis avec respect...

 

 

 

 

 

A Mr. d'Aranda.

 

 

 

            Je n'oublierai jamais que je dois tout à V. Ex. elle est toujours présente à mon souvenir. Mes vœux pour sa conservation, son bonheur et celui de Mde son épouse sont de touts les temps. La discrétion m'empêche de luy en faire part plus souvent, je proffite de l'occasion de ce renouvellement d'année pour l'assurer du respect avec lequel je suis, de V. E. ...

 

 

 

 

 

A Madame de Montijo.

 

 

 

            Mon cœur sensible forme pour V.E. et toute sa famille les vœux plus sincères et les plus étendus pour tout ce qui peut contribuer à son bonheur et à sa satisfaction. J'ay eu l'honneur d'écrire il y a 3 mois à Votre Ex. sous l'enveloppe de Mr. Puyon dans la confiance qu'elle avoit bien voulu me donner qu'elle se contenteroit d'une lettre de ma part pour faire délivrer ma pension. Il y a prés de 16 mois que Mr. Puyon m'a fait passer pour moy aucun fond. Jugés Mde la comtesse de ma détresse n'ayant que celà au monde pour vivre dans un pays où je suis depuis peu d'années et chés un curé qui seroit déjà remplacé sans le respect et l'estime particulière que tout le monde a pour luy.

 

            Je suis avec respect Madame la Comtesse de V.E…

 

           

 

A Don Ant. de Palafox evêque.

 

 

 

            Pénétrée de la plus vive reconnoissance pour l'intérêt que vous avés daigné prendre à mon sort, je forme dans ce renouvellement d'année les veux les plus sincères pour votre conservation et tout se qui peut contribuer à votre félicité. Touts mes désirs seront accomplis si je pouvois me flatter d'avoir quelque part dans votre estime. La providence permet que j'éprouve toutes sortes de peines. La mort du seul ami qui me restoit à Paris et qui prenoit soin de mes affaires m'a mis dans de nouveaux embarras. Depuis 16 mois je n'ay rien touché de la pention que me fait Mde de Montijo quoique j'aye écrit plusieurs fois pour celà à Mr. Puyon agent de la nation françoise à Madrid. Je n'ay reçu aucune de ses nouvelles. Je serois déjà hors de l'asile où je suis restée depuis six ans sans le respect, l'estime et la considération qu'on a pour le respectable curé chés qui je demeure ; mais si les choses demeurent dans le même état il sera néanmoins remplacé sous peu, ce digne écclésiastique persistant à vouloir tout perdre plutôt que de renoncer à la religion. Il n'a cependant d'autre moyen de subsister que sa cure. Je suis.....

 

 

 

 

 

A Mde la Duchesse.

 

 

 

            Recevés dans votre bonté l'assurance des vœux sincères que je forme pour votre bonheur, celuy de Mr. le Duc et tout ce qui vous est cher. C'est mon cœur qui parle et non une simple formalité d'usage.

 

            Je suis on ne peut plus peinée de n'avoir reçu aucune nouvelle de V. Ex. quoique j'ay eu l'honneur de lui écrire nombre de fois et surtout depuis peu de mois par la voye de Mr. Puyon qui m'a marqué avoir remis luy même mes lettres à V. Ex. J'ay pris part bien sincèrement à touts les événements et à touts les sentiments qu'a pu éprouver Mr. le duc depuis quelque temps. Accoutumée dés mon enfance à le chérir comme un père, ayant reçu de luy touts les témoignages d’amitié les plus flatteurs il est malheureux pour moy de m'en voir presque oubliée lorsque j'aurois le plus de besoin de ses consolations. Après la perte de Mr. l'abbé de Crillon, de Mr. Yvel, de Melle d'Ossun il ne me reste que luy d'ami au monde.

 

            Je vous conjure Mde la Duchesse par tout ce que vous avés de plus cher au monde de m'honorer d'un mot de réponse, ce seroit pour moy la plus grande consolation d'apprendre que Mr. le duc et vous madame m'honorés de votre bienveillance.

 

            Je suis avec respect, Madame la duchesse...

 

            Si j'osois vous prier de me donner des nouvelles de Mr. l'abbé de et s'il a le bonheur d'être auprès de vous ainsi que Mde de la porte.

 

 

 

 

 

Lettre sans date à un inconnu

 

 

 

            Je croirois manquer à ce que je dois à V.E. d'après l'opinion que j'ay de son cœur si je ne déposois dans son sein mes peines et la triste situation où je me trouve. Par les nouveaux arrangements de la nation françoise j'ay perdu depuis un an une pention de 2 000 L. que me faisoit la cour de france et dont j'étois redevable à la recommandation et à la protection du grand maître de malte. Ce qui m'afflige le plus dans cette perte c'est que j'avois délégué cette pention pour aquitter les dettes que les différents voyages et les dépenses qu'ils entrainent, m'avoient fait contracter après la mort de mon père pour faire constater mon état, et ces dettes ne sont pas entièrement aquittées. Si V. Ex. avoit reçu différentes lettres que j'ay eu l'honneur de luy écrire depuis vingt ans elle auroit été parfaitement instruite de ma situation et de la vie solitaire que j'ay mené pour faire honneur à mes affaires et sauver le nom de portocarrero de tout affront. Je suis également privée d'une pention  …………..V. Ex. est la seule personne de qui je puisse recevoir quelque consolation. Je trouverai un grand soulagement à mes peines si elle veut les partager, m'honorer de son estime et d'un mot de réponse dans la crainte où je suis que mes lettres ne soyent interceptées, des troubles commençant à s'approcher de nous je suis dans les plus cruelles allarmes.

 

            Je suis avec respect

 

 

 

 

 

            Je remets entièrement mes interets entre les mains de V. Ex. je la prie d'être persuadée de mon désintéressement, de ma confiance dans ses sentiments d'honneur et de délicatesse, ma seule ambition est de jouir de son estime, de devoir à elle seule mon repos et ma tranquilité et qu'elle veuille bien être persuadée de la tendresse de mes sentiments respectueux.

 

            ... Mde la marquise d'arissa me parut prendre à moy le plus vif intérêt en me disant qu'elle étoit fâché de ne pouvoir par les circonstances où elle se trouvoit me procurer un sort plus doux. Quoique ces choses se soient passées depuis vingt ans la reine pourroit rappeller à son souvenir la tendre amitié qu'avoit pour moy Mde de Gonzalés, tout ce que cette dame auroit voulu faire pour moy si elle eut vécu et les bontés dont sa Majesté elle-même m'a honoré.

 

            Je craindrois d'abuser des bontés de V. Ex. si elle n'avoit daigné me rassurer à cet égard. J'ay toujours présent à la mémoire ce que m'écrivoit Mr Flobert, que si je venois à le perdre je trouverois en elle un protecteur assuré. La mort de Mr. l'abbé de Crillon, de Mr. Yvel et de Mr. le comte de Vergennes m'a privé des amis que j'avois en france. V. Ex. reste seulle à mon cœur. J'ay l'honneur... (1).

 

 

 

            Le métier de quémandeuse est ingrat. Il est toujours à recommencer. Heureusement Emilie est accrocheuse, et les lettres ne lui coûtent rien, d'autant qu'elle les fait écrire par l'abbé. Sa devise est : "Goutte à goutte, l'eau use la pierre". A peine le torrent des bons vœux pour 1792 est-il écoulé, qu'il faut remettre ça, au mois d'Avril. M. Puyou n'a pas répondu aux trois lettres que lui a faits Emilie il y a plus d'un an. "Je vous exposois la détresse où je me trouvois, étant privée de tout revenu en France, et n'ayant pour subsister que la pention que je retire d'Espagne"... M. de Saint-Germain n'a pas dû recevoir la somme du duc de Céreste, puisqu'il est mort. L'homme qu’Emilie a chargé de ses affaires à Paris (certainement M. Quatremère) dit que la lettre est restée sous le scellé de M. de Saint-Germain. Et comme lui seul avait procuration pour la toucher...

 

 

 

 _____________

 

(I) Le Comte de Vergennes est mort le 13 Février 1787. L'abbé de Crillon le 26 Janvier 1789 à Avignon, où il était né. En cette fin de siècle tous les amis et protecteurs d'Emilie Portocarrero disparaissent les uns après les autres. On a vu que M. de Saint-Germain est mort à Paris le 2 Avril 1791.

