UNE AMIE DE GEORGE SAND À MAJORQUE, HELENE CHOUSSAT-CANUT

 

 

Par Jean Escande

 

 

 

 

 

Les trois frères Choussat, nés à la fin du XVIIIe siècle à Escoussens, eurent des destinées bien différentes. Joseph, l'aîné, a vingt-huit ans en 1797 quand son père, le vieux Choussat Cadet, négociant, lui lègue à quatre-vingt-trois ans une succession fort obérée. Joseph, personnage nonchalant, restera vieux garçon et ne dut pas faire fructifier les affaires paternelles, car sous Louis-Philippe en le trouve employé chez M. Négret, commerçant à Castres.

 

Jean-Étienne, le second, plus vif et remuant, est aussi de loin le plus intéressant. Ayant commencé tout jeune à remplacer l'instituteur du village, qui, de l'avis des Escoussendols, ne sait ni lire ni écrire, il quitte bientôt ce métier de misère. A vingt-et-un ans, en 1793, il est pris par la levée en masse, qui envoie aux frontières tous les jeunes gens valides (sauf ceux qui désertent dans les bois). Comme nous sommes en guerre avec l'Espagne, notre héros est expédié à l'armée des Pyrénées-Orientales. Qu'y fait-il? Le plus clair qu'on en apprend c'est qu'il est fait prisonnier et ne revient qu'en 1795. Gageons que dans cette capti­vité il a dû se faire des relations, car des années après, nous le retrouve­rons, lui et sa famille, retirés après de mauvaises affaires à Majorque comme secrétaire du consulat de France.

 

Les mauvaises affaires, Jean-Etienne les a faites avec son frère cadet, Just. Alors que Joseph a eu « Fabrique » à Escoussens, Jean-Étienne et Just ont eu en partage le moulin de Combanière, ou moulin de l'Oule, qui dresse toujours ses sombres bâtiments à moitié ruinés au fond de la gorge creusée dans la forêt par le Vernazobre.

 

Les deux frères, en 1800, donnent le moulin et ses pacages en fermage à des conditions si exorbitantes que certainement ils ne durent pas trouver beaucoup d'amateurs. Ils essayèrent de le faire fructifier eux-mêmes, et ce fut encore pire. Comme ses frères, Just avait un métier, percepteur de la commune, qui ne lui rapportait que des rebuffades, les Escoussendols d'alors pensant, comme ceux d'aujourd'hui, « qu'entre payer et mourir on est toujours à temps. » Finalement, ayant épousé la fille du meunier Bourjade, Jeanne, Just se fit meunier au moulin de l'Avessenc, qui porte toujours son nom : le moulin de Just. Il y coula des jours tranquilles, ainsi que ses descendants qui portèrent son prénom jusqu'au début du XXe siècle.

 

En 1800, Jean-Étienne épousa à Castres une demoiselle Bruel, Marie­-Magdeleine-Julie, qu'il appelle « Bruclotte » et dont il eut quatre enfants aux prénoms d'un romantisme bien marqué: Isidore, aventureux voyageur de commerce dont son père est très fier, Hélène et Zélie. Quant à l'aîné, Adrien, dit « le Parisien », pour une raison inconnue il a fui sa famille et surtout son père, qui a très mauvais caractère. C'est un instable, qui connaîtra loin des siens une fin tragique.

 

Hélène, qui nous occupe, après avoir été une jeune fille coquette qui se souciait beaucoup de ses beaux cheveux noirs, fit un grand mariage : elle épousa un banquier français influent à Majorque, Basile Canut, que d'autres appellent Antoine, mais c'est bien du même qu'il s'agit. Elle a toujours des descendants dans l'île.

 

Passons sur les affaires de Jean-Étienne, qui sous l'Empire fait du trafic de fournitures pour l'armée d'Espagne. On le retrouve en 1832 installé à Palma. Ses enfants correspondent avec Joseph, leur oncle d'Escoussens installé à Castres. Apparemment on ne trouve pas grand chose à Palma, car la plupart des lettres demandent du coton à broder, de la pommade pour les cheveux, un catéchisme ou une poupée pour Zélie, et autres colifichets. On ne manque pas d'essayer de vendre. « Les huiles sont en ce moment d'une cherté affreuse » écrit Hélène qui sert de secrétaire à son père. « La récolte a entièrement manqué. » Elle commande une palatine de chinchilla dont un colonel inconnu veut faire la surprise à sa femme. « On la veut belle et le plus tôt qu'il sera possible... Je crois qu'il faudra vous adresser à Toulouse. »

