Emilie de Portocarrero la Maîtresse Errante - lettres du XVIIIè, première partie

            Ce que les villageois appellent "le château", à Teyssode, est une grosse maison carrée en-dessous de l'église. Il a la particularité d'être en pierre plutôt qu'en briques ou en torchis comme les autres demeures, et nul ne peut disconvenir de sa construction, car il porte, en creux et en relief, sur sa façade, la date 1864 au-dessus d'un blason ovale où un aigle a l'air de s'étirer sous ce qui me parut longtemps être une ligne de peupliers.

 

C'est, paraît-il, à la suite d'un don par les dernières demoiselles de Teyssode que "le château" était passé aux Soeurs de la Croix de Lavaur. Elles l'avaient transformé en école libre pour petites filles, qui faisait concurrence à l'école laïque, sur la place de la mairie (où il n'y avait guère que des garçons). Aidée de ma grand-mère Clémentine, qui faisait la cuisine, ma tante Jeanne Escande, avec sa mauvaise humeur et ses lunettes de fer, régnait sur une quinzaine d'enfants de hameaux proches ou éloignés : La Creuse, Pech de Camp, Bélaval, Emporte-Pot, les Trois Moineaux. Cet été 1943, comme il n'y avait décidément plus rien à ronger à Paris, à part les os de seiches du marché de Buci, mes parents décidèrent de me laisser à la campagne avec mes soeurs Denise et Josette, déjà là depuis l'année précédente. J'allais avoir dix ans et il fut décidé avec le bon abbé Vidal, curé de Teyssode, que cette année compterait pour la 6ème, car il se chargeait de m'apprendre les rudiments du latin.

 

            Quel plaisir, quel émerveillement pour de petits Parisiens sortant d'un appartement étriqué de la rue des Beaux-Arts et de la misère de l'Occupation, de se trouver seuls et libres dans cette vaste demeure ! Elle nous paraissait immense. Dès l’entrée, une gigantesque Vierge en bois doré, le coeur transformé en pelote d'épingles par les sept épées de ses douleurs, nous ouvrait ses bras compatissants. Nous pouvions courir de la cave au grenier sans crainte de déranger d’autres gens qu'en bas les poules dans leurs nids de poussière, et en haut les chouettes sur les poutres. Nul ne nous interdisait de nous gaver de prunes vertes dans le jardin d'où partait, dit-on, un souterrain qui débouchait dans la grande salle du château de Magrin, sur la colline d'en face. Enfin, grande nouveauté, chacun de nous avait sa chambre. La mienne s’appelait "la chambre de la mariée ", sans que rien n’y rappelât un quelconque mariage : bien au contraire, sur la cheminée de marbre noir, une Basilique de Lourdes en réduction resplendissait sous un globe à socle d'ébène.

 

            Que de soirées délicieuses je passais cet hiver-là enfoncé dans un grand lit à ramages, sous un édredon rouge, à lire Le Capitaine Fracasse dans l'édition de la Bibliothèque Verte qu'on m'avait offert pour Noël et que je dévorais à la lueur d'une bougie ! Car naturellement il n'y avait pas d'électricité. Le vent mugissait contre les volets. L'horloge de l'église proche sonnait, impavide, les heures. Le vent s'enfuyait dans les collines, cherchant à arracher quelque chêne, puis, furieux de sa déconvenue, revenait faire claquer tous les petits volets carrés du grenier. Quelles terreurs délicieuses ! C'est là, à cette époque, que je décidai de vivre à la campagne. Mais il s'en fallut de bien des années avant que je ne me tienne promesse.

 

            Un seul endroit nous était interdit, soi-disant parce qu'il y avait des rats : c'était au premier étage, une pièce délabrée que mes soeurs appelaient "le petit salon jaune". Peut-être avait-il porté ce nom autrefois. Nous y étions toujours fourrés, au lieu de jouer dans les lauriers roses ou à l'ombre de la Vierge en fonte debout sur un croissant de lune qui ponctue la limite extrême du jardin.

 

            Le petit salon jaune ouvrait au bout du couloir sur le perron du jardin. On y accédait par trois marches en tommettes usées. Venant de l'éblouissante clarté du dehors, on mettait un moment à s'accoutumer à la semi-obscurité. Les volets étaient hermétiquement clos, et même les fenêtres, aux rideaux gris de poussière tendus de toiles d'araignées. A part ça, pas de femmes pendues, pas de sang caillé (comme dans Barbe-Bleue). Dans la rue, des villageoises se promenaient avec leurs "farrats" (leurs seaux) ; elles venaient chercher chez nous un "farradat" d'eau, car en cet été torride seule la citerne de notre jardin gardait une réserve. De temps en temps on y trouvait, noyés et les pattes en croix, des lézards légitimement assoiffés, mais imprudents. Vers le cimetière bossu retentissait le bruit argentin du marteau de M. Cabaussel, le forgeron, et à sept heures le bon abbé Pierre Vidal, dont je fus un enfant de choeur, sonnait l'Angélus, que ma tante et ma grand-mère, à genoux dans la cuisine, reprenaient dévotement :

 

-   L'Ange du Seigneur annonça à Marie...

 

-   Je suis la servante du Seigneur.

 

            Occupés à inventorier l'ancien salon, et "sages comme des limaces", nous faisions moins de bruit que les fameux rats, qui n'existaient que dans l'imagination de ma tante, il y avait là des malles en peau de chèvre mangée aux mites, des gravures que j'ai plus tard identifiées comme des Lancret. Leurs cadres dorés, depuis longtemps moisis, montraient leur plâtre. Des lettres, des rouleaux de dessins s'échappaient de cartons. Même les gens qui avaient abandonné ces souvenirs étaient morts à leur tour : il ne restait, dans des boîtes de biscuits en fer qui représentaient des couchers de soleil orange dans des pinèdes marron, que des photos jaunies de femmes en robes à tournure, comme prises dans un tourbillon de vent de sable, et des paquets de correspondances nouées de vieux rubans bleus. Un paysan, ensuite, avait pris possession des lieux. Sans rien déranger, il avait entassé jusqu'à mi-muraille du foin pour les litières de lapins qu'il élevait de l'autre côté du couloir, dans la "chambre aux punaises des bois" que nous appelions ainsi parce que dès l'automne ces bestioles vertes et puantes venaient s'y réfugier de la forêt voisine.

 

            Depuis beau temps le paysan et ses lapins avaient eux aussi disparu. Nous nous roulions dans le foin sec, qui ne sentait plus que la poussière. Mes soeurs, coiffées d'anglaises avec des rubans choux roses à chaque tempe (et des robes à smocks que leur brodait maman) essayaient des robes de faille et de soie brune qui nous semblaient étonnement petites : elles avaient pourtant appartenu à des femmes adultes, sous Louis XV. Quant à moi, armé d'une paire de ciseaux, je découpais avec application les cachets de cire rouge, verte ou noire qui dans le temps avaient clos ces lettres. C'étaient, si je me souviens bien, des têtes frisées d'Antinoüs et autres Télémaques. Ils furent par mes soins enfermés dans une boîte de poudre "Mille Fleurs" d'Houbigant, et définitivement perdus. Certains papiers formaient plusieurs liasses allongées, ficelées de cordelettes brunes encore très solides. Il y avait aussi des livres de comptes reliés en parchemin, de différentes formes et épaisseurs, des cahiers de musique...

 

            Vers la fin de l'été une des Soeurs de la Croix (je pense que c'était la Supérieure) vint rendre visite à ma tante. Grand branle-bas dans le château. Nous la guettions de derrière les volets, car naturellement nous n'étions pas invités à cette importante entrevue, bourrée de préséances et de questions épineuses comme une châtaigne dans sa bogue. La Soeur arriva à vélo (il n'y avait pas d'autres moyen de se déplacer) sa cornette ou son voile volant au vent d'autan. Elle avait un visage mince et pâle, l'air ouvert et le sourire avenant, tout le contraire de ma tante, donc. Elle visita la maison, s'assura que la salle de classe, au premier, était bien pourvue d'un litre d'encre violette, et comme ma tante lui ouvrait la porte du "petit salon jaune” qui nous était si cher, elle dit :

 

-   Tout ce qu'il y a dans ce débarras, vous pouvez le brûler dans le jardin...

 

            Puis elle repartit, toujours à vélo, à travers les collines de Massac et les sarcasmes de ma tante, qui trouvait que côté religion elle pouvait, Dieu merci, en remontrer encore à n'importe qui. (Ma tante était le seul vrai pilier que j'ai personnellement connu de notre sainte religion catholique, apostolique et romaine).

 

            Je chancelais, comme ivre. Comment ! On allait brûler ces lettres si extraordinaires, que j'arrivais presque à déchiffrer ! J'allais trouver mon père, qui fumait sa pipe sous les pruniers. Il se demandait ce qui serait plus avantageux d'emporter à Paris pour l'hiver : des pommes de terre, ou des haricots secs ? (Qu'il avait passé l'été à acheter, une livre deci, un kilo delà, dans les fermes environnantes). Comme tout Français à l'époque, dès qu'il venait en province, c'était pour emplir des caisses soigneusement clouées de précieux tubercules ou autres légumineux qui, voyageant par le train et renvoyés de gare en gare à cause des bombardements arrivaient souvent des semaines après. On allait les chercher à la gare d'Austerlitz, et à l'odeur on les devinait échauffés, ou germés, quand ce n'était pas pourris. Souvent même ils n'arrivaient pas du tout, ayant été volés en route par les cheminots. La puanteur des couloirs du métro, d'Austerlitz à Odéon, bondés de gens hâves, qui défaillaient sous des caisses de légumes plus que mûrissants, est un de mes plus violents souvenirs d'enfance. Et à Odéon ce n'était pas fini : il fallait encore arriver, à pied, rue des Beaux-Arts, avec ces kilos de fruits et légumes dont on jetait la moitié à la poubelle.

 

            Mes papiers lui posaient donc un problème certain : patates, ou lettres du XVIIIe siècle ?

 

            Heureusement papa vivait dans le milieu des libraires d'ancien de la rue Bonaparte et de la rue de Seine : pour allonger sa paye du Crédit Foncier de France, où il était rédacteur en chef, il tenait la comptabilité d'un certain Sven Nielsen, propriétaire d'une petite boîte de messageries "Les Messageries du Livre", 57 rue de Seine, qui n'étaient pas encore devenues les puissantes "Presses de la Cité".

 

- Je les montrerai à Monsieur Martineau, me promit-il.

 

            Martineau, le libraire du "Divan", rue Bonaparte, en face de l'église Saint-Germain des Prés, était un spécialiste de Stendhal, mais ce n'est pas pour lui que mon père le fréquentait : il haïssait Beyle ("Ce Stendhal est un faux-jeton»). Il venait voir Martineau pour ses rééditions de Tristan Derême. Tristan Derême est d'Oloron, et c'est là que mon père a connu ma mère. Mais ne nous éloignons pas. Finalement, il emporta les papiers dans une caisse qu'il fit spécialement à leur intention, pendant que sous les figuiers les robes et les photos s'évanouissaient en fumée.

 

            Il y a vraiment une prédestination dans le destin des choses, comme pour le reste: oiseaux, humains, saphirs... Comment sans cela expliquer que ces lettres revinssent, deux cents ans après, dans le quartier de l'Université d'où la plupart étaient sorties ? De la rue des Beaux-Arts où nous habitions à la rue des Saint-Pères où vécut Emilie de Portocarrero il n'y a qu'une promenade : celle que je faisais presque chaque jour pour jeter mon courrier à la poste. Néanmoins ces lettres mirent très longtemps à me revenir. Je ne les découvris que ces dernières années. Mon père, chaque fois que je les lui demandais, avait quelque "défaite " à m'opposer. Il ne savait plus où il les avait mises. S'il les avait montrées à Martineau ? Il ne s'en souvenait pas... S'il les avait lues? Oui, partiellement (je découvris plus tard qu'il avait essayé de les classer et avait fait des suppositions sur les correspondants). Finalement, déménageant de Paris en 1976, il avait ramené ses livres en de multiples caisses à Labruguière. Chaque caisse avait sa liste soigneusement collée sur son couvercle. De la caisse n° 33, le bois blanc qui renfermait les lettres était devenu brun, mais elles étaient toujours là, soigneusement rangées, avec, dans une enveloppe, un portrait, une miniature sur cuivre qui tient dans le creux de la main. C'est une femme au visage blanc, aux lèvres serrées, au regard perspicace, qui porte une robe bleue et des fleurs dans les cheveux. Est-ce Emilie ? Ou une amie ? Encore jeune, elle a plutôt l'air d'une Italienne que d'une Espagnole ; comme sa mère était anglaise et qu'elle a passé sa vie en France cela ne nous avance pas beaucoup. Avec quarante ans de retard je lus les lettres. On verra de qui elles sont, et comme je le découvris.

 

            Cette correspondance amoureuse avec deux hommes est certainement tout ce qui reste du passage sur cette 5e planète d'une étoile de 3e dimension de la fille naturelle d'un Grand d'Espagne, qui après bien des aventures et des faillites, vint échouer dans ce coin de Languedoc pour y mourir, en pleine Révolution. Le tout pourrait s'appeler, comme dans ces titres interminables qu'on donnait aux romans à son époque :

 

 

 

LA MAITRESSE ERRANTE

 

 

 

ou la vie et les aventures de Marie-Emillie de Porto-Carrero, fille naturelle non reconnue de Christophe de Porto-Carrero, Comte de Montijo, Grand d'Espagne de Première Classe ; et d'une femme estrangère malgré toutte les recherches demeurée incongneue ; née obscurément à Londres en Angleterre en 1735 et morte à Teyssode paroisse de Languedoc en l'année 1795 (vieux stile) l’an 3 de la Rep. Fr. Une et Indivisible, après avoir recherché toutte sa vie de se faire reconnoitre et estimer

 

 

 

DE SON INGRATTE PARENTé.

 

 

 

 

 

*

 

 

 

 

 

LE COUVENT DE GISORS,

 

ET CELUI DES URSULINES DE PONTOISE

 

 

 

 

 

            A sa sortie du couvent de Gisors, en 1751, une jeune fille de seize ans, Marie-Emilie, ou Emilie, correspond avec les supérieures qu'elle y a laissées : Soeur Saint-Jérôme, mesdames Delalande et Dapremond. Ce sont des Ursulines "filles ou veuves qui se consacrent à l'éducation des jeunes filles". Ces Ursulines possédaient une très belle maison à Paris à l’emplacement de la rue qui a gardé leur nom, dans ce quartier pour moi charmant de Saint-Jacques du Haut-Pas.

 

            Emilie envoie des cadeaux, qui mortifient ces dames ; "Cette preuve de votre bon coeur n'étoit nulement nécessaire vis-à-vis de moi, ma chère amie". Certaines de ces soeurs sont très âgées : deux meurent, en cet octobre 1751, à plus de 80 ans. Une des condisciples d'Emilie, Mlle Gromaire, "a été mariée ce mois d'août, elle est partie aussitôt à la terre de son mari, qui est en Bourgogne". En fait on a l'impression que la seule famille réelle de Marie-Emilie ce sont, justement, ses relations de couvent ; les bonnes soeurs qui l'ont élevée et qui lui écrivent avec une tendresse maternelle, s'occupant beaucoup de sa vie spirituelle, de ses soucis, et d'une difficile entrée dans la vie. Marie-Emilie ne sait pas elle-même qui elle est. Fille naturelle, plus ou moins abandonnée dans cette institution pieuse ? Bâtarde d'un grand ? C'est possible. Comme elle cherche à s'en éclaircir, soeur Saint-Jérôme proteste de son ignorance : "Je voudrais, chère amie, être assez heureuse pour pouvoir vous mettre au fait de ce que vous désirez savoir ; il y a longtemps que vous seriez satisfaite, mais je suis aussi ignorante que toutes celles de notre maison. Il n'y a que la demoiselle qui vous a placé içi qui en sait quelque chose ; je ne la vois point, et ce serait en vain que je ferais effort pour lui arracher le secret : ses amies l'ont tenté plus d'une fois inutilement. Il faut attendre avec patience quelque événement qui vous éclairera. Le Seigneur n'attend peut-être qu'un acte de conformité à sa volonté pour vous accorder ce que vous souhaitez le plus..." (12 novembre 1751). La jeune fille se désespère et dépérit : « Je suis inquiète extrêmement du peu que vous mangez, ce qui me surprend, ayant toujours été d'assez bon appétit, celà fait grand tort à votre tempérament et contribue en partie à votre maigreur. » Soeur Saint-Jérôme - qui semble avoir été elle aussi une fille abandonnée - lui reproche les inquiétudes et les peines auxquelles elle se livre : "Trouvez bon ma chère amie que je vous dise que je vous trouve condamnable de n'avoir pas plus de soumission à la Divine Providence, qui vous a secourue dans les plus fâcheuses circonstances, ce qui devrait vous inspirer une confiance sans bornes" ; elle lui en donne pour preuve "l'ami solide et essentiel qu'elle (la Providence) vous a procuré en la personne de M. de Flobert."

 

            Qui est M. de Flobert ? (Qui se prénomme Antoine). D'après la seule lettre adressée à lui, il est en 1757 Directeur Général des Fortifications de la République de Gênes. Nous voilà en plein dans cette Europe cultivée et cosmopolite du XVIIIe siècle qu'ont tuée les nationalismes brutaux et bornés issus de la Révolution. Cet officier français au service d'une république italienne, c'est toute une civilisation. M. Antoine de Flobert devait être à Gênes depuis un moment. C'est en 1746 que Louis XV envoie des secours à cette belle ville révoltée contre les Autrichiens. Le 21 mai 1747, le duc de Boufflers les y attaque et s'empare de leurs positions ; le 27, ils sont chassés de toute la côte. En 1748, une opération du duc de Richelieu réussit complètement : Varragio est attaquée et prise en février. La même année, le traité d'Aix-la-Chapelle termine la guerre.

 

            Que va faire en 1757 M. de Flobert à Gênes où il était certainement dix ans avant ? De Chamicy, hameau proche de Senlis, en septembre, M. Coqueret, qui a l'air d’être une sorte d'intendant, lui réclame une obligation de 7 000 livres qu'il a faite à M. l'abbé de Crillon, et dont on n'a pu retrouver la minute chez Me Andrieu, notaire parisien... Tous les comptes et lettres de l'époque sont pleins d'histoires d'importants papiers perdus, dont on cherche vainement soit les originaux, soit des copies... M. de Flobert est bien avec le clergé, car par l'honnête M. Coqueret (dont le nom signifie amour en cage, ou à notre époque Lanterne Japonaise : il s'agit tout simplement de l'alkékenge ou Cerise d'Hiver...) il reçoit des nouvelles de divers ecclésiastiques de haut vol : "M. le prieur de Bray se porte bien, et M. le curé de Reuilly. Toutte vos chambre et meuble sont en bonne estât à la réserve de vos couverture, que les vers ont attaqué ; on les a mis à ler [l’air] plusieur jours et toutte sa na servy de rien..." M. l'abbé de Crillon est venu à Chamicy au commencement d'août. "Je l'ai reçu du mieux qu'il m'a été possible. Heureusement qu'il y avait 12 bouteilles de vin que M. le Prieur de Bray avait envoyées quand vous êtes venu à Chamicy la dernière fois ; je lui en présenté une de blanc qu'il a bue ; il l'a trouvé bon. Il a trouvé votre appartement très beau."

 

            M. de Flobert ne doit pas venir souvent à Chamicy puisque les couvertures ont le temps de s'y miter : d'ailleurs la lettre est envoyée de Senlis à Gênes. Pourtant, à l'instar de la mystérieuse demoiselle qui a déposé Marie-Emilie au couvent de Gisors, dès qu'elle en sort il prend la relève et s'occupe d'elle. A-t-il des ordres, peut-être de la famille de Crillon, qui revient souvent en allusion dans la correspondance ? C'est probable. Mais pourquoi a-t-on choisi ce militaire comme bonne d'enfant ? Dès 1753, Marie-Emilie est avec lui à Guérande et se fait appeler Mademoiselle de Robertot. Nom de guerre, on s'en doute. A moins que Robertot n'ait un rapport quelconque avec M. de Flobert, qui y aurait eu une propriété : c'est le nom d'un village de la Seine-Maritime, près de Doudeville.

 

            En octobre de la même année, toujours avec M. de Flobert, la voilà qui loge à l'hôtel du marquis de Crillon, quai des Célestins à Paris, maison bien connue des amoureux qui suivent la Seine, car derrière son rideau d'arbres jaunissant en automne et peuplé d'oiseaux c'est, en face de la caserne des Gardes Républicains, le magnifique Hôtel Fieubet, que touche, justement, un lycée de jeunes filles qui font entendre, aux récréations, comme un bruit de volière...

 

 

 

 

 

 

 

LES CRILLONS

 

 

 

 

 

 

 

            Arrêtons-nous un instant à l'Hôtel Fieubet pour parler des Crillon qui y ont vécu. Les Fieubet sont des parlementaires des environs de Toulouse dont les papiers ont été malheureusement dispersés à Castres ces dernières années quand la bibliothèque de Gaston Tournier, érudit mazamétain, fut vendue dans les pires conditions. Le patronyme Fieubet ou Fieuzet est encore porté dans la région de Lavaur. Quant aux Crillon ce sont comme on sait des Avignonnais dont la statue de l'ancêtre orna longtemps la Place des Doms. Comment ces gens se retrouvèrent-ils au XVIIIe siècle dans le quartier de l'Arsenal, proche de la Bastille, je ne sais. Louis de Berton, marquis et même duc de Crillon (par la grâce du Pape) né en 1718, a 17 ans de plus qu'Emilie. C'est un militaire. Entré à treize ans aux Mousquetaires Gris, il est à quinze, lieutenant au régiment du Roi-Infanterie. Il se distingue en Italie aux batailles de Parme et de Guastalla et à vingt ans commande le régiment de Bretagne. Raconter sa carrière serait fort long : il suffit de dire qu'à Fontenoy il s'empare de 50 canons et est nommé général d’infanterie. Louis XV lui propose 3000 livres de pension et le cordon rouge de l’Ordre de Saint-Louis, équivalent de notre Légion d'Honneur, mais Crillon refuse : il espérait avoir la décoration suprême, le cordon bleu du Saint-Esprit. Or il ne risque pas de l'avoir : il n’est pas assez noble. On a des échos des préventions des imbéciles titrés envers un vrai talent dans cette note des”Souvenirs de la Marquise de Créquy": "Leur nom de famille est Berton, et leur prétention consiste à être sortis de la famille Balbi, ce qu'ils n'ont jamais pu faire accroire à personne dans leur pays Venaissin. Le fameux Crillon (compagnon d'Henri IV) n'était qu'un soldat de fortune. On a toujours dit que son grand-père était un marchand de Carpentras, et leur titre de duc avignonnais est fondé sur un brevet pontifical. Si on les a laissés s'élever sans crier, c'est qu'on les regardait de si haut et qu'on les voyait de si loin, qu'on n'y prenait pas garde." Toute la fatuité de la Cour est dans de pareilles remarques : prenez toujours 50 canons à Fontenoy et sauvez la France de l'invasion, si votre aïeul était marchand à Carpentras, ça ne vous servira pas à grand chose... Après plusieurs autres humiliations du même genre pendant la Guerre de Sept Ans, au profit de généraux de la Pompadour, Crillon passera au service de Charles III d'Espagne.

 

            Cependant, quand en 1751 Emilie vit dans son hôtel parisien, Crillon est en pleine gloire. Ce sont probablement ses parents qui habitent l'Hôtel Fieubet, mais je ne les connais pas. D'ailleurs Emilie n'eût qu'un temps assez court pour connaître le futur maréchal qui passa sa vie aux armées : à la paix d'Aix-la-Chapelle (1748) il revint à Avignon. En 1751 il y donna des fêtes splendides pour la naissance du duc de Bourgogne. "Il alla féliciter Louis XV de la part des Comtadins et demeura à la Cour de janvier à mars 1752" : c'est pendant cet intervalle qu'Emilie dut le connaître, car ensuite "il se rendit à Rome, où le pape lui fit le meilleur accueil en 1754" (Biographie Française).

 

            Après le duc, l'abbé. Louis-Athanase-Boniface de Berton de Crillon, né en 1726 à Avignon, a huit ans de moins que Crillon-Mahon. Il entra dans les ordres,"s'attacha à son oncle Jean-Louis, archevêque de Toulouse, qui le nomma chanoine de Saint-Sernin, grand vicaire de son diocèse, et qui résigna en sa faveur, en novembre 1750, l'abbaye de Saint Etienne de Baigne" : c'est-à-dire à peu près un an avant la sortie d'Emilie de son couvent. Si on regarde les dates, l'Abbé de Crillon n'est que de neuf ans l'aîné d'Emilie. Ils ont bien du faire connaissance, dans quelque vestibule de l'Hôtel Fieubet... D'autant que cet homme de trente ans est encore mieux renté en 1755: il est nommé Agent Général du Clergé ! La carrière de cadet, presque obligatoirement ecclésiastique, pouvait être extrêmement rentable. C'est celle de l'abbé de Crillon. Promoteur de l'assemblée générale du Clergé, en 1760 (à 34 ans...), abbé de Saint-Jean d'Amiens en juillet de la même année, abbé de Grandselve en 1779 (53 ans...) la vie de l'abbé de Crillon est semée de roses et de bénéfices tous plus ecclésiastiques les uns que les autres. Il ne parait pas avoir souffert dans les missions et n'est nullement candidat au martyre. Ce n'est pas un confesseur de la Foi, mais de belles dames, qui n'ont que des pêchés mignons.

 

            L'abbaye de Grandselve (la Grande Forêt), de l'Ordre de Citeaux, faisait partie du diocèse de Toulouse, et l'abbé de Crillon en est toujours propriétaire à la veille de la Révolution. On verra qu'Emilie, vers la fin de sa vie et dans la panade, fera appel à l'abbé de Crillon : il lui rendra un modeste service, assez utile cependant pour qu'elle passe sans trop de heurts ses dix dernières années.

 

            Quels étaient les rapports de l'Abbé richissime et d'Emilie? Bien malin qui mettra la main sur des documents sérieux, à ce sujet. On trouve dans la correspondance d'Emilie des brouillons de lettres à l'abbé de Crillon, mais pas une lettre de lui. Il devait lui faire tenir des "mots ", par quelque vicaire itinérant : on n'est jamais assez discret, dans le Clergé. Pourtant l’abbé de Crillon ne donne pas l'impression d'un de ces scandaleux prélats de son époque, qui ont causé tant de tort, par ricochet, à la religion. C'est un homme avisé : il se débrouille pour mourir à Avignon, son lieu de naissance, le 26 janvier 1789. On ne saurait être plus prévoyant. L'année en cours et les suivantes lui auraient sans doute fait passer quelques mauvais quarts d'heure. Mais c'est un homme heureux, bien typique de son siècle ; il a su se retirer à temps. Il avait publié, de concert avec l'abbé de Jumilhac, quelques fadaises, dont les"Rapports de l'Agence Générale du Clergé", au titre proprement surréaliste. Il donna ensuite "de l'Homme Moral" (1771) et "Mémoires Philosophiques du baron de... grand chambellan de S.M. l'Impératrice" (1777-1778) deux volumes destinés à convertir les philosophes au catholicisme (1).

 

            Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle rajoute que les "Mémoires Philosophiques du baron de..." dont le titre à sa parution ne devait pas manquer de piquant, car c'est une parodie, est un « livre où sont combattues avec beaucoup de vigueur les doctrines matérialistes du baron d'Holbach, qui a été réimprimé plusieurs fois. "

 

            Voilà pour l'abbé de Crillon. J’ai longtemps cru que les lettres de l’Amoureux Inconnu, qu'on verra plus loin, étaient de lui. Mais non, impossible. Celui-ci vit à la Cour, se dit secrétaire-général des dragons. N'empêche qu'il y a eu entre Emilie et l'abbé de Crillon certainement autre chose que de simples relations de confessionnal. On ne vous accorde pas comme ça des inscriptions sur les rentes du Clergé sans que vous ayez fourni quelques bonnes raisons de votre savoir-faire. Et d'abord qu'était cette Assemblée du Clergé dont il est si souvent question ? Quand l'abbé de Talleyrand-Périgord fut nommé, à son tour et bien plus tard promoteur de l'Assemblée du Clergé de France, à la suite de l'abbé de Crillon, il prendra soin de nous l'expliquer: "J'observai avec soin la manière dont les affaires se conduisaient dans ce grand corps. L'ambition y revêtait toutes les formes. Religion, humanité, patriotisme, philosophie, chacun prenait là une couleur ! L'intervention de la conscience dans tous les démêlés pécuniaires avait donné aux pièces de cette grande affaire un caractère déloquence que le clergé seul sait avoir." L'assemblée du Clergé avait pour principal objet (la grande affaire) de déterminer tous les cinq ans le montant de l'impôt qu’elle "consentait " ou plutôt qu'elle se laissait arracher avec moults gémissements, par le Roi, sous la fiction d’un "don gratuit".

 

            Je ne sais si Talleyrand, qui était si charitable comme on sait, a fait profiter quelques Marie-Madeleine des deniers du clergé. Mais c’est possible. Tout comme est probable le même service rendu, avec les mêmes deniers, par l’abbé de Crillon à Emilie.

 

 

 

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(1): Roman d'Amat : Dictionnaire de Biographie Française, Tome 9, p. 1255. Paris, 1961.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOEUR SAINT-JEROME

 

 

 

 

 

            Soeur Saint-Jérôme écrit en prenant certaines précautions conventines : elle n'a pas le droit de correspondre avec son ancienne élève, et le fait par l'intermédiaire de Mme Delalande, qui quitte le couvent pour les Dames Hospitalières de Saint-Nicolas de Pontoise : l'Hôtel-Dieu. Mme Delalande met toujours un post-scriptum, d'une grande écriture élégante et aristocratique, qui redouble les conseils de prudence et de soumission à la volonté divine que prodigue la Sœur : "Le Seigneur exige peut-être que vous lui sacrifiéz de certains sentiments qui paraissent bien naturels, celà est, j'en conviens, difficile, et par là d'autant plus méritoire. D'ailleurs il est quelquefois de la prudence de dissimuler, il y a de la grandeur d'âme à oublier, et selon le Christianisme, de pardonner, je comprends tout ce que vous pouvez m'objecter à celà, mais je crois avoir plus que personne grâce à vous parler ainsi par tout ce que j'en ai ressenti.” Soeur Saint-Jérôme, on le voit, a du être dans le même état d'abandon que la jeune fille. "Vous me ferez plaisir de me faire part de votre situation, m'interessant véritablement à votre bonheur" lui écrit Mme Delalande. "Soyez, fidèle à Dieu, et il ne vous abandonnera pas, cette vie est courte et il y a une éternité, mettez à profit l'esprit que vous avez reçu, ce sont de ces talents dont vous rendrez compte, pensez donc ma chère fille à en faire un bon et saint usage, et aimez moi toujours comme je vous aime".

 

            D'ailleurs Emilie ne se tourmente pas toujours pour la recherche de sa parenté et son propre établissement ; elle a quelquefois des occupations plus frivoles : en février 1753 elle demande des échantillons de laine mais soeur Saint-Jérôme ne peut la satisfaire : "l'on n'a point conservé ces nuances et l'on ne travaille plus içi en laines, peut-être par la difficulté d'en avoir. Vous êtes, ma chère amie, beaucoup plus à portée de les choisir et de les assortir ayant votre robe. " La soeur croit prudent de ne pas transmettre les compliments de Marie-Emilie aux dames du couvent, car elle reçoit ces nouvelles d'une voie indirecte : elle en a de temps en temps de Mlle Gromaire, qui a toujours de l'amitié pour elle, mais elle a perdu de vue Mlle Romaine, une autre condisciple de Marie-Emilie.

 

            Soeur Saint-Jérôme témoigne beaucoup de tendresse à la jeune fille, "dans quelque partie du monde que vous habitiez, donnez moi de vos nouvelles, ma chère amie, elles me feront toujours un vrai plaisir... Je serai toujours avec une amitié tendre et sincère votre bonne amie." Si Marie-Emilie n'écrit pas de quelque temps elle s'inquiète, "j'ai trouvé bien long le temps que j'ai été sans recevoir de vos lettres, je craignais de votre part quelque refroidissement." Mme Delalande fait chorus : elle était en peine. Elles lui souhaitent un bonheur solide, une confiance entière en M. de Flobert, elles la félicitent : « Je trouve votre écriture et votre orthographe infiniment meilleures, vous pouvez encore faire mieux. Je voudrais savoir ce que veut dire que vous espérez nous dire de vive voix à ma soeur et à moi ? Combien vous nous aimez ? Quels seraient donc vos projets en revenant dans ce pays ? Cette question n'est que pour votre bonheur..."  Il paraîtrait donc que M. de Flobert aurait découvert à sa pupille une partie de la vérité : qu'elle est la fille naturelle d'un Grand d'Espagne, née à Londres. Avec son caractère romanesque, elle a immédiatement décidé d'aller se faire reconnaître.

 

            Ces histoires de filles abandonnées, le XVIIIe siècle en est plein, à tel point que c'était devenu un poncif de théâtre, où l'enfant, dans des circonstances éminemment dramatiques et après bien des infortunes, était découvert et reconnu au dernier acte grâce à la croix (d'or, évidemment) que sa pauvre mère avait eu la bonne idée de lui passer au cou. « Elle a la croix de sa mère », cela se disait pour désigner quelqu'un qui avait de la chance. D'autres fois, c'était une marque sur le corps, indélébile, généralement en forme de blason, afin que nul n'en ignore. Sans rechercher dans le fatras littéraire, on trouve les histoires bien réelles de la fameuse comtesse de La Mothe, du sang des Valois, qui se rendit célèbre dans l'escroquerie du Collier de la Reine ; celle moins connue de la comtesse de Montcairzain, qui passa sa vie à essayer de se faire reconnaître de la famille de Conti, d'où elle prétendait descendre (1). Ces deux-là eurent des destinées tragiques, ou décevantes. Toutes ne le furent pas. Mlle de Folleville, fille naturelle du Prince de Salm et de la Duchesse de Bouillon, en épousant Vitrolles, petit émigré inconnu dont elle était tombée amoureuse, porta visiblement bonheur au futur ministre de Louis XVIII dont elle fut le premier grand succès. Un bienfait n'est jamais perdu…

 

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(1) : A propos de la Montcairzin, G. Lenotre, citant un "Annuaire du Jura" (Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 4e série) et peu soucieux de vérifier aux bons endroits, termine son article de fort romantique façon : "On croit qu'elle mourut en 1825, de faim ou de froid au pied d'une borne, en face des Tuileries." Voilà qui est symbolique à l'extrême, cette enfant d'un sang royal contesté qui vient mourir, en pleine Restauration, comme un reproche vivant, devant la somptueuse demeure de ses parents ingrats... De quoi faire pleurer tous les mélodrames du Boulevard du Crime ! Mais il n'en est rien. La Montcairzain ne mourut probablement ni de froid, ni de faim. Elle avait même eu le temps de se préparer une dalle cossue "tout en haut du Père-Lachaise, à Ménilmontant", comme eût chanté Bruant. C'est même non loin du rond-point Casimir-Périer, rendez-vous des élégances d'outre-tombe, qu'elle a choisi de reposer. Si elle avait eu faim et froid elle aurait mangé les sous de sa pierre tombale ! On y lit : "Cette princesse a préparé elle-même ce tombeau pour y trouver enfin le seul bonheur durable sur lequel on puisse compter, et où l'injustice et les persécutions qu'on éprouve sur la terre ne puissent plus atteindre. " L'inscription a été relevée dans l'intéressant roman de Jean Escande : Du Flouze (Ed. du Seuil, 1958).