 

 

 

  

            "Depuis la mort de M. de Saint-Germain je n'ay pas touché un sol, je suis à la charge d'un pauvre curé qui manque luy même du nécessaire" (et quand on sait que c'est l'abbé lui-même qui écrit, la chose n'en est que plus savoureuse) "je dois de tout côté et je n'ay d'autre ressource que l'argent que vous devés avoir pout moy entre vos mains, c'est ce qui m'a déterminé à sacrifier les frais du voyage de mon domestique pour aller luy-même chercher cet argent. Ce domestique n'entend ni la langue du pays ni n'a aucune connoissance à Madrid. J'ose espérer de votre bonté que vous le prendrés sous votre sauvegarde et que vous veillerés sur luy. J'espère aussi que vous luy procurerés les moyens de sortir librement cet argent d'Espagne car on m'a dit qu'on étoit très rigoureux aux frontières d'Espagne pour empêcher l'argent d'en sortir. Je n'ay d'autre ressource que cet argent, et si je le perdois je serois moi-même perdue sans ressource"… Puyou devrait trouver une ville frontière où on pourrait compter l'argent ; ainsi Douceau courrait moins de risques dans son voyage et il ne lui remettrait que le strict nécessaire pour revenir. "Il est impossible de tirer des lettres de change sur la France, parce que outre le prix exhorbitant du change je ne serois payée qu'en assignats quy perdent icy plus de trente pour cent ; et si j'étois obligée de supporter ces pertes il me seroit absolument impossible de venir à bout de mes affaires. Vous daignerés compatir à ma triste situation et faire pour moy tout ce que votre bon cœur vous inspirera. Je n'ay à vous offrir que la reconnoissance la plus sincère et la plus étendue" (ce qui effectivement n'est pas grand-chose). Elle termine en réclamant les 1 034 livres 7 sols toujours endormis dans cette maudite lettre à M. de Saint-Germain.

 

            Après M. Puyou, notre attendrisseuse passe à sa demi-belle-sœur, la comtesse de Montijo. "La bonté affectueuse avec laquelle V.E. a bien voulu accueillir les témoignages de mon sincère attachement m'enhardit à chercher auprès d'elle quelque consolation et à déposer dans son sein les chagrins dont je suis accablée." Ayant écrit deux fois sans recevoir de réponse, Emilie est dans la plus vive inquiétude sur la santé de sa belle-sœur. "Je crains fort que mes lettres n'ayent été interceptées.. Je me suis déterminée à envoyer en Espagne mon jardinier, malgré touts les risques qu'il peut avoir à courir." Elle n'a rien touché de sa pention depuis septembre 1789, presque trois ans. Puyou ayant négligé de la payer et M. de Saint-Germain ayant négligé de payer ses dettes, "Votre Excellence doit juger de l'embarras où je me trouve et des chagrins que ma situation me donne chaque jour. Je ne puis plus vivre dans une pareille détresse, je me jette dans les bras de V.E. pour la prier de venir à mon secours, c'est d'elle seule que je veux et que je puis attendre quelque secours et j'ose me flatter que je ne serai pas trompée dans mon espoir." Suit un décompte de ce que lui doit Puyou. "Je crains qu'il ne soit ou mort ou incommodé, et dans ce cas j'ose supplier V.E. de vouloir bien charger son contador de voir avec M. Puyou ou ses héritiers pourquoy les sommes qu'il a du recevoir ne m’ont pas été envoyées"... Il faut les remettre à l'incomparable Douceau. Suivent quelques larmes (toute la lettre n'est qu'une longue plainte). "Ce ne sera jamais un vil interet qui me guidera, la seule nécessité me force de faire une demande que je n'aurais pas hazardée dans d'autres circonstances"...

 

            Autre son de cloche dans la lettre à Don A. Palaphox (sic). "Dans l'embarras affreux où je me trouve il n'y a que la religion qui puisse me consoler des peines, des chagrins et des tracasseries que j'ay à éprouver. Je vous conjure d'être mon avocat auprès de Madame de Montijo et surtout de la convaincre de mon sincère et respectueux attachement... A toutes les bontés que vous avez et pour moy vous ajouterés celle d'appuyer mes justes demandes"...

 

            Vite une lettre au Comte d'Aranda pour qu'il fasse délivrer à Douceau un passeport et la permission de sortir l'argent d'Espagne : "je n'ay que cette pention pour subsister, ayant perdu 2 350 livres qu'on me faisait annuellement en France ; je dois déjà tant à V.E. que j'ose espérer que dans une circonstance aussi critique, environnée de périls et de chagrins, elle daignera ne pas m'abandonner en me continuant l'honneur de sa protection."

 

            Décidée à ne rien négliger, elle écrit à peu près dans les mêmes termes à M. Hérédia, rouage important d'un ministère madrilène qu'on a déjà rencontré vingt ans auparavant pendant le voyage d'Emilie en Espagne ; elle spécifie seulement : "si vous pouviés me procurer de l'or celà seroit plus aisé à transporter."

 

            A Madame Carreau : "J'espère, Madame, que vous n'avez pas oublié une personne qui s'est intéressé à vous aussi vivement et qui vous conserve toujours les sentiments d'estime que vous mérités." Elle lui recommande son domestique "en quy j'ay la plus grande confiance et quy a pour moy le plus grand attachement... se trouvant isolé dans Madrid il a besoin de quelqu'un qui puisse le guider. Je vous prie de me donner des nouvelles de Madame la duchesse d'Uceda et de madame sa fille"....

 

            Enfin au duc de Crillon : "Votre Excellence est la seule personne qui me reste à qui je puisse m'adresser avec confiance. Dés mes premières années vous m'avés accueilli avec bonté. Dans les circonstances les plus difficiles de ma vie vous m'avés toujours servi avec chaleur et j'ose espérer de trouver toujours en vous le même cœur et la même bonté. Depuis que vous êtes fixé en Espagne j'ai eu l'honneur de vous écrire nombre de fois et je vous ai souvent fait la peinture de la triste situation où je me trouve." Elle demande en grâce au Duc de procurer à Douceau "un bouge dans votre hôtel où il puisse se retirer la nuit pour coucher, je ne me soucie pas qu'il ait aucune communication avec les Français. Ce domestique est un brave garçon qui mérite ma confiance et à qui j'ay des obligations. Supposé qu'on luy donne les sommes que je réclame, comme je n'en doute pas, je prie V.E. de luy faciliter le moyen d'avoir de l'or, parce que je serois ruinée si j'ét payée en papier, et de luy faire obtenir un passeport et une permission de passer mes fonds d'Espagne en France, car on est très scrupuleux aux barrières à arrêter la sortie de l'argent d'Espagne"... Elle se rappelle au souvenir de la duchesse de Crillon : "L'amitié dont elle m’a honoré m'est toujours présente et je luy en demande la continuation. J'ose dire qu'elle la doit aux tendres sentiments que je luy ay voués et à toute votre famille"...

 

 

 

 

 

MASSACRE DU COMTE DE MONTMORIN

 

 

 

 

 

            Les correspondants d'Emilie, qui lui tiennent lieu de famille, se montrent humains et sympathiques à son égard, puisque de Madrid, le 28 Mai 1792, M. Puyou rend compte au duc de Crillon, pourtant bien âgé (il a 74 ans) : "Le jardinier de Madame de Portocarrero m'a délivré la lettre dont V.E. m'a honoré"... Effectivement, des lettres se sont perdues, puisqu'Emilie n'a répondu à aucune de celles que lui, Puyou lui a écrites depuis le mois de Septembre 1791. Il lui a envoyé une lettre de change de 2 641 livres tirée à vue par M. Queneau, de Madrid, sur MM. Tourton et Ravel, de Paris. Il se désolait de sa perte.

 

            "Par l'arrivée du jardinier, il a été remédié à tout. Mme la comtesse de Montijo, que j'ay été immédiatement voir, m'a fait compter deux quartiers de la pension de Mme de Portocarrero ; j'en ay pris une lettre de change au prix excessivement avantageux de 22 livres par pistole"... Il y joint le montant de la première, qui n'a pas été reçue. "Le jardinier étant reparti cette nuit avec la diligence, cette dame recevra, sous peu de jours, les secours dont elle a besoin dans l'extrême gêne où doit nécessairement l'avoir réduite la privation, depuis le commencement de l'année dernière, de sa pension alimentaire, qui est la seule qui lui reste"...