 

En septembre 1835 tout est chamboulé : la guerre civile a éclaté en Espagne. Elle durera, plus ou moins larvée, jusqu'en 1940. D'un côté les loyalistes tiennent pour Isabelle II, «l'innocenta Ysabel » fille de l'affreux Ferdinand VII, qui avant de mourir a aboli la loi salique pour que sa fille puisse régner. La petite reine n'a que cinq ans et c'est sa mère, la reine Marie-Christine, qui assure la régence. Cela ne fait pas l'affaire de Don Carlos, oncle d'Isabelle, qui veut régner lui aussi. Les Espagnols s'enflamment. La guerre civile courra tout le long du siècle et fera des milliers de morts. On en trouve des échos dans les lettres de l'aimable Hélène et de son frère Isidore.

 

 

 

« Palma, le 2 septembre 1836.

 

 

 

« Que vous est-il donc arrivé, mon cher oncle, puisque vous n'avez point répondu à la lettre que papa vous écrivit pour vous annoncer la naissance de mon fils ? Êtes-vous malade et dans l'impossibilité de nous donner de vos nouvelles ? Êtes-vous fâché contre nous ? Et pour quelle raison ? Au reste, Isidore qui nous a écrit la semaine dernière, se plaint aussi de votre silence, de sorte que je ne sais plus maintenant à quoi l'attribuer. Je ne puis croire cependant que ce soit par indifférence et je connais assez l'attachement que vous aviez pour moi pour conserver un moment l'idée qu'il ait pu s'altérer aussi vite, et je ne doute point que vous ne ressentiez un véritable plaisir lorsque je vous dirai que mon fils se fait gros et gras, qu'il est très fort pour son âge, et qu'il est blanc et frais comme une rose. Nous l'aimons tous à l'adoration, et je vous assure que nous avons plus d'une querelle ensemble pour savoir à qui l'aura.

 

« Je profiterai pour vous envoyer ma lettre du bâtiment à vapeur le "Phocéen" qui doit arriver incessamment et qui est attendu avec impatience à cause de sa beauté, l'on dit que tout y est de la plus grande magnificence et que les colonnes et les rampes d'escaliers sont en cristal. Nous le verrons je l'espère. Au reste je ne suis pas fâchée d'avoir cette occasion sûre pour vous envoyer mes lettres, car tout en Espagne va tant bien que mal. Les Majorquins quittent Majorque tandis que ceux du continent viennent s'y réfugier. Je crois que ces derniers ont raison. Tout y est jusqu'à présent bien tranquille, Dieu veuille que cela continue. Vous feriez bien, mon cher oncle, lorsque vous nous écrirez, d'adresser vos lettres à Isidore qui nous envoie les siennes par un bateau à vapeur qui fait le voyage de Marseille à Barcelone. Nous les recevons assez régulièrement. Adrien vient aussi de nous adresser une longue missive, (qui sont toujours très rares), et dans laquelle il nous mande qu'il est toujours le même. Vous savez qu'il est incapable de changement.

 

Adieu mon cher oncle, rien de nouveau à Palma. Papa, maman et Zélie se portent à merveille, et moi je vous embrasse de tout mon cœur et suis votre dévouée nièce.  

 

 

 

Hélène CANUT.

 

Bazile se rappelle à votre souvenir ».

 

Jean-Étienne Choussat à son frère Joseph à Castres :

 

 

 

« Palma le 12 septembre 1836,

 

 

 

Mon cher frère,

 

 

 

Voilà près de six à sept mois que je n'ai pas reçu un mot de ta main. Je n'ose pas pourtant m'arrêter à l'idée que tu ne m'as pas écrit, et j'aime mieux attribuer le manque de tes lettres à des accidents, des circonstances, comme l'interception des courriers en Catalogne, comme cela arrive assez fréquemment depuis que la guerre civile désole ce pays ou à quelque négligence commise dans les bureaux de Poste. Si ce n'était pas là le vrai motif de cette privation, quel peut-il donc être ? Serais-tu malade ? Et n'y aurait-il auprès de toi aucune personne assez complaisante pour nous en instruire ? Es-tu dans ton lit ? As-tu quelque sujet de te plaindre de moi et de nous tous ? Et l'espèce de pronostic que j'avais craint, il y a quelques années, de me voir oublié ici de tout le monde, s'accomplirait-il ? Ce serait, je t'avoue, un bien grand surcroît d'amertume à mon éloignement. Je n'ose encore y croire, et j'ai la douce espérance que cette lettre vous tirera les uns ou les autres de la léthargie où vous restez. Tu ne peux pas m'opposer cette fois que tout cet intervalle s'est passé sans que tu aies reçu de mes lettres; celle qui t'annonçait la naissance du petit Bazile t'est parvenue à coup sûr, puisque plus tard, et lorsque Hélène a annoncé cet heureux événement à Mimi Bruel, et que cette dernière a cru le communiquer la première à nos [...passage mangé par les rats] puisque tu as été le premier à qui je l'ai fait savoir ?