 

 

 

            Autre enfant trouvé, qu'on ne peut guère prendre au sérieux : Chamfort. Né en 1741, il n'a que quatre ans de moins qu'Emilie. Joli petit-maître, les dames lui ont décerné un brevet de capacité amoureuse : elles l’appellent Hercule-Adonis. (Comme elles savent faire, en ridiculisant). Mais Hercule-Adonis se prend pour un Romain, un Caton (celui qui voulait brûler Carthage), un caractère, un dur. Entendons-nous : un dur pour une société en pâte tendre, celle des duchesses à vapeurs. Il est à peu près aussi terrifiant qu'une statuette en porcelaine de Sèvres. C'est le Misanthrope en culotte de soie rose et redingote de faille vert d'eau. Ce moraliste professionnel est invité aux petits soupers de la meilleure société pour y faire frissonner les caillettes d'aphorismes définitifs. En bon bâtard d'un manant auvergnat, il se conforme parfaitement à son rôle et crache dans la soupière en Pont-aux-Choux en débitant du nihilisme à bon marché.

 

Hercule-Adonis accepte à toutes mains les bénéfices confortables, quitte à insulter longuement ceux qui les lui ont procurés. Les marquises à bascule sont ravies : voilà enfin un homme vrai. Marie-Antoinette elle-même obtient à notre Romain de verre filé une bonne pension, et prend la peine de la lui annoncer elle-même. Bref, tout comme un tupamaro du XVIe arrondissement, fils d'énarque et protégé par une quelconque présidente de la République, Chamfort vit dans les délices de la contestation chic. De nos jours, il fomenterait, entre deux jets, des révolutions marxistes au Paraguay avant de revenir prendre son petit déjeuner rue de la Faisanderie, servi par une négresse soumise, sa vieille nounou. L'esprit en plus (car il a de l'esprit), Chamfort est un soixante-huitard en Lamborghini.

 

            Quand vint la vraie révolution, avec ses vrais terroristes bien horribles, le révolutionnaire en peau de lapin a la trouille : il ne veut pas qu'on le guillotine. Il n'aurait jamais cru MM. Robespierre et Marat si mal élevés. Il essaie de se suicider, mais comme c'est un lâche, il se rate deux ou trois fois. Hercule-Adonis n'a laissé qu'un petit recueil d'anecdotes, précieux pour l'histoire des hautes classes au XVIIIe s. : la seule humanité qu'ait fréquenté M. Chamfort. C'est un excellent échotier du genre putassier, comme sous le Second Empire le gommeux Viel-Castel. A force de cracher dans la soupe, Chamfort, l'académicien, a tout raté, même sa mort. De nos jours, il serait Ministre de la Culture.

 

            Evidemment, le sort des enfants trouvés était hasardeux et complètement abandonné à la fortune, bonne ou mauvaise. On ne songe jamais aux milliers de bâtards qui au cours de l'histoire ont fini misérablement, gelés nuitamment sur les marches d'églises. Marie-Emilie, qui s'appelle provisoirement Mlle de Robertot, peut se féliciter de son sort : un couvent, un tuteur... Elle prend des habitudes qui feront d'elle une de ces assistées qui vivent en marge du grand monde sans vraiment en faire partie mais qu'on tolère comme plus ou moins de la famille. Sans travail (c'est une aristocrate) mais pas sans soucis, les besoins d'argent la dévorent. Pas vraiment femme entretenue, mais pas mariée non plus, parce que sans dot... Un de ces êtres ambigus comme on en trouvait beaucoup autour des tables de jeu, aux chasses, dans les villes d'eau, près des grands, inutiles et à moitié déplacés. Toutes ces conditions feront d'elle pour la vie, une errante.

 

            Outre les dérangements que donnent ses soucis et ses inquiétudes à sa santé, en novembre 1753, à 18 ans, Marie-Emilie a le malheur d'être attaquée de la petite vérole. Mme Delalande remercie M. de Flobert : "des nouvelles que vous avez la bonté de me donner de notre demoiselle, dont j'étais très en peine. Je suis fort charmée qu'elle se soit tirée heureusement de la petite vérole dont tout le monde périt cette année. Je ne puis, Monsieur, vous exprimer la joie que je ressens du contentement où vous me dites être de sa bonne conduite ; j'en bénis le ciel et je désire son bonheur de tout mon coeur. Cette chère enfant a de l'esprit et un coeur admirable ; il y a bien de la ressource avec de pareilles qualités, soutenues de la religion. J'espère, Monsieur, qu'elle reconnaîtra toute sa vie les bontés et les tendres soins que vous prenez pour elle, dont elle me parait bien touchée, et dont j'ose vous demander la continuation par l'intérêt infini que j'y prends en l'embrassant bien tendrement..."

 

            Soeur Saint-Jérôme : "Dès que j'ai entendu parler des ravages que faisait cet été la petite vérole, je n'ai cessé d'invoquer Saint Roch pour que vous en fussiez préservée, ou du moins des tristes et fâcheux accidents qui souvent en restent…" Cette lettre de Janvier 1754 a été renvoyée de l'Hôtel Fieubet à Londres, chez l'Ambassadeur d'Espagne - on peut penser que M. de Flobert s'y est rendu pour affaires. Mais il ne parait pas que Marie-Emilie l'y ait accompagné : en août de la même année, ses amies lui écrivent : elle est pensionnaire aux Filles de la Croix, rue d'Orléans à Paris. On lui donne du "Madame”, mais le nom a été soigneusement barré. Soeur Saint-Jérôme craint "qu'elle ne fut malade, ou, ce qui est en partie vrai, dans quelque endroit ou vous n'eussiez point la liberté de me donner de vos nouvelles." La voilà donc dans un autre couvent. Soeur Saint-Jérôme trouve que les meilleurs conseils que ces dames puissent lui donner "est de vous exhorter à la patience : c'est le seul parti que vous ayes à prendre pour vous concilier la bienveillance d'un quelqu'un à qui vous convenez avoir beaucoup d'obligation, dont par votre bonne conduite vous avez déjà mérité les louanges, et de qui les bontés et la protection vous sont si nécessaires. Je vous exhorte donc, ma chère fille, à temporiser, ce ne sera que par votre soumission que vous parviendrez à ce que vous désirez, autrement vous gâteriez tout, et vous ruineriez totalement vos affaires au lieu de les avancer. Peut-être que ce qui vous parait en ce moment rigueur ou humeur est dirigé pour votre plus grand bien. Le temps peut apporter un grand changement à votre fortune..." "Surtout soyez réservée avec tout le monde sur vos affaires et votre situation : tout dépend de votre prudence sur ce point ; pensez toujours qu'il n'est rien de plus rare qu'un ami solide et véritable" lui recommande Mme Delalande, faisant allusion à M. de Flobert.

 

            Par précaution, Soeur Saint-Jérôme brûle toutes les lettres que lui envoie Marie-Emilie. En 1755, celle-ci va avoir vingt ans et son moral ne s'améliore pas. Soeur Saint-Jérôme a beau la féliciter "sur le précieux et solide ami que la Providence vous a donné en la personne de M. de Flobert" rien n'y fait : elle l'exhorte pourtant tout employer pour vous le conserver et vous le ménager. Il a la bonté, me disiez-vous, d'excuser vos vivacités lorsqu 'il vous arrivait d'en avoir. Ne soyez pas pour vous-même si indulgente, ne vous les pardonnez point ; ce qui peut vous en occasionner, ou du moins vous empêcher de travailler à les réprimer est le désir trop vif que vous avez de connaître ce que l'on vous cache. Vous voulez bien que je doute de votre soumission à la volonté de Dieu à cet égard, puisque vous avouez, chère amie, que cette pensée ne vous laisse de repos ni jour ni nuit. Celà ruine votre tempérament, n'avance rien, et vous fait perdre peut-être beaucoup de mérites et de grâce auprès du Seigneur qui attend et exige de votre part une résignation plus entière pour remplir votre désir, que je ne blâme point en soi, mais en ce qu'il est trop excessif…" Elle la dissuade de venir la voir à Gisors : cette démarche "ne serait point du goût des personnes que vous désirez tant de connaître : je ne puis m'ôter de l'esprit qu'elles surveillent votre conduite, vous ne pouvez en tenir une trop mesurée à tous égards" écrit soeur Saint-Jérôme qui parait en savoir plus qu'elle ne le montre. "Je serais désespérée que ce qui ne serait que pour ma satisfaction put vous faire tort ; il viendra peut-être un temps plus favorable...” Mme Delalande a du chagrin : "J'avais écrit à M. de Flobert la douleur sans égale où j'ai été et où je suis encore du départ de ma chère petite nièce." On va la changer de maison, et elle sera logée de façon à ne pouvoir l'inviter : elle voulait profiter des derniers jours qui lui restaient à Pontoise pour les prier à dîner, lui et elle : "nous n'aurions été que nous trois pour jaser à notre aise" mais M. de Flobert, vrai ou faux, « m'a mandé que vous étiez incommodée et que vous ne pouviez sortir" : on dirait que le sort, ou les humains, empêchent Marie-Emilie de revoir les femmes qui l'ont élevée et qui peut-être en savent trop.

 

            En mars 1755, soeur Saint-Jérôme l'engage à se ménager, car elle a vraiment été malade, à manger davantage et à distraire son esprit. "Celà n'est point aisé, j'en conviens, mais enfin le chagrin auquel vous vous livrez, ma chère enfant, ne change rien à votre sort, ruine votre tempérament et m'afflige..." Si M. de Flobert ne vous accorde point ce que vous voulez bien souhaiter, avec tant d'empressement, ce ne sera sûrement que des vues de prudence qui l'arrêteront, peut-être les mêmes que je vous ai représentées la dernière fois." Elle a elle-même ses déboires : "Ma soeur est venue vendredi faire une apparition par un temps affreux, c'était pour m'enlever les chères petites, auxquelles j'étais fort attachée, de façon que je m'en ennuie beaucoup. Elles ont infiniment d'esprit, amusantes et l'aînée a déjà du solide. Dans peu elle sera compagnie pour la chère tante, qui est toujours bien touchée de la séparation de Mme Delalande, et moi de son éloignement."

 

            En avril, Marie-Emilie a encore changé d'adresse : elle est avec M. de Flobert chez M. Hüare, perruquier rue de l'Echelle, quartier Saint-Roch à Paris. La rue existe toujours. De Gisors, soeur Saint-Jérôme lui écrit sa dernière lettre : elle est navrée de la voir encore malade."Vous ne sauriez user de trop de précautions et de ménagement et ne rien vous permettre qui puisse déranger votre santé. J'applaudis à votre résolution de vous priver de tout ce qui n'est que pour satisfaire le goût ; il faut tacher de vous former un bon tempérament en mangeant davantage et toujours des choses solides et saines. Je suis charmée de votre nouvelle demeure, puisque vous y goûtez quelques satisfactions. Je souhaite toujours beaucoup de vous savoir au fait et instruite de ce qui fait votre tourment." Elle l'exhorte à la patience et à la soumission, qui doit être le fruit d'une retraite que projette Marie-Emilie, puis elle disparaît et on ne retrouve plus sa signature. Peut-être cette femme, qui lui a servi de mère, est-elle morte dans l'intervalle.

 

            En 1757, voilà Emilie, par un coup de baguette magique, devenue Madame de Saurin. Elle a 22 ans et habite rue des Saints-Pères, la porte cochère à côté de la Charité, au faubourg Saint Germain, où, selon d’autres suscriptions de lettres : la porte cochère vis-à-vis la croix du cimetière de la Charité. L'immeuble n'existe plus. Il était à l'emplacement de la nouvelle Faculté de Médecine, qui a remplacé l'hôpital de la Charité, peu avant 1939. Le cimetière de l'hôpital était sensiblement à l'emplacement de la chocolaterie Debauve et Gallais ; de ses fenêtres Emilie devait voir le bout de la rue Saint-Guillaume, actuelle rue Peyronnet. Elle habite ce faubourg Saint-Germain où vécut, jusqu'au début du XXe siècle, l'aristocratie. C'est le noble faubourg. Rien que dans la rue des Saints-Pères, on compte à l'époque d'Emilie le maréchal de Téssé, le duc de Cossé-Brissac, les Saint-Simon. Au coin de la rue de l'Université la comtesse de Montmorency-Laval et sa mère la marquise de la Roche-Gensac, toulousaines, viendront s'installer en 1772. Pas une maison des rues de Bourbon (aujourd'hui de Lille), Jacob, Verneuil, Saint-Guillaume, de la Chaise, de Grenelle, qui ne renferme quelque famille noble. Notre héroïne ne va pas quitter comme cela un quartier qui est à lui seul une carte de visite. D'autant que le Paris de l’époque est aussi compartimenté que le nôtre, et que le fait d'habiter le noble faubourg même à un cinquième étage sous les toits, vous a une autre allure qu'un appartement rue du Moulin-Vert au Petit-Montrouge.

 

            Je n'aurais pas pensé, quand j’allais dans mon enfance entre 1940 et 1943, acheter du faux chocolat blanc avec de vrais tickets chez Debauve et Gallais ("Fournisseurs des anciens Rois de France") que je me liais ainsi inconsciemment avec les âmes d'anciennes habitantes de mon quartier, qui me forceraient un jour, en me faisant trouver leurs lettres, à raconter leur histoire. Mes soeurs Denise et Josette allaient à la petite école de la rue Peyronnet, tenue par des religieuses, dont le parloir s'ornait d'une magnifique maison de poupées, avec tous ses appartements, bien propre à faire rêver les petites filles. La Faculté de Médecine, dont la guerre avait interrompu les travaux, dressait des escaliers de béton inachevés sous un ciel de neige, derrière des palissades qu'arrachaient pour se chauffer les habitants du quartier, peu soucieux des affiches nazies qui les recouvraient : tout le monde crevait de froid, pendant ces hivers affreux de l'Occupation.

 

            Comme Emilie veut paraître, elle habite donc le faubourg Saint-Germain, tout comme elle se fait appeler Madame de Saurin, on ne sait à quel titre. Pourquoi ce nom, alors que rien n'indique qu'elle soit mariée ? Je n'ai jamais trouvé trace, dans sa correspondance, de ce Monsieur de Saurin dont elle s'affuble : peut-être n'existe-t-il que dans son imagination, ou est-ce un mariage blanc ? A l'époque, il y a bien un Bernard-Joseph Saurin, poète dramatique et académicien, mais il est plus vieux de trente ans qu'Emilie, et pas noble. De même les amis et voisins de palier d'Emilie rue des Saints-Pères ne sauraient faire illusion à des Altesses : Madame Dalmés, M. et Mme de Nerel sentent la bonne noblesse, sans plus. Ce sont des gens d'état intermédiaire : M. de Nerel, par exemple, garde l'hôtel particulier puis la maison de campagne, Montjoli, du Baron de Bennes, autrement argenté. C'est une espèce d'intendant, un peu au-dessus de sa fonction par sa condition.

 

 

 

 

 

L’AMOUREUX INCONNU

 

 

 

 

 

            Marie-Emilie, ou Madame de Saurin, fréquente une société huppée qui, si elle n'est pas le monde de la Cour, où elle ne peut évidemment prétendre, n'ayant ni rang social ni, et pour cause, preuves de noblesse suffisantes, en est pourtant fort proche. Elle est jolie fille et on le lui dit. Si l'on en croit la miniature sur cuivre jointe à ses papiers, qui représente une femme dans la trentaine et qui est peut-être son portrait - à moins que ce ne soit celui d'une des nombreuses Altesses qu'elle approche -, elle a la peau très blanche, un sourire fin et engageant, des yeux singulièrement perspicaces. Couronnée de fleurs et en robe bleue, elle a d'ailleurs plutôt le physique d'une actrice italienne que d'une aristocrate espagnole, le portrait rappelant de façon assez flagrante les pastels de Rosalba Camera. D'après ce qu'on peut voir de son caractère à travers les lettres qu'elle a laissées et ce qui en transparaît dans la volumineuse correspondance qui lui est adressée, c'est une intrigante, retorse, surtout accrocheuse et tenace. Une histoire de revendication de succession en 1768 à l'Ile de Curaçao, que nous rapporterons en son temps, est révélatrice du caractère accrocheur et rêveur à la fois d'Emilie. Son seul but dans la vie est de se faire reconnaître par sa famille espagnole et de se faire verser une pension substancielle. Tous les doutes, tous les émois, les espérances et les ennuis que lui procure sa situation en porte-à-faux dès le couvent de Gisors la poursuivront jusqu'à la fin. Pour cela, elle a besoin de relations, d'appuis et saura s'en créer, car elle est combative, à sa manière insinuante. Elle plaît aux hommes, c'est certain, et elle se servira de cette arme, car à partir de l'année 1757 la majorité des lettres à elle adressées sont masculines. Presque toutes pour lui rendre service, ou offrir des services.

 

            Elle a touché au coeur un homme, certainement plus âgé qu'elle, qui lui sert à la fois de père, d'amant et surtout d'ami. Où qu'il soit il lui envoie de courts billets sans date ni signature. Craint-il de se compromettre en se déclarant ?

 

            L'Amoureux Inconnu est quelqu'un de l'entourage du duc de Coigny. Or les Coigny sont des gens très en cour. Depuis 1748, le duc, ami intime de Louis XV, est gouverneur de Choisy, où se rend presque chaque semaine le roi. L'Amoureux s'est d'ailleurs fait construire à Choisy même un hermitage, où il attend le passage de l'Emilie adorée pour lui offrir, selon sa propre expression "un bouquet et une salade". De temps à autre, l'Amoureux laisse échapper quelque détail : c'est un courtisan, attaché à de grands seigneurs, secrétaire-général des dragons, alors que le duc de Coigny est Mestre-de-Camp général de cette arme. Il négocie d'importants mariages. Il a fait la guerre et est connu de maréchaux français, de princes allemands qui lui font des grâces quand ils le rencontrent, ce qui le comble d'aise. Il assiste au lever du roi et se rend à ses châteaux particuliers : Choisy, Marly. Il fait partie du cercle restreint qui entoure Louis XV, tout le monde n'étant pas invité à ces demeures privées. Il fréquente des diplomates suédois et espagnols, dîne avec eux chez Madame Geoffrin. Ses devoirs militaires n'ont pas l'air de le trop tourmenter et il ne se rend qu'à regret aux Camps de Compiègne, qui sont à Louis XV ce que le Camp de Chalons sera à Napoléon III.

 

            L'Amoureux s'occupe, à la satisfaction générale, du mariage du frère du duc, en mars 1767. Gabriel-Augustin de Franquetot comte de Coigny, qui a 27 ans, épouse Anne-Josèphe-Michel de Roissy, petite-fille de Madame de Villette. Mademoiselle de Roissy est "médiocrement née, mais largement dotée", ce qui vaut beaucoup mieux dans un milieu où tout le monde est très largement né. Ces Coigny inconnus de nos jours sont les parents d'Aimée de Coigny, la "Jeune Captive" immortalisée par André Chénier. Or Mlle de Roissy, comtesse de Coigny, ne resta mariée que huit ans : elle mourut en 1775. Après la mort de sa mère, la petite Aimée, que connut bien évidemment notre Amoureux, fut élevée par la princesse de Guéménée, maîtresse de son père. Puis, après la faillite retentissante des Guéménée, elle fut mise au château de Vigny, près de Pontoise, celui-là même qu'habite le Père Yvel, correspondant d'Emilie. On voit bien qu'il s'agit, dans les mêmes lieux, de la même société. Aimée de Coigny fut mariée à quinze ans (décembre 1784) au duc de Fleury... à Choisy. Mais, à cette date, Emilie est à Viterbe, près de Lavaur, en Languedoc.

 

            Bien plus tard, on retrouve le comte de Coigny : en émigration. "Etabli à Pise avec la charmante duchesse de Fleury, sa fille, il vient faire une visite de courtisan à M. le comte d'Artois et retourne promptement dans la Toscane. La place d'un chevalier d'honneur de Madame Elizabeth ne serait-elle pas en cette circonstance auprès de cette respectable princesse ?" écrit en novembre 1790 le marquis d'Espinchal, qui, lui, se baguenaude à Turin mais ne tolère pas que les autres en fassent autant. Madame Elizabeth finira comme on sait sur l'échafaud. Aimée de Coigny ira en prison et mènera une vie aventureuse, quant au comte son père, émigré en Angleterre, il fait partie du comité de secours aux émigrés.

 

            Mais remontons le cours du temps, et revenons à nos moutons. Le duc de Coigny, premier Ecuyer du Roi, quand il ne loge pas à Choisy, veut que l'Amoureux Inconnu prenne pension chez lui, à l'Hôtel de Coigny, rue Coq-Héron, à Paris (9 avril 1769). Il est à Choisy le 1er juin pour recevoir le prince héréditaire de Prusse, qui n'est autre que le futur Duc de Brunswick, auteur du célèbre Manifeste imbécile qui souleva comme un seul homme la France en 1792. Bref le futur vaincu de Valmy. Né en 1735 comme Emilie, il n'a cette année 1769 que 34 ans. Général en chef des Prussiens en 1806, et encore une fois vaincu, les balles françaises des troupes de Davout termineront sa carrière à Auerstaedt.

 

            Le duc de Coigny, François-Henri, né le 28 mars 1737, passera pour un des favoris de Marie-Antoinette et sera avec Lauzun, Besenval et autres snobinets, un des bellâtres de la petite bande de la reine. "Ce n'est pas un très bel homme, pas un homme de beaucoup d'esprit. Il avait mieux que cela : un excellent maintien, un ton exquis, une belle tournure, une raison simple et juste, du calme et de la politesse... Aimé de tout le monde, le duc de Coigny ne haïssait personne" écrit un autre snobinet et tricheur professionnel, le comte de Tilly. Bref, les qualités d'une bergère, estampillée d'époque. Ou d'un sopha.

 

            Des lettres de l'amoureux d'Emilie se dégage un portrait moral qui n'est pas désagréable. Le ton est mesuré, élégant, les sentiments tendres, quoique sans grande énergie. A certains moments on est surpris par le style, qui pourrait être d'un ecclésiastique. En fait, l’Amoureux est un sceptique. C'est un courtisan, nous l'avons vu, déjà âgé, sans doute de la génération du roi et du duc de Coigny : il parait, à part quelques phrases gentiment osées, avoir plutôt éprouvé pour Emilie de tendres sentiments paternels, et non pas une de ces passions dévorantes qui vous font pousser des soupirs à faire envoler les feuillets illisibles de la Nouvelle Héloïse. Soumis aux lubies de sa maîtresse errante, il paie de ses deniers la location de différents appartements inutiles où elle fait loger une servante, Antonia, et un chien hargneux, Moretto, qui ne lui sont pas d'un grand secours. Pendant des années elle court l'Espagne, et notre amoureux lui écrit, avec la même régularité dans le sentiment que dans le départ de la poste. Il risque bien quelques réflexions (sensées) sur la conduite d'un ménage qui coûte fort cher inutilement (le loyer des appartements parisiens est hors de prix, surtout faubourg Saint-Germain) et ne sert à rien puisqu'elle galope dans les sierras, mais finalement il tombe toujours d'accord sur tout ce qu'elle veut. Tout ce qu'elle fait est bien fait. Recule-t-elle d'année en année son retour à Paris ? C'est excellent comme cela. Lui se contente de baiser la papatte à Fils-Fils et d'assurer Moretto, ce roquet grognon et ridicule, de ses respects empressés.

 

            Emilie pouvait-elle compter sérieusement sur un tel partenaire ? Il n’y parait pas. Il est beaucoup trop attaché à son ermitage de Choisy, petits-levers royaux, à cette vie futile, vide et irresponsable que Louis XIV avait su imposer, pour la châtrer définitivement, à la noblesse. Vivant dans un milieu de quémandeurs et d'assistés, l'Amoureux comprend très bien qu'Emilie tâche elle aussi de se faire reconnaître de sa famille espagnole pour en tirer quelque prébende : c'est dans l'ordre des choses. Il l'y encourage vivement, de la voix et du geste. C'est sûrement lui qui lui a fait ouvrir les portes des ambassadeurs, des financiers qui pourront l'épauler de leur crédit, de leurs prêts. Là s'arrête son influence. A part payer ses loyers, il ne peut lui être que d'un secours assez faible : acheter des rubans, faire confectionner des paquets gracieusement noués. Dans plusieurs lettres il proteste de son impuissance : son appartement est trop petit, il vit chez les autres... Drôlerie du destin, cet aimable égoïste, qui hait le conjungo, s'occupe de mariages : pourtant, rien ne lui parait plus enviable que le célibat, on le voit à ses réflexions au moment du mariage d'Antonia : "elle va faire une folie... c'est à dire un lien conjugal. " Il n'est guère embarrassé non plus par l'idée de contraception : autant vaut un infanticide qu'une vie”souillée" c'est à dire avec un enfant naturel sur les bras. Certaine lettre là-dessus est explicite : telle dame a été ”embarrassée", qu'Emilie y prenne garde et ne se mette pas en cette fâcheuse posture, qui réclame par la suite des soins infinis...

 

            Guère jaloux, donc, notre Amoureux, qui semble avoir fait la part des choses et ne se met pas martel en tête pour savoir ce que fait notre amie dans son alcôve. On apprend à un moment que notre amie a été amoureuse d'un Suédois, et que ce Syllog n'a pas voulu d'elle (1). L'Amoureux la console. Elle trouvera mieux la prochaine fois. Les Suédois sont très surfaits. Ils sont pourtant bien portés, en cette fin de siècle : Marie-Antoinette a un penchant pour Fersen, Mlle Necker épouse le baron de Staël, dont elle sera bien la seule à illustrer le nom ; on voit là aussi qu'Emilie a devancé la mode.

 

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(1) : Voir Le Voyage en Absurdie, où le caractère des Suédois est très bien décrit.

 

 

 

 

 

            Et le mariage, dira-t-on ? Son Amoureux Inconnu n'aurait-il pu l'épouser, ne fut-ce que pour la mettre à l'abri ? Vous n'y pensez pas. Au XVIIIe siècle comme de nos jours, le mariage est une idée incongrue, farfelue, pas possible, dont le seul énoncé fait éclater l'hilarité. Le mariage est une institution républicaine sourcilleuse, ennuyeuse, rébarbative, où de malheureux infirmes, aveuglés par des lois écrasantes, avancent en pantelant pendant des trente, quarante ans de fidélité forcée... Et sous des prétextes de sentiments encore ! Comme si ces choses-là existaient... On sait bien, depuis Chamfort et d'ailleurs on ne l'avait pas attendu pour s'en apercevoir, que l'amour n'est que le contact de deux épidermes. Dans la société royale ou aristocratique, ce qui est tout comme, ou dans notre société permissive, le mariage est une vieille baliverne, une croquignole... Louis XV change plus souvent de maîtresses que de chemises, et toute la cour l'imite, à tel point que les recherches des historiens en sont terriblement compliquées : Mme A est bien l'épouse de Monsieur A, mais en fait si vous voulez la trouver, c'est chez Monsieur B, tandis que Monsieur A, lui, est l'amant comblé de Madame C, et de mesdemoiselles D, E, F... Les gens qui ont fait un solide mariage, comme le Grand Dauphin, fils du Roi, et sa femme Marie-Josèphe de Saxe, étonnent tout le monde.

 

            Le reste des lettres de l'Amoureux est à l'avenant : de l'eau bénite de cour. Toujours mêmes sentiments fades et renchéris: "Je n'oublierai rien... Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir... Je ne négligerai rien..." Il est si prudent qu'il ne signe jamais ses lettres et, bien entendu, pas le moindre geste positif du genre :" Venez, j'ai peu de bien, mais nous le partagerons, mon logement sera toujours assez grand pour deux. " Bref de ces choses qu'il n'est pas besoin d'être d'un siècle particulier pour les comprendre, surtout quand on est femme. Par contre, beaucoup de mines vis-à-vis de Moretto, dit Toto, dit le Père au Fils - encore que cette allusion à la Sainte Trinité, à propos de chiens, paraisse une plaisanterie typiquement ecclésiastique. C'est vraiment ce qu'on peut espérer de mieux dans ce monde d'eunuques et d'intrigantes qu'est la bonne société pourrissante de la fin du siècle. "On voit des filles fatiguées, lasses..." écrit Mercier : on croirait entendre Maupassant ou tel naturaliste parler du monde des cocottes, vers 1880. Avec ses travestis, ses "amphibies", ses joueurs, ses pédérastes et ses lesbiennes, sa veulerie complaisamment étalée, le XVIIIe finissant ressemble beaucoup au XIXe finissant, à la fin du XXe...

 

            A se demander si la fin de chaque siècle, à l'intérieur de notre civilisation, ne marque pas une lassitude, un affaiblissement, une pourriture qu'une gigantesque révolution ou une guerre mondiale viennent régulièrement balayer. Comme si chaque cent ans de nouvelles générations vigoureuses se levaient, croissaient, combattaient, s'épanouissaient pour finalement s'étioler, crever et disparaître dans des catastrophes.

 

            A vrai dire, l’Amoureux est le type accompli du sigisbée, institution féminine que la pilule contraceptive a définitivement fait disparaître. Le sigisbée était un homme, amoureux d'une femme mariée, qui dans la société italienne de l'époque, l'accompagnait, lui rendait mille services sans que le mari put s'en offusquer. Sans qu'il la touchât, aussi, parait-il. Dans un tableau de Tiepolo vers 1785, conservé à la Ca'Rezzonico de Venise, on peut voir un couple à sigisbée dans toute sa gloire. Au milieu, la dame, en robe jaune à paniers, coiffée d'un énorme bonnet blanc à noeud bleu et vue de dos, ressemble à quelque toupie géométrique : elle est le point central d'une machine célibataire qui donne le bras, orné d'engageantes jaunes, d'une part à son mari, en redingote rouge, catogan et bas blancs, et de l’autre à son sigisbée, en chapeau bicorne, qui se détourne vers nous pour qu’on le voie bien : "Suis-je bien comme ça?" semble nous dire cet heureux homme. Un lévrier efflanqué suit le mouvement du groupe et un vil valet marche, porteur d'un second chien indispensable.

 

            On imagine l'étonnement de nos jeunes femmes : un sigisbée! Alors qu'il est si facile de faire grimper cinq ou six copains à la fois dans son plumard, après avoir fumé un petit joint ! C'est qu'elles oublient, les ingrates, les progrès bienfaisants qu'a faits à notre époque la contraception. Les humains ne sont vertueux que par force : ils n'ont été écologistes pendant des millénaires que parce qu'ils n'avaient pas inventé la pelle mécanique et la bombe à hydrogène ; les femmes n'avaient des sigisbées que parce qu'on n'avait pas inventé le stérilet.

 

            D'ailleurs il ne faut rien exagérer. L'Amoureux a du mérite : il écrit des lettres chaque semaine pendant six ans à son Emilie qui court l'Espagne. C'est joli. "Vous êtes ma maîtresse errante et adorée" lui écrit-il. Et, d'autres fois : "Ma princesse, ma reine!" comme un Rimbaud avant l'heure. Cet amour platonique et désintéressé, si constant, est évidemment très antérieur au voyage à Madrid, car il rappelle qu'elle a déjà voyagé en Angleterre, en Italie - probablement à Gênes où, on l'a vu, M. de Flobert était ingénieur en chef des fortifs. Toujours à la poursuite de son père introuvable, de sa famille volontairement oublieuse, et de l'argent qu'elle croit ratisser à force d'intrigues. Pauvre Emilie ! Portocarrero par raccroc. Désabusée, ou moins entêtée, elle aurait certainement pu se faire, avec ses belles relations, une vie de demi-castor (le terme est d'époque) très acceptable et confortable. Mais c'est une mélancolique. Plutôt cérébrale que sensuelle, cette dame vit dans des chimères.

 

 

 

            Pour se consoler, elle a ses chiens. Louis-Sébastien Mercier a bien vu la mode des chiens : on dirait que c'est d'Emilie, de Moretto, de Fils-Fils et de l'Amoureux qu'il parle : "La folie des femmes est poussée au dernier période sur cet article. Elles sont devenues gouvernantes de roquets, et ont pour eux des soins inconcevables. Marchez sur la patte d'un petit chien, vous êtes perdu dans l'esprit d'une femme ; elle pourra dissimuler, mais elle ne vous le pardonnera jamais : vous avez blessé son manitou.

 

            Les mets les plus exquis leur sont prodigués : on les régale de poulets gras, et l'on ne donne pas un bouillon au malade qui gît dans le grenier.

 

            Mais ce qu'on ne voit qu'à Paris, ce sont de grands imbéciles qui, pour faire leur cour à des femmes, portent leur chien publiquement sous le bras dans les promenades et dans les rues ; ce qui leur donne un air si niais et si bête, qu'on est tenté de leur rire au nez, pour leur apprendre à être hommes. "

 

La Société

 

 

 

 

 

Madame Geoffrin

 

 

 

 

 

            L'Amoureux fréquente assidûment le salon de Madame Geoffrin. Il y brille en y narrant des anecdotes espagnoles et picaresques du voyage d'Emilie. (Au fait, où ont bien pu passer les lettres d’Emilie ? Elle a du en écrire un sacré paquet). Il y parle d'Emilie avec le comte de Creutz, autre admirateur de notre mélancolique amie. Madame Geoffrin est une de ces tenancières de salons plus ou moins politiques, littéraires, mondains, artistiques dont on chercherait en vain le charme, et dont Virginia Woolf a si bien dans Orlando décrit l'inanité. Que faisaient, que disaient ces gens à longueur de soupers, à longueur d'années ? Rien. Des sottises, de l'esprit à bon marché, des mondanités : il suffit de se référer à la première Madame Verdurin venue. Madame Geoffrin est une Madame Verdurin pas vulgaire, pas agressive, pas sotte non plus : rien. Grimm fait un portrait assez drolatique de cette "reine-mère de Pologne" (Stanislas Poniatowski se considérait comme son fils spirituel), de cette Geoffrinska. "Elle renouvelle les défenses et lois prohibitives des années précédentes. Il ne sera pas plus permis que par le passé de parler chez elle ni d'affaires de la Cour, ni d'affaires de la ville, ni d'affaires du Nord, ni d'affaires du Midi, ni de paix, ni de guerre, ni de théologie ni de métaphysique, ni en général d'aucune matière quelconque. " On voit combien il est difficile, pour l'historien, de reconstituer les conversations qui se sont tenues chez Madame Geoffrin, rue Saint-Honoré. Cette Madame Verdurin du XVIIIe siècle n'est ni une intellectuelle, ni une bas-bleu, ni une féministe, ni une encyclopédiste : sa neutralité couleur de muraille lui fait recevoir tout le monde : les mondains, le prince de Rohan, la comtesse de Brionne, Mme d'Egmont, la marquise de Duras, et pêle-mêle Montesquieu, Turgot, la comtesse de Boufflers, Boucher, Van Loo, Joseph Vernet, Greuze, le comte de Caylus, des artistes, des économistes, des ambassadeurs... N'en jetez plus ! Ce n'est pas une femme, c'est une agence de placement. Une peinture de Lemonnier (à Rouen, Musée des Beaux-Arts) la montre dans son salon de la rue Saint-Honoré. Avec une peau pâle et blanche de femme âgée, en robe grise, le visage allongé dans un serre-tête de dentelle noire, elle ressemble à n'importe quelle grand-mère de n'importe quelle époque. Elle est flanquée de deux hommes en rouge. L'un, à l'air fat et béat, est un prince du Sang (les broderies, le cordon bleu). L'autre, à la grosse lèvre, une espèce de magistrat. Les gens autour d'eux - et ils sont plusieurs douzaines -, sont rangés sur des chaises comme des potiches le long des murs où sont accrochés des tableaux qui montrent des vestales se chauffant subrepticement les mains : on les comprend, il devait faire diablement froid, sous ces hauts plafonds gris où bourdonnaient inlassablement des paroles melliflues, bien élevées, polies, creuses, rabotées... La maîtresse de maison a l'habitude de couper d'un: "Voilà qui est bien! Voilà qui est à merveille" toutes les queues de conversation qui ne lui plaisent pas trop. A voir la liste des interdits si drôlement dressés par Grimm, on ne devait pas s'amuser comme de petits fous, chez Madame Geoffrin.