 

            Le duc n'a pas besoin d'en savoir plus, mais à Emilie elle-même, Puyou dit bien autre chose. Il est furieux. Il a envoyé régulièrement à Emilie l'argent qu'on lui faisait passer pour elle, et trouve (avec raison) ses soupçons injurieux lorsqu'elle feint de croire qu'il l'a retenu... "Quelqu'étrange que m'ait paru votre proposition, j'ay été bien plus surpris lorsque Mde la comtesse de Montijo m'ayant fait lecture de la lettre que vous venés de lui écrire, j'ay vu que, me suposant mort, vous me demandiés de faire exiger de mes héritiers le montant de ces divers quartiers, dont votre jardinier leur fourniroit le reçu. Une pareille conduite de votre part m'a fait connoitre, Madame, combien en déployant tout mon zéle pour votre service j'ay exposé mon honneur et mes intérêts, ce qui ne permettant plus à ma délicatesse de continuer votre commission, vous voudrez bien envoyer votre procuration à quelqu'autre"...

 

            Encore une porte qui claque ! Cette année 1792, tout craque et s'écroule de toutes part. Des anciens amis d'Emilie, le comte de Montmorin a certainement la mort la plus affreuse. Ce ministre des Affaires Etrangères fut "décrété d'arrestation, après le 10 Août 1792, sur une note trouvée dans l'appartement de son cousin... Il s'était caché dans le faubourg Saint-Antoine, à un cinquième étage" en plein cœur des quartiers révolutionnaires "et y fut découvert par l'indiscrétion de Mme de Beaumont, sa fille, qui ne mit pas assez de mystère en allant visiter son père dans sa retraite. Interrogé sur les papiers trouvés au château des Tuileries, il n'eût pas de peine à prouver que ce n'était pas son écriture, mais il eût la faiblesse de dire qu'il n'était pas le seul de son nom, ce qui fut cause que son cousin fut depuis dénoncé et arrêté et a également péri le 2 septembre".

 

            Brissot, dit « le niveleur », ancien agent de la police en France, maître-chanteur puis agent secret à la solde de l'Angleterre pour fomenter la Révolution (1) empêcha que Montmorin ne fût relâché : il avait de bonnes raisons de savoir que le ministre était au courant de sa trahison. Il le fit interroger sur une soi-disant conspiration autrichienne qu'il venait d'inventer et dont le comte de Montmorin aurait été membre : tout agent double, ou triple, voit partout des traîtres dans son genre. "Malgré son innocence à cet égard, Montmorin fut envoyé à l'Abbaye, où il a été une des victimes du 2 Septembre : par sa conduite envers le roi au commencement de la révolution, ses liaisons intimes avec Necker, il n'emporta aucun regret des royalistes, ni de ceux de ses proches parents qui, comme moi, ont su l'apprécier" écrit avec férocité le comte d'Espinchal dans quelque bordel de Coblence où il avait tranquillement émigré (2).

 

            Par un raffinement de cruauté, les assassins du comte de Montmorin, "après l'avoir frappé de plusieurs coups, poussèrent la barbarie jusqu'à l'empaler encore vivant, et le portèrent ainsi en triomphe aux portes de l'Assemblée Nationale : ils voulaient même le présenter à la barre, et ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à les en empêcher" (3).

 

            Voilà ce qui se passait il y a deux cents ans sur le paisible parvis de l'église Saint-Germain des Prés. La foule tranquille qui sort de la grand-messe le dimanche matin pour aller acheter ses gâteaux rue Bonaparte reculerait d'horreur devant ces spectacles de l'immortelle République, s'ils venaient par hasard à se rematérialiser devant elle.

 

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(1) : Le 17 Juillet 1792 Brissot demande à l'Assemblée de remplacer Louis XVI par le duc d'Yorck !

 

(2) : Journal d'émigration du comte d'Espinchal, publié par Ernest d'Hauterive, Paris, Perrin, 1912.

 

(3) : Biographie Moderne, à Breslau chez Guillaume-Théophile Korn, 1806. Non seulement le comte de Montmorin, mais son frère (87 ans) fut massacré le même jour à la Conciergerie. L'année suivante 1794, sa belle-sœur fut guillotinée avec son fils (22 ans).

 

 

 

            Le 11 Août 1792, au lendemain du massacre des Tuileries, Yriarte l'ambassadeur l'Espagne, quitte Paris. Je ne sais s'il s'agit du même Yriarte, peint par Goya en 1797 et dont le portrait orne le Musée de Strasbourg. Mais je ne crois pas : il me semble que l'ambassadeur est mort avant la fin du siècle. Le Bernardo de Yriarte de Goya prendra, pendant la guerre "d'indépendance" parti pour Joseph Bonaparte, et au retour de Ferdinand VII il ira mourir, comme Goya, à Bordeaux. Il faudra bien qu'un jour quelque bon esprit s'avise d'écrire la vie de ces afrancesados qui bien avant les républicains de 1936 préférèrent, comme le colonel Portocarrero, venir vivre en France que dans leur atroce pays.

 

            En attendant, la France de 1792 est elle-même un pays atroce que tous les gens sensés quittent à tire d'ailes, car c'est la seule façon de sauver sa peau. Le 25 Août, notre inconsciente Emilie alors que la Révolution fait rage, écrit au bon M. Puyou : elle est mortifiée qu'il ait pris en mauvaise part ce qu'elle a écrit à Mme de Montijo : mais non, elle n'a jamais formé le plus léger doute sur son intégrité (sauf qu'elle l'a tout simplement accusé d'avoir détourné son argent)... "N'avois-je pas lieu de craindre que quelque maladie ne vous mit dans l'impossibilité de m'écrire ?... Quand on est éloigné ou qu'on est dans un pressant besoin, on se forme souvent les idées les plus tristes et les plus allarmantes"... Non ! Mille fois non ! Elle n'a jamais eu le plus mince soupçon sur la droiture de M. Puyou ! Sa confiance a toujours été des plus entières !

 

            En France c'est le foutoir le plus total. "Il ne pas été possible de me défaire dans ce pays des lettres de change sur Paris sans éprouver des pertes considérables. Dans ce temps il avoit couru des faux bruits de banqueroute de MM. Tourton et Ravel, personne ne vouloit se charger de ce papier." Voilà certainement qui va faire le plus grand plaisir à M. Puyou, qui s'est décarcassé pour le lui faire avoir. "J'ai été obligée d'envoyer à Paris. Je croyois que les lettres de change y seroient payées en argent, puisqu'elles dévoient être acquittées en livres tournois, où qu'à défaut d'argent on me donneroit en papier le dédomagement"... Hélas ! Les révolutionnaires, agioteurs dans l'âme, ont très vite compris et mis à profit le mécanisme de la monnaie de singe : "Dans ce temps le papier perdoit jusqu'à 60 et jusqu'à 65 pour cent. M. le duc de Crillon m'avoit écrit, d'après ce que lui avoit fait dire M. Quesnau, que je serois dédomagée de beaucoup sur le papier qu'il m'envoyoit. On ne m'a envoyé de Paris que 4 955 livres et il m'en a coûté 100 livres pour me faire envoyer cette somme par les voitures parce qu'il a fallu la faire assurer"...

 

            Il faut bien que les révolutions rapportent quelque chose a ceux qui les font ; On a envie de dire à Emilie : "Ma petite, quand on veut que vos affaires marchent, on ne les laisse pas entre les mains de filous : on s'en occupe soi-même. Que n'êtes-vous partie en Espagne dès le début des troubles ? Vous pourriez y manger tranquillement votre pension à sa source même"... Mais naturellement c'est plus facile à dire qu'à faire.

 

            "On a présenté votre lettre et celle de M. le duc de La Vauguyon à M. le duc de Céreste, qui a répondu qu'il avoit acquitté depuis longtemps ce qu'il vous devoit et qu'il en avoit les quittances de M. le duc de Crillon... De sorte que je n'ay pas reçu la somme que vous me donniés à prendre sur luy. Elle m'étoit absolument nécessaire ayant compté sur elle pour satisfaire mes créanciers qui comptoient eux-mêmes sur leur paiement"...