 

Au nom de Dieu, mon cher frère, écris-nous ; tu nous tireras d'une incertitude cruelle ; parle nous de nos amis, de nos parents et des choses qui peuvent nous intéresser. Il me semble que je lis déjà ta lettre; je la dévore d'avance ; puissè-je ne pas être trompé dans cet espoir; le vœu de toute la famille est le même.

 

Je reçois assez fréquemment des lettres d'Isidore, qui est assez content de son sort présent: il t'aura dit sans doute qu'il est aux appointements de 100 F par mois, au moyen de quoi il peut fort bien se suffire ; et nous soulage infiniment, par cela seul que nous n'avons besoin de lui rien fournir. J'ai appris d'ailleurs qu'on est content de sa conduite et de son amour du travail. Avec ces qualités on recueille des antécédents qui tôt ou tard font surgir à une meilleure position. Je n'ai pas besoin de te recommander de lui continuer, en lui écrivant, tes bons conseils. Je n'en suis pas avare dans mes réponses.

 

"Le Parisien" m'adressa, il y a environ trois mois, une lettre que j'attendais depuis deux ans; il justifie son silence par des absences qu'il a été obligé de faire de la capitale, pour suivre quelques négociants dans des voyages ou pour des liquidations à faire, tantôt à Rouen, tantôt dans le Nord de la France; il se porte toujours bien, dit-il, il vit sans trop de gêne, mais il est presque [... passage mangé par les rats] avait trop appris à ses dépens, pour ne pas lui donner de bons avis.

 

Je n'ai pas cru devoir plus longtemps lui refuser l'adresse d'Isidore, mais j'ai mis soigneusement celui-ci en garde contre tout ce qui pourrait lui advenir de la part de son aîné, s'il s'écartait des convenances.

 

Le petit Bazile croît à vue d'œil et en connaissance. C'est véritablement un modèle des beaux enfants. Nous en sommes tous fous. Les dames du consul veulent le voir tous les jours et l'avoir chez elle avec la mère ; quand la bonne qu'on lui a donnée le porte dans les rues, on l'arrête pour le voir, tant il est frais, gras et gentil, à l'âge de trois mois et demi. Son papa ne se rassasie pas de le voir, et de l'égayer, à quoi il commence de se prêter à merveille. Dieu nous le conserve !

 

Zélie est à la campagne, depuis quelques jours, pour tenir compagnie a son amie Mlle Renard la jeune, que pour cause de santé, les médecins ont reléguée. Elle nous écrit tous les jours pour savoir des nouvelles du poupon qu'elle est impatiente de revoir et de soigner; car tu sauras qu'elle veut exclusivement en être la femme de chambre. Elle le lave deux ou trois fois par jour, elle le coiffe, elle le dorlotte comme une seconde mère.

 

Bruclotte se porte bien, à quelques érysipèles près qui se reproduisent de temps à autre, mais qui n'ont pas de suite fâcheuse. Elle a comme moi le malheur de vieillir; mais que faire ? Tel est l'ordre de la nature; il faut s'y conformer.

 

Hélène est l'image des bonnes nourrices, c'est assez, je crois, t'en dire sur sa santé. Son époux a trop d'occupation et gagne trop [... passage mangé par les rats]. Donne-nous quelques nouvelles de Castres et des événements qui pourraient intéresser notre [...] Tu ne nous parles jamais de rien. Maurice qui est au courant de tout, pourrait [...] recueil des nouvelles ; et faute d'en savoir, il est unique pour l'invention. J'ai su que le pauvre Landes était mort, mais ce n'est pas par toi. Notre parenté [...] de m'être cher, étends toi un peu sur ce point. Que fait ma marraine? Il me semble la voir [...] écu par la fenêtre à tous les passants. »

 