 

            A ses murs, j'oubliais, deux tableaux connus : la Pourvoyeuse, de Chardin, et tout en haut, sous la corniche de plâtre, la mélodramatique "Mort du Père", de l'incassable Greuze, propre à culpabiliser tout un chacun qui manifestera une idée un peu personnelle. Quelle ambiance !

 

            "En cherchant bien, pensais-je, dans cette scène salonarde, c'est bien le diable si je n'y trouve pas, quelques chaises plus loin et à trois perruques du cardinal de Bernis, notre Amoureux discutant avec M. Partyet, l'Intendant des Invalides..."

 

            Hélas ! Trois fois hélas ! Ce tableau de Lemonnier, qui représente une lecture de la tragédie l'Orphelin de la Chine dans le salon de Mme Geoffrin, n'est qu'un pastiche ! Un misérable pastiche ! Qui si ça se trouve aurait fait éclater de rire ceux qu'y a audacieusement groupés le peintre ! Exposé en 1814, soixante ans après l'événement, "ce motif a fourni à l'artiste le moyen d'offrir dans le même cadre une réunion de personnages célèbres en France à l'époque qu'il a choisie, celle de 1755." (Landon : Salon de 1814).

 

            Madame Vigée-Lebrun, peintresse excessivement bien élevée et du reste femme aimable, décrit poliment cette Madame Geoffrin qui est pour nous une énigme. "Elle réunissait chez elle tout ce qu'elle connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les arts, les étrangers de marque et les plus grands seigneurs de la cour. Sans naissance, sans talents, sans même avoir une fortune considérable, elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre. Ayant entendu parler de moi, elle vint me voir un matin et me dit les choses les plus flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fut pas alors très âgée, je lui aurais donné cent ans ; car, non seulement elle se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup. Elle était vêtue d'une robe gris de fer et portait sur sa tête un bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire nouée sous le menton ».

 

 

 

 

 

Le Père Yvel et M. Partyet

 

 

 

            Beaucoup de personnes que fréquente l'Amoureux Inconnu sont, soit des gens de la plus haute noblesse, soit des rouages importants de ces administrations compliquées qui peuvent faire obtenir quelque prébende à une fille du plus beau sang malheureusement délaissée par son ingrate famille. Quelquefois, mais rarement, ils sont les deux à la fois : nobles et rouages bien placés. Pour la rente qu'Emilie désire se faire servir par le Clergé, on ne sait à quel titre, il n'est pas question, par exemple, de l'Abbé de Crillon, redistributeur de ces biens terrestres, mais d'un modeste ecclésiastique : le Père Yvel, qui est décoré de l'Ordre de Saint-Michel et qui collectionne les objets d'histoire naturelle, tels que coquillages, papillons... Le Père Yvel est souvent cité en compagnie de M. Parthier, dont le véritable nom, suivant l'Almanach Royal, est Partyet : c'est le Directeur et l'Intendant de l'Hôtel Royal des Invalides, lui aussi décoré de l'Ordre de Saint-Michel. M. Partyet paraît avoir quelque tendresse pour notre héroïne, qui plaît décidément aux vieux messieurs. L'Amoureux montre un certain dépit quand il l'appelle "le vieillard des Invalides." Ce qui indique que lui et M. Yvel sont des gens âgés, certainement de la génération des parents d'Emilie, c'est qu'à une réunion de ce fameux Ordre de Saint-Michel, dont le cordon était noir, l'Amoureux est placé entre eux deux et que tous trois parlent... de la belle Emilie ! Sans vouloir concurrencer Goya dans ses dessins de vieux amoureux et de jeunes filles aux bas bien tirés, le fait est patent...

 

 

 

 

 

L'Abbé Béliardi

 

 

 

            L'Abbé Billardy ou Belliardy, comme écrit l'Amoureux, est lui, un personnage très important : le consul de France à Madrid ; chargé des Affaires de la Marine et du Commerce. Si on retrouvait les lettres ou des mémoires de celui-là, on en apprendrait beaucoup sur Emilie, car elle dut longtemps le tanner pour avoir appuis, pensions... Il est question de lui dans presque toutes les lettres du voyage en Espagne pour agiter les autochtones, du roi Charles III aux Montijo, en descendant jusqu'à de plus minces caballeros. L'abbé Beliardy est un personnage marquant de l'entourage de Choiseul, le ministre : on l'y voit, dans son magnifique exil de Chanteloup, jouer aux échecs avec le duc, en compagnie de la duchesse de Grammont, soeur du duc, de quantité de marquis, de comtes et d'archevêques, et de l'érudit et si vivant abbé Barthélémy, numismate, auteur du "Voyage du Jeune Anacharsis" et ami de la maîtresse de maison (1).

 

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(1)   : Trois ans après le décès de mon père Jean Escande, en octobre 2019, alors que je corrigeais cette étude inédite pour la mettre sur le net, mon mari Frank Dubuisson, tout à fait par hasard, lisant l’  « Histoire de ma Vie » de Casanova, tomba au Chapitre 17 sur ce qui suit, alors que Casanova est en Espagne : « Trois ou quatre jours après le Roi revint à Madrid avec la famille royale et les ministres, chez lesquels j’allais journellement pour l’affaire de la Sierra Morena, où je me disposais à faire un voyage. Manucci, qui continuait à me donner des marques d’une sincère amitié, devait m’accompagner pour son plaisir avec une aventurière qui se nommait Portocarrero, laquelle se disait nièce ou fille du feu cardinal de ce nom, ayant par cette raison de grandes prétentions, quoi qu’elle ne fut en réalité que la concubine secrète de l’abbé Bigliardi, consul de France à Madrid. »

 

     Il ne peut s’agir que de notre Emilie Portocarrero et de notre abbé Béliardi ou « Bigliardi ». Jean Escande, bien qu’il ait lu lui-même les souvenirs de Casanova, comme on le verra par la suite, n’eut manifestement pas connaissance de ce passage – il est vrai que les souvenirs de Casanova couvrent plus de mille pages - qui éclaire pourtant de façon spectaculaire cette étude ; cependant le portrait que Jean Escande fait de la Portocarrero, par simple déduction et intuition, corrobore absolument ce qu’en dit Casanova : une intrigante intéressée, que la vertu n’embarrasse pas outre mesure : « plutôt cérébrale que sensuelle », dit-il dans cette étude page 18 ; elle n’eut pas, visiblement, le privilège de plaire au séducteur Casanova, qui la traite, comme on le voit, avec quelque mépris.

 

     Comme mon père aurait été heureux de tomber sur ces quelques lignes ! Note d’Angélique Escande-Dubuisson, 3 décembre 2019.

 

 

 

 

 

 

 

M. Giamboni

 

 

 

            M. Giamboni, dont parle souvent l'Amoureux, est un Génois, M. Octave Giambonne. Secrétaire du Roi depuis 1759, il habitait à Paris rue Mauconseil. C'est un "banquier pour les traites et remises de place en place" (Almanach Royal, 1765). Sa femme, Marie-Louise de Marny, a été au Parc-aux-Cerfs une maîtresse occasionnelle de Louis XV. (C'est ensuite qu'on l'a mariée à M. Giamboni). Elle en a eu un enfant, ou des enfants ? Toujours est-il que longtemps après, en émigration à Turin le 11 octobre 1789, le marquis d'Espinchal, mémorialiste auquel ont recours tous les bons auteurs, a rencontré M. Giamboni avec sa soeur, la jolie et aimable Madame des Boulets, en nombreuse compagnie, dont encore une fois le duc de Choiseul, le fermier-général Bérenger etc... Vu la différence de dates avec les lettres d'Emilie (25 ans) il doit plutôt s'agir des enfants de ce M. Giambonne, banquier à qui notre héroïne a souvent recours. Je donne gracieusement tous ces détails pour les familles qui voudraient se trouver en Louis XV un ancêtre, afin de devenir à leur tour Présidents de la République.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Marquis de La Pailleterie

 

 

 

            Le marquis Charles Davy de La Pailleterie est lui aussi un rouage de la Machine à Phynances d’Emilie. Combinant la noblesse et l’utilité, il paraît être quelque chose aux Affaires Etrangères, département des passeports. Il est de mèche avec elle pour quelque vente de pacotille à Saint-Domingue, où il possède d'importantes plantations, un bateau... Depuis 1753 il vit en France et en 1760 a fondé une société commerciale où on vend de tout, même des nègres. Son frère Alexandre se contente d'en faire : c'est le grand-père d'Alexandre Dumas, notre Homère. Le marquis a une propriété à Amilly, près de Montargis, et habite à Paris rue des Vieilles Tuileries (rue du Cherche-Midi actuelle). Je le dis tous net : l'Amoureux ne l'aime pas. Il s'en tient à distance, mais lui fait parvenir les chiens que lui offre Emilie, pour se concilier ses bonnes grâces. Les La Pailleterie sont connus, à leur époque : avec un nom pareil on pourrait croire à un marquisat de pacotille. Pas du tout. En 1702, on trouve un Bailly de La Pailleterie à l'Ordre de Malte, qui commande cinq galères à Dunkerque avec lesquelles il fait merveille sous Jean Bart.

 

            Tout de même... N'est-ce pas amusant de voir en relations étroites le grand-oncle d’Alexandre Dumas, notre gros réjoui, et la grand-tante de... de... Mais n'anticipons pas ! Comme le monde est petit ! (Gilles Henry : Détective de l'Histoire. Ed. In Fine 1992).

 

 

 

 

 

 

 

Le Comte de Creutz

 

 

 

            Avec le comte de Creutz, très souvent cité dans les lettres, nous revenons chez les mondains. "Cet Autrichien finlandais" comme écrit quelque part avec raillerie notre Amoureux, est un personnage très lancé du Tout-Paris sous Louis XV. En effet Gustave-Philippe, comte de Creutz, s'il porte un nom autrichien, est bel et bien né en Finlande en 1731 (mort en 1785). Il est distingué et cultivé. Cet ancêtre de tous les barons de Gondremarck aimait tant la Vie Parisienne qu'ambassadeur en France il résida vingt ans à Paris : il eût tout le temps d'y voir "les divas qui font fureur. "

 

            "Il se lia avec les esprits les plus distingués" dit Larousse au XIXe siècle."Dont Marmontel et Grétry. Pendant son séjour en Espagne (où Creutz avait été auparavant ambassadeur), il étudia ce pays en philosophe et en poète, et communiqua ses observations à Marmontel, dans une suite de lettres écrites en français avec élégance et pureté. Egalement lié avec Francklin, il fut l'intermédiaire d'une alliance politique entre la Suède et les Etats-Unis." N'allons pas si haut, ni si loin. L'Amoureux parle tout le temps à Emilie du comte de Creutz, qu'il appelle souvent "le comte", en compagnie du" baron": le baron de Friezendorff, chargé des affaires de la Cour de Suède. On verra qu'Emilie avait un amoureux parmi ces Suédois. Le comte de Creutz, très lancé, est présent dans toutes les correspondances de jeunes femmes de la haute société qui se sont donné pour mission de former (politiquement) le futur Gustave III de Suède : la comtesse de Boufflers, la charmante comtesse d'Egmont. C'est un des Européens typiques de ce siècle et de cette société cosmopolite qui ne parle que français : habitué des soirées de Mme Geoffrin, amateur de musique, le comte de Creutz protégea Grétry à ses débuts. Il a l'air d'avoir soupiré modestement pour Emilie de Portocarrero, si l'on en croit ce flatteur qu'est l'Amoureux Inconnu.

 

            Le comte de Creutz tenta un jour de fonder son propre salon, et pour cela il piqua les célébrités du salon de Mme d'Héricourt, bourré de beaux esprits comme MM. Chamfort, l'abbé Delille, Rulhière, Marmontel. La tentative échoua. C’est Talleyrand, alors abbé de Périgord, qui nous le raconte dans ses mémoires : "Nous y fûmes trois ou quatre fois, mais Marmontel, à force de lectures de tragédies, dispersa tout le dîner ; je tins bons jusqu'à Numitor." Or, avant Numitor, Marmontel avait passé en revue, dans ses tragédies, Denys le Tyran, Aristomène, Cléopâtre, les Héraclides, etc, etc... On comprend que les dîners de M. de Creutz devaient être un peu soporifiques. Il a lui-même écrit des poèmes : l'Ode à l'Eté (1756) et Atis et Camilla (1761), dont l'édition, deux cent ans après, a été une révélation. 

 

 

 

 

 

Messieurs Péan et Cassaing

 

 

 

            On comprend, par le contexte des lettres, que ces messieurs sont des médecins : l'Amoureux a recours à eux à chaque maladie d'Emilie, ou quand la femme de La Jeunesse, son valet de chambre, doit accoucher, ou pour Mlle Antonia Verner... J'ai retrouvé MM. Péan et Cassaing dans l'inestimable Almanach Royal. Ils sont ensemble, au détour d'une page. Ce sont deux maîtres en chirurgie de la Ville de Paris, tous deux nommés en 1749. Le premier habitait rue Jean-Pain-Mollet, le second rue Mauconseil, "vis-à-vis le cloître Saint Jacques." C'est, comme on voit, dans ce même quartier de Saint-Eustache qu'habitent aussi les Coigny, rue Coq-Héron. C'est à l'Hôtel de Coigny qu'auront lieu, en 1783, les fameuses expériences du Baquet de Messmer.

 

 

 

 

 

Monsieur de Saint-Germain

 

 

 

            Emilie n'est pas entichée de noblesse au point d'en être aveuglée : elle fréquente du substanciel, et là, non du moindre ! Des financiers, s'il vous plaît. Des grands et des connus. "Tout se fait par intrigue, les moindres places ne s'accordent que par des détours" écrit Mercier. "Les femmes, depuis quelques années, jouent publiquement le rôle d'entremetteuses d'affaires. Elles écrivent vingt lettres par jour, renouvellent les sollicitations, assiègent les ministres, fatiguent les commis. Elles ont leurs bureaux, leurs registres, et à force d'agiter la roue de fortune, elles y placent leurs amants, leurs favoris, leurs maris, et enfin ceux qui les paient." Emilie, qui ne s'occupe que d'elle, n'a pas tant à forcer. Elle change de quartier, passe l'eau au Pont-Royal, et à travers le lacis incongru pour nous de l'amas de maisons du Carrousel nous voilà dans le royaume de la Finance : au faubourg Saint-Honoré. M. de Saint-Germain, Trésorier de France, est le plus constant ami d'Emilie ; il la connait dès sa jeunesse et lui rendra service avec constance jusqu'à son dernier souffle, car il mourra avant elle. Il habite rue de la Sourdière, butte Saint-Roch. Il y est d’ailleurs petitement établi : il n’a qu’un médiocre appartement, une chambre, dit-il, où l'on peut à peine entreposer quelques paquets. En bon Parisien de toute époque, harassé par le remue-ménage incessant de sa ville, M. de Saint-Germain aspirera sur ses vieux jours à la quitter pour les campagnes du Languedoc, mais son espoir sera déçu, et il mourra à Paris sans avoir revu sa vieille amie. On peut supposer sans trop de risques d'erreur qu'il en a toujours été amoureux. Il est marié, pourtant, mais cocu.

 

 

 

 

 

Monsieur de Saint-Jullien

 

 

 

            M. de Saint-Jullien, ami de M. de Saint-Germain, est un important financier, sans qu'on sache s'il s'agit du père ou du fils, mais plus probablement de ce dernier. Car on trouve deux Saint-Jullien au XVIIIe siècle : le père, François-David Bollioud de Saint-Jullien, Trésorier Général du Clergé de France en 1739, avait eu de Charlotte de la Tour du Pin un fils qui fut comme lui Trésorier Général. Même dans ses ascendants, la famille Saint-Jullien, à qui Emilie fait les yeux doux, s'occupe depuis près d'un siècle des biens du Clergé. Les Bollioud de Saint-Jullien habitaient rue Neuve des Petits-Champs, à l'Hôtel Saint-Pouange. C'est d'eux que cette vipère de Chamfort raconte l'anecdote suivante : "M. de Saint-Jullien, le père, ayant ordonné à son fils de lui donner la liste de ses dettes, celui-ci mit à la tête de son bilan 60 000 livres pour une charge de conseiller au Parlement de Bordeaux. Le père indigné crut que c'était une raillerie, et lui en fit des reproches amers. Le fils soutint qu'il avait payé cette charge. "C'était, dit-il, lorsque je fis connaissance avec Mme Tilaurier. Elle souhaitait d'avoir une charge de conseiller au parlement de Bordeaux pour son mari, et jamais, sans celà, elle n'aurait eu d'amitié pour moi ; j'ai payé la place, et vous voyez, mon père, qu'il n'y a pas de quoi être en colère contre moi, et que je ne suis pas un mauvais plaisant. " (1).

 

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(1) : Jacques Thilorier, Conseiller au Parlement de Bordeaux, second fils de Pierre Thilorier et de Jeanne Hamelin.

 

 

 

 

 

            Par la suite, Saint-Jullien le jeune donna dans l'occultisme si à la mode à la fin du siècle. On le trouve inscrit à la Loge des Amis Réunis, "avec tous les grands de la finance officielle." C'est de lui qu'il est question dans les lettres à Emilie comme supérieur de M. de Saint-Germain. "Curieux d'occultisme, et ami de l'hermétisme Duchanteau, il donna à la loge une forte teinte mystique" écrit M. Chaussinand-Nogaret. Elle lui dut "son établissement matériel. Maître en tous grades, ayant tenu autrefois les premiers maillets dans les loges anglaises", le Receveur Général du Clergé "donna à la loge une preuve de son zèle à laquelle elle doit toute son existence et qui assure à jamais son établissement. Il était propriétaire d'un terrain rue Royale. Il eut la générosité d'y faire construire à ses frais le temple et la maison qu'elle occupe et de lui abandonner... la jouissance de ce batiment et d'un jardin très agréable qui fait partie du terrain...” L'étrange personnalité de Bollioud de Saint-Jullien révèle une autre dimension de l'adhésion maçonnique de ce financier, receveur général du Clergé de France, le plus mystique philalèthe de la loge des Amis Réunis. Il avait trouvé en Duchanteau, le Saint-Martin de la loge, un guide pour la recherche des grands secrets. Adepte enthousiaste du Code Théosophique de la Vérité, où Duchanteau exposait le système théosophique, il se livra avec lui à la recherche de la pierre philosophale et tenta de convaincre les Amis Réunis. Il déclarait devant eux, le 20 janvier 1781 : "le résultat de l'oeuvre hermétique est fini, mais sans avoir produit absolument la pierre philosophale, avouant qu'il ne sait pas encore parfaitement l'opération de l'art." Bref, tout était à recommencer. Saint-Jullien fit, la même année, un voyage en Allemagne, d’où il rapporta "les livres les plus précieux... dont on lui avait fait présent. Il mourut peu après..." (1).

 

            Bref, on se trouve en présence d'un richissime fils à papa qui occupe son inutilité, au début de sa vie avec des femmes galantes, et à la fin avec des chimères.

 

 

 

 

 

La Comtesse d'Egmont

 

 

 

            Les Egmont sont des amis de l'Amoureux Inconnu. Il n'hésitera pas à demander l'appui du comte, César Pignatelli, Grand d'Espagne, pour qu'Emilie ait une recommandation à la cour de Charles III. En 1766, le comte, qui a assisté dix ans auparavant à l'assaut de Minorque et à la prise de Mahon, avec le maréchal de Richelieu, est un officier d'une quarantaine d'années. Sa femme, la comtesse d'Egmont, Jeanne-Sophie-Elisabeth-Armand-Septimanie du Plessis, est la fille unique et chérie du noceur qu'est le Maréchal. "Elle réunissait les qualités aimables de son père sans en avoir les vices", nous dit-on (2). Cette jeune femme, née en 1740, est spirituelle et a une âme romanesque. Elle s'est trompée d'époque : née trente ans plus tard elle aurait pu figurer avec avantage dans la galerie des héroïnes patriotes de la Révolution. Elle ne rêve que gloire et vertus militaires ; son époque lui semble plate et fade. "On annonça, dans une maison où soupoit Madame d'Egmont, un homme qui s'appelloit du Guesclin. A ce nom son imagination s'allume. Elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses et enfin lui offre du plat qu'elle avoit devant elle. (C'étoient des truffes). "Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous." - "A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand regret de mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme et le rejeta dans la mer en voyant que c'étoit un singe." (3).

 

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(1) : Chaussinand-Nogaret : Les Financiers du Languedoc au XVIIIe s. Paris, 1970. D'après sa lettre à Emilie, Saint-Jullien vivait encore en 1787.

 

(2) : Amours et Intrigues du Maréchal de Richelieu, p. 574.

 

(3) : Pour comprendre le très mauvais jeu de mots de ce Du Guesclin, il faut savoir qu'une truffe désigne à l'époque un imbécile. Se truffer de quelqu'un : se moquer de lui. Un Truffaldin (comédie italienne) : un tuteur trompé.

 

 

 

            Cette jeune femme cultivée qui cite une fable de La Fontaine se mêlait d'éducation. "Ayant trouvé un homme du premier mérite à mettre à la tête de l'éducation de M. de Chinon, son neveu, elle n'osa pas le présenter en son nom. Elle étoit pour M. de Fronsac, son frère, un personnage trop grave. Elle pria le poète Bernard de passer chez elle. Il y alla ; elle le mit au fait. Bernard lui dit : "Madame, l'auteur de l'Art d'Aimer n'est pas un personnage bien imposant, mais je je suis encore un peu trop pour cette occasion : je pourrois vous dire que Mademoiselle Arnould (Sophie Arnould, une cantatrice peu farouche) seroit un passe-port beaucoup meilleur auprès de monsieur votre frère." - "Eh bien! dit Madame d'Egmont en riant, arrangez le souper chez Mademoiselle Arnould." Le souper s'arrangea, Bernard y proposa l'abbé Lapdant pour précepteur : il fut agréé. C'est celui qui a depuis achevé l'éducation du duc d'Enghien."

 

            On doit ces deux anecdotes - où l’on voit un certain Bernard, poète -, à ce fabricant patenté de nouvelles à la main qu’est Chamfort. Ce qui du coup autorise à lire (car c'est un roman très agréable) les amours de la comtesse d'Egmont et d'un jeune militaire inconnu telles que les raconte Courchamp dans ses "Mémoires de la Marquise de Créquy. "

 

            La comtesse d'Egmont a laissé des oeuvres personnelles : des lettres très intéressantes. Elle fait partie d'un groupe de jeunes femmes qui entreprennent de faire du futur Gustave III de Suède à la fois un Du Guesclin, un sage d'Athènes et un législateur romain, avec beaucoup de naïveté. Ce genre de salade composée était très à la mode. Mais le sujet ne fut pas à la hauteur des aspirations de ces intellectuelles. Il était écrit que les gens du XVIIIe s. ne pourraient donner leur mesure : Gustave III fut assassiné en 1792 au cours d’un bal masqué par un dérangé que nos fiers républicains proclamèrent, bien entendu, un authentique Brutus.

 

            La Suède reçut plus tard un roi idéal et sage législateur. C'était un ancien militaire. Mais il ne sortait nullement de la classe sociale de la comtesse d'Egmont et de ses belles amies. Gageons même qu'elles l'auraient peu apprécié, car il ne plaisait pas aux dames, même pas à sa femme. Ce Français méridional, sorti du peuple palois et qui régna sous le nom de Charles-Jean XIV, est plus connu sous son nom de Bernadotte. Hélas, à son avènement Mme d'Egmont était morte depuis belle lurette, et elle n'aurait certainement pas reconnu son roi idéal dans ce héros de nouvelle fabrique. (L’épée du sacre de Charles-Jean XIV est, je ne sais pourquoi, dans la garde-robe de la chambre du maréchal Soult, à Soult-Berg ; je l'y ai de mes yeux vue).

 

 

 

 

 

Monsieur d'Arboulin

 

 

 

            Comme il ne faut oublier personne, notons le personnage par l'entremise duquel Emilie reçoit gratuitement son courrier : M. d'Harboulin (avec un H) comme l'appelle M. de Saint-Germain. C’est un proche de la Pompadour, qui l'a surnommé Boubou. (Elle a, comme Louis XV, le goût des surnoms idiots). Jean-Potentien d'Arboulin, Administrateur Général des Postes de 1759 à 1779, secrétaire du Cabinet du Roi en 1769, est un oncle de Bougainville. Il est passé à la postérité pour un trait d'amour bien rare à son époque.

 

            Voici le fait. Dans sa longue carrière d'étalon, Louis XV n'a repoussé que deux femmes. L'une est la femme du Président du Portail. "Jolie, mais d'une vanité extrême", elle eût avec le roi ennuyé un entretien "qui ne fut pas poussé aussi loin qu'elle l'aurait désiré". Pendant un bal masqué, un mauvais plaisant de garde-du-corps, qui ressemblait beaucoup à Sa Majesté, profitant de l'erreur de Mme du Portail "remporta sur elle tous les avantages qu'il put désirer." Comme la Présidente est une idiote "elle osa affecter de rentrer en désordre dans l'assemblée, fort satisfaite de l'accolade qu'elle croyait avoir reçue du roi", pendant que le garde-du-corps, en bon mufle, claironne son triomphe. Telles sont les moeurs élégantes de ce siècle raffiné. Mais ce n'est pas tout. "Quelque temps après, elle fut enveloppée dans une bien vilaine affaire : on l'accusa d'avoir, de concert avec sa cuisinière et son portier, avisé aux moyens d'empoisonner son mari." Vrai ou faux, le Président du Portail voulait étouffer l'affaire, mais la Pompadour, en bonne femelle, fit enfermer dans un cloître par lettre de cachet la rivale qui avait osé venir chasser sur ses terres.

 

            C'est là qu'apparaît M. d'Arboulin, sous les traits respectables de l'amoureux fidèle. "Il y avait dans le service de Mme de Pompadour un marchand de vin très riche, nommé M. d'Arboulin, qui avait été amoureux de Mme du Portail avant son malheur ; croyant que son état présent la rendrait plus favorable à sa passion qu'elle ne l'avait été dans ses beaux jours, il employa son crédit auprès de Mme de Pompadour qui, satisfaite de son triomphe, ne voyait plus rien de redoutable à sa faveur dans une femme perdue pour toujours dans l'esprit du public ; elle accorda donc avec l'air de la commisération la liberté à Mme du Portail qui, séparée de corps et de biens avec son mari, récompensa le zèle de M. d'Arboulin en ne cachant pas sa reconnaissance. Elle vécut publiquement avec lui, disant à qui voulait l'entendre qu'il avait tout ce qu'on pouvait désirer dans un mari : amour et zèle, sans avoir les vices des grands : fausseté et impuissance." (1).

 

 

 

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(1) : Mémoires Historiques et Anecdotes de la Cour de France pendant la faveur de Mme de Pompadour, tirées du portefeuille de la Maréchale D... par Soulavie.

 

Gentil-Bernard, l'ami de ces dames

 

 

 

   

 

            J'en étais là de mes recherches sur l'Amoureux d'Emilie, que j'imaginais donc comme un homme assez âgé, indulgent, égoïste, peut-être veuf, bien en cour : bref un assez plausible officier supérieur de dragons pendant la guerre de Succession de Pologne, ami de plusieurs maréchaux.

 

            Je n'avais qu'un moyen de l'identifier, en l'absence de toute signature ; dans une de ses lettres, il déclare tout uniment l'arrestation et la mise à la Bastille de son domestique Du Sigur, pincé à passer en contrebande des livres interdits. C'est bien le diable, pensais-je, s'il n'y a pas sur le registre d'écrou une précision du genre: "Du Sigur, domestique de M. de..."

 

            Mais je reculais devant un tel travail. Pour découvrir l'identité du bonhomme, il fallait fouiller dans l'ouvrage de Funck-Brentano : "Les Lettres de cachet à Paris, étude suivie d'une liste de prisonniers de la Bastille (1659-1789) Paris 1903." L'auteur donne la liste des internés dans cette célèbre prison d'Etat, avec, pour chacun d’eux, ses dates d'entrée, de sortie ou de mort ; "le nom du secrétaire d'Etat qui a signé l'ordre d'incarcération et si possible son motif." Ou encore nager dans cet océan que sont les 19 volumes de Ravaisson-Mollien, ou Archives de la Bastille, parues entre 1866 et 1904... Ou finalement aller carrément consulter lesdites archives à la Bibliothèque de l'Arsenal.

 

            Tout cela pour trouver au bout du compte un obscur colonel de cavalerie sur lequel j'en apprendrai un peu moins que sur le tuteur d'Emilie, M. de Flobert ! Deux ans passèrent, et je laissai dormir la belle Espagnole dans son carton.

 

 

 

 

 

            Puis un beau jour, en relisant pour la ixième fois ces lettres, une phrase me fit tiquer. Dans la lettre du 1er juin 1766 l'Amoureux folâtre : "St Bernard aura aussi mon hommage et ma pensée parce qu'il me rappellera les bonnes oeuvres que vous ferés à mon intention."

 

            Bon. Je ne suis pas plus avancé. Je ne vais quand même pas chercher tous les Bernard du XVIIIe siècle, il y en a peut-être un ou deux millions... A supposer, pour commencer, que ce soit son nom, et non pas son prénom ! Peut-être est-il un des fils de Samuel Bernard, le richissime banquier de Louis XIV et Louis XV ? Emilie voit beaucoup de gens de finance...

 

            Par acquit de conscience, je regarde sans conviction dans le premier dictionnaire qui trône sur ma cheminée : le modeste Bouillet. Je me donne l'impression d'être un de ces naïfs qui, trouvant dans leur grenier un méchant chromo signé Fragonard, en concluent sur la foi du Petit Larousse, qu'ils possèdent une authentique toile de maître...

 

            Il y a une flopée de Bernard dans le Bouillet. Je les lis tous, on ne sait jamais. Le saint, bien entendu. Puis, pêle-mêle, un roi d'Italie, un duc de Septimanie, un troubadour, un graveur, un écrivain calviniste, un libraire, le physiologiste, le financier, que sais-je ? Pourtant, l'un d'eux me tire l'oeil. Un certain Bernard (Pierre-Joseph), poète connu sous le nom de Gentil-Bernard... Secrétaire du Maréchal de Coigny qui commandait l'armée d'Italie... Tiens ! Tiens ! Et qui obtint après la mort du maréchal la place lucrative de secrétaire-général des Dragons... Mais cela ressemble fort à mon bougre ! Le voilà, l'amoureux inconnu d'Emilie ! Le voilà bien ! Vite, prenons cet estimable ouvrage qu'est le Guide Bleu Littéraire de la France : A Choisy-le-Roi, le poète Gentil-Bernard est secrétaire du cabinet de Choisy de Madame de Pompadour ! Et l'Almanach Royal de 1765 confirme : M. Bernard, secrétaire-général des Dragons, rue Coq-Héron, à l'Hôtel de Coigny, Garde des Livres du Cabinet du Roi à Choisy. C'est lui ! Pas de doute ! Car il ne peut y avoir au XVIIIe siècle et à la même époque deux hommes qui habitent Choisy, qui approchent le roi à son petit-lever, qui font partie de la maison de Coigny et qui sont secrétaire-général des Dragons ! Tout en s'appelant Bernard ! De plus, une lettre de M. de Nerel à Emilie parle tout au long de M. Bernard par-ci, M. Bernard par-là !

 

            La solution était donc là, tout simplement, sur cette cheminée de guingois, dans les pages du modeste dictionnaire de M. Bouillet. Comme quoi, on va souvent chercher bien loin ce qu'avec un peu de flair on a carrément sous la main.

 

            Eh bien, je fus très content pour Emilie, ce matin-là : un poète, c'est tout de même plus marrant qu'un officier à particule perdu dans la masse des Carrés d'Hozier et autres Jougla de Morenas.

 

            Différents ouvrages plus volumineux les uns que les autres et qu'il est inutile de citer tous (sans compter la poussière qui s'en dégage) nous laissent entrapercevoir quelques traits de Gentil-Bernard. Singulier amoureux-tuteur que la petite a là. Né en 1708, il a 25 ans de plus qu'elle. C'est un Grenoblois, fils de sculpteur, un de ces enfants de la chance et de la fortune comme en fit éclore beaucoup ce siècle aimable aux gens légers, bien entrants, et moyennement talentueux. On nous dit que Pierre Bernard fit ses études chez les Jésuites lyonnais, puis, comme beaucoup, qu'il devint clerc de procureur. La basoche n'a pas du l'inspirer beaucoup plus qu'elle n'inspirera plus tard Restif ou Balzac. Dans les années 1730, on trouve Bernard à l'armée d'Italie, attaché à un général qui fut tué pendant la campagne, et dont il n'a pas cru bon de nous conserver le nom. "La carrière nouvelle qu'il abordait convenait parfaitement à notre auteur : gai, galant, de bonne mine et brave, il sut promptement se faire aimer de ses camarades et de ses chefs. Pendant cette campagne glorieuse pour la France, il assista de sa personne aux batailles de Parme et de Guastalla, et, dans ces deux affaires, se conduisit fort bien." (Fernand Drujon). Il ne passe pas, on s'en doute, tout son temps à se battre : c'est un Français du XVIIIe siècle. Parlant de ses compagnons, il nous les montre :

 

 

 

Occupés de guerre et d'amour,

 

Cuirassés, masqués, tour à tour,

 

Passant de la sape aux ruelles.

 

On les voit partout aguerris

 

Tenter des conquêtes nouvelles,

 

Et des rois venger les querelles,

 

Et s’en faire avec les maris.

 

 

 

            C'est, sur un ton plus relevé, la morale des "Adieux de la Tulipe", de Mangenot, qui se chantait sur l'air de la Mère Michel:

 

 

 

Malgré la bataille

 

Qu'on donne demain,

 

Ca, faisons ripaille,

 

Charmante Catin.

 

Attendant la gloire,

 

Songeons au plaisir,

 

Sans lire au grimoire

 

Du sombre avenir.

 

 

 

            L'avenir ne se montra pas sombre pour Bernard comme il le fut pour tant d'autres obscurs La Tulipe : "L'un des généraux qui avaient commandé en chef, le maréchal de Coigny, consentit à le prendre pour secrétaire ; c'est vraiment de ce moment que commence la fortune de Bernard..." (F. Drujon). Naturellement, il y a un hic : le maréchal n'apprécie pas les vers. "La poésie n'était pas précisément ce qui le séduisait le plus." Bien. On a beau être au XVIIIe s. un maréchal est un maréchal.