 

 

 

            Elle désirerait que désormais son argent lui fut compté sur quelque ville frontière : Saint-Sébastien par exemple serait très commode parce qu’elle n’aurait pas à envoyer si loin pour aller le chercher. La naïveté d’Emilie éclate quand elle dit : « Si j’avois de l’argent j’aurois un profit très considérable en l’échangeant contre du papier, ou ce que l’argent d’Espagne gagne sur celuy de France ». Certes ! Certes ! Mais bien d’autres y ont pensé avant elle : la preuve est tout ce qu’on lui a carotté ! Et ces gens-là prennent des risques ! Ils vont chercher l’argent là où il est et risquent en passant la montagne de se faire trucider par des contrebandiers peu scrupuleux ! Cela s’est vu ! Ils n’attendent pas qu’on leur verse l’argent « sur quelque ville frontière » ! Ils risqueraient d’attendre longtemps !

 

            Elle croyait « que sur les lettres de change j’aurois, outre ce que gagnoit le change d’Espagne, le dédomagement de ce que perd le papier. Plusieurs négociants de ce pays me l’avoient assuré » ! Elle est complètement innocente, comme on dit à Viterbe (et dans les environs). « Si je pouvois tout gagner sans rien perdre cela me viendroit à merveille »… Que répondit l’honnête M. Puyou à ces longs hululements ? Rien du tout. Il n’écrit plus. Il a d’autres chats à fouetter… Le 22 septembre 1792, après les massacres parisiens, la république est proclamée en France, ce qui signifie 23 ans de guerre ininterrompue. Le guillotinage de Louis XVI, en janvier 1793, provoque une formidable coalition qui ne se dénouera qu’en 1815. Toute l’Europe en fait partie : La Prusse, l’Autriche, l’Angleterre (qui a favorisé de tout son pouvoir la Révolution Française), la Hollande, les Etats de l’Empire et d’Italie… Le 7 mars 1793 la Convention déclare la guerre à l’Espagne : une de plus ou de moins, ça ne fait pas une affaire ! « La guerre est actuellement un bienfait national et la seule calamité à redouter c’est de n’avoir pas la guerre ! » s’écrient les tendres Girondins (1). C’en est bien fini pour Emilie de toucher la moindre pépète !

 

 

 

 

 

L’ABBE DE LA MAZELIERE EMIGRE EN  ESPAGNE

 

 

 

 

 

            Et l'abbé de La Mazelière, quand il a eu fini de recopier toutes ces lettres sous la dictée d'Emilie, qu'est-il devenu ? Eh bien il s'est exilé. Il est parti en Espagne. Dans "L'état des ecclésiastiques qui n'ayant pas prêté serment" à la Constitution Civile du Clergé, "Sont sortis du territoire de la République avec passeport", on trouve Bernard Lamazelière, le 5 brumaire an 3- Naturellement, comme dans presque tous les papiers révolutionnaires, tout est faux : le 5 brumaire an 3 n'est pas, comme l'écrit l'auteur de la liste, le 8 septembre 1792, pour la bonne raison qu'à cette date la République n'est même pas proclamée, et que donc le calendrier républicain n'est pas encore inventé... De plus ce n'est pas brumaire, mais fructidor, et pas l'an 3, mais l'an 2... Mais passons ! Broutilles que toutes ces dates ! Qui ne changent rien à l'affaire. Qu'on sache une fois pour toutes que le 3 brumaire an 3 est le 26 Octobre 1794 : à cette date l'abbé est depuis deux ans en Espagne.

 

 

 

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(1) : Pierre Gaxotte : La Révolution Française (1928). Edition du Livre de Poche, page 241.

 

 

 

 

 

            L'abbé est un homme d'ordre : il règle ses comptes avant son départ. On apprend ainsi que Rose Carivenc, sa cuisinière, est entrée à son service le 1° Février 1786, à raison de 48 livres par an. Ce qui, pour six ans et sept mois font 316 livres. Ce n'est vraiment pas beaucoup. Il est vrai qu'elle est logée et nourrie. De plus, il faut ôter de cette somme des achats de souliers, de vestes, de bas, de cotillons, de chemises, mousseline, indienne… qui montent à 201 livres. Four donner une comparaison, Restif de la Bretonne, écrivain bohème parisien, nous dit que de 1767 à 1795 : "Ma dépense personnelle n'a pas monté à 400 livres par année, l'un portant l'autre". Or il a femme et filles. La vie à Paris est, comme de nos jours, beaucoup plus chère qu'à la campagne. Mille livres par an, c'est ce que Restif gagnait comme ouvrier typographe, quand il était le mieux payé. A Paris la viande valait 8 à 9 sous la livre (environ 400 à 450 grammes). Une volaille de 20 à 50 sous, soit entre une livre et deux livres dix sous (de un franc à deux francs 50). Une bouteille de Bourgogne : de 12 à 20 sous (de 52 centimes à un franc). La vie est bon marché, mais les salaires sont bas. La Révolution, en favorisant le tripotage de l'argent et en inventant le papier-monnaie, dévalué dès sa sortie des presses de l'Etat, fut un désastre pour les classes pauvres, qui de la gêne tombèrent dans la misère, surtout dans les villes. C'est de cette époque que datent les cartes de pain, de vin, de viande, etc… (Les évaluations sont tirées de "Paris le jour, Paris la nuit", Œuvres de L.F. Mercier et de Restif de la Bretonne, Paris, Laffont, 1990, page 1245).

 

            Le dimanche 9 septembre 1792, à Viterbe, le maire Andrieu, Auriol, procureur de la commune et l'inévitable notaire More, requis par l'abbé de La Mazelière, font l'inventaire des objets qui "se trouvent maintenant soit dans la sacristie ou l'église de Viterbe" : un calice avec sa patène, un ciboire avec son vase, un ostensoir pour la "beaudestre" (??) le tout en argent. Une "batte" dans une bourse à porter le viatique. Huit chandeliers, trois croix, deux lampes, un encensoir, une petite clochette, le tout en cuivre. Une batte aux Saintes Huiles en étain. Quelques livres : un antiphonier et graduel noté, in-folio. Un missel parisien et un romain. Un vieux rituel, un petit livre pour les enterrements et un autre pour la Messe des Morts. Enfin des ornements d'autel : deux en soye brochée, un en satinade, un noir ; deux étoles pastorales, une de couleur et l'autre noire. Une autre de Cambray. Deux cordons, deux cordoneaux neufs, trois vieux, huit purificatoires, quatre petits essuie-mains, deux nappes pour le grand autel et deux autres pour l'autel de la Vierge, deux nappes de dessous. Pour terminer "un couvercle en noir en peublié pour serrer les ornements qui a été payé par M. le curé, un lutrin et un pupitre pour soutenir un livre. Une piscine en cuivre aux fonds baptismales" (1).

 

 

 

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(1) : Après le départ de La Mazelière, Viterbe n'a plus de curé. En Janvier 1793, tous ces objets sont remis en garde au citoyen Maury, cordonnier. Avant le 30 Avril, il les prête au citoyen Gros, prêtre constitutionnel "qui a commencé de desservir ladite paroisse". Se méfie-t-on de lui ? Toujours est-il qu'il est stipulé que "Maury rengera les vases sacrés chez luy pour les garder immédiatement après les offices".

 

 

 

 

 

             Pendant qu'on dresse convenablement et dans le calme cet inventaire à Viterbe, il n'en va pas de même à Lavaur. Dans le chœur de l'église des Cordeliers se tient le bureau de vote pour l'élection des députés à la Convention. "Les opérations étaient terminées et les choses s'étaient assez bien passées, lorsqu'un prêtre jureur se lève". Il s'indigne fortement. Comment ! Nous voilà dans une assemblée d'hommes libres, tout à fait libres, et on laisse subsister un monument "qui rappelle la bassesse des adulations dont les peuples, vrais esclaves, entourent leurs tyrans" ! N'écoutant que son courage, cet homme libre sort un marteau, grimpe sur le tombeau du Maréchal d'Ambres qui depuis 1760 orne l'église, et d'un coup bien appliqué décapite la statue. C’est le signal. Les frères et amis du curé constitutionnel qui sont venus évidemment exprès pour ça, se précipitent sur le mausolée qui "en moins de deux heures est jeté bas, la statue renversée, le piédestal démoli, la grille brisée et coupée en morceaux."