 

 

Le 3 décembre, Isidore écrit de Marseille à son oncle Joseph :

 

 

 

«Aujourd'huy seulement j'ai reçu la lettre que vous trouverez ci-joint. Elle est d'une date un peu éloignée, et comme je sais que vous aimez beaucoup les preuves, je joins aussi le timbre de la poste pour vous prouver qu'elle ne s'arrête pas en mes mains. Elle partira de Marseille demain matin à 6 heures. Si vous voulez répondre de suite, je vous engage à m'envoyer votre lettre et avant le 12 qu'elle me soit arrivée, car nous aurons ce jour-là un bateau à vapeur pour Barcelone et je me dispose à écrire par la même occasion. Vous ne devriez pas de quelque temps faire passer vos lettres par la Catalogne, mais bien par Marseille, la Catalogne est envahie par les Carlistes qui pillent tout le courrier et le brûlent. En écrivant par cette route, voyez les risques que vous courez, et si vous l'avez fait jusqu'à présent, je ne m'étonne pas que l'on se fâche de ne pas recevoir de vos lettres.

 

Pour votre bonne règle et gouverne, je vous dirai, que, quoique papa vous dise dans sa lettre qu'il vous a écrit souvent par voie d'Agde et de Marseille, cette lettre est la première que je reçois pour vous, et vous voyez si je fais diligence à vous la faire parvenir. Elle aurait dû être en votre pouvoir un jour avant, mais le capitaine Gaubert qui en était porteur, n'ayant pas voulu se donner la peine de me l'apporter, l'a jetée à la poste.

 

Je vous annonce la mort de Mlle Maria Antonia Fortuny, belle-sœur de M. Cardona, morte d'un cancer au sein, c'était une grande amie d'Hélène.

 

Papa me charge de vous dire la phrase suivante : "Tu nous dis que ta tante Fabre est valétudinaire, cela m'afflige, et quand tu écriras à Castres, je te charge de prier ton oncle d'exprimer à notre sœur la peine que je sens  de la savoir dans cet état de souffrance, il devrait lui conseiller de se tenir moins cloîtrée que ce que je pense qu'elle fait, et d'adopter un genre de vie plus conforme à la tranquillité dont nous avons tous besoin sur le déclin de notre vie. "

 

J'ai reçu avant hier la visite du sieur Aussenac, le défroqué, le beau-­frère d'Émilie Galibert qui est venu ici pour liquider un héritage, je me proposai hier et aujourd'hui d'aller lui rendre sa visite mais je n'ai pas pu disposer de beaucoup de temps, et comme il demeure à un des bouts de la ville, je crains de faire faute à mes affaires, mais j'irai le voir un de ces jours que je n'aurai pas grand chose à faire. Il est passé en venant à Marseille par Montpellier, où il a vu l'ami Bru, que je ne savais pas seulement parti de Castres, tellement que je croyais qu'il avait encore abandonné la médecine pour une autre carrière, car je me suis aperçu jusqu'ici qu'il aime assez le changement; il devrait au moins se donner à quelque chose, il est temps. Il aime bien la médecine, qu'il ne continuera que pour aller voir du pays, lorsqu'il sera passé docteur, c'est ce qu'il n'a cessé de me répéter dans toutes ses lettres (1).

 

Qu'est devenu Azais, Feneirols, comte de Saint-Amand etc. etc. etc. depuis qu'il a été conduit dans les prisons du Tarn ? On n'en a plus entendu parler (2).

 

Le mari d'Émilie, d'après ce que m'a dit son frère, est à Alger avec la chipie, qui tenait dans un temps le café de la ville à Castres, il croyait le rencontrer à Marseille lorsqu'il y est venu.

 

Mille embrassades à toute la famille, je désire que ma tante Fabre suive le conseil de papa et qu'elle guérisse bientôt.... Pensez au départ du bateau à vapeur le 12. »

 

 

 

Isidore réécrit de Marseille, le 15 février 1837 :

 

 

 

« [ ... ] j'attends un navire qui me porte des chemises et probablement aussi quelques lettres, mais je ne le vois pas arriver, et il me tarde beaucoup surtout pour les chemises dont j'ai un besoin extraordinaire.

 

J'ai appris avec peine par une lettre que j'ai reçue de Maria Mequé il y a un mois environ, que ma tante Fabre était toujours malade. Thérèse aussi me disait-elle était indisposée, et le pauvre Fabre était seul pour soigner les malades et pour servir dans son magasin.