 

 

 

 

 

Ou apparaît Mme Lenormand d'Etioles

 

 

 

            Chez son procureur parisien, Bernard avait pondu de jolis vers ; une Épître à Claudine, un Hymne à la Rose. Aussi peu ancien combattant que possible, après avoir versifié sur "les Campagnes d'Italie en 1733 et 1734", Bernard retourne à ses premières amours : les vers légers. C'est son bagage. De plus, il a le don de plaire : c'est son capital. La fortune ne le quitte plus. Il fréquente des danseuses, la demoiselle Sallé "célèbre et énigmatique", rivale de la Camargo. Il fréquente aussi le salon d'une sous-fermière : Madame d'Etioles, qui s'est jurée de se faire aimer du roi, et y parvient: elle est plus connue sous le nom de Madame de Pompadour. On ne sait la tête que fît le maréchal de Coigny quand, le 24 août 1737 éclata l'opéra de Castor et Pollux, de la plume de monsieur son secrétaire. Joué par l'Académie Royale de Musique, s'il vous plaît, avec musique de Rameau. C'est un succès retentissant. Bernard est un librettiste d'opéras : on ne saura trop s'en souvenir par la suite, et comme tel il a l'esprit facile qui plaît dans ce genre de composition. De plus, il a la très bonne idée de dédier sa pièce à la divinité du jour : Madame de Pompadour. Ne confondons pas : il connaît la favorite depuis bien avant sa vogue : c'est un très vieil ami à elle. Pas ingrate, la favorite royale renverra l'ascenseur : elle fera nommer Bernard bibliothécaire du cabinet de Louis XV à Choisy : sinécure qui ne lui rapporte pas moins de 30 000 livres annuelles, un vrai Pactole... Puis le fils du maréchal, le comte de Coigny, colonel-général des Dragons, fait donner en 1740 à Bernard la charge de secrétaire-général du corps : les Dragons jouissent sous Louis XV de la vogue qu'ont aujourd'hui les Paras. On peut penser que c'est une autre sinécure : elle rapporte pourtant par an à notre rimeur 20 000 livres, une vraie fortune, quand on sait qu'un curé de campagne ne jouissait que de 300 livres de casuel... Après ce beau coup double, Bernard ne se sent plus. Il est beau, riche, aimé, admiré, adulé : c'est le poète de cour qui a réussi. Il va s'en fourrer, fourrer jusque là.

 

            Et d'abord, la célébrité. Voltaire, qui a le goût des surnoms cuculs pour tous ceux qui osent toucher à la sainte poésie, qui est, comme on ne le sait plus, sa chasse gardée -Voltaire qui a surnommé Florian "Florianet" et le Cardinal de Bernis "Babet la bouquetière", afin que nul n'ignore qu'il est le Grand Voltaire -, l'a appelé Gentil. Gentil-Bernard. Le nom lui est resté pour la postérité, pour le différencier de tous les Bernard passés et futurs.

 

            C'est à peu près tout ce qui reste de cet homme comblé au cours de sa vie : un surnom... On ne le lit plus. Pas plus d'ailleurs que les poésies du Grand Voltaire, comme ces vers magnifiques qu'il écrivit un jour à Madame de Pompadour pour lui apprendre le beau langage. Il s'agit de cailles-farcies ou aux choux, on ne sait -, que la marquise avait déclarées "grassouillettes". L'écrivain Voltaire vole au secours de la langue française menacée par tant d’incorrection, en deux vers spirituels et même très fins dont on admirera, au passage, la richesse des rimes :

 

 

 

Grassouillettes, entre nous, me semble un peu caillette,

 

Je vous le dis tout bas, belle Pompadourette.

 

 

 

            Evidemment, Gentil-Bernard ne saurait atteindre à ces hauteurs. Aussi trouve-t-on facilement des universitaires qui d'âge en âge ne rechignent pas à pondre des thèses de mille pages sur Mérope et autres Zaïre. Mais pas sur les oeuvrettes de Gentil-Bernard. Il ne s'est trouvé personne pour thésifier sur Phrosine et Mélidore, les Surprises de l'Amour, et l'Art d’Aimer, sa grande oeuvre dont il lisait si bien, parait-il, les vers. Hélas ! Quand elle parut, en 1775, avant ou après sa mort on ne sait, elle déçut tout un chacun. Gentil-Bernard avait toutes les qualités de son siècle : le brillant, la grâce, l'art suprême de se faire valoir avec des moins que rien, des épigrammes, des poésies on ne peut plus fugitives. Au fond, ni plus ni moins que les poésies de Méchant-Voltaire. Mais celui-ci a écrit Candide...

 

            Comme des ailes d'un papillon, une fois qu'on a les pages de Gentil-Bernard entre les doigts, il ne reste rien qu'un peu de poussière pailletée, de cette poussière qui avait tant d'éclat sur les théâtres royaux.

 

            Mais quelle grâce dans ce qui reste ! Bernard a souvent le charme mystérieux de ces quatre vers anonymes qu'on lit sous une gravure encadrée, comme le célèbre "Glissez, mortels, n'appuyez pas”, qui résume si justement toute cette époque heureuse. Ce ne sont pas ses grands poèmes qu'il faut lire, encore qu'on y trouve de beaux vers, mais les épîtres, telle celle "Sur l'Hiver":

 

 

 

De l'urne céleste,

 

Le signe funeste

 

Domine sur nous

 

Et sous lui commence

 

L'humide influence

 

De l'Ourse en courroux.

 

L'onde suspendue

 

Sur les monts voisins

 

Est dans nos bassins

 

En vain attendue...

 

 

 

            On trouve à Bernard des ancêtres les plus honorables, et les plus sensibles de notre langue : Saint-Amant, Théophile de Viau, le La Fontaine de L'Ode aux Nymphes de Vaux. On lui trouve aussi une illustre postérité. Gentil-Bernard est un de ces poètes oubliés qui cent ans après inspireront le Verlaine des Fêtes Galantes et le Rimbaud des premières poésies. On y trouve déjà la naïveté si étudiée et si savante de Verlaine :

 

 

 

Rien n'est si beau

 

Que mon hameau

 

Oh! Quelle image!

 

Quel paysage

 

Fait pour Watteau!

 

 

 

            Ou encore ces beaux vers tirés de l'Automne :

 

 

 

D'une ardeur extrême

 

Le temps nous poursuit.

 

 

 

            C'est un lieu commun de dire que le XVIIIe siècle est une époque sans poésie. C'est plutôt d'une poésie délaissée qu'il s'agit. On est surpris, à lire Dorat, Pamy, et même ce vieux tordu de Voltaire, par le nombre de beaux vers. Dans mon enfance je savais par coeur l'Ode aux Vainqueurs de Philipsbourg, qui m'avait particulièrement enchanté :

 

 

 

Bellonne va réduire en cendres

 

Les courtines de Philipsbourg

 

Par cinquante mille Alexandre

 

Payés à quatre sous par jour...

 

Et dans les malheurs de la guerre

 

Le Français chante, boit et rit.

 

 

 

            Toute cette poésie, plante fatiguée, mais gracieuse, de notre culture, a été étouffée, occultée par les robustes lierres noirs du Romantisme, qui cachent, cependant, beaucoup de ridicule. C'est par réaction contre l'hugolaille que les Symbolistes redécouvriront la ravissante métrique du XVIIIe siècle, et sans en rien dire à personne, en feront leur profit comme d'une chose à eux propre. A ce propos un petit parallèle entre Rimbaud et Gentil-Bernard ne sera pas sans saveur :

 

 

 

Austère Crisipe,                                                        Entends comme brame

 

Vas-tu follement                                                        Près des acacias

 

Poser un principe                                                      En avril la rame

 

Contre un sentiment ?                                               Viride du pois !

 

            Gentil-Bernard : l'Automne                                       Rimbaud : LXXXII

 

 

 

La nature ordonne,                                                    Reconnais ce tour

 

Mon coeur obéit ;                                                      Si gai, si facile :

 

Sénèque raisonne,                                                     Ce n’est qu’onde, flore,

 

Horace jouit.                                                             Et c’est ta famille !

 

 

 

            Gentil-Bernard : l'Automne                                       Rimbaud : Age d’Or

 

 

 

            En effet, ce n'est qu'onde, flore, et on ne se serait pas attendu à trouver dans Jean-Arthur un arrière-petit-fils de Gentil-Bernard :

 

 

 

Les Amours, au frais                                     Et puis une voix

 

Aiguisent des traits                                                    Est-elle angélique !

 

Qu'avec peine émousse                                             Il s’agit de moi

 

La froide saison                                                        Vertement s’explique.

 

            Gentil-Bernard : le Printemps                                   Rimbaud : Age d’Or

 

 

 

            Mieux même: on trouve une postérité inattendue à Gentil-Bernard dans le Valéry du Cimetière Marin :

 

 

 

Dans le silence, une immobile extase,

 

Rallume, éteint le feu qui les embrase.

 

 

 

            Il me semble qu’on peut facilement continuer par :

 

 

 

Midi le juste y compose de feux,

 

La mer, la mer toujours recommencée.

 

 

 

            Valéry aurait-il plagié notre ami ?

 

 

 

Où suis-je, Amour, et quel feu me dévore ?

 

Quels traits, dis tu, peux-tu lancer encore ?

 

 

 

            « Qui vibrent, volent et qui ne volent pas », aurait enchaîné aussi sec l’immortel auteur d’Eupalinos, qui avait retrouvé, après tant d’autres, le secret de la platitude en poésie.

 

 

 

            Gentil-Bernard avait du goût pour l’amitié, et il en a joliment parlé :

 

 

 

Présent des Dieux, doux charme des humains,

 

O divine Amitié, viens pénétrer nos âmes.

 

Les cœurs éclairés de tes flammes

 

Avec des plaisirs purs n’ont que des jours sereins.

 

C’est dans tes nœuds charmants que tout est jouissance ;

 

Le temps ajoute encore unlustre à ta beauté

 

L’Amour te laisse la constance,

 

Et tu serais la Voluptés

 

Si l’homme avait son innocence.

 

 

 

            Voilà qui est ravissant. La métrique rappelle La Fontaine, et si le fabuliste avait signé ces vers si mélodieux, tirés de Castor et Pollux, ils seraient connus de tous.

 

            De Fontainebleau, en 1766, Gentil-Bernard écrit à Thémire, qui paraît être Mademoiselle Sallé, la danseuse :

 

 

 

J’habite l’asile des rois,

 

Palais que des sab les arides

 

Environnent au fond des bois,

 

Où l’on révéroit autrefois

 

Le rameau sacré des druides,

 

Et dont nos maîtres firent choix

 

Pour lancer leurs meutes rapides,

 

Et mettre le cerf aux abois.

 

 

 

            Le vers est facile et coulant : c’est à peu près toute la description que nous fera Bernard de sa vie près de Louis XV. La suite se ressent de la lecture des poètes du siècle précédent, telle la « Solitude », de Saint-Amant :

 

 

 

J’aime à voir ces chênes antiques,

 

Et ces tours, ces dômes épars,

 

Ces rochers vus de toutes parts ;

 

Le désordre de ces portiques,

 

Ces magnificences gothiques,

 

N’ont rien qui blesse mes regards.

 

 

 

            La suit est une paraphrase d’un air bien connu : le poète préfère la solitude de l’amour aux fastes des grands. Ce lieu commun se termine par un retour à la réalité :

 

 

 

Mais j’entends retentir les cors,

 

La chasse a fini, l’heure exige

 

Que j’abandonne le prestige

 

Du songe charmant d’où je sors.

 

Que le bruit des chasses m’afflige !

 

 

 

            (Avec Louis XV, il devait être servi). Il est difficile, dans toutes ces épîtres à Thémire, Doris, Batilde, Galatée et autres Thélamire, de trouver quelques allusions précises à des Iris qui ne furent pas toujours en l’air. Cependant, l’épître XXV, A Eglé, paraît bien avoir quelque rapport avec Emilie Portocarrero. On peut y relever une allusion au mariage, qui a bien l’air d’avoir été réel, d’Emilie :

 

 

 

Si toute à toi, ta couche est délivrée

 

Du froid hymen qui ne t’y gêne plus,

 

Donne à l’amour la place d’hyménée ;

 

Ce dieu vengeur lui succède aisément.

 

 

 

            Au fond, Gentil-Bernard est le Pierre Louÿs de son époque. Un Pierre Louÿs qui aurait eu la chance de vivre sous un vrai Roi Pausole. L'Epître à Claudine, "une fleur des prés", est le récit d'une aventure qu'il eût, dans un presbytère, en vrai Giglio, avec la servante d'un curé chez qui il était descendu, et qui avait bu assez convenablement pour fermer les yeux. Le reste est à l'avenant. "Il a constamment pris la galanterie pour le sentiment, et les transports des sens pour les impressions du coeur", écrit très justement le biographe inconnu de l'édition de 1821, ornée de six jolies gravures, inconnues elles aussi. On ne saurait mieux dire. Encore ce poème, qui fit son succès, se veut-il le récit d'un souvenir. La majeure partie de l'oeuvre de Pierre Bernard, comme celle de Pierre Louÿs (que de prénoms!) n'est faite que de pastiches d'une antiquité parfaitement mythique, un âge d’or érotique qui n'existe que dans leur imagination. Tous les personnages, jeunes, beaux, élégants et en excellente santé, s'y livrent à des ébats qui n'engendrent (si l'on peut dire) que la monotonie. Cette antiquité non datée est toujours vaguement grecque, de l'Art d'Aimer aux Chansons de Bilitis. Elle manque absolument de vie. La différence saute aux yeux quand on lit les vrais passages érotiques d'un roman grec antique, l'Ane d'Or, par exemple : le moment où après leurs jeux, contés d'une façon charmante, la servante Fotis change Apulée en âne. Mais ici l'auteur est un véritable écrivain, et d'ailleurs il se propose de nous conter, sous le couvert de la fable, tout autre chose que de banals ébats amoureux : comment ces galipettes, indéfiniment répétées pour elles-mêmes, changent effectivement Apulée en âne, animal lubrique, et non en oiseau (l'âme délivrée des soucis du corps) comme il avait cru d'abord ! Les deux Pierre, Louÿs et Bernard, sont bien près eux aussi de se voir pousser de longues oreilles ; en tout cas la description minutieuse de choses si naturelles, si journalières, ne nous amuse guère. La véritable poésie amoureuse, à toute époque, se survit dans d'aimables chansons, généralement ni signées ni datées. Quels vers magnifiques on y pêche, de "Avec le temps, Vénus devient avare", à "L'Amour se fait vieux, il n'a plus les yeux bien en face...” Mais évidemment, écrire comme ça, n'est pas donné à tout le monde.

 

            Gentil-Bernard se rend assez souvent à Dampierre, qui appartient à l'époque à la famille de Luynes. Le Duc, auteur de Mémoires est mort le 2 novembre 1758 à 63 ans, et, nous dit le Père Régnault, jésuite "le salon de Mme de Luynes devenue veuve et infirme n'offrait plus à la reine Marie Leszczynska que l'image de la solitude et de la mort." Qui notre poète érotique va-t-il voir dans ce milieu qui semble même peu folichon à la très pieuse Marie Leszczynska ? Le nouveau duc de Luynes, Louis-Joseph, qui à la Révolution n'émigra pas et vécut retiré à Dampierre ? (Hillairet 240). Ou le cardinal de Luynes qui ne mourut que le 29 janvier 1788 à Paris, en cet hôtel de Luynes dont une petite rue qui donne dans le boulevard Saint-Germain perpétue seule la mémoire ? On ne sait.

 

Un mari putatif

 

 

 

 

 

            Peut-on éclaircir le mystère du nom parisien d'Emilie : Madame de Saurin ? C'est un nom en l'air, Gentil-Bernard le dit. Avec la pudibonderie de 1890, Benjamin Maurel, le curé de Viterbe (Tarn), qui écrivit une notice sur l'abbé de la Mazelière, son prédécesseur cent ans auparavant, donne à Mme de Portocarrero le titre décent et décoratif de "veuve". Il est bien en peine de dire de qui. Veuve suffira.

 

            Or Gentil-Bernard a un ami, académicien comme lui : Saurin (Bernard Joseph). Ils sont de la même génération : celle de 1710. Saurin, avocat au Parlement de Paris, secrétaire du duc d'Orléans, eut lui aussi une belle carrière : Helvétius lui offrit une pension de mille écus s'il consentait à écrire une pièce de théâtre ! Singulière et enviable époque ! Une comédie échoua (1743) puis une tragédie (1752). Mais Saurin persévère : il a la plume facile. En 1761 il entre à l'Académie. Le duc de Nivemois, qui le reçoit, dit que "ses vers sont sans faste, et son commerce sans épines." Tout à fait le genre de Gentil-Bernard. Voilà Saurin lancé, il a pour amis Montesquieu, Voltaire, Saint-Lambert et tutti quanti. On imagine très bien, dans cette époque narquoise, Bernard demandant à son ami de prêter son nom à une Emilie en peine d'état-civil. L'autre s'y serait prêté de bonne grâce. Il a vingt-cinq ans de plus qu'elle et ce fut peut-être un mariage blanc. Marié ou pas, pour lui, quelle différence ? Et pour elle, un nom qu'elle peut arborer, c'est sans doute mieux que rien du tout...

 

            Ce n'est qu'une supposition. M. Saurin est mort en 1781, avant le séjour d'Emilie à Viterbe. Elle pouvait donc se dire "veuve", comme elle s’était dite "mariée". On doit pourtant ajouter que Saurin possédait une femme, tout à fait légitime celle-là, amie de Chamfort. Quand, en 1793, le moraliste en porcelaine qui avait appelé la République de tous ses voeux d'enfant gâté, se tira une balle dans la tête pour échapper aux terroristes, Mme Saurin fut une des femmes charitables qui vinrent soigner l'écervelé. Le farouche moraliste était l'amant de Mme d'Amblimont, la "petite chatte" de Mme de Pompadour : on ne saurait, au XVIIIe siècle comme de nos jours, réformer la société sans s'être acquis, au préalable, une confortable situation mondaine.

 

            Saurin a écrit une foule de pièces de théâtre, toutes plus oubliées les unes que les autres. Elles empruntent un peu à tout le monde, de l'antiquité aux romans anglais. De cette grosse production il ne reste qu'un seul vers - que tout le monde connaît -, sans pouvoir nommer son auteur. C'est celui qu'il fit inscrire, à l'Institut, sous le buste de Molière :

 

 

 

"Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre."

 

 

 

            En 1765, l'académicien Saurin, avocat au Parlement habitait "rue Neuve des Petits-Champs, vis-à-vis la rue de Louis-le-Grand." Ce qui complique le problème, car quand Gentil-Bernard parle de la "rue des Petits-Champs", on ne sait s'il désigne M. de Saint-Jullien, le banquier ami d'Emilie, ou Saurin, son mari supposé...

 

            Chamfort montre le caractère réservé, suffisamment rassis et pour tout dire normand de M. Saurin. Ayant quelques soupçons sur la droiture de l'historien Foncemagne, qui édita le "Testament Politique" de Richelieu et mourut fort âgé (85 ans), Chamfort interroge Saurin, camarade de Coupole de M. de Foncemagne. "Je lui demandai s'il l'avoit connu particulièrement ? Il me répondit qu'oui. J'insistai pour savoir s'il n'avoit jamais rien eu contre lui ? M. Saurin, après un moment de réflexion, me répondit : "Il y a longtemps qu'il est honnête homme." Je ne pus en tirer rien de positif, sinon qu'autrefois M. de Foncemagne avoit tenu une conduite oblique et rusée dans plusieurs affaires d'intérêt."

 

            "Il y a longtemps qu'il est honnête homme!" Voilà qui est exquis. Quel chef-d'oeuvre d'indulgence, nuancée de doute bien élevé ! On ne parle plus comme ça, de nos jours.

 

 

 

 

 

 

 

Portrait physique et moral d'un jouisseur

 

 

 

 

 

            C’est aux habitués des dîners de Madame Geoffrin, rue Saint-Honoré, qu'il faut demander des nouvelles de Gentil-Bernard. D'abord le peu respectueux Grimm, qui, ô surprise, nous fait un portrait très nuancé du poète : "M. Bernard, avec la plus grande douceur dans le caractère et la plus grande circonspection dans la conduite, s'était fait peu d'amis, par la raison même qu'il n'avait jamais eu le courage ou l'imprudence de se faire un seul ennemi. En se bornant à l'existence d'un homme aimable, il semblait attendre de la société tout son bonheur, et cependant il faisait assez peu pour elle. Sa conversation était trop réservée pour être intéressante. Quoique son imagination fut naturellement agréable, elle ne paraissait ni brillante ni facile ; dans sa pétulance même, elle conservait quelque chose de maniéré, soit qu'il eût reçu de la nature une âme assez froide, ou qu'il l'eût rendue telle, à force d'art ou d'habitude. On eût dit qu'il avait subordonné tous ses sentiments, toutes ses passions, à cet esprit de galanterie qui est le caractère dominant de tous ses ouvrages. Peut-être n'y eût-il jamais philosophe aussi conséquent, aussi fidèle à ses principes que lui. Son épicurisme avait un ensemble admirable, une marche plus soutenue, plus régulière que le stoïcisme d'Epictète ou de Caton. Il avait arrangé sa manière d'être comme on arrangerait le plan d'un opéra. Il avait préparé des fêtes pour chaque saison de la vie, et trouvé le secret merveilleux de cueillir partout des fleurs et de les cueillir sans épines. Peu d'hommes ont été mieux traités des femmes, et peu d'hommes ont su jouir de cette faveur avec moins de trouble et de peine ; cependant jamais homme n'eût moins de fatuité."

 

            Autre habitué du salon de Mme Geoffrin, et autre littérateur, Marmontel, de quinze ans plus jeune que Bernard, le dépeint d'une plume assez cruelle : "C'est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec sa réputation. Le genre de ses poésies avait bien pu dans sa jeunesse lui mériter le surnom de Gentil, mais il n'était rien moins que gentil quand je l'ai connu. Il n'avait plus avec les femmes qu'une galanterie usée ; et quand il avait dit à l'une qu'elle était fraîche comme Hébé, ou qu'elle avait le teint de Flore ; à l'autre, qu'elle avait le sourire des Grâces ou la taille des Nymphes, il leur avait tout dit. Je l'ai vu à Choisy, à la Fête des Roses, qu'il y célébrait tous les ans dans une espèce de petit temple qu'il avait décoré de toiles d'opéra, et qui, ce jour-là, était orné de tant de guirlandes de roses que nous en étions entêtés. Cette fête était un souper, où les femmes se croyaient toutes les divinités du printemps. Bernard en était le grand prêtre. Assurément, c'était pour lui le moment de l'inspiration, pour peu qu'il en fut susceptible : eh bien ! Là même, jamais une saillie, ni d'enjouement, ni de galanterie un peu vive ne lui échappait ; il y était froidement poli. Avec les gens de lettres, dans leur gaîté, même la plus brillante, il n'était que poli encore ; et, dans nos entretiens sérieux et philosophiques, rien de plus stérile que lui. Il n'avait, en littérature, qu'une légère superficie ; il ne savait que son Ovide. Ainsi, réduit au silence sur tout ce qui sortait de la sphère de ses idées, il n'avait jamais un avis, et sur aucun objet de quelque conséquence, jamais personne n'a pu dire ce que Bernard avait pensé. Il vivait, comme on dit, sur la réputation de ses poésies galantes, qu'il avait la prudence de ne pas publier. Nous en avions prévu le sort, lorsqu'elles seraient imprimées : nous savions qu'elles étaient froides, vice impardonnable, surtout dans un poème de l'art d'aimer ; mais telle était la bienveillance que sa réserve, sa modestie, sa politesse, nous inspiraient, qu'aucun de nous, du vivant de Bernard, ne divulgua ce fatal secret."

 

            C'est donc bien d'un coup de pied de cet âne de Marmontel qu'il s'agit, Bernard mort... Et quel portrait, d'un fiel bien serré, d'un vitriol justement appliqué, d'un homme de lettres à un confrère ! Sous une apparence sensée et mesurée, que les vacheries sont finement amenées ! "Il n'était rien moins que gentil... Galanterie usée... Jamais une saillie... Froidement poli... Stérile même !" La légère superficie en littérature est, on l'a vu, toute entière de la main de Marmontel : Bernard possède des traces évidentes de La Fontaine, Théophile, Saint-Amant, Boileau, preuves d'excellentes lectures et d'une bonne mémoire, car certains vers sont des pastiches. Pourtant sire Marmontel nous le dit : Bernard était une bûche, il ne pensait à rien. Il ne faisait pas partie du petit clan bafouilleur des philosophes. Il vivait sur la réputation de poésies qu'il avait malgré sa bêtise, la prudence de ne pas publier. D'ailleurs Marmontel l'avait prévu : l'impression serait un four, qui ferait enfin justice de ce galapiat.

 

            Plus mesuré, et à coup sûr plus juste que le portrait de l'homme de lettres, celui de Bernard par le Prince de Ligne, un mondain. Il juge Bernard à sa vraie mesure :

 

            "J'ai beaucoup vécu avec ce Gentil-Bernard, qui ne l'était ni de figure, ni de manières, ni même d'esprit, car il y a plus de grâce, d'esprit et de goût dans ses vers que de gentillesse, qualité qui suppose de l'abandon, de l'enfance et de la gaîté, trois choses qui lui manquaient... Ce nom de gentil m'a toujours fait rire... C'était un grand, assez gras, beau, brun, aimable, facile, complaisant, homme de bonne compagnie, aimé de tout le monde, ne faisant ni esprit ni compliments, bien gourmand et lisant à merveille son Art d'Aimer. »

 

            Ce portrait équitable par le Monsieur de Norpois de l'époque est certainement ce que nous avons de plus juste sur notre poète. C'est un Français typique du XVIIIe siècle, comme le voyaient les féroces et jaloux Hogarth, Gillray et Rowlandson, encore si proches de la barbarie saxonne. "Monsieur François": la race en a disparu entre 1789 et 1815, définitivement. Nos lointains ancêtres, en cela très différents de nos masses robotisées, mécanisées et atomisées, avaient mis leur génie dans leur existence. Une existence légère et facile. C'est là qu'est la poésie du XVIIIe siècle, la dernière époque avant le Déluge. Dans ses tableaux, ses vêtements, ses bijoux, ses gravures, son mobilier. C'est un art aimable et pompéien, un art de vivre qu'ont recouvert les cendres de la Révolution. Sans doute est-ce pour cela que nous ne comprenons pas grand chose à ces gens : leur planète n'était pas la nôtre.

 

 

 

            Il manquait, à tous ces portraits masculins, un crayon tracé d'une main féminine. C'est le plus indulgent, et même le plus flatteur. Il est d'autant plus étonnant qu'il provient, non d'une des multiples danseuses amies de Gentil-Bernard, mais d’une dame assez austère, pilier de la Sainte Religion, dont les mémoires, vrais ou faux (mais j'incline, vu l'abondance des détails, à les croire en bonne partie vrais), ont fait les délices de la société cultivée en 1835 et après : les Souvenirs de la Marquise de Créquy. Si elle est pieuse, la marquise n'est nullement bégueule, et visiblement, dans les limites du raisonnable elle a été séduite par notre poète. Voici son portrait : mieux que ceux de MM. Grimm, Marmontel et du Prince de Ligne, parties prenantes en tant qu'hommes, il nous fera percevoir le charme indéniable que Gentil-Bernard exerçait sur les femmes :

 

            "Je vous parlerai présentement d'un personnage dont je ne vous ferai pas un grand éloge et pour qui je vous demanderai votre indulgence. Désiré Bernard, surnommé le Gentil, était un beau garçon robuste comme un chêne et fleuri comme un rosier ; il était franc comme un jonc et doux comme un bon fruit. Mais il était toujours ce qu'on appelle entre deux vins, ce qui ne l'empêchait pas de garder une contenance et de rester dans une mesure parfaite, et ce qui lui donnait seulement je ne sais quel air indifférent ou préoccupé qui ne lui messieyait pas du tout, bien loin de là. Il avait servi sous les ordres de votre grand-père en Italie, et c'était nous qui l'avions fait nommer Secrétaire-Général des Dragons, ce qui lui valait 12 000 livres de rente, avec un logement sous la Galerie du Louvre et l'habit d'officier. Il avait pris toutes les apparences et les habitudes de la meilleure compagnie, ce qui ne l'empêchait pas d'aller souvent dans la plus mauvaise... Il avait eu des succès inconcevables, autant pour la qualité que pour la quantité ; mais la vanité ne pouvait rien du tout sur sa discrétion, et quand ses amis les dragons l'entreprenaient sur ses bonnes fortunes, il s'en impatientait et se débattait comme un diable. Il avait du caractère de M. de Létorières et de la tournure de M. de Lauzun, mais en plus naïf et plus solide. Je n'ai jamais vu que lui qui fut parfaitement heureux de sa position sociale et pleinement satisfait de sa fortune. Il n'était pas, disait-il, assez pauvrement petit pour ne pouvoir approcher des grands, ni assez grand pour ne pouvoir s'associer avec les plus petits. « Je suis deux fois plus heureux qu'un grand seigneur ou qu'un petit bourgeois, par la raison que j'ai deux facultés, deux cordes à mon arc, et parce que je vis double », me disait-il un jour ; il y a du plaisir et de l'intérêt pour moi dans la confiance et la familiarité des petites gens : c'est, pour les émotions du coeur et le repos de l'esprit comme une excursion champêtre ; et si la fatigue me prend, je monte en voiture : j'ai l'honneur de venir vous faire ma cour, madame, et j'ai celui de me trouver chez vous côte-à-côte avec Mgr le Duc de Penthièvre et Mme la Landgrave de Hesse. Il n'est rien de tel que de changer de côté, pour éviter la fatigue et l'engourdissement.

 

            Il avait été l'intime ami de Mme de Pompadour avant sa faveur auprès de Louis XV ; et, si elle ne l'eût pas fait nommer bibliothécaire du roi en son château de Choisy, personne ne se serait jamais douté que Gentil-Bernard eût été connu d'elle. Il a fait des poésies délicieuses et n'a jamais fait imprimer aucun de ses ouvrages, (à l'exception de son opéra de Castor et Pollux, attendu que la chose était d'ordonnance et de nécessité rigoureuse). Il avait refusé d'entrer à l'Académie Française en disant qu'il n'avait aucun titre pour établir et justifier cette prétention-là. Il n'a jamais voulu me lire son poème de l'Art d'Aimer, qu'il a gardé manuscrit jusqu'à sa mort. La philosophie de ce bon enfant (c'est le mot propre) ne l'avait pas pourtant empêché de tomber dans une décrépitude anticipée. Toutes les femmes le reprochaient à Bacchus et tous les hommes s'en prenaient à Vénus. Comme je n'étais ni homme ni femme, j'en accusais l'un et l'autre." 

 

 

LETTRES DE GENTIL-BERNARD
ET DE THEODORE DE LASCARIS
A EMILIE DE PORTOCARRERO

 

 

 

 

 

 

 

            Entre 1757 et 1764, Gentil-Bernard écrit plus de cent lettres et billets à Emilie, ce qui montre un sentiment plus constant qu'on n'aurait cru chez ce poète réputé érotique, et donc, soi -disant, volage. Les billets, dont aucun n'est daté ni signé, ont trait à des invitations, de menus détails de la vie quotidienne dont nous sommes aujourd'hui si friands. Où, et chez qui Emilie et Gentil-Bernard, son aîné de 25 ans, se sont-ils connus ? Mystère. Dans quelle société ce poète incroyablement arrivé et cette fille de sang noble mais bâtarde de Grand d'Espagne se sont-ils rencontrés ? On ne sait. Sans doute a-t-elle admiré les relations qu'il pouvait avoir, et lui, en bon snob, l'extraction quasi-royale de son amie. Mais ce n'est pas suffisant. Il y a le sentiment. Certainement Emilie ne fut pas la seule à en inspirer à ce typique poète de cour. Mais aucun d’une telle qualité, qui allie une tendresse quasi paternelle aux aspirations sociales. Gentil-Bernard lui écrit avec constance pendant des années, semaine après semaine. Il se plaint qu’elle ne réponde pas assez, ou pas assez vite. Il s'inquiète de sa santé, de l'avance de son affaire. Pendant ses recherches de paternité en Angleterre, il est plein d'une tendre sollicitude. Emilie est certainement la seule femme qui a su fixer ce papillon, amateur de danseuses et de bien plus minces nymphes de coulisses. C'est une jolie référence.

 

            Furent-ils amants ? Certainement. Des passages de lettres "Ma belle amie que je baise depuis la pointe du toupet d'en haut jusqu'à l'extrémité de celui d'en bas inclusivement" ne laissent là-dessus aucun doute. Mais peut-être Emilie n'a-t-elle pas beaucoup de tempérament. Elle est souvent malade, nerveuse. Quand elle retrouve sa mère : "Je vais attendre avec autant d'impatience que de curiosité l'histoire de la reconnaissance et le dénouement de cette pièce compliquée" lui écrit le poète, qui ajoute, sceptique : "Je crains que l'intérêt ne roule que sur vous..."

 

 

 

 

 

BILLETS PARISIENS

 

 

 

            "Il ne m'a pas été possible, belle Fanfan, d'aller vous faire ma cour : j'ai été tout bêtement malade pendant un jour. Je me porte aujourd'hui aussi bien que le beau temps et j'aurai le plaisir d'aller vous voir aujourd'hui ou demain.

 

            Je vais travailler à placer votre protégé, qui me parait un bon garçon, car nous restons encore quelque temps fraternellement. Je vous embrasse avec la force d'un Loulou."

 

*

 

 

 

            "On vient à bout de ce qu'on désire, et de ce qui fait plaisir. Je serai libre ce soir, ma chère amie, et je me suis arrangé pour aller passer la soirée avec vous, c'est à condition que vous me la rendrez quelque jour, je vais dîner à la campagne, et je reviendrai à la ville avec plus de plaisir puisque je vous y verrai. Bonjour à l'aimable et sensible Emilie."

 

 

 

*

 

 

 

            "Je voudrais bien, belle et chère amie, pouvoir concilier mes devoirs et mes plaisirs ; j'ai des affligés et des malades à garder. Il faut que je dîne avec eux. Mais à 4 h. je puis être libre, passer au faubourg, (1) aller faire un tour de promenade, faire manger de l'herbe aux toutous et ramener Madame chez le Père Bern. R. Voilà ce que je me propose pour ne pas vous perdre et pour reconnaître les attentions aimables de ma belle amie que je baise depuis la pointe du toupet d'en haut jusqu'à l'extrémité de celui d'en bas inclusivement."

 

 

 

________________

 

(1): Faubourg Saint Germain. Le billet peut être daté entre 1755 et 1757, Madame étant Marie-Jeanne-Olympe de Bonnevie, qui mourut cette année-là. Elle n'avait été que deux ans duchesse de Coigny.

 

            "Vous vous adresséz, belle amie, à un mauvais trésorier : je n'ai pas un brin d'or chez moi. Je viens d'envoyer à la poste, où l'on n'a pu m'en donner parce qu'ils n'en ont jamais à la fin du mois. Je fais boursiller dans la maison. Si je ne vous envoie que 25 louis, c'est que je ne puis en avoir davantage, pardonnez moi de ne faire que la moitié de ce que vous désirez, lorsque je voudrais pouvoir surpasser vos désirs. J'ai toujours ma douleur dans le côté qui ne m'inquiète pas mais qui me tracasse. Je ne pourrais pas vous aller voir aujourd'hui. Je vous embrasse mille fois. Pour plus de sûreté, je vous renverrai par Sigur la somme que vous m'avez adressée. J'ai été merveilleusement surpris de voir arriver votre homme chargé comme le valet d'un Fermier Général. Je vous fais excuse si l'injustice du sort m'empêche de vous considérer comme une femme opulente, au moins ne peut-il m'empêcher de vous voir comme une femme fort aimable."

 

*

 

 

 

            "Je suis arrivé trop tard hier de Choisy pour aller voir Emilie. J'envoie savoir de ses nouvelles, si elle est chez elle aujourd'hui je l'irais voir sur le soir, et demain matin nous pourrions aller faire notre tournée à la foire. Il fait trop vilain aujourd'hui pour cela.