 

            Ensuite, comme dans les romans noirs de l'époque, nos héros qui n'avaient pas les films de vampires à leur disposition et étaient bien obligés de se les faire eux-mêmes, nos hommes libres, vrais républicains, profanent le tombeau. "Ce caveau était assez petit, on y descendait par quelques degrés. Ils étaient en ce moment plein d'eau, qu'il fallait épuiser ; et alors furent mises à jour trois caisses de plomb superposées. L'une de 60 à 70 cms de haut sur 20 en carré renfermait les ossements du maréchal ; l'autre qui avait la forme d'un tambour contenait ses entrailles. Le cœur était dans une troisième, plus petite ».

 

            Cette profanation macabre, bien dans le goût de l'époque, continue devant la nombreuse assistance : nul doute que tout Lavaur ne soit là, dans l'Eglise des Cordeliers. On se demande d'ailleurs ce que ces gens cherchaient en fouillant dans un tombeau ? "Les caisses furent ouvertes, et il s'en exhala une odeur fétide ; on les secoua et il en sortit une poussière mélangée de fragments d'os, qui tombèrent dans le caveau. On recouvrit le tout des décombres et le plomb fut apporté dans les magasins de la ville et destiné aux approvisionnements de guerre". Donc seul le plomb servit à fondre quelques balles. (1).

 

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(1) : Etude sur l’église de Lavaur et ses évêques, par M. Héliodore d’Heilhes, ancien magistrat et ancien maire de Lavaur, et M. l’abbé G. Cazes, ancien supérieur du Petit Séminaire de Lavaur. Albi, Imprimerie des Apprentis-Orphelins, 1911.

 

            Ce vandalisme gratuit, c'est toute la Révolution. Il faut bien que les envieux et les médiocres, un beau jour, s'extériorisent... Le tombeau du maréchal d'Ambres, (il n'en reste même pas un dessin) était le chef-d’œuvre de Marc Arcis, célèbre sculpteur né près de Lavaur, qui avait fait ses preuves en sculptant pour les jardins de Versailles et l'église de la Sorbonne, la cathédrale de Montauban...

 

            Encore les révolutionnaires de Lavaur ne détruisaient-ils que des statues. A Paris, ce même mois de Septembre 1792, c'est plus de deux mille personnes qui furent égorgées, dans des conditions atroces, par les bouchers de la capitale, requis et payés par la Commune.

 

            A la fin d'Octobre, l'abbé de La Mazelière est à Saragosse, d'où il écrit à Emilie une lettre non point désabusée, mais philosophe : les gens qu'il y a trente ans a connus Emilie ne l'ont pas reçu, contrairement à ce qu'elle croyait. Il conseille à Melle Defos, qui veut émigrer, de n'en rien faire : on n'est accueilli en Espagne, comme partout, que si on a beaucoup d'argent à dépenser. Lui-même se repent d'avoir emmené ce Pierre, probablement un Viterbois, qui ne lui sert à rien, et qui vit à ses crochets. Le nommé Doussot qu'il a aussi avec lui n'est pas François, le jardinier que nous connaissons bien, mais un certain Nicolas. Pourquoi diable tous ces gens cultivés du XVIIIe s. s'encombraient-ils de tous ces Jacques le Fataliste, orgueilleux, incapables

 

incapables et inutiles ? C'est bien un trait de cette société dégénérée, qui ne savait pas se passer de domestiques. On voit tout le temps, dans les mémoires de l'émigration, des maîtres (surtout des femmes) dépouillés de leur argent, de leurs vêtements, quand ce n'est pas carrément de la vie, par des femmes de chambre en qui elles avaient toute confiance. "Elle était à mon service depuis trente ans !" Justement, Madame… Elle avait repéré tout ce qui était bon à prendre ! Cette société niaise qui applaudissait aux romans imbéciles de Diderot, de Rousseau, aux épanchements, aux élans du cœur, à la bonté de l'être humain et autres farces et attrapes pour noces et banquets, tombait brusquement de tout son haut, dans la boue des chemins de l'exil ou le panier de son de la guillotine.

 

 

 

            Une question, naturellement, se pose : comment étaient perçus à Viterbe Emilie Portocarrero et l'abbé de La Mazelière ? Comme de nos jours tout étranger à un village : avec dédain, quand ce n'est pas haine, en tout cas toujours avec envie. I1 faut se mettre à la place de ces villageois qui voient arriver des gens qui se bâtissent une maison, s'y installent, l'habitent : ils ne peuvent que les détester. "D'oun tirou los soousés ?" (D'où tirent-ils l'argent?) est la première et d'ailleurs la seule question qu'ils se posent. Suivent les incidentes : cet argent ne peut venir que de sources malpropres, la première étant certainement la prostitution, (ou le jeu, ou la drogue). On pense bien que les Viterbois ne font pas exception à la règle. Surtout quand le climat de délation et de haine est favorisé et entretenu par le gouvernement ambiant ; en 1793 comme on sait c'est celui de la Terreur. Voici ce qui se passe au niveau de ce minuscule village : Carivenc, le meunier, déclare comme ça, tout à trac, qu'un homme qu'il hait depuis longtemps, le citoyen Pierre Defos (ancien ami de l'abbé et d'Emilie) "na donné aucune preuve de civisme". Voilà qui peut le mener loin. En régime populaire, le délit d'opinion est le pire des crimes. Néanmoins, comme l'ignoble individu, qui ne pense pas comme tout le monde, n'a même pas mille livres de revenus, somme fixée pour les célibataires, il sera seulement taxé à vingt livres et on se rendra au plus tôt chez lui "pour vérifier ses armes et les saisir, et les mettre en lieu de sûreté". Ce suspect qui a à peine le minimum vital est à surveiller de près, de très près même : on se croirait déjà en régime communiste. Que reproche-t-on à Defos ? Rien du tout. Il n'aime pas le nouvel ordre des choses, c'est tout. Mais c'est très largement suffisant... Le 3 Mai 1793 il est déclaré, comme Jacques Davan, autre ami d'Emilie et maire en 1790 "suspect dangereux, en tant qu'ennemi de la Révolution". Pour le punir on le taxe d'un don obligatoire : trois paires de chaussons à fournir. On ne dit pas à qui. A Carivenc, peut-être ?

 

            Le 21 pluviôse an 2 (9 Février 1794) les sœurs Defos demandent au secrétariat de la commune un certificat de civisme pour leur frère, conformément aux lois. Ces dangereuses royalistes ne savent même pas signer... Et cela m'étonnerait beaucoup qu'elles l'aient obtenu, parce qu'entretemps Carivenc est devenu maire de Viterbe !

 

 

 

 

 

L'Abbé de la Mazelière à Emilie de Portocarrero

 

 

 

 

 

Sarragosse le 30 Octobre 1792.

 

 

 