 

À Marseille, tout le monde est attaqué de la grippe, petite maladie qui heureusement ne dure que trois ou quatre jours, mais qui fait dit-on bien souffrir. Jusqu'à présent j'en ai été quitte, et je désire que cela continue, car cela m'irait bien mal pour le moment... »

 

 

 

Zélie prend la plume à son tour, le 31 mars, et après les récriminations d'usage envers l'oncle décidément silencieux :

 

 

 

« Le petit Basiliet se porte à ravir... Je voudrais bien que vous puissiez le voir quand il dit papa ou maman, car il n'a que sept mois et il commence déjà à babiller, il vous envoie des petits baisers et des guis... guis... tant que vous en voudrez.

 

Il fait très froid à Palma, il est tombé beaucoup de neige, chose bien extraordinaire ici, mais depuis quelques jours le temps parait se remettre au beau. Il doit faire à Castres un froid excessif. »

 

 

 

Hélène ne tarde pas à avoir un autre fils ; Zélie l'annonce triomphalement à leur oncle :

 

 

 

« Palma le 4 février 1838:

 

 

 

Mon cher oncle

 

 

 

J'ai enfin le plaisir de vous annoncer la naissance d'un petit garçon, bien gentil et bien gras, que nous donna Hélène le 28 janvier à deux heures du matin, justement le jour où Baziliet accomplissait ses vingt mois. Ernest et sa mère se portent très bien, cette dernière a une faim d'enragée ; elle nous disait il n'y a qu'un instant qu'elle viendrait bien déjeuner avec nous si on le lui permettait; vous voyez qu'elle est en de bonnes dispositions, aussi nous espérons que d'ici à quelques jours elle pourra sortir. Nous avons baptisé l'enfant le jour même où il est né, dans l'église de Saint- Jacques au son de l'orgue et nous l'avons nommé Ernest, Marius, Isidore, Marie, Gilles, Jacques : en l'appelant Ernest comme l'a voulu Isidore. Baziliet est enchanté d'avoir un petit frère, il va prendre toutes les personnes qui viennent nous voir par la main et les conduit de suite au berceau pour leur faire voir le Néné comme il l'appelle, son père est tout aussi content que lui d'avoir un petit garçon, aussi nous sommes tous dans le ravissement.

 

Adieu mon cher oncle, répondez-moi bien vite, nous vous embrassons tous de tout notre cœur. Votre nièce,

 

Zélie Choussat.

 

 

 

Hélène et maman vous prient de faire savoir à tous nos parent et amis la naissance du petit Ernest, ajoutez-y bien des compliments de notre part ».

 

 

 

Deux mois après, une lettre nous fixe sur le sort d’Adrien, le fils réprouvé : il est mort fou, loin des siens. C'est Isidore qui s'est chargé de demander des nouvelles de son frère: il s'est adressé pour cela à un Castrais qui a fait son chemin à Paris : J.-B. Augustin- Soulié, poète et journaliste à La Quotidienne, journal royaliste, et sous-bibliothécaire à l'Arsenal, où l'avait fait entrer Charles Nodier autre royaliste fervent. Cet aimable lettré, connu à son époque (voir Magloire Nayral, biog. castraise Tome III, p. 596-597) répond obligeamment, mais les nouvelles qu'il donne sont désastreuses :

 

 

 

« Paris 17 avril 1838.

 

 

 

Monsieur,

 

 

 

Lorsque je vous annonçai, il y a à peine quelques jours, un malheur très grand, j'étais loin de m'attendre qu'il serait si rapidement suivi d'un plus grand encore. La médecine a fait tant de progrès pour les maladies du cerveau que j'avais lieu d'espérer un adoucissement si ce n'est une cure complète. Cette espérance était vaine. En peu de temps, le mal a fait tant de progrès que la démence portée au plus haut degré a causé la mort de votre pauvre frère. C'est le neuf de ce mois qu'il a succombé. Un médecin de mes amis à qui je l'avais recommandé, arriva au moment où il rendait le dernier soupir. Je conçois, Monsieur, tout ce qu'une semblable catastrophe doit avoir de douloureux pour vous et pour votre famille, toute fois, si la raison devait à jamais être éteinte en lui, Dieu lui a fait une grande grâce en le retirant à lui. J'écrirai prochainement à Monsieur votre père. J'avais attendu quelques jours à vous écrire à vous-même, parce qu'on m'avait promis quelques détails sur la marche qu'avait suivie le mal, mais le docteur qui était chargé de ce soin est si occupé que j'ai préféré vous écrire à fin que cette déplorable nouvelle, toute terrible qu'elle est, vous fut transmise au plus tôt. Je vous prie Monsieur d'être persuadé que tout ce qui pouvait être fait humainement n'a point été oublié dans cette triste circonstance. S'il dépendait de vous de dédommager au moins en ce qui concerne les privations pécuniaires la personne qui avait été pour votre frère une sorte d'ange gardien pendant près de dix ans, je m'assure que vous acquitterez cette obligation. Mme Bonnet s'est conduite avec toute la tendresse d'une sœur et d'une véritable épouse.