 

            J'envoie le chocolat tel qu'on le désire : à une bonne vanille, et du meilleur faiseur. Je souhaite qu'il restaure ma belle convalescente, et qu'il serve à rétablir entièrement la santé qui m'intéresse le plus au monde. "

 

 

 

*

 

            "J'enverrai demain mon carrosse à 10 h. à Madame du Saurin. Quoique mes chevaux n'aiment pas la musique, ils seront fort aises de lui procurer ce plaisir. En la priant seulement de les renvoyer à une heure chez eux pour leur dîner.

 

            Mille respects aux dames. On fera tout ce qu'on pourra pour souper demain avec elles. On n'est pas absolument sûr de le pouvoir, mais on en a grande envie. "

 

 

 

*

 

 

 

            "Voilà notre dépôt retrouvé ; vous ne m'en enverrez plus, je vous prie, de la même manière. Ceux là m'ont coûté trop d'inquiétude ; je m'en souviens, et je ne veux plus trembler pour vos jours. Ménagez bien votre santé, faites tout ce qu'il faut pour la bien rétablir, et je prierai le Ciel qu'il fasse aussi tout ce qu'il faut pour vous rendre heureuse. Bonjour, belle Emilie, je vous embrasse. "

 

 

 

*

 

 

 

            "J'ai vérifié sur l'Almanach ce que désire savoir la belle Emilie. En voici la note: elle est sûre. Je vais m'informer de l'endroit où l'on trouve les bonbons méringués propres au rhume, pour en avoir. Je voudrais être instruit des nouvelles de ce rhume qui me fait de la peine. Bonjour, belle dame, on ne vous aime pas plus que je fais."

 

*

 

 

 

            "Vous ne donnez pas des commissions aisées à faire, ma belle amie, aussi on a le déplaisir de ne pouvoir exécuter vos ordre. J'ai été moi-même courir toute la Rue au Fer : point de ruban de cette espèce. On m'a renvoyé chez dix marchands de Modes qui n'en ont pas plus que dans l'oeil, ni en fil, ni en soie ; il faudrait faire monter un métier exprès pour en avoir, et je crois que ce n'est pas la peine, d'autant que j'ai le mauvais goût de penser que ce mélange de ruban et de taffetas découpé ne sera pas bien joli ; pardon de l’audace.

 

            Je ne puis vous envoyer l'Histoire Ancienne à présent, parce que mon homme ne l'a pas. Je chercherai à l'avoir, si je puis, ailleurs. En attendant, je vous envoie une brochure qui parait d'hier, je ne vous réponds pas de son excellente bonté ! Telle qu'elle est, vous me la rendrez quand vous l'aurez lue ; faites dire à mon homme de vos nouvelles. Je crains de n'avoir pas le temps d'en aller savoir aujourd'hui, par moi-même. Ayez bien soin de votre santé, vous savez à quel point elle m'intéresse. Bonjour, belle et très aimable Emilie.

 

            J'écris mal parce qu'on me frise et qu'on me tire. Haïe! Haïe !”

 

 

 

*

 

 

 

            "Je reçus hier votre lettre trop tard, ma belle amie, pour pouvoir exécuter vos ordres ; voilà le paquet que je vous renvoie. Le paquet et moi avons eu peur hier du mauvais temps. C'est pourquoi vous n'avez eu l'un ni l'autre. J'espère être plus heureux aujourd'hui. Mon rhume va mieux. J'apprends aussi que ma belle amie fait des progrès consolants : j'en suis comblé d'aise, parce que rien ne m'intéresse plus que sa santé et son bonheur. Mes respects à Madame Dalmés."

 

 

 

*

 

 

 

            "Je n'ai pu vous aller voir hier, belle Emilie, parce que le petit Coigny a été fort mal, et il l'est encore. J'ai été toute la nuit debout ; j'ai beaucoup d'inquiétude d'un enfant très cher, qui afflige beaucoup sa famille. Je ferais ce que je pourrais pour aller vous voir un moment aujourd'hui. J'enverrais chercher ce que vous demandez, et vous l'aurez. Je suis bien aise d'apprendre que vous avez bien dormi, l’intérêt que je porte à votre santé égale mon amitié. " (1).

 

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(1): Ce billet doit être postérieur à 1757, le petit Coigny dont il est question pouvant être un des deux fils du duc : François-Casimir, né le 2 septembre 1756, ou Pierre-Auguste, né le 9 septembre 1757.

 

 

 

*

 

 

 

            "Je rends grâce à M. Nerel des nouvelles qu'il m'a donné, et à la malade de ses présents. J'ai été bien fâché de ne pouvoir passer chez elle hier. Je pourrais être deux heures avec elle à côté de son lit, et je ne veux qu'un potage. Je l'embrasse mille fois."

 

 

 

*

 

 

 

            "Depuis que M. de Nerel est sorti de chez moi, belle amie, mon cocher est venu me dire que ma nouvelle jument a rendu ce matin deux javardeaux et que je ne pourrais pas m'en servir demain. Je vous en préviens pour que vous ne comptiez pas sur mes chevaux. Je suis très fâché de ce contretemps, qui me privera encore aujourd'hui du moyen de vous aller voir. Si votre projet subsiste pour demain, et si vous pouvez passer chez moi, vous auriez le petit déjeuner tel que vous le voudriez, et les tendresses d'un ami telles que vous pourriez les désirer. J'embrasse la belle Emilie."

 

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             "Bonjour à ma chère Emilie. Je ne say si je pourray le luy donner moy même ce matin, ayant une visite à faire au Cardinal de Bernis à qui j'ay affaire. J'espère que le souper projetté sera toujours pour ce soir, je ne pourrois pas demain ni après demain, et je serois désolé de ne pas profiter de l'honneur que me veut faire la jeune excellence (1), et du plaisir de passer une soirée avec cette Emilie que j'aime et que j'honore tant.

 

Faites moy savoir ou, quand, comment il faut vous prendre. Ou sil faut enlever Madame Dalmés que j'assure de mon respect. »

 

 

 

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(1) : La jeune excellence : ce billet doit être de 1756-57, Bernis ayant été nommé Ministre des Affaires Etrangères de Louis XV au début de la Guerre de 7 ans. Né en 1715, il avait 41 ans.

 

 

 

*

 

 

 

''Mardi matin.

 

            Je passay hier chés vous belle Emilie en arrivant de Choisy. Je n'ay pas eu le bonheur de vous rencontrer aujourd'huy, il m'est impossible de vous voir, je vais à la campagne. Je compte demain rester à Paris. Je souperay chés vous ou vous souperés chez moy, si vous estes libre. J'iray toujours vous voir après diné. Faites moy savoir par un mot vos intentions, il faut bien que nous parlions de nos affaires. Les vôtres sont plus importantes que les miennes, je vous assure qu'elles m'intéressent aussi davantage. Ne doutés pas de mes sentimens durables et sincères, mettés les à l'épreuve c'est tout ce que je vous demande, j'embrasse ma chère Emilie."

 

 

 

*

 

 

 

            "Bonjour à la belle Emilie. Voilà de quoy l'occuper aujourdhuy je ne pourray pas partager ses travaux, mes affaires m'écartent du lieu de sa demeure. Demain je seray plus heureux.

 

            J'entends dire que Toutou est encor malade. Sil continue à l'être il faut voir un médecin de chiens. On vient d'en donner une adresse à La Jeunesse. Sauvons toutou. Et Dieu garde tout ce que vous aimez, aussi tout ce qui vous aime."

 

 

 

*

 

 

 

            "Voilà ma belle àmie le résultat de vos idées, je désire que vous le trouviés bien rendu. Vous estes en état dy ajouter ce que vous jugerés convenable. Je vous remercie de l'avis, et bien fâché de ne pouvoir vous prêter mes chevaux demain. Je pars pour Choisy. Je reviendray jeudy au soir et tacheray de vous voir. J'embrasse de tout mon coeur la charmante Emilie.''

 

 

 

*

 

 

 

Où apparaissent les amours.

 

Le roman d'Emilie et deThéodore de Lascaris-Vintimille,
jeune homme pauvre et gentilhomme de fortune

 

 

 

             Emilie voyage. Avec son tuteur, M. de Flobert, et en Italie, dès 1757. Elle fait quelque part connaissance d'une dame du meilleur monde : Madame Lascaris-Vintimille de La Brigue. Les Lascaris descendent d'empereurs grecs du XIIIe siècle : les deux Théodore Lascaris qui régnèrent sur Constantinople. Leurs descendants, on s'en doute, n'en sont pas peu fiers. Mais voilà : nous sommes au XVIIIe siècle, et l'Empire de Constantinople est tombé depuis belle lurette aux mains des Turcs. Madame de Lascaris est une veuve, fort désargentée, d'une branche de cette illustre famille qui, si j'ose dire, bat de l'aile. La pauvreté la force à vivre dans un couvent d'Asti. "Pour des raisons économiques, il y a vingt jours que je ne suis pas sortie de ma retraite" écrit-elle en mai 1758 à Emilie, déjà retournée à Paris.

 

            Si elle a une fille déjà casée, Madame de Lascaris est bien en peine de son jeune fils, Théodore, 18 ans, à qui elle ne sait, faute d'appuis et de fortune, quel parti faire prendre. Madame a bien un beau-frère, évêque de Toulon, Alexandre Lascaris de Vintimille, né en 1721 à Marseille, et qui sera sacré le 12 décembre 1759 à 38 ans - mais hélas c'est un ecclésiastique du genre bien connu : dénué de toute vaine charité. Loin de rien faire pour son neveu en difficulté, il sèmera sa route d'embûches. Monseigneur ne va quand même pas s'encombrer de ce morveux qui pourrait entraver sa carrière...

 

            Rien à espérer, donc, à part des ennuis, du côté de cet aimable pasteur. Un autre membre de la famille, le Comte du Luc, depuis 1755 Colonel-Général des Dragons, qui habite à Paris rue et près la Fontaine Richelieu, parait mieux disposé envers le jeune homme, mais il est lui-même peu argenté et chargé de famille. Bref le jeune Lascaris n'a ni argent ni crédit, et ses puissants parents ont laissé tomber la pauvre veuve.

 

            Elle se raccroche donc à Emilie comme à sa seule bouée de sauvetage. On sait que notre héroïne est proche de la famille des Crillon, qui compte des généraux et un abbé bien renté. Le Rouge ou le Noir : il y a quelque chose à faire d'un côté ou de l'autre. Justement le marquis de Crillon a été fait lieutenant-général des Armées du Roi le 1er mai 1758. On devrait aller voir ce qui se passe au vieil hôtel Fieubet, face au Couvent des Célestins.

 

            Dans son bavardage, Mme de Lascaris donne à Emilie des nouvelles de la comtesse Gioia d'Asti, des dames de la maison de Courtandon et de Castagnole. Elle sait qu'elle touche là un point sensible. Emilie est secrètement flattée que des femmes titrées fassent appel à elle. Les Lascaris, descendants d'emperaires au poing doré, en la prenant comme médiatrice, la rehaussent à ses propres yeux. Voir quelqu'un dans une situation plus critique que la leur incite généralement les humains à la pitié. Surtout, dans le cas des snobs, si cette personne est du rang le plus distingué. C'est le cas pour le jeune Lascaris et sa maman. "Je compte beaucoup sur vous et sur Mr de Flobert ; du côté de mon frère je n'ai pas lieu d'espérer grand chose" écrit la veuve. L'évêque "a passé ici, je ne l'ai pas vu ; je lui ai écrit à Rome, il m'a répondu, mais sans prendre bien à coeur ma triste situation, me disant qu'il ignorait que je fusse à Asti ; ainsi ma chère je vous prie de ne pas m'oublier, et non plus mon pauvre fils." Dès que le jeune homme aura un emploi, elle se retirera dans quelque couvent "ou chez quelque princesse ; il suffit que je puisse m'assurer de quoi vivre pour le reste de mes jours."

 

            Peu à peu la protectrice de 23 ans va se prendre d'affection, puis d'amour, pour son protégé de 18. Le roman durera six ans, jusqu'en fin décembre 1764. Par M. de Flobert et certainement par la puissante famille des Crillon, Emilie fait entrer le jeune Lascaris au régiment Royal-Italien, un des nombreux corps étrangers de la Royauté, qui exista plus de cent vingt ans, de 1671 à 1791, soit du règne de Louis XIV à la fin de celui de Louis XVI. Emilie ne pouvait évidemment pas prévoir que son protégé en deviendrait le dernier colonel : dans les dernières lettres, on verra comment ce régiment fut dissous à la veille de la Révolution, et remboursé par le Roi à Lascaris.

 

            Joli régiment pour uniformologues que ce Royal-Italien. Le drapeau en était, comme tous, à croix blanche, insigne de la nation française, mais semée de fleurs de lys ; et les quatre cantons coupés de rouge et de marron. Ce rouge et ce marron insolites sont d'ailleurs la couleur de l'uniforme : marron à parements, gilet et culotte rouges jusqu'en 1750. A partir de cette date, c'est un habit blanc à revers et plastron bleu de ciel, boutons de cuivre, une bordure d'or au chapeau noir. En 1776 l'uniforme change encore, pour un panachage peu gracieux : bleu de ciel foncé, à plastron jonquille et collet rose. Le Royal-Italien portait dans l'infanterie le n° 65. A sa dissolution, en 1791, il fut transformé en bataillons de chasseurs. On y trouve effectivement des noms italiens, mais aussi multitude de patronymes corses, l’île étant française depuis 1768.

 

            Quoiqu'il en soit, rien de plus naturel que le jeune Lascaris serve sous ce drapeau. Car il existe toujours en Provence plusieurs châteaux ruinés de sa famille : à Gorbio, au-dessus de Menton ; à La Brigue. Celui de Tende "construit à la fin du XIIle siècle, et démantelé en 1692 : il en reste un énorme pan de muraille, haut de 20 mètres, qui semble défier les lois de l'équilibre et se dresse au-dessus d'un curieux cimetière en terrasses étagées” (Guide Bleu de la Provence). Ces maisons aériennes, ouvertes à tous les mistrals, et déjà dignes, à l’époque, d'un Cadet Roussel, comptent parmi les dernières acquisitions du territoire français : le Comté de Nice nous revint, comme on sait, par plébiscite en 1861, et les vallées de Tende et de Brigue en 1947. Mais les Lascaris n'avaient pas attendu ces ratifications pour être Français de coeur.

 

            Roman d'amour dans un climat froid : malgré le souvenir qu'a laissé le XVIIIe siècle sur les boîtes à bonbons, il n'était pas plus hospitalier qu'un autre. Qu’Emilie et Théodore soient des Européens méridionaux ne change rien à l'affaire : ce n'est pas là qu'on verra les eruptions volcaniques de Carmen. Nous sommes dans une société ultra policée, pas chez les Gitanes qui roulent des cigares freudiens sur leurs cuisses. Roman avant tout, de la solitude : Emilie est une bâtarde, de bonne maison mais bâtarde tout de même, élevée sans mère par les religieuses de Pontoise, puis dans une maison exclusivement militaire. Le comte de Lascaris, dont nous savons par les notices généalogiques qu'il se prénommait Théodore-Honoré, comme tous les mâles de sa famille (ce qui ne nous avance pas beaucoup...) est un tout jeune homme, fils de veuve, élevé dans la pauvreté. Entré dans ce Royal-Italien il y végète comme il peut : toutes les grâces qu'il reçoit viennent d'Emilie. Comme ces deux personnes jeunes et solitaires sont loin de l'image si menteuse d'un siècle poudré, décadent, qu'on nous présente rituellement depuis l'immortelle Révolution ! Ce sont les modes, les gravures, les objets de cette époque qui nous font illusion : les contemporains souffraient tout comme d'autres humains ailleurs et dans d'autres temps.

 

 

 

            Entre nous soit dit, Emilie Portocarrero n’est pas très avisée. Elle passe sa vie, comme le chien de La Fontaine, à lâcher la proie pour l'ombre. Une plus raisonnable aurait sauté sur l’occasion de ce mariage avec son amoureux. Bien né, visiblement honnête, respectueux, Lascaris la courtise pour le bon motif. Il lui doit tout et il le lui dit. Il aurait fait un mari charmant. En se montrant véritablement généreuse et désintéressée, c'est-à-dire en l'épousant, elle aurait assuré sa sécurité et son bonheur. Les Crillon et M. de Flobert auraient été ravis de la marier à quelqu'un dont ils pouvaient pousser l’avancement. Au lieu de quoi, elle s'avise d'aller passer des mois à Londres pour rechercher une mère hypothétique, qui s'est toujours souciée d'elle comme d'une guigne. Mieux que ça : quand elle l'aura retrouvée, ladite mère s'accrochera à ses basques... Tel est le Destin : si nous ne saisissons pas au vol le plus qu’il nous présente, nous serons forcés d'ingurgiter un moins que nous n'avons pas prévu... Du reste Emilie patauge à plaisir dans son destin : quand elle rentre de ce voyage londonien raté, elle ne trouve pas un moment pour aller voir le gentil Lascaris dans sa garnison de Mézières.

 

            Enfin, elle va perdre sept ans en Espagne à rechercher une famille qui se moque d'elle comme de Colin-Tampon, et ne lui lâchera finalement les pesetas qu'avec les plus grandes difficultés... N'y a-t-il pas là une inconséquence flagrante, un manque de jugeote absolu ? Comme beaucoup de filles d'Eve, Emilie est persuadée que la sécurité est dans l'argent. Celui-ci la lui fera payer cher. Comment ! Elle possède, à quelques lieues de chez elle, un amoureux jeune, qui ne demande qu'à faire son bonheur, et elle court le monde en tout sens pour retrouver une mère d'occasion, et un demi-frère avare qui la voit arriver, en bon Espagnol, du plus mauvais œil !

 

            Elle n'est pourtant pas sotte : coquette comme cent ans plus tard la Grande Duchesse de Gerolstein, Emilie s'avise d'un vieux stratagème pour connaître les sentiments de son Lascaris :

 

- Si une dame s'intéressait à lui, en tout bien tout honneur évidemment, que dirait-il ?

 

            Aussi éculée que soit cette balançoire, elle marche...

 

 

 

 

 

Madame Lascaris de Vintimille à Madame de Saurin

 

 

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Votre lettre, Madame, m'a fait un plaisir bien sensible, et si vous me favoriserez souvent de vos chères nouvelles, elles me consoleront en partie de la perte de votre aimable compagnie. Je connois assez votre bon coeur pour douter que vous oublier mes interets, aussi c'est en vous, et en Mr de Flobert, auquel je vous prie de faire mes respects, que j'ai mises toutes mes espérances, et de qui j'attend quelque soulagement à ma triste situation, vous priant instamment en tems et lieu propre, avec toute la chaleur, de parler pour moi au Personage en question, espérant qu'il ne se refusera pas à des intercesseurs aussi dignes, et que le Bon Dieu voudra bénir vos bons offices, et mes justes intentions, et moi ne pouvent autrement vous marquer ma recconoissance je prierez incessamment le Seigneur pour la prospérité et consolation de tous les deux. J'ai fait vos compliments à la Supérieure, à la Soeur Mo, et à toutes mes compagnes ; elles vous remmercient infiniment du votre gracieux souvenir, et m'ont chargée de vous offrir ses respects, et nous priont toutes bien de coeur pour un parfait rétablissement de votre santé, et je ne manquerez pas de dire au Médecin Argenta que vous n'avez pas oublié ses attentions et ses leçons. Il sera bien charmée d'aprendre que vous vous portez toujours mieux, ce de quoi je vous en fait mes congratulations. Pour moi grâce à Dieu je me porte assez bien, pourtant je ne fait pas d'exercisse, car pour des raisons oeconomiques il y a vint jour que je ne suis pas sortie de ma retraite.

 

            A l'égard du Marquis Busca je vous direz ma très chère, que j'en scai aussi peu que vous, n'ayant rien fait jusqu'à cette heure comme je vous l'ai prédit. Pardonnez Madame si je vous détourne trop de vos affaires par ma longue lettre, mais puisque mon sort cruelle me sépare de vous, jéprouve un sensible plaisir à m'entretenir avec vous par lettre ; que le Seigneur en attendent vous bénisse autant que je le désire, et que vous mérité, continuéz moi votre chère amitié, et soyez persuadée que je suis telle que j'ai l'honneur d'être sans réserve

 

                                                                       Madame

 

                                                                       Votre très humble et très obéissante servante

 

 

 

                                                                       Lascaris Vintimille de la Brigue

 

 

 

Je vous prie de mes saluts à Antonia. (1).

 

Asti ce 21 May 1758.

 

______________

 

(1): La femme de chambre d'Emilie.

 

            Madame

 

 

 

            J'ai retardé jusqu'à présent à répondre à votre chère lettre, Madame, à cause de l'absence de la Comtesse Zoja d'Asti, parce que sa fille a été bien mal à Turin,laquelle pourtant s'est rétablie, étant de retour depuis quelques jours ; ainsi je ne veux plus retarder à vous écrire, et vous remercier en même tems des bontés que vous avez toujours pour moi, et le Bon Dieu vous en donnera la récompense, le prient bien de bon coeur pour le parfait rétablissement de votre santé, et pour la satisfaction de vos désirs, et dans vos affaires, desquelles je vous prie de m'en donner des nouvelles pour ma consolation.

 

            Je vous rends mille grâces des soins que vous vous donnez pour mon fils, je compte beaucoup sur vous et sur Mr de Flobert. Du côté de mon frère, je n'ai pas lieu d'espérer grande chose, il a passé içi, je ne l'ai pas veu, je lui ai écrit à Rome, il m'a répondu, mais sans prendre bien à coeur ma triste situation, me disant qu'il ignorez que je fusse à Asti. Ainsi ma Chère je vous prie à ne pas m'oublier, et non plus mon pauvre fils. J'écriré pour celà Mr de Flobert n'adressant pas la lettre à vous, de peur que vous ne l'aprouviez pas, et mon fils en fera de même. Joignez y de grâce vos instances aux miennes, et je me flatte d'avoir la consolation avant mourir de voir mon fils établi. Quand il y aura de l'apparence de celà, je vous prie de me le faire scavoir, et même je veut que vous me donniez votre conseil sur ce que je pense d'aller accompagner mon fils à Paris, en cas qu'il aye de l'emploi, et puis je me retirerez dans quelque Couvent, ou chez quelque Princesse. Il suffit que je puisse m'assurer de quoi vivre pour le reste de mes jours.

 

 *

 

 

 

            J'aprend avec un sensible plaisir que vous vous portez mieux, et que les bains vous sont utiles, et le Médecin Argenta est bien charmé du meilleur état de votre santé. A l'égard de vos lettres soyez sure que je n'en ferez pas mauvais usage, ainsi continués moi cette consolation, et votre précieuse amitié, vous prient d'être persuadée que je ne cesserois pas d'être toute ma vie telle que j'ai l'honneur de me dire. Toute cette noblesse de votre connoissance vous fait ses compliments, et particulièrement la Maison de Courtandon, et Castagnole

 

 

 

                                                                       Madame

 

                                                                       Votre très umble, et très ob. Serv.

 

 

 

                                                                       Lascaris de la Briga née Vintimiglia

 

                                                                       Ce 30° Aoust 1758.

 

 

 

*

 

 

 

Asti ce 15 Xbre 1758

 

 

 

            Vous ne devez pas douter, Madame, du sensible plaisir que me donnent vos nouvelles, et vôtres chères lettres, ni de l'empressement que j'ai à y répondre en vous témoignant toujour ma reconnaissance pour votre mémoire et bonté à mon égard. Vos reproches sont trop gracieux pour qu'ils me fassent de la peine, mais j'étoit beaucoup inquiète sur le sort de mes lettres dans lesquelles je vous prié instament à ne pas m'oublier, ni les interests de mon fils, n'ayant autre espérance et ressource que dans vos bons offices, et ceux de Mr Flobert, au quel je vous [prie] de faire agréer mes respects, et mes instances, ajfin qu'il m'aide dans ma triste situation à rapport de mon fils. Je supose, que vous aurez reçu des nouvelles de la Comtesse Zoja, ainsi il est inutile que je vous en donne, ayant eu de vos nouvelles d'elle. Je prends un sensible plaisir, aprennant que votre santé est bonne et je ne cesserois pas de prier le Bon Dieu pour la continuation. Continuez moi de grâce votre chère amitié, et en attendent des bonnes nouvelles de mon affaire, je vous offre les respects de toutes mes compagnes, et mes petits services me donnent l'honneur de me dire avec tout la considération

 

                       

 

                                                                       Votre très umble et obb. servante

 

                                                                       Lascaris de la Briga.

 

 

 

*

 

 

 

Monsieur de Flobert, corsaire par erreur

 

 

 

             Et dans tout ça, Monsieur de Flobert, direz-vous? Comme ses patrons, les Crillon, il monte en grade. Du temps qu'Emilie coquette avec son Lascaris, Louis XV fait de M. de Flobert un brigadier d'infanterie, le 13 avril 1759 : il s'agit d'accompagner, comme chef des troupes de débarquement, une escadre commandée par un célèbre corsaire d'une trentaine d'années : François Thurot, protégé du maréchal de Belle-Isle et de Madame de Pompadour. Thurot, lui, a fait ses preuves en s'évadant deux fois d'Angleterre et en captivant nombre de navires britanniques, mais voilà, c'est un pur roturier, et Monsieur de Flobert, dont on ne connait guère d'autres preuves que généalogiques, n'aime pas du tout être le subordonné du fils d'un maître de poste bourguignon, qui ne doit qu'à sa valeur d'avoir été fait capitaine à 20 ans... L'idée de Thurot est de débarquer en Irlande pour faire une diversion dans la guerre franco-anglaise. Son escadre est composée du Maréchal-de-Belle-Isle, de la Terpsichore, de l'Amaranthe, la Blonde, le Begon, le Faucon : 165 canons, 743 marins et 1 400 soldats d'infanterie, tirés des gardes-françaises et suisses, des régiments d'Artois et de Bourgogne, de volontaires irlandais et écossais. L’expédition appareille de Dunkerque le 15 octobre 1759.

 

            Malheureusement, par la faute des éléments et de la mauvaise volonté des officiers nobles, furieux d'être soumis à un vil roturier, elle tourne vite au désastre. Le Begon coule, la Blonde, dans une tempête, est obligée de couler ses canons. M. de Flobert ne joue pas, dans la circonstance, un bien beau rôle : il menace Thurot de le mettre aux fers. Il devrait pourtant savoir que sur mer, il n'a rien à objecter aux ordres du chef d'escadre. Il y a des scènes déplaisantes, qui font le plus mauvais effet sur les équipages et l'infanterie : menacé, Thurot sort de sa cabine pistolets aux poings. Forcé de débarquer le 22 février 1760 en face de Carrickfergus (Irlande) Thurot fait des prodiges de valeur : on ne nous dit rien de M. de Flobert (1). Après un bon début, c'est de nouveau la mauvaise chance. Devant les Anglais, la Blonde et la Terpsichore désertent honteusement. A bord du Maréchal-de-Belle-Isle, après un combat acharné, Thurot, abandonné des officiers de terre, est frappé à mort. Il meurt dans les bras de sa maîtresse, miss Smith, fille d’un apothicaire londonien. Le "gallant and gentle Thurot" est entré dans la légende - en Angleterre, pas en France, où il est bien oublié -. Quand la mer eût rejeté son corps à Lucy Bay, cousu dans un drap rouge par sa maîtresse, il fut enterré à Kirkmaiden : on peut voir au musée d'Edimbourg son épée à poignée d'ivoire. Madame de Pompadour s'occupa de sa veuve et de leur petite fille.

 

            Bref, l’expédition de Thurot sur les côtes d'Irlande échoua comme, une quarantaine d'années après, celle de Hoche, bien connue de nos jours par un roman à succès : l'Année des Français. L'échec dans l'opinion avait été assez retentissant : on l'attribuait, évidemment, à la favorite maudite : Madame de Pompadour. Vingt ans après, en 1779, un pamphlet assez ignoble de Théveneau de Morande, agent secret du Cabinet Britannique, "la Cassette Verte de Monsieur de Sartine", rappelle perfidement: "Plût au ciel que le peuple de France put oublier le nom de Thurot. Ce qu'il y a de pire, c'est que les Irlandois sont des étourdis, et quoiqu'ils nous invitent à leur faire visite, il ne seroit pas étonnant qu'ils nous prissent pour des ennemis aussitôt que nous serions chez eux." Théveneau de Morande est un espion à la solde de l'Angleterre que Beaumarchais se chargea de réduire au silence. Malheureusement, en France, on écrit souvent l'histoire avec l'opinion de nos ennemis, et l'héroïsme de Thurot est complètement oublié.

 

            Et Monsieur de Flobert, le tuteur d'Emilie ? Il ne joue pas un bien joli rôle dans cette histoire. Provocateur, imbu de sa personne, et du titre provisoire de général qu'il ne doit qu'au fait d'avoir accompagné le brave Thurot, il rentra dans le néant à la suite d'une expédition qu'il avait su si bien transformer en désastre. "Il retourna en Espagne et y mourut" nous dit confidentiellement son seul biographe (2). Un point c'est tout.

 

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(1)          : L'Hermite de la Chaussée d'Antin a sur le débarquement de Carrick Fergus son opinion particulière: "Je m'embarquai sur un des vaisseaux de l'escadre destinée à parcourir les mers du Nord sous le commandement de Thurot, qui passait pour une créature du maréchal de Belle-Isle. M. de Flobert, qui commandait les troupes de débarquement, et qui croyait avoir à se plaindre du maréchal, fit de son mieux pour faire manquer l'expédition. Thurot et son conseil avaient décidé qu'il fallait opérer une descente à Belfast (en Irlande); mais Flobert, qui avait demeuré deux ans à Carrick Fergus, chez une jeune veuve anglaise dont il avait conservé un tendre souvenir, voulut à toute force effectuer le débarquement sur ce point, et cette considération fut cause, en grande partie, des désastres de cette campagne." (Le Chapitre des Considérations, 30 janvier 1813).

 

(2)          : Article Flobert, Biographie Française, Letouzey et Ané, 1976 ; et lettre de Lascaris du 8 août 1763 à Emilie.

 

 

 

             Mais cette petite phrase révèle un des désastres d'Emilie, qui essaya bien des années après de récupérer les sommes confiées, pour son éducation, à son protecteur. Il n'en restait rien. Monsieur de Flobert nous apparaît comme ça, au détour d'une tempête, dans des paquets d'eau de mer, avec sa perruque, sa longue-vue et sa croix de Saint-Louis si petitement gagnée ; et le temps d'une canonnade entre corsaires et goddams, il disparaît dans le brouillard où Thurot se fait tuer. Puis il étouffe la dot de sa pupille. Ce n'est pas très reluisant. Pour guère plus, de plus minces sires ont servi de modèle au Mac Orlan de l'Ancre de Miséricorde ou au Schwob des Vies Imaginaires (1).

 

            Il me semble que j'ai retrouvé ce Monsieur de Flobert, dans les "Amours et intrigues du Maréchal de Richelieu." C'est cet officier dont le maréchal n'a eu qu'à se louer, en 1756, à la fameuse expédition de Minorque. Les mémoires disent, à propos de la prise du fort : "Le maréchal... se détermina à ne parler à personne de ce qu'il voulait faire ; il ne disait ce qu'il pensait qu'au seul [ici, un blanc] commandant de l'artillerie et du génie, qui venaient d'être fondus sous la même autorité, et qui se trouvaient réunis la première fois pour une opération militaire ; mais M. le Maréchal avait eu avec lui à Gênes cet officier..."

 

            Or cet officier qui commandait le Génie pendant la campagne de Gênes, c'est bien M. de Flobert.

 

            Pendant que son ex-tuteur guerroie, Emilie remporte une victoire : ses recommandations ont fait leur effet et son protégé, le jeune Lascaris, a obtenu une place à l’armée.

 

____________________

 

(1) : Voir l'histoire de François Thurot dans "Corsaires oubliés” de François Tuloup, Ed. Maritimes et d'Outremer, Paris 1970.

 

            Madame,

 

 

 

            Je serez une ingrate, quand je ne vous remmerciez pas des bontés, que je vient de recevoir par Mr de Flobert à l'égard de mon fils. Je vous assure que ma joie et ma recconoissance est sans bornes, ainsi je vous prie d'unir vos remerciements aux miens à Mr de Flobert, le supliant de vouloir me continuer sa grâce, et à mon fils particulièrement. Procurés moi en attendent quelquefois de vos chères nouvelles, et vous offrant les compliments de tous coeur, qu'il ont l'honneur de votre connoissance, je me dis sans réserve

 

                                                                       Madame

 

                                                                       Votre très Umble, obéis, et affect, servante

 

                       

 

                                                                       Lascaris Ventimiglia de la Briga

 

                                                                       Asti ce 8° May 1759.

 

 

 

*

 

 

 

            Madame et très chère amie

 

 

 

            L'empressement avec lequel vous avez emploié votre crédit pour moi et pour mon fils, et l'amitié que vous m'avez toujours fait l'honneur de me témoigner, m'ont pénétrée d'une si grande reconnoissance et m'ont inspiré un si grand attachement pour votre aimable personne, qu'il me paroit qu'il y a déjà un siècle que je n'ai pas eu de vos chères nouvelles. Tout ce qu'il y a de gens de qualité tant à Casai qu'à Asti, qui savent avec quelle bonté vous vous êtes intéréssée, et comment vous avez réussi à procurer un établissement à mon fils, sont remplis d'estime et de vénération pour vous. Je me trouve depuis quatre mois à Nice, où je suis venue pour mettre mon fils en état de faire le voiage, et n'aiant en partant d'Asti demandé la permission que pour deux mois, je crains que quelque personne mal intentionnée ne donne quelque mauvaise tournure à mon voiage, et ne me fasse perdre la place que j'ai dans cette ville, laquelle, quoique peu avantageuse, ne laisse pas de m'être fort nécessaire dans mes besoins. Je vous supplie donc, ma chère Dame, de vouloir bien avec votre bonté ordinaire interposer vos soins auprès de Mr de Flobert, afin qu'il détermine Mr le Comte du Luc à me tenir parole. Je ne doute pas de la bonne volonté de l'un et de l'autre, mais je crains toujours les traverses de mes ennemis. Mr de Flobert et Mr le Comte du Luc m'écrivirent dernièrement que le départ de mon fils auroit lieu dans le mois de septembre, et comme nous sommes à la moitié du mois, j'avois d'abord résolu de récrire à Mr du Luc, mais craignant de me rendre importune, j'ai pensé qu'il étoit mieux que je m'adresse à vous et à Mr de Flobert de qui la bonté m'est connue, pour vous prier, si vous pouvez, de hâter le départ de mon fils, n'attendant pour celà que les ordres et le secours que le dit Mr du Luc m'a promis dans le cours de ce mois. Madame la Comtesse Gioia me charge de vous faire agréer ses complimens, c'est elle qui m'a envoié votre adresse. Je vous prie donc de me donner des nouvelles de votre santé qui m'est si chère, et de me faire savoir si Antonia est toujours bien avec vous. Faites lui, s'il vous plait, agréer mes complimens, ma famille vous prie d'agréer ses respects et particulièrement mon fils qui attend avec impatience l'heureux moment qui lui procurera l'honneur de vous assurer à vive voix des siens. J'attens avec impatience l'honneur de votre réponse, et j'ai l'honneur d'être avec le plus respectueux dévouement,

 

 

 

                                                           Madame et très chère amie

 

                                                           Votres très humble servante et très affectionnée amie

 

 

 

                                                           Lascaris Vintimille de la Brigue

 

                                                           Nice ce 15 7bre 1759

 

 

 

            Dans la crainte qu’à la poste on ne prenne mes lettres, je vous prie de les adresser à ma fille. Son adresse est à Madame Cotta de Bonvillar, née de Lascaris.