            J'ay reçu ma chère dame deux lettres que vous m'avés écrit à Madrid et qui m'ont été renvoyées icy par Mde Carreau. La dernière était en datte du 14 du courant. Je vous ai écrit deux lettres de Sarragosse et celle cy est la 3°. J'avois un pressentiment que je ne devois pas trop me confier aux belles promesses de Mde Carreau ; aujourd'huy qu'il les faudroit exécuter elle recule, et Mde Duceda qui n'ignore pas que je suis à Sarragosse n'a pas fait la moindre démarche pour me prouver qu'elle s'intéressoit à moy, de sorte que selon toutes les apparences étant à Madrid je n'y serois que pour y manger beaucoup d'argent, sans aucune espérance de secours. Mais il me seroit essentiel d'arriver à Madrid pour y prendre de l'argent, j'espére réussir d'avoir une permission d'y aller passer une quinzaine de jours, mais je doute de pouvoir y faire grand chose. Je suis inconnu dans cette ville, je n'ay aucunne procuration de votre part, et le titre de votre ami ne me suffit pas pour agir en votre nom. Mr Puyon a fait dire à Mde Carreau qu'il n'avoit aucun fond à vous, que d'ailleurs il vous avoit écrit qu'il ne vouloit plus se mêler de vos affaires, et qu'il n'avoit reçu de vous aucun avis pour s’expliquer avec moy. Il suit de cette réponse qu'il n'a pas reçu ou qu'il feint de n'avoir pas reçu les deux lettres dans lesquelles vous luy marqués que Mr le Duc de Céreste n'a pas aquitté en votre faveur les 1 050 livres portées en son mandat, et il me paroit qu'il faudra encor beaucoup d'altercations avant de parvenir au payement de cette somme due depuis si longtemps. Je crains aussi que si M. Puyon ne veut plus recevoir pour vous que le contador de Mde de Montijo ne veuille payer qu'à une personne chargée de votre procuration. Outre celà il seroit nécessaire de vous établir à Madrid une nouvelle correspondance et un nouvel agent. C'est là je crois ce qui seroit le plus essentiel. Si une fois je pouvois réussir àn tout celà je croirois avoir utilisé mon voyage à Madrid et j'en repartirois de suite pour revenir à Manréze y rejoindre mes amis. Je n'aurois pas du les quitter. L'argent que j'ay consommé en voyages m'eût donné de quoy vivre durant deux mois. Mes compagnons de voyage me sont des êtres parfaitement inutiles et me l'ont toujours été, même durant la route, pas un d'eux n'a encor songé à me décroter un soulier. Ils dépensent et me font dépenser considérablement. Si j'eusse été seul je me serois associé avec sept à huit de mes confrères qui de cette façon vivent bien et à bon compte, au lieu que je vis très mal et bien chèrement. Toutes les soirées je n'ay que leur société. Vous devez concevoir que cette vie est peu récréative. Le pauvre Pierre est un bon garçon, mais c’est tout. Il nest bon à rien et ne sçait rien faire. Si j'eusse été seul j'aurois vécu en Espagne plus de six mois sans aucun secours. Je désespère de pouvoir faire arriver Doussot à Madrid. Je n'ay aucnnne connoissance d'espagnol à Sarragosse. Les Français y font un peuple à part.

 

            Je vous engage à ménager votre santé et celle de vos bêtes, vous m'êtes infiniment chers les uns et les autres. Je partage bien sincèrement les chagrins de Melle de Fos. Je ne crois pas leur projet facile à éxécuter ni qu'il leur fut aisé de trouver à se colloquer icy. J'en parlerai à Mde de Saint Félix sans les nommer. Mr La Roque leur fait bien des compliments. Je suis icy avec beaucoup de toulousains, de Montaubans, de Cahors. Nous vivons icy entre nous avec beaucoup de cordialité et d'union.

 

            On m'écrit que la maladie épidémique continue à Lavaur et aux environs et qu'il y meurt beaucoup de monde. Je suis on ne peut plus affecté de cette mauvaise nouvelle et elle me fait regretter de n'être pas dans ces environs pour y donner mes soins et mes peines. La mort de Rose m'a vivement peiné, et quoique je n'eusse pas sujet de l'aimer je la regrette beaucoup. Je suis persuadé que vous avés donné vos soins à François et que vous n'aurés rien oublié pour le consoler (1). Avés vous des nouvelles de M. Lacan, de Mr Lagrière, de Berne, Davan le médecin ? Que fait le notre, sa femme et ses enfants ? Bien de choses de ma part. Le pauvre Pierrou doit vous voir souvent, Pierre Ândrieu et son frère, Jacou de la Coste, Selmes de Nougaret, Auriol, son fils, tous sont-ils bien portants ; que fait Pierril d'En Bouissou, Antoine de la Borio, l'Allerte, Lagasse d'En Vaudan ? A touts en général et en particulier beaucoup de recommandations. Il est naturel de s'entretenir des personnes

 

 

 

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(1) : François Doussot, le jardinier, avait pour ses 40 ans, en février 1792, épousé Rose Carivenc, la cuisinière, mais comme on voit elle était morte quelques mois après.

 

personnes pour qui on a de l'affection. Jusques à nouvel ordre continués de me faire passer vos lettres par Mde Garreau à qui vous dirés que je rembourcerai les frais que cela luy occasionne. Elle m'écrit qu'elle est malade au lit, j'espère que son incommodité n'aura pas de suite.

 

            Vous ne me parlés pas si vous êtes contente de Louise, si elle a des attentions pour vous, surtout si elle n'est pas taquine et répondeuse, c'est en se corrigeant de ces défauts et en ayant pour vous la considération qu'elle vous doit qu’elle peut mériter que je pense à elle. A quoy occupés vous Barthélemy ? I1 faudra luy faire regarnir toutes les hayes et mêler du sable fin dans le carreau des artichaux. Doussot et Pierre vous assurent de leur respect. Ils ont été malades l'un et l'autre mais ils sont remis. J'espére que vous vous ménagerés pour l'amour de moy et de vos amis et que vous m'apprendrés que votre échauffement de poitrine n’a pas eu de suite. Pour moy je ne me suis jamais si bien porté que je le fais à présent. Je crois qu’il me falloit cette petite épreuve pour consolider ma santé. Soyes assurée que vous n’aurez point de meilleur et de plus sincère ami. Me compter 9000000000000000000000000000000 de fois.

 

 

 

 

 

MORT D’EMILIE PORTOCARRERO

 

 

 

 

 

            Le départ de l’abbé de la Mazelière pour l’Espagne est le dernier et probablement le plus rude des coups qui assomment Emilie depuis des années. Elle ne veut pas rester au presbytère, qui lui appartient pourtant, mais où, on l’a vu, se passent des actes hostiles. Elle se retire à Riols, château appartenant à ses amis Clauzade, sur la commune de Teyssode. Là elle rédige une demande de certificat de résidence.

 

 

 

            « Marie emilie portocarrero, fille a feu christophe, conte de montijo ambassadeur d’espagne à la cour d’angleterre, née dans cette dernière résidence en 1735 et ayant résidé en france depuis l’âge de sept ans, vivant de mes rentes, déclare avoir résidé dans la commune depuis l’année 1785 jusques au 12 Septembre 1792 et depuis cette dernière époque dans la commune de Teissode sans aucune interruption, déclarant de plus posséder dans la commune de viterbe une immeuble consistant en un jardin et petite maison, dont le contrat d’acquisition est chés le citoyen moré notere de Lavaur.

 

            je déclare de plus avoir amené de Paris en 1785 une domestique apelée louise lequens native de Paris agée de 30 ans accomplis, fille du citoyen lequens actuellement résident à Paris, laquelle a signé avec moy la présente déclaration.

 

            A teissode le 4eme mai 1793 lan deus de la république française ».

 

 

 

            Sa mauvaise santé s’est certainement aggravée. Sa dernière lettre, non datée est une curieuse recette d’onguent où il est question de graisse humaine : nul doute qu’avec les événements son correspondant à Paris n’ait trouvé dans la douce population de la capitale à s’en procurer en abondance.

 

 

 

Au citoyen Moret apoticaire de Lavaur, à Paris.

 

 

 

Eau céleste pour laver les playe une pinte dans 4 flacons, et en donneriés avis à votre cher frère.

 

 

 

Onguent

 

1 quart de graisse humaine

 

2 once graise de bléreau

 

2 livre de graise de cheval

 

3 once d’huile de camomille

 

3 once d’huile d’aspic

 

2 morceau de Sauge

 

faire bouillir le tout ensemble pendant un quart d’heure il est fini, j’ai vu des effets merveilleux de ce remède pour les douleurs, nerf retiré etc. je soulageois les pauvres et les malade pour satisfaire mon cœur, aujourd’hui je le dois par reconnoissance, c’est à eux que je dois mes certificat de civisme etc.

 

vous mavés aidé si généreusement dans cette honorable fonction que jespère que vous continuerai

 

mandez moi je vous prie si nous pouvons espérer de vous voir bientôt, les malheureux en ont grand besoin. Séve me vent quinze et 20 s. ce que javois pour 4. Si vous étiés ici mes pauvres en seroient mieux, car je nai bientôt plus rien, Séve lapoticaire me ruine.

 

Adieu cher citoyen je ne vous recommande pas Riols, votre amitié pour lui, et pour moi ne vous le laissera pas oublier.

 

 

 

*

 

 

 

            Emile meurt à Teyssode, probablement au château de Riols, le 1er Messidor an 3 (19 juin 1795). Etaient témoins ses hôtes : Arnaud Clauzade-Riols, 44 ans, et Louis-Alexandre Clauzade-Riols cadet, son frère, 37 ans. Les particules, comme il se doit, sont soigneusement omises, et dans l’acte de décès elle est dite « Marie-Emillie Portocarrero, fille de Christophe Portocarrero, habitante audit lieu de Riols depuis environ 3 ans et le district depuis environ 12 ans ». Elle est morte à 2 heures du matin et avait soixante ans.