 

Recevez, Monsieur, l'assurance de toute la part que je prends à la perte que vous avez faite. J'aurais bien voulu pouvoir assurer à votre frère une position meilleure que celle que lui donnaient ses occupations précaires, qui l'inquiétaient toujours sur son avenir et qui ont peut-être eu sur son organisation une influence funeste.

 

Mme Bruel n'a point répondu à la lettre que j'avais eu l'honneur de lui écrire. Je vous prie de l'informer vous-même de la mort d'Adrien. Adieu, Monsieur, je désire que ma position à Paris me mette à même d'avoir avec vous des relations d'une nature moins malheureuse que celles qui ont été le sujet de ma lettre. Croyez moi votre tout dévoué et affectionné serviteur  

 

 

 

J. -.B. Aug. SOULIE. »

 

 

 

Où l'on tombe sur George Sand.

 

 

 

Il y a une surprise dans les papiers des Choussat. Cette cachottière d'Hélène ne nous dit pas tout. Figurez-vous que c'est une mémorialiste ! Son manuscrit, intitulé Memorias est conservé dans la cellule n° 4 de la Chartreuse de Valldemosa. André Gavoty y a pioché pour son Chopin et David Guerrero Sanchez pour Valldemosa, chanson de l'aube. Car Hélène a été témoin du séjour à Majorque, dans l'hiver 1838-1839 du célèbre couple George Sand et Frédéric Chopin. Mieux que cela : son mari Canut étant le banquier de George Sand, qui avait chez lui un crédit illimité, Hélène devint son amie. Elle dépeint la célèbre féministe pendant son Hiver à Majorque :

 

 

 

«Elle n'a jamais fumé chez moi, mais elle ne se faisait pas faute d'allumer un cigare chez elle ou en promenade... Elle ne vint qu'une fois au théâtre, dans notre loge, que nous partagions avec Fleury (le consul de France à Palma) et fut fort regardée. »

 

 

 

Plus loin Hélène, se faisant l'écho des racontars malveillants se demande :

 

 

 

« Qui était-ce ? Que venait faire dans l'île une femme accompagnée d'un musicien (disait-on), de deux enfants et d'une femme de chambre ? On fut aux informations et l'on découvrit que c'était une femme qui faisait des livres ! Mais horreur! Elle signait d'un nom d'homme: George Sand ! Et même sa fillette portait une blouse en velours, faite comme celle d’un garçon ! »

 

 

 

Hélène admire les cheveux de notre Lélia :

 

 

 

« Ramenés sur son front en deux grandes nattes qui se réunissaient derrière la tête au reste de la coiffure ornée d'une magnifique et large épingle d'argent, son vêtement, austère, était presque toujours noir ou de  couleur foncée. D'un ruban de velours qu'elle portait autour du cou pendait une croix de gros diamants, et un bracelet portait en breloque de  nombreux bijoux qui devaient être à n'en pas douter autant de chers souvenirs ».

 

 

 

De son côté, dans un Hiver à Majorque, George Sand rend justice à Hélène :

 

 

 

« Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plume qu'elle avait fait venir pour elle de Marseille, et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. » (Frédéric Chopin).

 

 

 

Puis il y a l'histoire tragi-comique du fameux piano Pleyel sur lequel Chopin composa à Majorque et qui fait aujourd'hui l'orgueil de la Chartreuse de Valldemosa : personne ne voulait l'acheter car 1e compositeur passait déjà pour tuberculeux ! C'est la bonne Hélène qui eu l'excellente idée de l'acquérir:

 

« Nous fûmes la veille chez Fleury, où elle était, pour prendre congé, et nous fûmes témoins du désespoir de Mme Dudevant au sujet du piano de Chopin qu'elle devait trimbaler de ville en ville, sans savoir où elle s'arrêterait, car il était mourant.