 

 

 

*

 

 

 

            Naturellement, nous sommes au XVIIIe siècle, et rien ne va très vite : trois mois après, en décembre 1759, le jeune Lascaris écrit à son tour à Emilie : il n'est toujours pas parti ! Ou plutôt si : il est à Paris, mais toujours sans emploi. Il doit habiter quelque hôtel garni et attend incessamment un ordre pour rejoindre un régiment. Le jeune Théodore de Lascaris vient d'avoir 19 ans et appeler "ma chère mère" une jeune femme de vingt-quatre ans est un peu excessif. Mais tel est le XVIIIe siècle ; il est entendu entre Emilie et Madame de Lascaris qu'elle servira de maman au jeune Théodore dans ses tribulations.

 

 

 

 

 

            Ma trés-chére Mère

 

 

 

            Il est venu içi un domestique m'avertir de ne pas m'écarter de la part de Mr l'abbé Borillon. Je crains qu'il ne vienne m'anoncer qu'il faut partir et que je n'ai plus le tems de vous en avertir, c'est pour celà chère maman que je vous écris ces deux lignes en cas que je ne puisse plus revoir ou vous écrire, et pour vous dire aussi que je n'ai pas eu le tems d'écrire à Mr l'abbé de Crillon parce que la maitresse de l'Hotel m'a dit qu'il devoit venir de moment en moment, et je craignois d'être surpris en écrivant, et n'être pas décovert [sic]; je vous prie donc instemment, ma chère et tandre mère, de le remercier pour moi, et lui faire concevoir combien je suis sensible à ses bontés et à ses bienfaits, chose que je ferai moi même. Je reste encore içi vint quatre heures. Je vous prie aussi de faire sentir ma reconnaissance à cette dame votre amie qui se prêtoit de si bonne volontés pour moi. Ce sont des choses, chère mère, que je devrois faire moi même mais je suis si troublé et chagrin que j'oublie tout ce qui me regarde. Si je ne part pas demain je seray chés vous pour être soulagé par votre vüe et par votre amitié.

 

Je vous demande bien pardon si j'ose m'appeller votre fils, et si j'ose si librement m'adresser à vous,  je ne le ferai pas si je ne savois que vous avez le coeur de mère pour moi, comme j'en suis à l'épreuve, et que vous vous faites une gloire d'être utile aux misérables je puis donc m'adresser à vous avec confiance, et vous suplier d'être dans un tems ma protectrice et mère. Le tems abrégé que j'ai ne me permet d'en dire davantage, je voudrois pouvoir vous mettre davant les yeux mon coeur pour vous faire voir ce que je pourrois pas vous écrire, vous pouvez compter sur l'obbéïssence d'un fils, quand il recevra l'honneur de vos comendemens. Je suis, ma très chère et tendre mère, en vous embrassant, et vous baisant la main, avec respect,

 

 

 

                                                                       Votre fils très obbéïssent et très affectionné

 

 

 

                                                                       Lascaris Vintimille della Brigue

 

                                                                       Ce 11 décembre 1759.

 

 

 

 *

 

 

 

 

 

 A Madame Saurin

 

 

 

            Ma très chère mère,

 

 

 

            Je vous envoie la lettre pour Monsieur l'abbé de Crillon ; elle n'est pas assez (1) touchante que mon coeur le désire, mais la valeur de vos paroles pourra suplaire (2) au manquement de mon éloquence, oui, ma chère mère, votre coeur tout rempli des bontés trouvera le moïen d'engager les autres pour un fils infortuné, et que sans vous un désespoir auroit assurément perdu.

 

            J'ai diné ce matin avec monsieur l'abbé Bourillon, qui venoit de voir Monsieur le Comte du Luc et il m'a assuré que la lettre que je lui ai écrit l'a vivement touché et qu'il a dit que quoique mon oncle ne fasse rien pour moi, il ne m'abandonnera jamais.

 

Mon affliction à présent n’est pas seulement de retomber entre les mains des parens qui ont conjuré contre moi, mé plus vivement suis touché de vous quitter, et peut être à jamais, je souffre tout ce qu'un fils peut souffrir en quittant une mère.

 

            Il est vrai que jusques à présent [je] n'ai rien fait pour mériter d'être votre fils, mais j'ose vous assurer que pour une obéïssence sans réserve à vos comendemens, et pour une reconnoissence éternelle, j'arriverai à mériter ce nom que je ne changerai jamais.

 

            Le peu de tems qui me reste ne permet que de vous embrasser encore une fois, et vous baiser les mains, et suis, ma très chère mère

 

 

 

                                                                       Votre fils très afectioné

 

                                                                       Lascaris Vintimille Brigue

 

                                                                       Ce 12 Décembre 1759

 

 

 

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(1) : Aussi.

 

(2) : Suppléer.

 

 

 

 

 

            De Turin, ce même mois de décembre 1759, Madame de Lascaris remercie vivement Emilie de s'être entremise auprès de tant de hauts et puissants personnages pour son fils : d'un autre côté je suis au désespoir de voir le mauvais accueil de mon frère, (1) qui bien loin de vouloir contribuer à sa fortune, fait tous ses efforts pour la traverser."

 

            Elle n’est d’ailleurs pas contente : on veut se défaire de son fils "puisqu'on veut l'envoyer à Mahon. Il étoit bien plus à portée de Paris que de Nice, puisqu'il faut qu'il se rende en Catalogne, qui est sa véritable route, et la plus courte, cependant mon frère veut qu'il se rende à Nice, et puis pour suivre son idée, il faut qu'il traverse une autre fois la France, pour se rendre à Mahon..." Elle pense qu’on veut éloigner son fils de l’armée pour lui faire prendre le parti de l’Eglise "auquel il me paraissait beaucoup porté, aiant fait jusqu'à présent tous ses études avec beaucoup de succès, et puis tout d'un coup on veut lui faire prendre celui des armes ! On ne fait pas réflexion qu’une personne de condition chez nous ne peut pas servir un autre prince sans une permission expresse du Roi. Voiez, Madame, dans l'embarras que je suis : j'ai demandé la permission pour envoyer mon fils en France continuer ses études, assurant qu'il se fairoit eclésiastique ; présentement il faut que je demande une nouvelle permission pour le faire servir ; il est vrai que j'espére qu'on me l'accordera facilement, mais en attendant je ne voudrois pas que mon fils vint à Nice jusqu'à ce que je l'aie obtenue, car outre qu'il s'exposerait à la risée de tous ses ennemis, risqueroit aussi la confiscation de tout son petit bien. Tout celà me déséspère. Ah si jétois à Paris, je ferois bien voir à mon frère que quand il est allé en France il étoit dans un équipage beaucoup plus mauvais que mon fils, je lui prouverais bien authentiquement que c'est lui qui porte le nom de mon fils, et que mon fils ne porte pas le sien, puisqu'il est reconnu par tout le monde pour l'aîné de notre famille, je le prierois, s'il ne veut pas le secourir, de ne s'opposer pas au moins à sa fortune. J'ai écrit à Mr le Comte du Luc le courier passé, et je n'ose pas lui écrire de nouveau, crainte de l'importuner. Je vous prie de lui faire entendre raison sur le préjudice qu'il peut causer à mon fils par son retour à Nice, outre le ridicule auquel il s'expose, et si vouz aviez moien, comme vous me dites, de le retirer à Paris pendant deux ou trois mois, vous me feriez le plus grand plaisir du monde, car je prévois que le Marquis Monti répondra qu'il n'y a aucune place dans son régiment, Mr Milo son major qui est passé à Nice m'aiant assuré qu'il y en avoit dans le dit régiment plusieurs surnuméraires. J'écris à Nice afin que, en cas que mon fils soit en route, on le fasse arrêter dans quelques villes de Provence, jusqu'à ce que je sois assurée de son sort. Faites, s'il vous plait, agréer mes très humbles remerciements à Mrs le marquis et abbé de Crillon, et en vous souhaitant dans ce commencement d'année toutes les prospérités et bénédictions du ciel, j'ai l'honneur de me dire avec un parfait dévouement,

 

                                                                          Ma très chère dame

 

                                        Votre très humble et très obéissante servante,

 

 

 

                                                       Lascaris Vintimille de la Brigue

 

 

 

            Je ne manquerai pas de faire vos complimens à la Comtesse Gioia.

 

 

 

 

 

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(1)          : Chaque fois que Madame de Lascaris parle de son frère, il faut comprendre qu’il s'agit de son beau-frère, l’archevêque de Toulon, qu'on appelle aussi, tout simplement : M. de Toulon.

 

 

 

*

 

 

 

Ma chère dame,

 

 

 

            Mr le Marquis Monti (1) vient enfin de m'écrire qu'il a nommé mon fils à une lieutenance en second avec appointement, et qu'il en a fait part à Mr le Comte du Luc, que mon frère ne lui en a pas seulement écrit ; ce qui me confirme toujours dans l'idée que mon frère n'est en aucune façon porté à lui procurer le moindre avantage, et qu'après vous j'en ai toute l'obligation à Mr du Luc. Je pense qu'à présent ils ne pourront plus reculer, hormis que Mr l'evêque trouve encore quelque anicroche. Ce pauvre enfant, comme vous savez, se trouve à Salon chez Mr de Natoire, c'est une petite ville à trois lieües de Marseille où il se trouve plus à portée de s'embarquer pour Mahon. Je vous supplie, ma chère Dame, de vouloir bien faire vos derniers efforts afin qu’on le dépêche, et qu'on le pourvoie du nécessaire, comme on lui a promis, vous savez mieux que personne sa situation et ses besoins, et j'ose espérer que, puisque vous vous êtes donné tant de soins et de peines pour lui, vous ne voudrez pas l'abandonner à présent qu'il a besoin plus que jamais de votre protection. Je me flatte qu'à cette heure Mr de Flobert sera retourné à Paris, je vous prie de m'en donner de nouvelles, et de lui faire agréer mes plus chers complimens, sans oublier Antonia. La Comtesse Gioia e Ramela vous font ses complimens, son dîné s'est fait chartreux. La maison de Courtendon et de Castagnole me chargent de vous faire agréer leurs devoirs trés-humbles. Donnez moi des nouvelles de votre santé, et soiéz assurée de toute la reconnoissance avec laquelle je serai toute ma vie, Ma Chère Dame

 

 

 

                                                                       Votre très-humble et très-obéissante servante

 

                                                                       Lascaris Vintimille de La Brigue

 

                                                                       Asti ce 6 avril 1760.

 

 

 

___________

 

(1): Le marquis de Monti, lieutenant-général des Armées du Roi le 25 juillet 1762. Il s'était illustré en 1748, pendant la campagne de Gênes, en défendant Voltri contre le général autrichien Nadasty.

 

 

 

           

 

            Souvenez-vous que mon frère l’évêque m’écrivit dernièrement que dès que Mr Monti nommeroit mon fils à l’emploi, il enverroit d’abord de quoi faire son équipage, il lui sera plus aisé présentement que mon fils est proche de Toulon d’envoier ordre pour cela à un de ses vicaires.

 

 

 

*

 

 

            Ma chère Dame,

 

 

 

            Madame la Comtesse Gioia qui m’a fait part de vos nouvelles m’a apris que Mr Flobert devoit bien-tot arriver à Paris. Vous devez être persuadée de la part que je prens à son retour ; je suis obligée de m’en réjouir ; tant pour une inclination particulière que pour la fortune de mon fils qui est attachée à sa personne, et que je vous prie de vouloir lui recomander à son retour. Je lui écris une longue lettre que je me prens la liberrté de vous addresser, pour l’informer de tout ce qui s’est passé pendant son absence à l’égard de mon fils, que j’espère qu’il ne voudra pas abandonner. Vous pouvez juger si ses simples appointemens pourront lui suffire pour se soutenir avec honneur, suppliez le de faire ses efforts pour que Mr le Comte du Luc lui tienne parole, et porte mon frère à avoir pour lui des sentimens plus favorables (1). J’ai apris avec bien de chagrin la maladie de votre fille de chambre, que je vous prie de saluer. Je voudrois avoir des ailes pour aller vous embrasser, et vous convaincre du parfait dévouëment et de toute la reconnoissance avec laquelle je serai toute ma vie

 

            Ma Chère Dame

 

                                                                       Votre trés humble et très obéissante servante

 

                                                                       Lascaris Vintimille de la Brigue

 

                                                                       Asti ce 12 juillet 1760.

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Lascaris est reçu lieutenant au Royal-Italien

 

 

 

 

 

            Ma très-chère Mére

 

 

 

            Ne croiez pas, Madame, que j’ai oublié en si peu de tems ce que je vous dois, quoi que vous n’aiez point reçu de mes lettres depuis deux mois que je suis dans l’Isle de Minorque. Le tems et l’absence n’auront jamais assez de force pour affoiblir ma reconnoissence. Dés que je fus dans l’Isle, mon premier empressement fut de vous faire part de mon arrivée et de ma réception en qualité de lieutenant en second dans Roïal-Italien. L’impatience de vous apprendre cette nouvelle me fit remettre votre lettre à un marchand qui passoit en France, parce que le courrier ne partoit pas encore de Mahon, j’ai sçu depuis qu’il a été arrêté par un corsaire, et que votre lettre par conséquent s’est perdüe.

 

            Je dois donc vous apprendre que je suis arrivé dans l’Isle de Minorque le 18 et j’ai été reçu dans le Régiment le 22 Mai : ce changement est heureux pour moi, et je suis à présent en chemin pour vous donner des preuves de ma conduite malgré tout ce que mon oncle, et Mr le Comte du Luc peuvent avoir trouvé de ma placé dans ma conduite passée. 

 

            Je devrois vous instruire de tout ce qui m’est arrivé depuis la dernière lettre que je vous ai écrit, mais le moment est trop court pour l’emploïer à une chose qui n’a que du lugubre et qui n’est qu’une suite de ce que vous savez ; je pense que je ferai mieux si je vous prie instemment de me donner des nouvelles de votre santé, c’est depuis que je suis parti de Paris que j’en demande sans jamais en avoir reçu, j’espère cependant que cette fois ci vous ne me refuserez pas cette satisfaction, d’autant plus si vous vous intéressez à ce qui me regarde, comme je dois en être convaincu pour tout ce que vous avez fait pour moi.

 

            J’attens, Madame, avec impatience de vos nouvelles et je vous prie en même tems de me faire savoir si Monsieur de Flobert est à Paris, pour que je puisse lui écrire, et lui exposer mon état présent. Si vous me faites l’honneur de m’écrire voiez ci-dessous mon adresse. Je suis, Madame, en vous baisant la main avec un profond respect

 

            Madame, votre très humble et très obéissant serviteur et fils très affectionné,

 

 

 

                                                           Lascaris de Vintimille Comte de la Brigue

 

                                                           Citadella, Isle de Minorque ce 22 Juillet 1760.

 

 

 

__________

 

(1)       : La solde d’un officier étant notoirement insuffisante, Mme de Lascaris espère que le Comte du Luxc persuadera l’évêque de Toulon de donner quelque argent à son fils - ce qui est tout à fait improbable, vu l’absence de cœur de l’ecclésiastique.

 

 

 

*

 

 

 

            Rien n'est simple. Un accident se met en travers de la carrière naissante du jeune comte de Lascaris : son colonel, M. Monti, ne peut le garder au régiment déjà encombré de surnuméraires. Le chômage n'est pas une nouveauté. Le jeune homme est renvoyé, et Mme de Lascaris se désespère.

 

 

 

            Madame,

 

 

 

            J'ai été pénétrée de la plus vive reconnaissance en aprenant les politesses que vous avez, faites à mon fils, et les soins que vous vous êtes donnés pour lui ; je vous écris ces deux lignes pour vous en témoigner mes plus sincères remerciemens. J'ai apris par la même que la faute est toute tombée sur moi ; ça ne me feroit aucune peine, et je sacrifierois volontiers ma réputation, si je savois que celà fut avantageux à mon fils. Mais son retour précipité me chagrine beaucoup, et je n'entrevois de tous côtés qu'obstacles à sa fortune. S'il y a quelque chose qui puisse me rassurer c'est votre bon coeur, ma chère Dame, celà me console, et je suis sûre qu'avec votre appui mon fils ne peut que parvenir. C'est vous qui avez commencé cette bonne oeuvre, je la laisse entre vos mains, me flatant que vous aurez le bonheur de la conduire à sa fin. A cette heure Mr le Comte du Luc doit avoir eu réponse de Mr le Marquis Monti, lequel me répond en ces propres termes : "Je ne manquerai pas de donner à votre fils une lieutenance en second dans mon régiment quand j'aurai rempli mes premiers engagemens." Il me paroit que celà trainera bien en long, et je n'ose pas écrire à Mr du Luc cette réponse de crainte qu'on ne me fasse quelque grief de ce que j'ai écrit à Mr le Marquis Monti. J'écris par ce courier à Mr du Luc, à mon frère, et à Mr l'abbé de Crillon, mais je ne leur parle point de ce que Mr Monti m'a écrit, faites en l'usage que vous trouverez à propos. En attendant mon fils qui dans ces circonstances n'est pas convenable qu'il reste à Nice, doit aller attendre ses ordres dans un village de Provence que je vous nommerai quand il y sera, que sait-on si mon frère ne pourra pas sur ceci trouver un autre prétexte de ma mauvaise conduite. Ce pauvre enfant se trouve présentement désoeuvré, aiant quitté ses études, vous savez le préjudice que l'oisiveté peut porter à un jeune homme de son âge. Tout celà m'afflige infiniement, et ce qui met le comble à mon désespoir, c'est d'aprendre par votre dernière lettre que vous êtes malade. Je prie continuellement le Seigneur qu'il veuille bien vous rendre votre santé que vous emploiez si charitablement et si généreusement à protéger les malheureux, et je me flate qu'il voudra bien exaucer ma prière. Je suis inquiétte jusqu'à ce que je sache des nouvelles de votre santé, je vous supplie de ne me refuser pas cette consolation à la première occasion. Faites, s'il vous plait, mes complimens à Antonia. Je dois partir demain pour mon couvent d'Asti ; je vous y offre mes petits services, ne souhaitant que des occasions pour vous convaincre de mon dévoilement, et de toute la reconnaissance avec laquelle je serai toute ma vie, Ma Chère Dame...

 

 

 

                                                                                              Turin ce 20 Décembre 1760.

 

 

 

*

 

 

 

Soeur Saint-Ambroise

 

 

 

            Emilie n'a pas perdu contact avec le monde de son enfance. Une nouvelle religieuse, Soeur Saint-Ambroise, du couvent des Ursulines de Pontoise, est désormais sa correspondante.

 

            Le Couvent des Ursulines de Poissy, à Pontoise, avait été mis à la mode par une ancienne élève qui s'y était beaucoup plu : Jeanne-Antoinette Poisson, dite Reinette, qui y demeura de 8 à 12 ans, entre 1729 et 1733. C'était bien avant la naissance d'Emilie. Avec un surnom aussi prémonitoire, Reinette devint maîtresse de Louis XV et marquise de Pompadour. Et pendant 20 ans, elle entretint le couvent où elle avait passé d'agréables années d'enfance. La Supérieure des Ursulines, Mère Sainte-Perpétue, née de La Motte, était la tante maternelle de Reinette. Aussi fut-il de bon ton dans la société, pour faire sa cour à la favorite, ou se décerner un brevet de bon genre, d'envoyer ses filles à Pontoise. Emilie, elle, recommande une demoiselle de Neuilly, et Soeur Saint-Ambroise, qui l'appelle Madame et Chère Amie, s'excuse de n'avoir pu faire recevoir la jeune fille : il n'est pas plus facile de faire entrer une jeune fille dans un couvent qu'un jeune homme dans un régiment ; toutes les places sont prises. "C'est un sacrifice pour moi de ne l'avoir pu accepter, il suffit que vous vous y intéressiez, elle m'aurait été chère." Elle ne lui conseille pas non plus d’envoyer cette demoiselle à son ancien couvent de Gisors : "Vous applaudirez peut-être dans peu qu'elle n'y ait point été, la maison va fort déclinant pour le temporel, j'apprends que la misère augmente tous les jours, surtout par le retranchement de certains secours qui leur étaient accordés."

 

            Soeur Saint-Ambroise est charmée que Marie-Emilie quitte Paris "puisque l'air ne vous en est pas bon, mais, ma chère dame, je suis fort affligée qu'il ne soit plus question du voyage d'Espagne" : elle le regrette parce qu'elle espérait que Marie-Emilie passerait par Pontoise pour la voir ; elle le lui avait promis. On verra que ce fameux voyage, qui pointe là son nez, n'est que partie remise.

 

            Comme dans toute correspondance féminine qui se respecte, on se demande des nouvelles des amies : Mme de Salle : "marquez lui mon regret d'être privée de l'honneur défaire une plus ample connaissance avec elle..." On en donne : "ma soeur prend le lait d'ânesse pour une chaleur de poitrine dont elle est incommodée depuis fort longtemps ; on espère qu'il lui fera du bien." Enfin on se fait de petits cadeaux, qu’on a ourlés et brodés soi-même, ce qui est charmant et véritablement affectueux : "J'avais fait un petit ouvrage pour le temps de votre voyage je pense que c'est un petit meuble bon encore pour la campagne, que je vous prie d'agréer..."

 

            Deux ans passent sans correspondance de personne. En janvier 1763, soeur Saint-Ambroise est accablée d'ennuis : "Ma santé est des meilleures, grâce au ciel, et j'en suis surprise, étant dans une situation fort triste, non de la part de ces dames (les Ursulines de Pontoise), mais par celles que je prends aux peines dont ma soeur est accablée, chargée de neveux et nièces pour qui il faut faire de grandes avances, des pertes assez considérables qu'elle vient de souffrir, m'ayant en grande partie à sa charge, et par dessus tout celà, le régiment dont son fils est major devant s'embarquer incessamment, et lui conséquemment je ne sais encore pour quel endroit. Je crains qu'on ne lui conserve point son poste, le Roi se réservant d'y nommer. Il y a cependant bien des années qu'il sert avec honneur... Il y aurait de quoi périr par les réflexions que me fournissent tant de circonstances affligeantes…" Fin mars, la santé de Marie-Emilie est de nouveau mauvaise, et son amie s'en désole : "Je déteste pour vous le séjour de Paris qui est si contraire à votre santé. Je souhaiterais qu'un établissement bien avantageux vous fixât gracieusement ailleurs, il semble qu'on soit à la source pour tout dans la grande ville, cependant celui qui vous a traité dans votre dévoiement n'a pas agi en habile homme ; rien de plus dangereux que de les arrêter trop vite : vous en avez fait la cruelle expérience, je lui en veux beaucoup et ne lui pardonnerai point de mauvais coup que je n'apprenne votre parfait rétablissement..."

 

            Marie-Emilie a envoyé à la soeur son amie madame Dalmes : "il faut que je vous avoue que n'ayant point encore l'honneur de la connaître, et n'étant pas facile à me livrer, sa présence m'a beaucoup génée. Ce qui m'a fait supprimer beaucoup de petites questions qui n'auraient point eu pour principe une curiosité trop ordinairement attribuée à des religieuses" écrit Soeur Saint-Ambroise avec assez d'esprit, "je n'en suis susceptible que par l'intêret sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Oserais-je par exemple, ma chère amie, m'informer s'il n'aurait pas été possible que vous fissiez par vous-même la demande de vos papiers à l'ambassadeur à qui ils ont été confiés?" Ici la curiosité, conventine ou non, reprend le dessus : ces histoires mystérieuses d'enfants inconnus apportées dans des maisons pieuses par des dames voilées, dans des serviettes marquées au bon coin d'une discrète couronne de duc et pair, avouez qu'il y avait de quoi piquer d'autres curiosités que celles de saintes femmes confites en bénédicités... "Rien de plus juste en soi que de vous les délivrer, et je suis persuadée que charmée de vos grâces et de votre esprit, ce qu'à d'autres il nie avoir" (qui est visé ici ? M. de Flobert ?) "Il vous les remettrait. Employez au moins vos plus puissants amis pour finir cette affaire qui me parait bien essentielle et nécessaire pour terminer les autres" (quelles autres ?) "dont je souhaite la prompte et heureuse réussite pour votre bonheur. Donnez cependant le temps convenable aux réflexions pour faire un bon choix. Intéressez-y le ciel, faites dire des messes : ne le pouvant pas, je vous promets d'en beaucoup entendre à cette intention."

 

            Phrases sibyllines en diable, et la soeur, on le voit, promet de faire ce qu'elle peut, même si ce n'est pas grand chose sur le plan matériel. Nous ne sommes pas plus avancés que 13 ans auparavant. Marie-Emilie non plus, apparemment, car Soeur Saint-Ambroise lui dit : "A l'égard du voyage de Londres que vous projettez, et auquel les raisons les plus fortes et les plus engageantes peuvent vous décider, trouvez bon que je vous représente qu'outre les dangers que vous courez, en y mettant si peu de jours c'est exéder ses forces et détruire celles du tempérament. Il parait que vous l'avez excellent : ménages-le et conservez une santé chère à tous ceux qui ont l'avantage de vous connaître et plus à moi qu'à personne."

 

            En passant, la soeur en profite, mine de rien, pour faire la leçon à notre belle inconnue : il se trouve qu'elle a du goût pour l'art cynégétique, chose dont nous ne nous serions guère doutés.

 

            "Permettez que je parle à présent sur le ton dévot.Votre belle âme m'en donne la confiance, et ce que je vais dire n'est pas tiré des statuts monastiques.Votre goût pour la chasse est fort de mode et parait innocent cependant vous savez mieux que moi qu'il est marqué dans l'Ecriture : "Maudit l'homme qui prend l'habit d'une femme, et la femme celui d'un homme." Cela sans restriction. Je crains que les explications qu'on peut donner pour l'autoriser ne soient pas fort sûres. Ne le serait-il pas davantage, ne voulant pas se priver de ce divertissement, d'y aller en amazone ?"

 

            Voilà qui est au moins inattendu, de voir notre amie en culottes à cheval sur un alezan, telle Marie-Antoinette en semblable équipage peinte par Louis-Auguste Brun... La reine suivait la mode lancée par ses belles-soeurs, les comtesses d'Artois et de Provence, et Marie-Thérèse, sa mère, l'impératrice d'Autriche, n'en était pas fort contente : "Le monter à cheval gâte le teint, et votre taille, à la longue, s'en ressentira... J'avoue, si vous montez en homme, dont je ne doute, je trouve même dangereux et mauvais pour porter des enfants..." écrit cette digne mère. Marie-Emilie n'a pas à avoir de telles craintes pour sa progéniture ; d'ailleurs cette mode est propre à la "bonne société" à la frange de laquelle vit notre chasseresse de rencontre. "Ce sont là de ces réflexions que je n'ai osé hasarder devant Madame votre amie" lui écrit soeur Saint-Ambroise, "qui ne naissent que de cet intérêt essentiel que je prends ma chère amie à tout ce qui vous touche, j’espère que vous en jugerez ainsi... "

 

            Sur cette aimable homélie se terminent brutalement les lettres de soeur Saint-Ambroise. Marie-Emilie s'en est-elle offusquée ? Nous n'en savons rien. Elle vit de toute façon désormais dans un milieu beaucoup plus mondain que celui des soeurs de Pontoise. "M. de Nerel m'a paru d'un caractère parfait, écrit encore la soeur. Mais je pense que s'il demeurait à Pontoise, il aurait la même aversion qu'ont tous Messieurs les officiers pour la grille (du couvent), vous, ma chère amie, n'y étant pas..."

 

            La lettre est d'octobre 1764 et notre héroïne a 29 ans.

 

 

 

*

 

 

 

            On est passés de décembre 1760 à mai 1763 ; bien des détails nous ont échappé. Le comte de Lascaris a réintégré son régiment et Emilie a changé d'adresse.

 

 

 

 

 

A Monsieur Chapais rue de l'Echelle Saint Honoré pour remettre s'il lui plaît à Madame Saurin, Paris.

 

 

 

Montargis ce 26 May 1763

 

 

 

            Madame

 

 

 

            A l'occasion que le régiment passe dans les environs de Paris, Sans que peut-être je puisse avoir l'honneur de vous voir, je ne saurois passer outre, Madame, sans vous donner quelque marque de mon souvenir et vous témoigner combien je serois flaté d'avoir cet avantage, quoique selon les aparences vous aiés abandoné votre fils à son mauvais sort, puisque vous lui avés refusé jusqu'à présent la douce satisfaction d'avoir de vos nouvelles ; vous ne sauriés croire combien j'ai été sensible à votre silence, en sorte qu'aprés avoir écrite plusieurs lettre de toute part, je me suis imaginé ou que vous n'abitiés plus Paris, ou que quelque malheur vous étoit arrivé, et je suis encore indécis sur votre sort.

 

            J'espére, Madame, que si la présente vous parvient, vous ne serés pas assez rigide à mon égard pour me refuser une de vos lettres, d'autant plus que le régiment doit passer à Meaux, à Chaume et à des autres viles qui sont très à portée de Paris, pour se rendre à Lille ; j'ai pensé plusieurs fois d'écrire à un abbé qui étoit autre fois aumônier de Mr de Toulon, et lui donner votre adresse pour voir s'il me donneroit de vos nouvelles, je ne l'ai pas fait crainte de vous déplaire.

 

            Si cependant j'ai la satisfaction de revoir encore une fois votre caractère, je vous prie de me donner l'adresse de Mr de Flobert pour que je puisse lui écrire. Je ne vous détaile pas mon sort parce que je ne sais si ma lettre vous sera rendue, je puis cependant vous dire qu'il n'a pas changé ; soiés assurée Madame, que je n'oublierai de ma vie ce que je vous dois malgré qu'il en soit, et que je serai toujours inviolablement, Madame, Votre très humble et très obéissant serviteur

 

 

 

                                                                       C.e Lascaris de Vintimille de La Brigue                                                                  officier au régiment Roïal Italien

 

 

 

*

 

 

 

Mort de M. de Flobert

 

 

 

A Madame Saurin rue des Saints Pères la porte cochére à côté de La Charité au faubourg Saint Germain, Paris.

 

 

 

            Lille en Flandres ce 8 Aoust 1763.

 

 

 

            Madame,

 

 

 

            A la réception de votre chère lettre, mes transports auraient été trop vifs, et ma joie trop parfaite, si elle n'avoit été modérée par la mort de Mr de Flobert et par votre maladie, que vous m'aprenés avoir été des plus cruelles ; j'ai senti d'autant plus vivement cette perte qu'elle est irréparable pour moi et qu'elle doit vous avoir causé un chagrin dont les suites pourroient de nouveau altérer votre santé. Cette idée m'alarme, et me fait ressentir d'avance un mal que votre raison peut vous épargner. Si jamais votre coeur généreux a été sensible à mes peines, n'augmentés pas mes malheurs par vos chagrins, je ne saurois vivre, ma chère dame, sans les partager.

 

            Quant à ma situation, elle est des plus tristes, et il y avoit très longtems qu'une noire mélancolie m'occupoit tout entier ; votre lettre a ranimé mes esprits, et dissipé mes chagrins. Quoique la fortune paroisse déchainée contre moi, je ne saurois m'affliger, votre coeur me tient lieu de tout : malgré les bonnes relations que le marquis de Botta notre colonel commandant a eu la bonté de faire plusieurs fois à mon oncle, et au Comte du Luc, il n'a pas été possible de les fléchir ; il est depuis prés d'un mois à Paris, et il m'a promis de s'emploièr vivement auprès du comte du Luc, je ne sais ce qu'il obtiendra, mais les aparences sont très-mauvaises puisque je n'ai pas encore reçu de lettres ; je vous serai infiniment obligé si vous faites parler pour moi Mr l'abbé de Crillon, j'ai lieu de tout espérer de son zéle, et d'un coeur aussi généreux que le votre ; je lui écrirois, si je n'avois pas oublié son adresse.

 

            Ne céssés pas de m'écrire, et de moraliser, votre morale est le plus grand et le plus cher des présents que vous puissiés me faire, puisqu'en la suivant je ne puis que m'attirer vos sufrages, qui sont à mes yeux d'un prix inestimable, une grâce que je vous demande, avec l'ardeur la plus vive, est de ne pas me refuser la satisfaction de recevoir de tems en tems de vos nouvelles. Le plus grand, et le seul plaisir que je puisse goûter, est celui de relire vos lettres que je garde soigneusement, j'y trouve des motifs de consolation qui me font oublier tous mes chagrins. Ne ménagés pas vos conseils, donnés les tels que votre coeur les dicte, la source m'en est trop chère pour ne pas les respecter et les suivre. Soiés assurée d'une reconnoissence sans bornes, d'un atachement sans réserve, et des sentiments les plus tendres et les plus affectionés, croiés toute ma vie, de toute mon âme

 

 

 

                                                           Votre très humble et très affectionné fils et serviteur

 

                                                           Lascaris Vintimille

 

*

 

 

 

A Lille ce 3 Novembre 1763

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Quoique je n'ai rien de bien intéressent à vous aprendre je ne saurois rester plus longtems sans demander des nouvelles de votre santé, j'espére que vous ne m'en refuserés pas étant si proches que nous sommes l'un de l'autre. J'ai reçu depuis votre dernière lettre des nouvelles de ma chère mère, elle se trouve actuelement résidante à Nice, me charge de vous faire ses compliments, et demande un peu de part dans votre souvenir ; je vous ai mandé par ma dernière lettre que notre colonel commandant, le Marquis de Botta, etoit à Paris, et qu'il avoit promis de s'intéresser pour moi auprès du Comte du Luc, j'ai reçue dernièrement une de ses lettres, il me marque qu'il s'assure sur la noblesse des sentiments de Mr le comte du Luc, que je serois dans une position plus heureuse si des affaires mal rangées, et des enfans ne metoient des entraves à sa générosité, qu'il avoit convenu cependant avec lui, des voies qu'il faloit tenir pour adoucir ma situation, qui empire journelement, il me dit en même tems de m'assurer de patience, parce que ces sortes d'affaires, et surtout celles dont il étoit question, étoient d'une éxécution fort lente ; voilà ce qu'il me marque de plus positif sans me parler d'aucun autre arrengement ; après cette réponse je me suis décidé d'aller voir des parents, qui sont à quatorze ou quinze lieues d'içi, qui m'ont fait la politesse de m'écrire, ce qui m'épargnera en même tems certaines dépenses qu'on est obligé de faire en garnison, et auqueles il est impossible que je puisse suffire, si quelque événement ne fait changer de face à mes affaires, je partirai dans deux jours d'içi. Si vous me faites l'honneur de répondre à ma lettre, adréssés la toujours à Lille en Flandre au Régiment Roiàl Italien, elle me parviendra sans faute ; je sai, Madame, que vous avés le coeur trop bien placé pour ne pas vous intéresser au sort des malheureux, si vous prenés quelque part au mien, il ne tient qu'à vous de l'adouçir, en m'aprenant l'état de votre santé, vous ne devés pas douter de l'intérêt que j'y prens, puisque je vous dois toute ma reconnoissence, et que vous êtes par conséquent la seule personne qui m'intéresse le plus, et à qui je dois un sincère attachement, et un profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, Madame

 

            Votre très humble et très obbéissant serviteur et fils très affectionné

 

 

 

                                                                                                          Lascaris Vintimille

 

            Emilie a une idée derrière la tête. Son jeune protégé ne ferait-il pas un mari convenable ? Elle s'enquiert de ses biens et de son avenir.