 

            Le fait qu’un des frères Clauzade-Riols ait été juge de paix du canton de Saint-Paul Cap de Joux n’a pas dû peu contribuer au fait qu’on la lui fiche, la paix (1).

 

 

 

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(1) : Il s’occupait parfois d’affaires assez réjouissantes. De Castres, le 3 avril 1792, le Directoire du Tarn lui écrit : il ne doit pas laisser rosser le percepteur. « Nous avons été prévenus… que le sieur Saïsinet, votre greffier, avait été menacé et poursuivi par des individus qui, trompés sur son compte, étaient persuadés qu’il avait outrepassé son mandat dans la répartition des impositions de 1791 ; on nous assure même que forcé de donner sa démission de secrétaire de la municipalité, il avait pour ainsi dire promis de quitter aussi le poste que vous lui aviez donné »… On voit que les percepteurs prévaricateurs ne sont pas d’aujourd’hui. Le vertueux Directoire du Tarn (qui s’en met plein les poches en vendant les Biens Nationaux) rappelle à Clauzade-Riols que « sa place lui donne le droit de protéger tous les individus » et que « les citoyens n’ont que le droit de dénoncer ». Cet appel à la délation, n’est-ce pas admirable ?

 

 

 

 

 

            Quant à l’abbé de la Mazelière, il est mort l’année suivante en 1796 à Madrid, en même temps que le vieux duc de Crillon. Mais au fait qui a hérité leurs biens, hardes, tableaux, livres, instruments de musique ? A qui est échu le charmant presbytère qu’ils ont fait bâtir à Viterbe, avec son jardin attenant ? Voilà qui serait intéressant à savoir. La famille de Montijo, seule héritière légale, ferait bien de se manifester. Il y a quelques années, un représentant, du reste éloigné, d’une famille de la région m’a demandé ingénument « si cette madame de Portocarrero n’était pas la dame de compagnie de sa respectable ancêtre » ? Emilie dame de compagnie d’une obscure hobereaute languedocienne, voilà qui l’aurait fait bien rire ! Elle était tombée bien bas, mais quand même !

 

 

 

 

 

L’INCOMPARABLE JARDINIER

 

 

 

 

 

            Quant à François Dousset, ou Douceau, il n'est ni si doux ni si sot que ça. L'incomparable jardinier amené d'Echarcon par nos héros et employé par Emilie comme ambassadeur dans ses affaires espagnoles, a acquis un incontestable aplomb de Figaro qui le place à cent lieues au-dessus des pauvres croquants de Viterbe. Sa carrière, des plus reluisantes, donne raison à la fois à Beaumarchais et à la Révolution. Les circonstances le poussent au plus haut poste que puisse rêver dans 1e tendre Languedoc bouleversé un natif de Brévannes (Aube) probablement joli parleur; décidé à se mettre en avant, rengorgé et bien disant sur les affaires du temps. Doussot, c'est le marin naufragé qui devient roi chez les nègres. Je l'imagine d'après les admirables gouaches de Lesueur au musée Carnavalet, la main sur le cœur et sur sa redingote cannelle des dimanches jurant fidélité à la Constitution - n'importe laquelle on s'en doute, la première fera l'affaire. Pendant que le clergé (l'abbé de La Mazelière) s'exile en Espagne et y meurt de misère, que la noblesse (Emilie) bien empêchée d'elle-même, cherche à se soustraire aux regards pour crever dans un coin, François Doussot, apôtre du Tiers-Etat triomphant, s'épanouit selon ses capacités propres.

 

            Le 29 Pluviôse an 2 (17 Février 1794) "considérant qu'un seul grenier ne suffit pas pour l'étendue de la commune" le conseil municipal de Viterbe désigne "pour greniers publics la maison du citoyen François Doussaut". Il en est, naturellement, nommé gardien. Comme ça il pourra taper dans les sacs de blé quand il voudra. "Il délivrera le grain et en tiendra registre, indiquant la quantité de grain fourni à chaque citoyen" : celui dont les souris n'auront pas voulu.

 

            Doussot, d'ailleurs est volontaire pour tout : c'est l'Amour de la Patrie qui l'anime. En 1793, il devient percepteur. "Il a offert de faire la levée des Contributions Foncières et Mobilières à raison de 5 deniers pour l'une et 3 pour l'autre, conformément aux lois". Il propose comme bonne et suffisante caution ce Baptiste Batigne dont les bâtons ont servi l'an passé à crever les carreaux de la cure... Y aurait-il eu connivence entre les deux compères ? Une légère provocation ? Un de ces coups de Figaro qui font s'esclaffer les bons esprits républicains ? C'est tout à fait dans le goût du temps.

 

            Désormais frénétique pour le bien de la République, Doussot se propose d'aller à Teyssode "apprendre à lessiver les terres salpêtrées", le 9 Messidor an 2 (27 Juin 1794). C'est qu'on a bien besoin de salpêtre pour fabriquer de la poudre pour nos jeunes soldats. Doussot, lui, ne vole pas défendre la frontière d'Espagne menacée, non, il a mieux à faire. "Lorsqu'il (Teyssode) sera suffisamment instruit, il (Doussot) reviendra dans la commune pour y lessiver les terres salpêtrées dans l'attelier qui lui sera indiqué". Quel travailleur ! Ce même mois de Messidor, Doussot installe son atelier de salpêtre tout simplement dans l'église de Viterbe ! Bien entendu, le compte des ventes provenant de "l'eau lessivée qui sortira de l'atelier" sera tenu par l'honnête Doussot "salpêtrier de la présente commune".

 

            De plus, il "procède au recensement des fourrages réquisitionnés pour l'armée des Pyrénées-Orientales, au fur et à mesure qu'ils sont coupés". Partout où il y a de l'argent à gagner, en honnêtes commissions, notre incomparable jardinier est présent. Comme on ne veut pas le payer en tant que salpêtrier, car il est censé rendre par enthousiasme de purs services patriotiques, on l'autorise "à retenir devers lui comme de chose propre, le péze-liqueur, les cannelles et les tuyaux de hêtre, la potence du puits et en un mot tous les outils et autres instruments sauf les barriques, cuviers et comportes qu'il sera tenu de rendre".

 

            Le 2 Nivose an 3 (22 décembre 1794), Doussot se présente au conseil municipal. Il est "reconnu pour ses vertus républicaines et morales". Le 26 prairial on l'élit Procureur de la Commune, poste occupé auparavant par l'abbé de La Mazelière. Au fond ce village de Viterbe n'est gouverné que par des étrangers. Doussot continue son irrésistible ascension. En l’an X (1801-1802) notre natif de Brévannes est élu maire de Viterbe. C'est le sommet de sa carrière. Un sommet qui durera longtemps, car Maire de Viterbe, Doussot le sera sous le Consulat, l'Empire, la Restauration (mais oui !) Louis-Philippe... Il est toujours maire en 1840, bel exemple de pérennité pendant une période particulièrement changeante et bouleversée ! "Je jure obéissance aux Constitutions de l'Empire et fidélité à l'Empereur... Je jure fidélité au Roi, obéissance à la Charte et aux lois du Royaume... Je jure fidélité au Roi des Français, obéissance à la Charte Constitutionnelle et aux lois du Royaume"... Avec tous ces serments dépareillés, Notre Doussot, comme Soult, mérite de figurer dans le "Dictionnaire des Girouettes". Il n'aurait pas déparé notre Assemblée Nationale, bien au contraire.