 

- Faites le moi vendre, disait-elle à mon mari. Il est neuf, n'a pas encore été payé chez Pleyel. Il est excellent, choisi par un maître.

 

Qu'étaient toutes ces raisons auprès d'un préjugé enracinée. Il avait été touché par un poitrinaire, personne ne voulait s'exposer à mourir dan l'année.

 

- Que voulez-vous, répondait mon mari, je l'ai offert à la comtesse d'Ayamans qui a trois filles, elle m'a refusé en jetant les hauts cris.

 

Mme Gradoli, qui en a deux, a poussé les mêmes exclamations, je n'ose plus en parler à personne, au premier mot tout le monde fuit.

 

Nous la laissâmes sous cette impression, lorsqu'en rentrant chez nous, parlant de cette affaire, mon mari se tourna brusquement et me dit « Le veux-tu ? » J'avais cependant alors le piano de Pape, laissé par M. Renar que nous avions acheté et qui était sans contredit le meilleur de Palma. Cependant je demandai à réfléchir et promis de rendre la réponse le lendemain.

 

À peine levée je me dirigeai chez Mme Gradoli, qui cherchait un instrument pour ses filles, lui faisant l'offre d'un piano :

 

- Je n'en veux pas ! s'écria-t-elle avec horreur, il a appartenu à un poitrinaire et je n'ai pas envie de perdre mes enfants !

 

-  Doucement, répondis-je, c'est moi qui le garde. Je vous propose le mien que vous connaissez et que vous avez désiré lors de la vente. Vous en savez le prix, mais l'affaire doit se conclure au plus vite. Mme Sand part ce soir.

 

- C'est fait, dit-elle.

 

Mon piano fut porté chez elle et celui de Chopin introduit en ville, moyennant protection et étrennes aux douaniers... Qui eux aussi craignaient la tuberculose. »

 

 

 

L'achat du piano de Chopin fut l'occasion, quelques années plus tard, pour Hélène Canut et son mari, d'acquérir la totalité de la Chartreuse de Valldemosa : on peut dire en ce sens qu'ils furent le point de départ du tourisme majorquin.

 

Qui m'aurait dit que je tomberais sur George Sand, quand j'ai acheté chez un brocanteur d'Augmontel les papiers de la famille Choussat que le vieux Jean de Rempart avait vendus en bloc dans le charmant secrétaire où ils dormaient depuis plus de cent ans !

 

Mais revenons à Jean-Étienne, qui écrit à son frère Joseph :

 

 

 

« Palma le 1er juillet 1839.

 

 

 

Cher frère,

 

 

 

L'occasion est trop belle pour ne pas répondre à. ta lettre du 28 octobre dernier et je me garderai bien d'encourir le reproche que tu aurais le droit de m'en faire. Qui vas-tu penser en être le porteur à Marseille ? [...] Je ne veux pas laisser ton esprit à l'alambic ; c'est Isidore que nous avions ici depuis près d'un mois, et qui repart cette nuit à bord d'un bâtiment qui arrive de la Havane, chargé de coton et de café dont on veut bien lui confier la vente. Il avait obtenu de la maison Guerrero & Cie un congé de quarante jours pour, après six ans d'absence à Palma, goûter le plaisir de nous voir et contribuer en même temps à agrandir le cercle des rapports commerciaux de ses patrons ; mais il s'est vu dans l'obligation de leur faire savoir dans la première semaine de son séjour à Majorque qu'il ne rentrerait pas chez eux à son retour en France, en motivant l'abandon qu'il faisait de son poste de la nécessité où il s'est trouvé de suivre les salutaires avis de son beau-frère, à l'aide duquel il va se placer dans la maison de MM. Bernadac & Cie aux appointements de 1.500 F par an, comme il avait chez MM. Guerrero et Cie; mais avec cet avantage qu'il aura 25 % sur les commissions qui adviendront dans la nouvelle maison par son entremise personnelle. Il y a lieu de penser que cette entremise ne sera pas illusoire, tant pour MM. Bernadac & Cie que pour Isidore: les recommandations de M. Bazile et son crédit colossal à Palma lui donneront une efficacité qu'il eut été difficile de se promettre sans cet appui. Tu vois déjà que son début est digne d'attention : un chargement qu'il accompagne et qui ne vaut pas moins de 80.000 F. Il part après cela avec des promesses des meilleurs négociants de cette ville, et notamment de deux qui avant la fin de l'année seront en mesure de lui consigner pour une valeur de 2 à 300.000 F en amandes, huiles et autres articles de consommation habituelle à Marseille. Enfin, il nous est à peu près démontré qu'Isidore fera son chemin ; il m'a paru raisonner sainement en affaires, un amour prononcé pour le travail et de l'ambition. Qu'il soit heureux et surtout honnête homme ; c'est à quoi je réduis les avis que je lui donne et les vœux que je fais.