 

 

 

 

 

A Belval ce 16 Novembre 1763

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Mon absence du régiment, et les occasions peu fréquentes pour envoier mes lettres à la poste de la campagne où je suis depuis un mois, m'ont empêché jusqu'à présent de répondre à votre lettre ; j'ai reçu en même tems la lettre de change de deux louis que vous avés eu la bonté de me faire toucher pour supléér à mes besoins ; je ne saurois dans les présentes conjectures refuser du secours d'une personne que je dois aimer, et estimer pour tant de titres, vous devés par conséquent être assurée que je ne rougirai jamais de vous être redevable, vous soufrirés cependant, quoique vous aiés le coeur d'une tendre mère pleine de générosité, que je m'aquitte envers vous de ce dernier bienfait le plutôt qu'il me sera possible, pour ne pas contredire aux loix établies dans la société des hommes.

 

            Vous me marqués dans votre lettre que vous avés des vües pour mon bonheur que mes parents ont intérêt de ne point avoir, vous demandés le détail de mes biens, de la discrétion, de la prudence, de ma part ; vous ne risqués rien de me découvrir ardiment vos projets, et me parler avec la même franchise que vous parleriés à vous même, vous ne devés craindre aucun tour d'étourderie de ma part, encore moins d'imprudence, et je perdrois toute la confience que j'ai en vous, si je pouvois imaginer que vous pensés autrement sur mon compte. Quant à mes biens vous savés aussi bien que moi qu'ils ne sont pas considérables, quoique j'aurois de quoi vivre passablement dans ma terre s'ils étoient entretenus, et si je n'avois pas une tante et un oncle paternels d'un âge qui les met hors d'état d'en avoir soins. Pour mes prétentions, il ne m'est pas possible à présent de vous en faire un détail exacte, je vous dirai simplement que je serois fort au large si j'avois les moiens d'en faire valoir la moitié ; je me réserve à vous mettre les choses au clair en cas que vous le jugiés nécessaire par les vües que vous pouvés avoir ; pour ce qui regarde l'entrevüe que vous voudriés avoir avec moi, vous ne devés pas douter que je la souhaite avec l'ardeur la plus vive, et il me paroit que j'oublierois dans ce moment toutes les traverses de ma vie ; je saurois même, peut-être, ménager une absence du régiment sans que personne puisse se douter de mon voïage, j'attend les occasions favorables pour ôter toute sorte d'obstacle, et vous pouvés être persuadée que je les saisirai avec beaucoup d'empressement.

 

            Je suis içi chez Mr de Belval ancien lieutenant colonel du régiment où je suis, c'est un parent qui m'est affectioné, qui m'a engagé à venir passer une partie de l'hyver avec lui, pour m'aider à païer les détes que j'ai trouvées attachées à mon emploie, il s'est brouillé avec l'evêque de Toulon pour l'avoir plusieurs fois sommé de sa parole, j'ai reçu quelques jours après votre lettre quatre louis que tria mère m'a envoïé, en sorte qu'à mon retour à ma garnison j'aurai de quoi m'abiller, et diant épargné mes apointements depuis que je suis içi, je me trouverai au courent de ma paie ; les affaires ont mieux tourné peu à peu depuis que j'ai reçu votre première lettre, en arrivant en Flandre elles tourneront encore mieux. Si vous continués à me donner de vos nouvelles, du moins je suporterai avec plus d'aisence ma triste situation ; je dois vous prévenir que le régiment est parti de Lille pour aler en garnison à Donkerque. Dés que je l’aurai joint je ne manquerai pas de me donner aux exercices que vous me marqués dans votre lettre, quoique je n'ai rien oublié autant que mes forces me l'ont permis. Je vous prie en m'écrivant d'adresser vos lettres à St Paul en Artois pour Belval, elles me parviendront, et comme il y a içi dans les environs un Lascaris établi, ne manqués pas de mettre Officier au régiment Roïal Italien.

 

            Je vous demande mille pardon si je vous écris une si longue lettre, je ne finirois plus si je voulois vous faire tous les remerciements que je vous dois, et si je voulois vous entretenir des sentiments de reconnaissance et de respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Madame

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur et fils très affectionné

 

 

 

                                                                                                          Lascaris de Vintimille

 

 

 

 

 

Madame Lascaris de Vintimille à Madame de Saurin

 

 

 

 

 

Nice ce 6 Décembre 1763

 

 

 

            Je suis autant sensible, ma chère Dame, à l'honneur de votre gracieuse lettre, comme je suis touchée de la mort du cher Mr Flobert, d'autant plus qu'elle a causé quelque dérangement à vos affaires. Vous savez la perte que mon fils a faite en la personne de ce seigneur auquel nous avons tant d'obligation, elle seroit irréparable si je ne connaissais la noblesse et la générosité de vos sentimens en qui je mets toutes ma confiance. Vous avez été sa première protectrice, par ainsi j'ose me flatter qu'il retrouvera en vous l'azile et l'intérêt qu'il doit espérer de votre âme et de votre naissance. Vous n'ignorez pas la façon indigne avec laquelle il est traité par ses parens, ne l'abandonnez pas dans des circonstances si critiques, et puisque vous voulez bien souffrir qu'il vous appelle sa mère, je vous supplie de vouloir bien le traiter en fils, autant que par sa conduite il se rendra digne de ce nom. Mon éloignement et mon impuissance m'empêchent de m'acquiter envers lui des devoirs de mère, je vous prie de vouloir bien prendre ma place et mon autorité que je vous remets de tout mon coeur, et de faire pour lui et pour son avancement tous les pas que je pourrois faire si j'étois à la capitale. Une dame de votre mérite et de votre qualité n'a qu'à entreprendre pour réussir, par conséquent, si vous voulez bien l'appuier auprès de vos amis, je suis sur de son bonheur.

 

            Je reçois avec autant de joie que de reconnaissance les marques obligeantes d'amitié dont votre lettre est remplie, et vous prie d'être persuadée que je ne vous cède pas sur cet article, et que la mienne est au-dessus de toute expression. Je suis au désespoir que des coquins de domestiques aient eu l'impudence de vouloir vous noirçir auprès de quelqu'un, vous devez pourtant être au-dessus de tout celà, et être assurée que des gens de cette espèce ne seront jamais crus que de la canaille, et que les gens de bon sens vous rendront toujours la justice qui vous est düe. Je suis fâchée de ne pouvoir faire à vive voix les complimens dont vous me chargés envers la Comtesse Zoia, la Comtesse Ramela et les Religieuses : ne pouvant plus me soutenir dans cette retraite à cause de secours qui m'ont manqués, j'ai été obligée de me retirer içi, chez Mr de Cotta mon beau fils, où je me trouve depuis quelques mois, et je ne compte plus de retourner à Asti, je n'ai pourtant pas manqué d'écrire aux Comtesses Zoia et Ramela, dont l'abbé aiant quitté le petit collet est présentement officier au service du Roi de Sardaigne. Je suis sure qu'elles seront enchantées d'apprendre de vos nouvelles, et particulièrement la Comtesse Zoia qui vous aime tendrement, et qui etoit fort en peine de votre silence, aussi bien que moi qui vous aiant écrit plusieurs fois, je craignois qu'il ne vous fut arrivé quelque malheur, ou bien que vous ne fussiés plus à Paris. Vous pouvez penser la joie que j'ai eu à la réception de votre chère lettre. La Soeur Mo est sensible à votre gracieux souvenir ; je l'ai conduite avec moi à Nice où je lui ai procuré une place dans le couvent de la Visitation, où elle est religieuse. L'Evêque d'Asti est mort depuis environ trois ans, aussi bien que Mr le Chevalier Ossorio, ministre d'état. Continuez moi je vous prie vos chères nouvelles, et faites moi la grâce de m'apprendre quand vous aurez opéré quelque chose en faveur de mon pauvre fils ; en attendant soiés assurée que je n'ai rien qui me soit plus à coeur que de vous donner quelques preuves du tendre attachement, et de toute la reconnoissance avec laquelle je serai toute ma vie,

 

            Ma chère et aimable Dame,

 

            Votre trés-humble servante et amie très affectionnée

 

 

 

                                                           La Comtesse Lascaris de Vintimille de la Brigue

 

 

 

            Souvenez vous d'affranchir vos lettres, sans celà elles ne me parviendront pas. Mon adresse est tout court à la Comtesse Lascaris de la Brigue.

 

 

 

*

 

 

 

Le Comte de Lascaris à Emilie

 

 

 

            A Belval ce 21 Décembre 1763

 

 

 

            Madame

 

 

 

            J'ai reçu, ma très chère Dame, votre lettre datée du 5 décembre. Vous pouvés être persuadée que si j'ai marqué beaucoup d'empressement de m'aquitter de ma dette, ça n'a été que par un sentiment de délicatesse comun à tous les hommes qui pensent bien, qui sont au désespoir d'être à charge aux personnes auxqueles ils sont le plus attachés ; bien loin par conséquent que votre amitié puisse en être offensée, elle doit prendre des nouvelles forces, puisque mon empressement n'est qu'une juste compensation de mon amitié. Au reste, de tele façon que vous puissiés m'obliger, ce sera toujours au dessus d'un mérite qui est borné malgré lui à la seule reconnoissence et à l'amitié la plus sincère. Vous me reprochés de ne pas vous avoir donné le nom de mère, qui étoit dites-vous une preuve de mon attachement ; il est vray que ce nom suppose les sentiments d'un coeur tendre et respectueux, mais observés en même tems que la nature m'oblige de les partager, qu'ils sont par conséquent au dessous de ceux qu'inspire aux âmes bien nées, un coeur sensible et généreux, une âme bien placée, et un phisonomie qui annonce le caractère de l'un et de l'autre ; soufrés donc je vous prie, que je joigne à la tendresse et au respect qu'un fils doit à sa mère, tout ce que l'amitié la plus constante a de plus solide.

 

            Vous voulés que je vous entretienne de ce que je dis, de ce que je fais, et de ce que je pense, je vous dirai en peu de mots que je ne dis pas grand chose, que je ne fais presque rien et que je pense beaucoup : quoique je sois dans une campagne et que je vois fort peu de monde, je vais souvent à la chasse, pour être absolument livré à moi même, et vous pouvés bien croire que la passion de la chasse n'occupe pas long-tems mon imagination. Je visite de tems en tems plusieurs messieurs qui sont dans le voisinage, qui me comblent de politesses, et je passe mon tems dans l'attente de recevoir de vos nouvelles. Quoique cette vie me soit fort douce, je serois déjà à ma garnison, si Mr de Belval n'avoit écrit aux Commissaires et commandant le régiment pour m'avoir auprès de lui ; il l'a obtenu, et malgré que mon oncle lui ait écrit de ne pas se mêler de ce qui pouroit me regarder, lui a écrit une lettre à décider en ma faveur tout autre que lui, enfin ma chère Dame j'attend tout de l'évènement et de la bonté de mes amis.

 

            Vous ne devés pas être en peine de la lettre que vous m'avés envoiée pour la chère mère, selon mon clacul vous devés en avoir reçue la réonse ; écrivés moi tout de suite, et dites moi tout uniment de quoi il est question, je vous donne une autre fois ma parole d'honneur de garder le silence, et tout ce qu'il vous plaira. A mon tour je vous découvrirai mon âme et je vous instruirai de tout ce que je saurai.

 

            J'ai une grâce à vous demander, c'est de me croire digne des sentiments d'être votre ami ; vous avés l'âme trop compatissante pour ne pas avoir essuié des revers dans votre vie, vous ne m'en avés jamais rien dit cependant, et vous m'avés refusé la douce satisfaction de partager vos peines ; la crainte en même tems d'être soupçoné de curiosité plutôt que de ce vif intérêt que je prens à tout ce qui vous regarde, m'a toujours empêché de vous questioner la dessus ; je ne vous demande cependant qu'autant de confience qu'il vous plaira, et je n'insiste pas dans mes prières.

 

            Acceptés, ma chère et tendre mère, les veux que je fais incessement, pour que tous les moments de votre vie soient remplis par tout ce qui peut la rendre heureuse. Vous ne devés avoir d'autre témoignage que votre coeur pour être assurée de la sincérité dumien, de même que des sentiments d'un fils respectueux, et de l'ami le plus tendre et le plus sensible ; je serai toute ma vie, votre très affectionné serviteur et ami

 

 

 

                                                                                                                      de Lascaris

 

 

 

            Je dois vous prévenir de cacheter mieux vos lettres, j'ai reçu la dernière presque décachetée.

 

 

 

*

 

 

 

            A Belval par St Paul en Artois ce 20 Janvier 1764

 

 

 

            Plusieurs courses que j'ai été obligé de faire par bienséance dans les environs de Belval m'ont empêché de demander plutôt des nouvelles de votre santé, je ne crois pas que vous doutiès qu'elle m'est devenüe pour le moins aussi chère que la mienne, et que vous vouliés me dérober plus lontems la seule satisfaction que je puis goûter dans le tems ; ne refusés donc pas à mon empressement ces marques d'amitié et de confience qui peuvent rendre ma retraite la plus agréable de toutes les demeures. Je comptois de partir pour Dunkerque au commencement du mois prochain, mais j'ai été si vivement préssé de passer le reste de mon hyver ici, qu'il ne m'a pas été possible de m'en défendre, d'autant plus qu'on m'a persuadé que cette absence pouroit entrer dans mes arrangements. J'aurai soin de vous mander mon départ, qui sera selon les aparences au commencement d'avril.

 

            Je suis en peine d'aprendre si vous avés reçu de ma chère mère, la réponse à votre lettre, je n'en ai plus reçu des nouvelles depuis ce tems-là, ce qui me donna quelque inquiétude, je me flate cependant que vous l'aurés reçüe ; si cependant elle vous a confié toute son autorité, et qu'il m'arrive que je mérite quelque châtiment, ne me punissés pas par votre silence - cette punition seroit au dessous de tout ce que je puis faire pour me l'attirer, quant à mon obéissence il y a long-tems que je vous l'ai voüée entièrement, vous pouvés être assurée que je ne démentirai jamais mes sentiments, excepté que vous ne vouliés metre des bornes à mon amité et mon estime. Je dois vous apprendre que le Comte du Luc a enfin répondu à une de mes lettres que je lui ai écrit pour la bonne année. Il me marque qu'il me remercie de mon souvenir et que si Mr de Toulon avoit fait ce qu'il devoit et pouvoit pour moi, il n'auroit fait que rendre ce que sa branche a fait pour lui, qu'il auroit fait cependant son devoir à mon égard, s'il n'étoit lui-même dérangé à tout égard, le marquis de Botta lui aiant rendu compte plusieurs fois de ma conduite, et qu'il avoit prié le même, à titre de service, qu'il lui rendroit s'il emploïoit tout pour faire une honte méritée et salutaire à Mr de Toulon, et que peut-être elle opéreroit en lui ce que le nom, le sang et le Cristianisme n'ont pu faire. Après enfin m'avoir exorté à avoir toujours la même conduite, et à me roidir conre les malheurs, il finit sa lettre par m'assurer qu'il désire fort, et qu'il ne désespère pas de me prouver ses sentiments par des choses encore plus esentieles que des conseils.

 

            Je vous avouerai, ma trés-chére amie, que cette lettre m'a fait beaucoup de plaisir, quoique pour le présent elle ne me soit d'aucun avantage ; je dois espérer qu'il se présentera des occasions où il pourra me rendre quelque service ; en attendant donnés-moi tout de suite de vos nouvelles, et mandés moi si vous avés reçu la lettre de ma chère mère, vous me dirés peut être que je suis un peu trop pressent, mais je puis répondre à celà par les sentiments les plus inviolable de la plus sincère et de la plus tendre amitié, joints au respect avec lequel j'ai l'honneur d'être votre fils, ami, et serviteur très affectueux

 

                                                                                                                                  Lascaris

 

 *

 

 

 

 

 

Le marivaudage continue

 

 

 

            A Belval ce 12 Mars 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Je comptois, ma très chère amie, de passer dans ce pais une partie du mois d'Avril ; il est nécessaire cependant que je joigne le régiment le 16 du courant pour passer les revues des commissaires ; ainsi je vous prie d'adresser vos lettres à Dunkerque, en cas que vous vouliés bien m'accorder des nouvelles de votre santé, que je désire depuis assés long-tems ; j'espére que vous ne m'en refuserés pas, quand ce ne seroit que deux lignes pour renouveller ces tendres assurences que j'ai vivement souhaitées depuis le premier moment de notre connoissence, j'espére en même tems que vous pardonnerés des importunités qui prennent sa source dans un coeur respectueux, tendre et reconnaissant. J'ai reçu des nouvelles de ma chère mère, elle me marque qu'elle vous a écrit la lettre que vous lui demandés, et me fait une morale, où elle m'indique les moïens qui doivent me rendre digne de vos bontés. Croiés-vous que j'ai besoin de contrainte, ou des conseils, pour suivre vos volontés ? Non soyés-en assurée, quoique j'en sache bon gré à qui veut bien m'en donner, j'ai un coeur qui est trop plein de vous, pour ne pas se faire gloire de vous obéir et m'inspirer les sentiments tendres et respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'êre, ma très chère mère, votre très affectionné fils et serviteur

 

 

 

                                                                                                                                  Lascaris

 

 

 

*

 

 

 

            Dunkerque ce 23 Mars 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Je suis arrivé dans cette ville le 20 du courent, et j'espérois à mon arrive de recevoir de vos nouvelles, je n'en ai pas trouvé cependant, et le régiment a reçu ordre de partir demain pour Mesiére. Je me suis instruit si la route que nous faisions approchoit de Paris, mais on m'a assuré que je fairois le double de chemin si je faisois ce voïage, je suis par conséquent obligé de suivre le régiment malgré l'envie que j'aurois de vous voir si le régiment passoit à portée de la capitale ; à vous dire vray je ne sai que penser, quand je rapele toutes les assurences d'amitié dont vous m'honnorés et que vous me refusés en même tems la satisfaction de recevoir un peu plus souvent de vos nouvelles ; ne vous en fâchés pas, je crois que vous ne m'aimés pas assés pour m'épargner des inquiétudes qui vous paraissent légères parce que vous ne les éprouvés pas. Je vous demande mile pardon si je vous importune si souvent sur le même sujet, je n'y reviendrai plus, et je soufrirai patiemment, d'hors en avant, le chagrin de l'incertitude, ou si vous voulés me punir de mon importunité, jugés-moi comme un fils respectueux et comme un ami tendre et sincère tel que j'ai l'honneur d'être, ma très chère mère et amie

 

            Votre très affectionné fils et serviteur

 

 

 

                                                                                                          Lascaris Vintimille

 

 

 

Si vous me faite l'honneur de m'écrire, adréssés vos lettres à M.... au Régiment Royal Italien en garnison à Mesière.

 

 

 

 

 

            Emilie se dévoile d'une drôle de façon. Elle veut un mari mais présente la chose de manière curieuse. Voilà : ce serait pour un mariage blanc. Elle n'est donc pas mariée? Où est passé M. de Saurin ? On ne le voit jamais. Existe-t-il seulement ?

 

            Le jeune comte de Lascaris pense, lui, que s'il se marie ce sera très sérieusement, pour perpétuer son nom. Toute cette histoire lui semble cocasse.

 

            Emilie n'est pas très franche. Ce qu'elle ne dit pas, on peut le dire à sa place : elle voudrait bien s'appeler Comtesse de Lascaris de Vintimille, c'est quand même plus décoratif que Mme de Saurin. Moyennant quoi elle ferait une petite pension à son mari postiche. Cela se faisait beaucoup à l'époque : Mme du Barry, par exemple, ne vit son comte de mari que le temps du contrat de mariage, ensuite il regagna sa province et elle, le lit de Louis XV. Mais Lascaris ne comprend rien à demi-mot : il est trop jeune.

 

Du coup Emilie mitonne un voyage à Londres.

 

 

 

            A Mesière ce 7 Avril 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            J'ai reçu vos deux chères lettres à mon arrivée dans cette vile, qui a été le 5 du courent, je ne puis pas vous exprimer combien je suis sensible à toutes les marques d'amitié et de bonté que vous me témoignés, chaque trait me découvre une âme sensible et généreuse si vous me connoissé comme vous dites, vous pouvés juger de ma reconnoissence, elle changeroit de nom pour peu qu’elle augmentât.

 

            Vous ne me rendés pas justice quand vous croiés que je doute de vos sentiments à mon égard, parce que je voudrois de tems en tems recevoir de vos nouvelles. Ils me sont trop connus, pour en douter un seul instant, et si un pareil malheur m'arivoit, je l'atribueroit plutôt à mon peu de mérite et à mon étoile, qu'à votre coeur, toutes les fois donc que je vous écris, je ne demande pas que vous répondiés à mes lettres, mais je ne voudrois pas passer les deux mois sans en recevoir.

 

            Je vous demande mile pardon, mais je n'ai pas pu m'empêcher de rire à l'article de votre lettre où vous me dites si j'accepterois une femme avec une fortune, à condition de garder le célibat, je vous assure que la plus grande partie des maris voudraient bien avoir mis cette clause dans leur contrat, mais comme je suis garçon, et en état de remplir mes devoirs, je crois que la chose mérite une explication, savoir si c'est une femme qui me metroit dans l'impossibilité de m'en acquitter par son âge, par ses infirmités, ou si c'est quelqu'autre qui veut un mari pour la forme seulement. Voilà ma très chère amie ce que je vous prie de m'expliquer, et puisque vous m'invités à penser tout haut, je vous dirai premièrement que je serois très flaté de pouvoir relever ma branche, c'est un désir naturel et que je me dois, que je n'éxécuterai pas cependant, si les conditions qu'on me propose pour y parvenir ne sont pas convenable, et analogue à ma façon de penser, et si elles n'obtiennent pas l'aprobation des personnes qui pensent bien, et je suis trés-assuré de l'obtenir, si je suis vos conseils. Je vous prie par conséquent de penser tout haut à mon exemple et me parler avec la même liberté que vous parleriés à votre fils, à votre ami, et à quelqu'un qui vous soit tout, et qui vous aime, par inclination et par reconnoissence.

 

            Vous me dites, dans votre seconde lettre, que vous serés forcée de faire un voiage à Londre pour vos affaires, et que ce sera un voïage de trois semaines ; vous me marqués en même tems que vous êtes charmée que je sois içi, parce que je suis plus prés de vous, vous n'avés pas réfléchi que pour aler à Londre, il faut que vous vous embarquiés à Dunkerque ou à Calais, que je n'aurois eu par conséquent que quatre lieues à faire pour aler à Calais, et vous dire adieu, j'étois enchanté de sortir de Dunkerque, mais je regrette vivement le plaisir que j'aurois eu de vous voir sans faute si j'y étois resté, mais que faire, je ne suis pas heureux. C'est à vous, ma chère et tendre amie, d'adouçir mes regrets en m'écrivant avant votre départ, j'espére que vous attendrés le mois de Mai à cause de la saison, et vous fairiés une folie de partir avant ; je vous demande en grâce de m'écrire votre arrivée dans ce pais-là, je crains fort que vous n'y fassiés un plus long séjour, écrivés moi toujours votre départ et votre arrivée, si vous aimés votre fils. Quant à mes affaires oeconomiques, quoiqu'elles aient été un peu dérangée par cette route de 13 jours, j'espére qu'elles seront bientôt remises, parce que la garnison n'est pas dispandieuse. Pour mes occupations, dés que je serai arrangé je suivrai vos conseils, je foirai vos compliments en écrivant à ma chère mère, et croiés que je serai toute ma vie votre fils respectueux, votre tendre et fidel ami

 

 

 

                                                                                                                      de Lascaris

 

 

 

            Je vois que ma lettre est trop longue, je vous souhaite un peu de patience pour la lire.

 

 

 

*

 

 

 

            Cela se précise ! Emilie, qui a du goût pour les affaires ecclésiastiques, propose au jeune Lascaris un marché incongru : le faire abbé et néanmoins vivre avec lui. Elle lui chante, avec cent ans d’avance, le fameux air de la Grande Duchesse de Gérolstein:

 

 

 

Dites lui, qu'on l'a distingué, remarqué...

 

Dites lui... (Je parle pour elle)...”

 

 

 

            Car la femme inconnue dont elle fait un portrait si avantageux, c'est elle, naturellement ! Lascaris, qui n'est pas sot, comprend à demi-mot, mais reproche à Emilie de ne pas dévoiler entièrement sa pensée.

 

 

 

 

 

            A Mezière ce 13 Avril 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Je n'hésite pas, ma trés-chére amie, à répondre à votre lettre je vous demande mille pardons si je n'ai pas bien saisi le sens de votre première, vous conviendrés, j'espère, que la chose n'était pas bien claire, puisque vous ne me parlés ni d'ordre, ni d'abbaïe ; d'ailleurs je m'attendais si peu à une proposition pareille, que quand même vous auriés parlé plus clair je n'y aurois rien compris ; je puis à présent m'expliquer mieux et vous parler comme à une personne qui a pour moi le coeur d'une tendre amie, et d'une mère encore plus tendre.

 

            Je vous dirai premièrement que j'ai une répugnance invincible pour l'état écclésiastique, et qu'il n'y a point d'avantage, pour grand qu'il puisse être, capable de me la faire surmonter. Celà n'empêche point cependant que je ne respecte infiniment les personnes qui, dans cet état, remplissent leurs charges avec dignité ; pour ce qui regarde la femme dont vous me faites un portrait si avantageux, je me tiendrois fort heureux de la posséder, et la médiocrité de sa fortune seroit le dernier objet de mes attentions, si la mienne étoit suffisante pour la rendre heureuse, et la mettre dans le rang qui lui convient ; au reste j'aimerois mieux vivre tout le tems de ma vie dans les emplois subalternes militaires, et garder le célibat, que jouir de grands revenus à la tête du clergé, voila ma chère amie ma façon de penser là-dessus ; je suis persuadé que vous m'accuserés de caprice, et même de folie, mais si ç'en est une il n'y a rien au monde qui puisse me faire changer ; et tout ce que je craindrois le plus en pareille circonstance ce seroit la perte que je pourrois faire de votre estime et de votre amitié, qui est le plus grand bien que je connoisse.

 

            Vous me dites que si j'ai le coeur libre, l'embition seule faira mon occupation. Je vous dirai que dans la suposition que je sois embitieux, mon embition ne seroit pas satisfaite par les seules richesses, je suis passionné par tout ce qui peut m'attirer la considération et l'estime des personnes sensées ; je souhaiterois être riche pour moi et pour les miens, je ne le serai jamais cependant au dépend des sentiments de mon cœur; n'alés par croire pour ça que j'ai quelque inclination, mon coeur ne connoit jusqu'à présent que l'amitié, il est vray que c'est une amitié qui l'occupe entièrement, mais enfin je crois qu'elle ne m'inspire pas cette grande répugnance pour l'état que vous proposés.

 

            Vous me rendés justice quand vous croies que je ne fairai rien sans le consentement de ma chère mère et de mes amis ; je l'aime trop pour lui causer le moindre chagrin, pour mes amis, ils ne sont pas en grand nombre, il n'y a que vous en qui je puisse avoir une confience sans réserve. Je voudrois que vous puissiés lire dans le fond de mon âme, comme vous paroissés le souhaiter, vous vérriès qu'elle vous est entièrement dévouée pour la vie ; et que je ne vous cache rien de ce que vous voulés savoir ; je doute que vous en fassiés autant, vous craignés de manquer à la prudence. Je ne vous en sai pas mauvais gré, mais il me paroit que vous auriès pu me dire qui vous a suggéré la proposition que vous m'avés fait dans votre dernière lettre pour l'état écclésiastique, je doute qu’elle vienne de vous.

 

            Je suis enchanté que le voïage de Londre soit rompu, quoique il me paroit que vous ne l'assurés pas, je n'ai pas osé vous témoigner mes inquiétudes là-dessus, mais j'espére d'en être quitte pour la peur.

 

            Vous vous proposés de faire un autre voïage à la campagne, et vous voulés savoir comme je suis en linge, cette demande m'embarrasse, et je crois en deviner la raison ; je puis vous satisfaire là dessus à condition que vous n'oublierés pas que je suis votre fils par adoption seulement, ma lettre est à présent trop longue, je réserve ce pauvre détail à un autre occasion.

 

            Les dernières lignes de votre lettre m'ont causé l'émotion la plus tendre que j'ai jamais éprouvé. Oui ma chère amie, aïes toujours pour moi le coeur d'une tendre mère, prenés sa place j'y consens, mais je ne consentirai jamais que vous en aïés les charges, aimés moi, je fairai de mon mieux pour mériter une affection si chère, et soies assurée de ma plus vive reconnoissence et du profond dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être, Madame

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur et fils très affectionné

 

 

 

                                                                                                                      Lascaris

 

 

 

 

 

            Continuation de la lettre précédente, mais avec des attendus inattendus. Emilie commence par reprocher au jeune Lascaris de faire évoluer l'amitié qu'il éprouve pour sa tendre mère (elle) vers des sentiments moins maternels, puis elle cherche à connaître les espérances du jeune homme. Désire-t-elle l'épouser ? Il y parait bien. Car en future bonne ménagère elle s'inquiète même de l'état de ses chemises...

 

            N'oublions pas que pendant ce temps Emilie, à Paris, dans la meilleure société, continue à fréquenter des gens comme Gentil-Bernard, à sortir, aller au spectacle... Mais certainement elle se sent très seule et voudrait faire une fin : elle a vingt-huit ans.

 

            A Mézière ce 22 Avril 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            En réponse à votre chère lettre, je vous dirai en premier lieu que je ne vous ai jamais soupçonée de vouloir forcer mon inclination. Je sai, ma trés-chére amie, qu'un pareil projet n'est pas dans votre caractère ; je ne vous cache pas cependant que la demande en question, venant de vous directement ou indirectement, m'a fait un peu de peine ; je vous suis nonobstant redevable de votre intention, quoi que vous ne devès pas avoir besoin d'un secours étranger pour lire dans le fond de mon âme, soiès assurée qu'elle est toute à vous, et qu'elle n'aspire qu'au bonheur de vous en convincre.

 

            Vous me dites que l'Amour succédera chés moi à l'amitié, et que le premier sentiment détruira le second, permétés que je vous fasse observer que l'amitié que j'ai pour vous, est pour le moins aussi tendre, et plus solide que l'amour même ; qu'elle est à l'épreuve d'une longue absence, que ce n'est pas enfin l'ouvrage d'un jour, ni un effet du caprice, mais elle est fondée sur les qualités du coeur et de l'esprit. Ainsi ma chére-amie, quand même vous diriés vray, vous serés toujours l'objet de mes plus tendres veux, vous ne sauriés par conséquent faire mon bonheur au dépend du votre.

 

            Je vous remercie de l'intention que vous avés de faire quelque chose pour mon avancement, la perspective que j'ai devant moi n'est pas heureuse : Mr de Botta est arrivé de Paris, il a trouvé que tout le monde est brouillé avec l'Evêque de Toulon ; il m'a exorté à prendre patience, à me distinguer, et qu'il fairoit de son mieux pour me faire valoir.

 

            Vous voulés savoir quels sont mes biens, et de quele nature. Je vous dirai que je n'ai que du bien segneurial. Il consiste en deux fiefs, La Brigue, et Gorbis, ils sont considérables tous les deux s'ils étoient liquidés. Le premier a été démembré pour des dot, et le Roy de Sardaigne en a acheté la troisième partie de mes ancêtres, en sorte que je n'en ai que la troisième partie, sauf le droit de pouvoir le racheter en païant les dots. Le second est la même chose, je n'ai par conséquent que la troisième partie de deux ; ce sont deux fiefs impériaux dans la Comtée de Nice. Le premier contient environ quatre mile abitants et le second cinq ou six cents. Les abitants ne doivent au Roy que l'omage de fidélité, ils ne paient par conséquent ni tailles ni impôts ; excepté en tems de guerre ; chaque abitant est obligé de païer au seg.r à la place. Les dot qu'il y a à palier pour ravoir ces biens peuvent monter à 80 mile francs, et les deux terres en rendroient au moins une trentene de rente ; il est vray qu'il faudroit emploïer un peu de tems, et il y auroit quelque dificultépour l'augmentation qu'on y a fait depuis ; ainsi mon bien consiste dans quelque fond de terre, dans les dimes, dans les feux que chaque abitent est obligé de païer ; mais je serois fort embarrasser de vous dire ce que ça rend, puisque depuis la mort de mon père qu'à peine j'ai connu, mon oncle s'est enparé de tout en qualité de tuteur ; et a négligé non seulement les chataux, mais les biens aussi. Il y a en outre un fidéi-comis dans la famille qui concerne une terre qui est en Provence. Elle est de 7 ou 8 mile livres de rente, mais il faudroit procéder au Parlement d'Aix, avec beaucoup de particuliers, qui aïant épousé des Lascaris, ont partagé tout uniment entr'eux. Voilà ma chère amie tout le compte que je puis vous rendre de mes affaires domestiques ; il seroit trop long si j'entrois dans toutes les raisons qu'il y a dans la famille.

 

            Vous me demandés un mémoire de ce que j'ai, je veux vous obéir à condition que vous vous rapelerés de ce que je vous ai dit à ce propos dans ma dernière. Premièrement j'ai 18 Chemises bonne pour la garnison, mais je n'en ai pas six de propre. Un âbit d'hiver, que j'aurois déjà quitté, si cette route ne m'avoit pas mis dans l'impossibilité d'en faire un neuf, un âbit d'été assés passable, quatre ou cinq paires de bas de soye, voilà tout mon équipage, vous voiés ma chère amie que je ne puis pas être brillant ; je fais de mon mieux cependant pour être toujours d'une honnete propreté.

 

            Je vous remercie des soins que vous vous êtes donnée pour me faire entrer dans une maison qui est prés de Mézière, faites attention cependant que je ne suis pas trop dans le cas d'être faufilé dans les maisons où il faut dépenser, je vous assure ma chère amie, que je ne m'aperçois que je suis à l'étroit qu'autant que je ne puis pas fréquenter les personnes que je voudrois.

 

            Aurés vous la patience ma chère amie de lire une aussi longue lettre et si enuyeuse ? Je doute que vous la tirés sans vous impatienter. Réfléchissés cependant que c'est pour répondre à tous les articles de la votre ; pour ne pas l'alonger davantage je suis et serai toute ma vie, ma très chère amie,

 

            Votre très humble et obéissant serviteur et fils très affectionné

 

 

 

                                                                                                                      Lascaris

 

 

 

 

 

            Emilie (qui est une personne industrieuse) s'adresse maintenant à la maman pour savoir de quoi retourne la succession de la brillante famille de Lascaris.

 

 

 

 

 

Madame Lascaris de Vintimille à Madame de Saurin

 

 

 

 

 

            Nice ce 25 Mai 1764.

 

 

 

            Je suis enchantée, ma très chère et aimable Dame, des nouvelles marques d'amitié que vous me donnez dans votre trés-obligeante lettre du 10 de ce mois, aussi bien que de la générosité avec laquelle vous cherchez tous les moïens pour secourir mon pauvre fils. Je remercie tous les jours le Seigneur de la grâce qu'il lui a fait en lui faisant trouver une mère si tendre, si affectionnée, et si généreuse, à la place d'une pauvre et misérable, qui bien loin de lui pouvoir donner du secours, lui seroit à charge. En vérité j'ai de la répugnance à faire ce que vous me demandez, car il me paroit beaucoup que vous soiez la protectrice de mon fils pour ce qui regarde son avancement, sans que vous vouliez encore vous donner les soins de liquider ses prétentions.