 

            Toujours en place quel que soit le régime, Maître Doussot est avant tout un persévérant. Ce beau parleur est tombé par hasard à Viterbe, Viterbe lui plaît, et il y fait son trou. L'abbé de La Mazelière peut bien émigrer, à cause du seul serment qu'on lui demande et qu'il ne veut pas prêter : il ira mourir comme une mouche à Madrid. Emilie de Portocarrero se laisse mourir à Riols : lui, Doussaut, ne se laisse pas aller. D'abord les femmes du coin lui plaisent, et il les épouse, sans se laisser décourager par le veuvage, simple formalité vite remplie. Pour l'anniversaire de ses quarante ans, en février 1792, il épouse Rose Carivenc, fille du meunier. Malheureusement, on l’a vu, elle meurt avant la fin de l'année. Qu'à cela ne tienne : Doussot, en septembre 1794, épouse Elisabeth Bonnet qui a quand même plus de 44 ans et qui était "fille de service de feu le citoyen Paul Rey, de Damiatte". Ils restent quatorze ans ensemble, puis elle meurt, sous l'Empire, en 1809, sans lui avoir donné d'enfant. Doussot, toujours maire, se remarie : en novembre de la même année, à 57 ans, il épouse Marianne Bonsirven, qui, à 25 ans, pourrait être sa fille.

 

            Du coup c'est l'ascension sociale, la gloire assurée. Car le père Bonsirven, propriétaire à Brazis, est un bourgeois. Et les vœux qu'a du former Maître Doussot pendant des années pour avoir une progéniture sont enfin comblés : Marianne Bonsirven lui donne trois enfants. Il est vrai que l'aîné, François, meurt à quatre ans. Il ne reste que deux filles : Anne-Thérése-Virginie (1813) et Euphrosine-Louise (1815) qui sans doute ont perpétué dans la région le sang de l'aventureux jardinier de Brévannes.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

 

Articles sur Emilie de Portocarrero

 

 

 

 

 

Jean N.D. Escande :   « Curé à Viterbe de 1784 à 1791 » (Sud-Tarn Tribune n° 19                                              - 5 mars 1979).

 

                                               « Parallèle entre le règne de Louis XVI jusqu’en 1788, et le                                                règne des Mandataires de la Nation depuis 1789 »                                                (Sud-Tarn Tribune n° 20 – avril 1979).

 

                                               « Le cousin de Curaçao, ou le dernier des Dupuy de                                                          Chassiers » (Revue du Vivarais n° 1 – 1982).

 

                                               « La cuisine tarnaise », ed. Ferrières, 1983.

 

 

 

 

 

Articles sur Gentil-Bernard

 

 

 

 

 

- Bulletin de la société des Sciences et Arts de Grenoble, 4 août et 1er décembre 1837, par M. Ducoin, pages 42 à 49.

 

- « Sur le poète P. J. Bernard », article anonyme dans la Petite Revue des Bibliophiles Dauphinois, 2° série, 1929-1933, pages 177 à 183.

 

« Gentil-Bernard et son Art d’Aimer », article d’Ed. Maignien, dans Le Dauphiné, 6 avril 1890.

 

– « Dictionnaire Historique » par l’abbé F.X. de Feller, Lyon, 1821, Tome 2, page 233. 

 

– H. Rochas : « Biographie du Dauphiné », pages 116 à 119.

 

– M. Prévost : « Biographie Française ».

 

– Pierre Sage : « Dictionnaire des Lettres Françaises, XVIIIe s. » Paris Fayard, 1960.

 

 

 

 

 

 

 

Editions de Gentil-Bernard

 

qui ont servi à l’élaboration de cet ouvrage

 

 

 

 

 

« Œuvres » de P. J. Bernard, ornées de six gravures et du portrait de l’auteur, Paris, Salmon libraire Pont-Neuf n° 17 ; Chanson, Imprimeur-Libraire rue des Grands-Augustins n° 10 ; 1821.

 

 

 

« Petits poèmes érotiques du XVIIIe s. » : « L’Art d’Aimer », de Gentil-Bernard, « Les Amours » de Bertin, « Le Temple de Gnide », de Léonard ; « Les Baisers » de Dorat, « Zélis au bain », de Pezay. Notice et notes de F. de Donville. Paris, Garnier frères, libraires-éditeurs, 6 rue des Saints-Pères, 1880.

 

 

 

« Poésies choisies de Gentil-Bernard », avec une notice bio-bibliographique par Fernand Drujon. Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 7 rue Saint-Benoît, 1884. (Cette édition, tirée à petit nombre, est de loin la plus soignée et la plus complète, tant sur le plan des renseignements que sur le choix des textes).

 

 

 

***

 

 

 

Bois gravé de 48 cases. Fin du XVIIIe siècle. Espagne.

 

 

 

            C’est probablement un jeu de loterie espagnol, contemporain du couronnement de Charles IV d’Espagne et de Maria Luisa de Parme, le 10 septembre 1789. Certains détails typiquement espagnols : les alpargates de certains personnages (sandales de cordes tenues au mollet par des rubans croisés), le tambour de basque, les costumes XVIe siècle des alguazils à cheval ne laissent aucun doute sur sa provenance. Les uniformes des militaires sont archaïques pour leur époque, ce qui n’est guère étonnant en Espagne. Les armoiries représentées, quoique minuscules et donc grossières, ne peuvent être (n° 45 et 47) que celles de la Castille et de la Catalogne. Du reste je noterai à chaque figure les détails révélateurs.

 

 

 

1/ Deux portraits ovales, pendus à des nœuds de rubans et décorés de guirlandes : Charles IV et la reine Maria Luisa, plus tard portraiturés par Goya, en pied, avec toute leur famille.

 

2/ Au sommet d’un fort, assis sur un rocher, deux canons tonnants annoncent la nouvelle de l’avènement royal à des navires croisant au large sur la Méditerrannée.

 

3/ Le Saint Sacrement exposé sous son dais.

 

4/ Un officier ou un noble – canne, épée -, se promène entre deux hommes du peuple chaussés d’alpargates.

 

5/ Général très Ancien Régime : à cheval, mais la canne sous le bras, il brandit son épée : on s’aperçoit que c’est un gaucher. C’est lui qui ouvre le cortège.

 

6/ Deux officiers à cheval, à grands chapeaux plats, le suivent, fringants. Le plus proche de nous est aussi un gaucher.

 

7/ Un régiment d’infanterie, précédé d’un officier gaucher, s’avance au long pas du XVIIIe siècle. Les hommes, chaussés de sandales à semelles de corde, portent le fusil sur le bras gauche, comme c’est la mode à l’époque.

 

8/ Deux cornistes, le poing gauche dans leur instrument : un cor d’harmonie.

 

9/ Deux clarinettistes. Ces uniformes de musiciens militaires : grands chapeaux claques, habit à longues basques, culottes collantes et bottes courtes, dureront dans toutes les armées européennes pratiquement jusqu’à la fin de l’Empire.

 

10/ Deux trompettes.

 

11/ Un joueur de serpent et un hautboïste. Tous ces instruments à vent, en bois, que nous trouvons bien peu militaires, sont pourtant typiques des musiques du XVIIIe siècle.

 

12/ Au premier plan, un joueur de tambour de basque, spécialité ibérique. Dans le lointain, un joueur de triangle.

 

13/ Cymbales et grosse caisse, certainement en bois.

 

14/ Fifre et tambour.

 

15/ Grenadiers d’infanterie, reconnaissables à leur sabre court : le briquet.

 

16/ Deux drapeaux et leur garde. Sur l’étoffe, aucun emblème ne permet de reconnaître une quelconque nationalité.

 

17/, 18/, 19/, 20/ Chambellans à cheval, appariteurs, alcades et alguazils comme on en voit dans les espagnolades de Beaumarchais et les gravures des Caprices, de Goya. Deux siècles après, ils portent toujours le costume de leur charge mis au point au XVIe siècle : petit chapeau rond à plumes, fraises, culottes bouffantes et court mantelet, épée. Ces costumes absolument espagnols, très anachroniques en 1790, situent le pays et la date de ces charmants bois gravés.

 

21/ Coureurs. Ces personnages, choisis parmi de beaux hommes lestes et bien découplés, sont très à la mode dans la seconde partie du XVIIIe siècle : vêtus en heiduques hongrois (chapeaux à plumes de forme orientale, doliman surchargé de brandebourgs, hautes cannes) il était de bon ton dans la haute noblesse d’en faire précéder son carosse : comme on voit dans les tableaux d’époque, le suprême bon ton était de leur faire tenir en laisse un gigantesque chien danois. Dans son « Tableau de Paris » (1788) L. S. Mercier se moque de la mode des coureurs, qui souvent crevaient jeunes, de maladies pulmonaires, à force de courir aussi vite que les chevaux.

 

 

 

 

 

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