 

            Cependant, le pressant besoin où il se trouve, et la grâce et bonté avec laquelle vous vous offrez, ont surmonté ma délicatesse. Je vous envoie un abrégé des biens et prétentions de mon fils, et je ne doute pas que l'appui d'une personne de votre mérite et de votre qualité ne fasse bientôt finir avantageusement ses affaires.

 

            Les biens de mon fils consistent présentement aux deux fiefs et juridictions de La Brigue et de Gorbio, avec les biens féodaux annexés aux dits fiefs. Ces biens sont entre les mains d'un oncle et d'une tante, frère et soeur à son père, et peuvent à peine suffire à leur entretien, ne rendant que quatre ou cinq cens livres, quoique s'ils fussent travaillez et cultivez comme il faut, fussent susceptibles du triple de rente. Après la mort de mon mari, le 4 Mai 1747, ces oncle et tante se sont emparés de ces biens, et ne me seroit pas difficile de les en chasser, si je ne fesois réflexion qu'ils sont à la veille de les quitter eux-mêmes à cause de leur grand age, l'oncle étant âgé de 75 ans et la tante de 70 ; par conséquent tout le monde me blameroit si j'entreprenois de les chasser de ces biens, outre que je serois obligée de leur en laisser la plus grande partie pour leur entretien. Ils ne sont mariés ni l'un ni l'autre ; et ces biens sont au Comté de Nice sous la domination du Roi de Sardaigne, et par conséquent hors du ressort du Parlement d'Aix.

 

            Mon fils a d'autres raisons et prétentions dans les états du Roi de Sardaigne, comme par exemple sur la Comté de Tende et plusieurs autres fiefs que la branche aînée de la Maison de Lascaris Vintimille a toujours possédé en toute souveraineté, jusqu'à ce que cette branche ayant fini en une fille qui fut mariée à un prince de la Maison de Savoie, et les enfans de cette fille s'étant établis en France, leurs descendons ont vendu cette Comté et les autres fiefs au Duc de Savoie vers la fin du seizième siècle. Les filles n'avoient aucun droit de succéder à cette Comté ni aux autres fiefs, et par la mort du dernier Comte de Tende de la maison Lascaris sans mâles dévoient être dévolus à la branche de mon fils qui devint l'aînée ; mais comme j'ai eu l'honneur de vous dire, tous ces fiefs sont entre les mains du Roi de Sardaigne, qui les acquit partie par échange avec d'autres terres qu'il possédoit en France, et partie par achat des successeurs d'Anne Lascaris, fille unique de Jean Antoine, dernier comte de Tende de la Maison de Lascaris ; et il ne faudroit pas moins qu 'une armée de soixante mille hommes pour se les faire restituer.

 

            La République de Gênes possède aussi, depuis le commencement du treiziéme siècle la Comté de Vintimille, ancienne souveraineté de nos ancêtres, qui furent chassés de Vintimille et d'une grande partie du Comté en suite d'une longue et sanglante guerre qu'ils furent obligés de soutenir contre toutes les forces de la République de Gênes, qui en ce tems là etoit trés-puissante, ce qui les obligea de transférer la résidence dans la ville de Tende ; mon fils en qualité d'aîné de la maison des Comtes de Vintimille a aussi droit sur cette Comté.

 

            Je trouve qu'il est inutile de vous informer de ces faits, mais comme vous me demandez un détail exact, je me suis crue obligée de vous les mander, et pour que vous puissiez mieux les comprendre je vous envoie ci-inclus un arbre généalogique de notre maison, par lequel vous sera plus aisé de vous éclaircir de l'origine et des prétentions de notre maison.

 

            Mon fils a aussi d'autres prétentions en France, sur le fief et biens de Deuxfréres, diocèse de Vence, qui autrefois étoit uni à la Comté de Nice, et a été cédé à la France et uni à la Provence, par le traité d'échange conclu à Turin en 1760 entre les Rois de France et de Sardaigne ; et comme ces ces raisons peuvent être facilement liquidées, je vous les détaillerai suivant votre ordre dans un papier séparé que vous trouverez ci-inclus ; ces raisons sont audelà de cinquante mille livres, et les aurois demandées depuis longtems si j'avois eu des forces pour suppléer aux dépenses qu'il faut faire, tant pour chercher une quantité de papiers nécessaires, que pour commencer et soutenir le procès ; mais mon impuissance est cause que les usurpateurs jouissent tranquillement de ces biens ; ce sont les Mrs Martini, partagez présentement en trois branches qui ont eu ces biens par Jeanne Lascaris, soeur de César, dernier mâle de cette famille, laquelle épousa Amédée Martini, comme vous verrez mieux dans la généalogie insérée à la ci-incluse note (1).

 

            Veuille le Ciel seconder votre zéle, et inspirer les moïens les plus courts et les plus efficaces pour venir à bout de vos justes et généreux desseins. Je ne voudrois pas cependant que les prétentions de mon fils vous fissent perdre de vue son avancement qui pour le présent est son unique ressource. Je prie le Seigneur qu'il vous donne la force de soutenir l'un et l'autre, avec une longue vie remplie de toute sorte de bonheur et de prospérité ; et à moi les moïens de vous convaincre de la tendre amitié et de la plus vive reconnaissance avec laquelle je serai toute ma vie

 

            Ma Chère Dame,

 

            Votre trés-obligée et trés-affectionnée amie,

 

 

 

                                                                                   La Comtesse Lascaris de La Brigue.

 

__________

 

(1)   : Cette généalogie a disparu des papiers d'Emilie.

 

            J'avois dessein de vous envoïer l'arbre généalogique de toutes les branches de notre maison, mais comme içi on ne peut affranchi les lettres que jusqu'au delà du Var, je n'ai pas osé vous faire faire cinq ou six livres de fraix de poste. Je vous envoie seulement une généalogie qui commence par [?] pour prouver les droits sur le fief et biens de Deux fréres.

 

 

 

 

 

 

 

Le Comte de Lascaris fait une déclaration à Emilie

 

 

 

 

 

            C'est un amour tout à fait romantique ! On y échange des malheurs. Emilie veut se marier, elle veut aussi aller à Londres retrouver trace de ses parents. Du coup le jeune comte de Lascaris découvre sa passion à Emilie : elle n’est pas naissante, elle date de bien plus longtemps. Par contre, en homme d'honneur, il refuse carrément qu'elle l'entretienne.

 

 

 

 

 

            A Mézière ce 26 May 1764

 

 

 

            Je n'ai pas besoin, ma très chère amie, de mettre à l'épreuve votre amitié et votre coeur pour être convincu de la sincérité de l'un et de la bonté de l'autre ; vous ne me rendriés pas justice, si vous doutiés un seul moment du retour, et si vous êtes occupée de ce qui me regarde, soies assurée que je le suis incessemment de tout ce qui a du raport à vous même. Quoique j'ignore vos affaires et vos malheurs, le désir que j'ai de les partager fournit à mon imagination des idées capables de m'affliger pour le moins autant que si j'étois au fait de tout ce qui vous regarde ; vous vous trompés par conséquent quand vous dites que je suis plus heureux que vous ; vous me forcés à vous découvrir mon âme par le triste sujet que vous traités dans votre lettre, vous vérrés ma chère amie, que ni je suis heureux, ni il y a aparence que je le sois de la vie.

 

            Vous ne pouvés juger de l'état de mon âme qu'en vous faisant l'aveu de ce qu'elle renferme, je sai que je risque de perdre votre amitié, mais les nouveaux engagements que vous projetés, et la volonté de vouloir me servir de mère en tout, m'oblige à vous découvrir qu'il y a long-tems que vous êtes le seul objet de mes plus tendres désirs. Oui ma trés-chére amie, il y a long-tems que mon coeur a renoncé, à votre égard, à la simple amitié ; n'alés pas dire que j'ai abusé de votre confience, ma situation présente et le peu de connoissence que j'ai de ce qui vous regarde, m'empêché de vous ouvrir mon cœur ; vous le voiés à présent tel qu'il est ; pour ce qui regarde vos engagements, je ne puis que plaindre mon sort et ma position ; qui n'est pas assés heureuse pour pouvoir vous offrir, avec un coeur tendre et respectueux, une fortune brillante ; par l'aveu sincère de mes sentiments, vous pouvés juger de l'état de mon âme, et sentir combien je suis à plaindre à tous égards, je me croirai cependant assés heureux si vous conservés pour moi cette tendre amitié que vous m'avés tant de fois témoignée.

 

            Pour les engagements qu 'on vous propose de contracter, permétés que je vous observe qu'il n'y a aucune affaire pour importante qu'elle puisse être, qui doive vous obligee à sacrifier votre repos, en faisant quelque chose qui répugne à votre coeur. Vous êtes née pour faire le bonheur de celui qui sera assés heureux pour vous plaire, votre félicité par conséquent ne dépend que de vous ; en mon particulier, ma chère amie, je partageai toujours vos plaisirs et vos peines, je formerai des veux pour que le bonheur vous suive constemment, et pour n’avoir d'autres liens que ceux qui m'attachent à vous, je vivrai toute ma vie pour l'amitié. Je vous remercie des soins que vous avés pris pour ce qui regarde mes intérêts, quoique je crois qu'il sera assé dificile dé faire nomer un étranger pour mon tuteur ; d'ailleur il faudroit procéder avec mon oncle paternel ; j'en écrirai au premier jour à ma chère mère ; et pour quelques affaires particulières je suis persuadé que ce conseiller au Parlement pourroit me rendre service, aiant du bien à liquider en France dans le département du Parlement de Provence.

 

            Après l'aveu que je vien de vous faire, ma chère amie, je ne puis vous envoïer ce que vous demandés, pour ce qui regarde l'éxécution de ce que vous vouliés faire pour moi ; metés-vous à ma place, ma chère amie ; vous vérrés que je ne puis ni dois vous être à charge jusqu'au point que vous le désirés ; vous êtes mon juge et ma plus tendre amie ; vous ne devés rien exiger de moi qui puisse vous donner la moindre occasion de douter de mes véritables sentiments ; vous avés été chargée par ma chère mère de tenir sa place, mais elle ignore certainement la place que vous tenés dans mon cœur ; ainsi votre amitié, si j'en suis digne, est tout ce que je vous demande, et tout ce que vous pouvés m'offrir. N'aiés nule inquiétude de ma situation, ne cherchés qu'a vous faire un sort heureux, je sentirai moins, et la perte de tout ce que j'ai de plus cher, et le poid de tous les désagréments de la vie ; soiés asurée que je vous aimerai toujours, quelqu'évènement qui puisse ariver et que je serai toute ma vie

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur et ami très affectionné

 

 

 

 

 

                                                                                                                                  Lascaris

 

 

 

*

 

 

 

Le voyage à Londres

 

 

 

 

 

            Emilie a fait le saut : la voilà partie pour Londres. Elle va rechercher ses parents, éclaircir le mystère de sa naissance. Après avoir proposé le mariage au comte de Lascaris, j'ai l'impression qu'elle ne sait pas très bien ce qu'elle veut. De Paris, Gentil-Bernard, qui l’aime tendrement, la suit des yeux dans ses déplacements : elle est descendue à Rouen chez M. Horrutence, un banquier dont je ne sais rien de plus que ce qui s'en dit dans les lettres.

 

 

 

            A Paris le 26 (mai 1764)

 

 

 

            Je nay qu'un moment ma belle amie pour accuser la réception de votre lettre de Roüen qui mapprend votre arrivée en cette ville, vous faites bien de donner à lamitié les soins quelle mérite de vous. Je prends part à la santé de M. Horrutence et je suis sur que votre présence sera le meilleur beaume et le plus propre à son rétablissement que je désire ainsi que vous. Je vous remerçie du détail que vous me faites de vos dispositions avant votre marche, il me paroit que vous avés obvié à tout avec votre intelligence ordinaire. On ma apporté vos clef qui sont en dépôt ainsi que vos cassettes; on ne m'a point encore remis de lettres pour vous, je seray fidèle à l'instruction que vous me donnés et jattendray vos ordres, mes voyages de Choisy pourront apporter peut être quelque retard à mes envois, mais ils ne peuvent être que d'un ou de deux jours ; prenés soin de votre santé, surtout point d'exercices violent, modérés vous surtout à la chasse. Je vous conseille de suivre plutôt la marche modérée de votre hôte que celle de vos toutous que j'embrasse. Mille bonjours à belle dame que j'assure de mon respectueux et éternel attachement.

 

 

 

 

 

            Paris le 31 may. (1764)

 

 

 

            M. Nerel vient de me remettre la lettre cy jointe que je vous adresse à Calais, je souhaite, Madame, que vous y arriviés à bon port. Jay été fâché d'apprendre que vous étiés partie si tard de Paris, je crains que vous n'ayés pu arriver le même jour à Roüen. Votre fatigue en aura été plus grande. Je ne suis point en peine de votre séjour en cette ville, votre hôte, auquel je vous prie de vouloir faire mes compliments, vous l'aura rendu agréable, et ses conseils ne peuvent que vous être fort utiles pour la route quil vous reste à faire. Vous m'avés flatté de me donner un mot de vos nouvelles en partant de Calais. Je vous rapelle cette promesse et je vous en demande l'éxécution par l'interest sensible que je prends aux évènements de votre course. Je viens d'apprendre des nouvelles de votre domicile, tout s'y porte bien, oiseaux, bêtes et gens. Les toutous sont fort gais malgré l'absence de ce quils aiment. Me d'Aimés vous fait ses amitiés. M. Nerel vous présente ses respects. Recevés l'assurance des miens. Je me hâte de clore ce billet pour que le courrier l'enlève et le porte au bord de lamer que vous allés traverser. Je fais ma prière au dieu Neptune pour quil vous soit favorable, et je vous réitère, Madame, l'assurance de tous mes voeux et la protestation de mes hommages.

 

 

 

 

 

Toutou fils à sa belle maîtresse

 

 

 

 

 

            Malgré tous les soins qu'on à de moy, je trouve le temps bien long ; jay toujours la tête à la fenêtre pour voir venir maîtresse, j'aboyé quand on sonne, croyant la voir entrer, cependant je mange et dors bien ; il a fait si chaud que ma robe m'incommodoit fort, j'ay dit à maman Dalmés de me faire tondre, comme sa petite, et je suis fils fils tondu, beau à ravir. Maîtresse ne me grondera pas sil luy plaît. On dit qu'il y a les plus beaux toutous du monde dans le pays où vous estes ; ah! Maitresse, si vous en aimés quelqu'un plus que moy, toutou fils vous reverra, pleurera et mourra dans vos bras. Papa vous dit bien des choses, mais que j'en sens bien plus que luy !

 

 

 

*

 

 

 

            On le voit, Toutou fils (par le truchement de Gentil-Bernard) prend bien le départ de sa maîtresse ; il n'en est pas de même du comte de Lascaris, qui au fond de sa garnison de Mézières, se désespère.

 

 

 

 

 

Le Comte de Lascaris à Emilie

 

 

 

 

 

            A Mézière ce (?) May 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Je n'ai pu ma chère amie répondre tout de suite à votre lettre ; mes réflexions auroient été trop triste le moment après en avoir fait la lecture, et j'ai eu beaucoup de peine à me résoudre pour répondre à tous les articles. Votre estime, votre amitié et tous les sentiments qui prennent sa source dans votre coeur fairoient le bonheur de ma vie si je n'étois dans l'impuissance de pouvoir vous témoigner ma sensibilité par des endroits flateurs pour un coeur qui vous est entièrement dévoué ; la confiance que vous m'avés fait d'une partie de vos malheurs m'a pénétré jusqu'au fond de l'âme, ne me privés pas autant qu'il est possible d'une confiance qui m'est si chère, ne craignés pas de m'atrister, quoi que mon coeur en seigne, et que je sois attendri jusqu 'au larmes, je préfère cette situation à la joye la plus parfaite.

 

            Ne dites pas, ma chère amie, que l'opposition à mes désirs se trouve dans votre âme, et que vous devés combattre un désir qui fairoit peut être le malheur de ma vie, à ces sentiments on reconnoit l'amitié toute simple, mais si j'étois assés heureux pour être aimé de vous un jour, autant que je vous aime, je suis persuadé que vous ne trouveriés point d'obstacle à notre bonnheur mutuel, on peut aimer sans être ni riche ni heureux, en mon particulier qui ne suis ni l'un ni l'autre, je sai que je vous aimerai toute ma vie quoique ma situation et beaucoup d'autres obstacles, qui paraissent presqu'invincibles, s'oposent directement à l'objet de tous mes voeux. Ainsi ma chère amie, quoique selon vous je sois fait pour le bonnheur et les plaisirs, je rennonce absolument à tous ceux que je ne puis pas partager avec vous.

 

            J'ai eu beaucoup de peine à me résoudre pour vous envoyer le détail que vous exigés de moi, je vous l'envoie cependant de crainte d'être taxé de ridicule ou d'entêté ; mais ma chère amie faites attention que je me croirois indigne de vivre si vous faisiés quelque chose pour moi qui pû nuire la moindre chose à vos propres affaires, mes regrets seroient sans fin, et j'aimerois mieux vous perdre de vue pour quelque tems que de vous causer la moindre petite peine, ainsi si vous paie de retour un coeur qui vous aime tendrement, ne consultés ni ma situation ni le peu de ressource que j'ai, ce seroit me mettre dans le cas de vous perdre pour toujour, consultés le tems et les circonstances. Pardon, ma chère et tendre amie, si je prend la liberté de faire des remontrances, je n'en fairois point si la tranquilité de mon coeur n'en dépendoit.

 

            Je vous préviens qu'il n'y a pas du tout d'aparence que le régiment reste içi plus de quatre ou cinq mois, quel chagrin si j'étois forcé de m'éloigner de vous plus que jamais. Métés vous à ma place, il est moralement impossible que je sois tranquile un moment ; plaignés-moi ma chère amie, et cherchés un moyen, s'il y en a un, qui soit capable de me rendre plus suportable une aussi longue et cruelle absence, je m'en raporte à votre amitié, qui m'est aussi chère que ma vie, ne restés pas long-tems sans m'écrire, et dites-moi si ma chère mère a fait réponse à votre lettre. Soyés assurée de ma plus vive reconnoissence, et des sentiments les plus tendres et les plus sincères avec lesquels je serai toute ma vie, ma très chère amie,

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur

 

                                                                                              Lascaris Vintimille

 

 

 

            A Meziére ce 6 Juin 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Quoique je n'ai pas répondu exactement à votre lettre ; avés vous pu, ma chère amie, atribuer ce retardement à ma paroisse, ou à un manque d'amitié de ma part ? Je ne saurois vous oublier à moins que je ne m'oublie moi-même, vous jugeré, par la réponse que vous devés avoir reçue, conforme à toutes vos volontés, qu'une raison qui prend sa source dans la tendresse du coeur a été la cause que ma lettre ne vous a pas trouvée à Paris ; je vous envoyé dans la même le détail que vous me demandés, j'avoüe que j'ai eu beaucoup de peine à m'y résoudre, parce qu'il est naturel de ne pas vouloir être à charge de ce qu'on aime.

 

            Vous êtes partie pour Londres, ma chère amie, sans me mander la moindre chose, j'étois content parce que je croÿois que ce voyage étoit rompu pour toujours, mais je commence à être un peu inquiet quoique vous disiés que vous n'y r esterés que huit jours, écrivés moi je vous en prie, je crains fort que l'air natal ne vous retienne plus longtems, dites moi si votre voïage a été heureux, et faites en sorte dans votre première lettre, de me mander votre départ de Londres. Quoique je ne vous voie pas, je suis plus content quand je sais que vous êtes prés de moi. Aimés moi toujours, c'est l'unique bien que mon coeur désire. Ne vous fâchés pas de mes malheurs, plus ils sont grands de part et d'autre, plus les liens de nos coeurs doivent se resserrer. Soies persuadée de mon côté que je serai toute ma vie

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur et très affectionné

 

 

 

                                                                                                          Lascaris Vintimille

 

 

 

*

 

 

 

Gentil-Bernard à Emilie

 

 

 

 

 

            Dimanche 3 Juin (1764).

 

 

 

            J'ay receu hier la lettre d'Emilie dattée de Rouen du 31 du mois passé ; j'apprends qu'elle se porte bien du voyage, qu'elle se trouve bien du séjour et que son départ est retardé. Je ne suis point étonné de la bonne réception ; je souhaite aux anglois les mêmes yeux qu'à nous. Comme jay compté que vous sériés à Calais le samedy selon votre projet, jay adréssés dans cette ville une lettre que vous y trouverés de Mr de Lascaris. J'en joins icy une que je crois venir de Mad. sa mère. Elles vous mettront à portée de juger des interests de famille (1), jespére que ce paquet cy vous trouvera encore à Rouen. Si vous aviés suivi votre premier plan vous auriés pu passer la mer avec M. Macartney (2) il doit être à Calais aujourdhuy pour passer en Angleterre. Il va prendre les ordres de sa Cour pour se rendre à celle de Russie où il est nommé envoyé extraordinaire. En tout cas vous pouvés le voir à Londres si vous avés affaire de luy, peutêtre estes vous informée déjà de l’employ qu'on luy donne. Dés que jay reçu hier votre lettre jay passé chés vous pour m'informer de tout ce quy vous intéresse ; celuy qui est votre folie se porte aussi bien qu'en votre présence, aussy gay qu’à son ordinaire, avec l'indifférence et l'oubly des absents que vous pouvés luy désirer, les bêtes sont bien plus sages que nous. J'ay lu celà dans Esope. Moretto pense comme  son fils. J'ay trouvé M. Nerel qui faisoit l'amour à Mad. dalmés en présence de votre chambrière. Tout se passe bien dans cet intérieur, soyés tranquille. Mad. Le Vasseur n'a rien fait remettre chés moy ny chés vous, le collier et la pomade formeront un petit paquet qu'on vous enverra par le 1er carosse, n'étant pas susceptible d'aller par lettre. Donnés moy des tracas, des affaires, des soins vous ferés mon bonheur, ne désirant que de vous marquer ce que je pense et l'attachement sincère et respectueux que je vous ay voué. Jay été fort enrhumé depuis votre départ, ce qui m'a fait retarder mon voyage de Dampierre. Je compte m'y rendre demain pour y passer quatre ou cinq jours. Je n'y seray que ce temps là, pour revenir et être plus à portée à Paris d'éxécuter vos ordres si vous m'en donnés. Vous m'écrirés un mot de Calais avant votre départ comme vous me l'avés promis, pour que je sache quel Royaume vous habités. Le votre jusquicy n'est pas de ce monde, ce qui ne fait point honneur à la justice de celuy qui les distribue.

 

 

 

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(1) : Ce sont les lettres du 22 avril et du 25 mai 1764 du Comte de Lascaris.

 

(2): Lord Macartney, diplomate anglais. On a de lui un "Voyage à la Chine". Gouverneur, en juillet 1779, de Grenade, il y sera fait prisonnier par les Français de l'amiral du Petit-Thouars.

 

*

 

 

 

Gentil-Bernard à Emilie

 

 

 

 

 

            A Paris, juin 1764.

 

 

 

            Vous voilà donc, belle Emilie, dans le lieu de votre naissance, dans cette patrie inconnue où le ciel vous a jetté, où il vous ramène par la fatalité d'une étoile qui devrait bien en éprouver quelque autre que vous. Je souhaite que vous soyez aussi contente des habitants de Londres que de ceux de Calais ; je n'ose songer au principal objet de votre voyage. Vous êtes au fait de tout présentement et je vous désire plus de satisfactions que je n'en ose attendre.

 

            Vous m'avez adréssé une lettre pour M. le Marquis (1) de Carracioli, croyant qu'il était içi. Vous ignoriez que sa résidence est à Londres même, où il est envoyé par la Cour de Naples. Vous l'apprendrez sans doute en arrivant et vous pourrez prendre l'éclaircissement de cette aventure singulière qui peut n'être que l'effet d'une méprise. Votre lettre me restera donc. Je ne vous envoie point une autre qui est arrivée chez vous venant de Londres d'une personne qui vous aura déjà vue. Je crois que le baron, qui se porte très bien à présent, vous a fait passer quelques lettres en vous écrivant. Je suivrais d'ailleurs ce que vous me prescrivez et j'attendrai vos ordres pour la suite.

 

            J'aurais du commencer, sensible Emilie, par l'objet qui vous intéresse le plus ; par mes félicitations sur la plénitude de la joie que vous a causé cette lettre du Nord. Vous m'aviez mis à portée de connaître tout le prix de cet évènement ; je le partage bien sincèrement. Le Ciel vous devait au moins ce dédommagement pour adoucir le moment critique qu'il vous fait essuyer. L'enthousiasme de votre lettre ne m'a point étonné, et m'a peint votre situation de manière à me faire passer votre ravissement, savourez cette goutte céleste qui se trouve au fond de votre calice d'amertume. L'amour et l'amitié vous seront fidèles ; passez le reste à la nature marâtre.

 

            Votre rêve de Calais n'avait pas le sens commun. Tout ce qui vous intéresse à Paris se porte bien. J'ai vu ce matin votre meute, très vive et très alerte. La gardienne ne les quitte pas. Portez ailleurs vos inquiétudes, et s'il se peut n'en ayez point. Surtout ne vous livrez point à la populaire erreur de ces rêves de chien.

 

            Je m'acquitte de vos commissions pour la rue des Saints Pères. Je vais attendre avec autant d'impatience que de curiosité l'histoire de la reconnaissance et le dénouement de cette pièce compliquée. Je crains que l'intérêt ne roule que sur vous. C'est ce qui m'y attache, dites nous en vite des nouvelles, le plus véritable intérêt m'anime et j'en fais des protestations pour la vie à ma chère Emilie.

 

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(1): Domenico Caraccioli (1715-1789). Né à Naples. Ambassadeur à Turin, Londres, Paris, puis Vice-Roi de Sicile. C'est un lettré.

 

 

 

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Le Comte de Lascaris à Emilie

 

 

 

 

 

            A Mezière ce 26 Juin 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Je répond, très chère amie, à votre dernière lettre, moins pour vous témoigner les sentiments que j'ai pour vous depuis long-temps, que pour vous presser de quitter un pais qui est pour vous la source de tant de chagrins ; je les ignore, mais vous m'en parlés d'une façon à me faire trembler, et à ce que je vois, votre départ de Paris m'a affligé à juste raison, rapelés-vous que vous m'avés promis de n'y rester que huit jours, si vous tenés parole ma lettre ne doit plus vous trouver à Londres.

 

            Cessés, chère et tendre amie, de vous affliger de mes malheurs, je ne les sent plus depuis que j'ai connoissence d'une partie des vôtres, et le coeur que vous m'offres pour me consoler est un bien qui comble mes désirs. Si j'ai quelque chagrin c'est de penser que je ne serai peutêtre jamais assés heureux pour jouïr entièrement de mon propre bonheur, je travaillerai cependant toute ma vie pour y parvenir.

 

            Je vous remercie des peines et des soins que vous vous êtes donnés à l'égard de mes affaires domestiques, je souhaite que vos projets réussissent, et être à même de pouvoir me passer, et être indépendant des personnes qui m'accordent leur protection, pour me laisser vieillir dans l'obscurité, ce seroit un obstacle de moins à mon bonheur.

 

            Vous me faites espérer de vous voir à Meziére, ou dans ses environs, à votre retour de Londres. Je ne saurois exprimer la satisfaction que j'aurois à vous voir, ce seroit le moment le plus heureux de ma vie. Pourriés vous pas sans conséquence négliger quelque petite affaire pour soulager un coeur qui est à vous, et qui soupire après vous ? Je m'en flate jusqu'à ce que je ne reçois de vos lettres de Paris ; en attendant si vous m'aimés tant soit peu, n'entreprenés rien qui puise troubler le repos d'une âme si belle et si chère ; en mon particulier soiés persuadée que je n'aurai point de chagrin quand vous n'en aurés point, et tant que vous m'aimerés ; mon âme est confondue avec la votre, et je serai toute ma vie

 

            Vôtres trés-humble et très obéissant-serviteur et ami très affectionné

 

 

 

                                                                                                                                  Lascaris

 

 

 

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Gentil-Bernard à Emilie

 

 

 

 

 

            Paris le jeudi 28 Juin (1764).

 

 

 

            Ah! Que vous me soulagez! J'étais dans la plus vive inquiétude, je vous savais depuis quinze jours à Londres, et n'avais point encore de vos nouvelles. Votre lettre a été huit jours en chemin, et c'est ce qui m'a désolé. Enfin vous avez trouvé ce que vous cherchiez depuis si longtemps ; et si la fortune a été pour vous une marâtre, la Nature est une mère qui vous en fait trouver une digne de vous. L'enthousiasme de votre tendresse m'a fait verser des larmes, vous voyez que mon coeur me fait partager les vôtres en toute occasion. Je crains seulement que de si fortes révolutions jointes à la fatigue de vos voyages, n'altèrent votre santé. Prenez du calme et du repos ; donnez à la tendresse et à vos affaires le temps qu'elles vous demanderont, vous trouverez chez vous tout en ordre. J'y vais très souvent. Madame Dalmés est une amie digne de vous ; j'ai eu le temps de connaître ses sentiments et l'intérêt vif qu'elle prend à ce qui vous touche ; elle me le disputerait si vous n'aviez encor fortifié mon attachement et mon enchantement par des grâces qu'elle ne peut partager. Vos toutous se portent à merveille. Le Baron est à Compiégne pour le voyage ; à tout hasard je lui ai fait passer de vos nouvelles. Je crois que cette lettre ci vous trouvera encore à Londres, dut-elle être perdue, je jouis du plaisir de vous écrire, de vous féliciter, de m'attendrir avec vous. Ce n'est pas un temps perdu que celui qu'on donne au sentiment. Vous jouirez de celui de l'amitié à votre retour, il vous dédommagera des nouvelles acquisitions que vous venez de faire (1). Je vous ferais par intérêt mille et mille questions : il faut les remettre à votre retour. Faites le nous savoir, quand il sera déterminé, pour nous en donner le plaisir d'avance. J'arrangerais aussi mes petits voyages pour ne pas perdre un des moments où je pourrais goûter le plaisir de vous voir. Je fais de la lettre de M. Carracioli l'usage que vous désirez. Adieu, belle et tendre infortunée, le Ciel, j'en suis sur, vous fera perdre ce dernier épithéte. Vous savez tous les bonheurs que je vous souhaite. Les nouvelles du Nord, les découvertes de Londres, les amis de Paris doivent adoucir votre sort. Il ne manque à la félicité du mien que de vous voir de tout point aussi heureuse que vous méritez de l'être. Bonjour encore, ma charmante Emilie.

 

 

 

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(1): Emilie a retrouvé sa mère à Londres. Nous n'en saurons pas le nom.

 

 

 

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Le Comte de Lascaris à Emilie

 

 

 

 

 

            (Sans date) juillet 1764.

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Votre dernière lettre m'a trop effrayé pour que je reste plus long-temps sans demander de vos chère nouvelles ; n'auriés vous fait le voyage de Londre que pour augmenter vos peines et les miennes ? Je ne puis me tranquiliser là-dessus que je n'ai reçu de vos lettres, et pour peu que vous m'aimiès vous ne me laisserés pas long-tems dans l'attente, je n'oublie point que vous m'avés promis de ne rester que huit jours dans ce païs-là et ma lettre vous y trouvera peut-être encore. Quele raison assés puissante peut vous obliger à rester dans un païs où vous ne rencontrés que des sujets de chagrin? Quittés le pour toujour, ma chère amie, et rendés vous à la recherche des personnes qui vous aiment ; il n'y a pas d'affaire, pour importante qu'elle puisse être, capable de vous retenir malgré vous, et pour me servir de vos leçon même, la vie est trop courte pour la rendre pénible.

 

            Je n'ai plus reçu de nouvelles de ma chère mère, depuis votre dernière lettre ; je suis par conséquent en peine aussi de ce côté là, j'espère cependant que vous m'accorderés cette satisfaction en votre particulier, excepté que quelque malheur ne vous en empêche et je le craindrai jusqu'à ce que je n'en ai reçu. Aimés moi toujour ma chère amie et s'il est possible accordés moi la satisfaction de vous voir à votre retour, et vous assurer des sentiments les plus vifs et les plus sincères avec lesquels je serai toutte la vie Votre très humb. et très obi. Ser.

 

 

 

                                                                                                                                  Lascaris

 

 

 

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Madame Lascaris de Vintimille à Madame de Saurin

 

 

 

 

 

            Nice ce 2 Août 1764

 

 

 

            Je viens de recevoir, ma chère et aimable dame, votre obligeante lettre de Londres du 6 Juillet ; je suis charmée d'apprendre par la même votre heureux voiage et votre prochain retour à Paris.

 

            Je vous remercie infiniment des sentimens généreux que vous avez toujour pour mon fils, et j'espère qu'il se rendra digne de vos bontés par une conduite irréprochable. Je crois vous avoir assés détaillé dans ma précédente ses raisons et prétentions sur les biens de Deuxfréres qui sont dans la dépendance du Parlement d'Aix, si vous aurez besoin de quelqu'autre explication vous n'avez qu'à me le mander. Je souhaiterois qu'on peut porter ce procès au Grand Conseil, il y a un prétexte plausible pour celà, c'est que ces terres nouvellement échangées et passées sous la domination de la France ne sont pas encore pourvues de leurs juges, en cas que ce prétexte ne suffit pas, je pense que votre appui pourra bien en faire trouver quelqu'autre. A Paris l'affaire seroit plutôt finie, et la partie contraire n'uroit pas tant de facilité de chicaner. Enfin, Madame, puisque vous voulez avoir tant de bontés, jespére que vous chercherez les moiens les plus prompts et les plus efficaces pour venir à bout de cette affaire. Je n'ai pas manqué de faire parvenir vos complimens aux Comtesses Zoya et Ramela. Je vous embrasse de tout mon coeur, et suis avec autant d'amitié que de reconnaissance

 

            Ma Chère Dame

 

            Votre trés-obéissante servante et amie trés-affectionnée

 

 

 

                                                                       La Comtesse Lascaris de la Brigue

 

 

 

 

 

*

 

 

 

 

 

Le Comte de Lascaris à Emilie

 

 

 

 

 

            Meziére le 4 Aoust 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Si vos amis vous ont écrit tout le courier, je vous aurois écrit tous les jours, ma chère amie, si j'avois pu penser que mon silence qui n'a pas été bien long cependant, eut pu vous causer la moindre inquiétude. Par ma lettre que vous devés avoir reçue, vous aurés vu que je n'étois pas moins inquiet, après la réception de votre dernière ou vous me faisiés craindre des grands malheurs ; il y a aparence qu'ils se sont éclipsé puisque vous ne m'en parlés pas et que vous êtes caréssée d'une tendre mère, et de toutte une famille ; il me ser oit assés difficile de vous exprimer la part que je prend à cette heureuse révolution, il n'y a que votre coeur qui doit connoitre le mien, capable d'en juger, au reste je n'ai jamais été malade, et je n'ai d'autres désirs pour le présent, que celui de vous voir.

 

            J'espère, ma chère amie, que vous n'atribuerés pas mon silence à un manque de tendresse de ma part, mais à vous même, qui m'avés tenu jusqu'à présent dans l'attente de recevoir des nouvelles de votre départ de Londres ; je l'esperre d'autant plus que vous avés l'âme trop belle pour vouloir me déchirer le coeur par un doute si cruel ; soiés assurée que je suis entièrement à vous, et croiés moi pour la vie

 

            Madame,

 

            Votre très humble et très obéissant serviteur et très affectionné

 

 

 

                                                                                                          Lascaris Vintimille

 

 

 

 

 

            Meziere ce 22 Aoust 1764

 

 

 

            Madame

 

 

 

            Au moment que je