 

Je reviens maintenant à ta lettre et je t'avoue "sacro millou" que sans la circonstance, j'aurais peut-être différé encore ma réponse ; non pas faute de bon vouloir, mais bien parce que je me trouve continuellement dans un état d'indigestion d'écrire qui ne peut être supporté que par moi. Croiras-tu que levé depuis 4 heures du matin aujourd'hui, outre mes leçons, j'ai eu à digérer 8 heures de bureau au consulat ? C'est pourtant l'exacte vérité. Ainsi, ne m'en veuilles pas d'avoir irrité ton impatience; mon silence était indépendant de ma volonté. Je pourrais encore te donner pour excuse que nous avons eu le petit Ernest bien malade un mois entier; maintenant il est rétabli et aussi fort que jamais ; il marche seul et ne se trompe pas de porte, soit chez son papa soit chez le grand-père.

 

Il n'est pas que tu ne saches que nous sommes séparé d'Hélène depuis plus d'un mois ; notre séparation a été un peu orageuse ; et elle n'a pu s'accomplir qu'à une condition, solennellement convenue et qui est que nous nous verrons chaque jour plusieurs fois et que les deux diablotins Belzébut et Satanas nous feraient deux visites par jour (3). Bref notre traité de séparation est un véritable traité de paix.

 

Quand tu m'écriras, parle-moi du plan qu'a conçu notre frère Just pour l'avenir de Célestin; je m'intéresse vivement à son sort et je voudrais pouvoir y contribuer.

 

On a et j'ai renoncé à l'emplette des jambons : ce que tu m'en dis en emporte le goût, et je ne te suis pas moins reconnaissant de ta bonne volonté à remplir la commission qui t'en aurait été confiée.

 

J'ai sincèrement regretté notre cousin Cros et ma marraine dont tu m'as appris les décès. Je félicite Justine d'avoir eu un nouvel enfant puisqu'il était à faire; mais je suis loin de lui désirer une suite de fécondité; et en cela je me crois d'accord avec elle.

 

Je vais finir parce qu'il est tard, c'est-à-dire 9 heures du soir et que je vais accompagner Isidore au port. Bruclotte, Zélie, Bazile et Hélène sont, comme tu le penses bien, de la partie ; nous pleurerons peut-être un peu ; mais il faut savoir se résigner. Au reste Isidore nous assure qu'il fera un second voyage ici dans trois ou quatre mois, et cela nous console. Nous nous portons tous bien et vous embrassons tous du fond du cœur.

 

Ne m'oublie pas auprès de mes anciens et bons amis. Toujours ton bon frère.

 

 

 

 CHOUSSAT ».

 

 

 

 

 

« Palma de Majorque, janvier 1840.

 

 

 

Mon cher frère,

 

 

 

Dans les affaires litigieuses, il arrive parfois que les tribunaux bien éclairés sur les faits exposés par les parties, les condamnent à des frais compensés ; et c'est à quoi nous devons nous soumettre tous deux sans recourir à des juges.

 

Tu t'es fâché j'en suis sûr, tu te fâches peut-être au moment où je t'écris et tu te fâcheras sans doute encore jusqu'au jour où tu recevras cette lettre, de ce que je n'ai pas répondu à la tienne du 28 août dernier. J'avoue que l'intervalle est long et que tu as raison de te plaindre. Mais si tu me fais la grâce de croire que ce retard est tout à fait indépendant de ma volonté ; que bien fréquemment, la plume à la main, pour t'écrire j'ai été autant de fois soudainement interrompu par des appels au consulat et empêché par des occupations sans relâche, je ne serai plus aussi blamâble à tes yeux, et en mettant d'un côté ton impatience et de l'autre les regrets que j'ai éprouvés de ne pouvoir pas m'entretenir avec toi, il y aura compensation d'amertume et par suite ce que j'ai mis en principe - c'est-­à-dire: frais compensés -.

 

Croiras-tu qu'il est 9 heures du soir quand je tourne [... passage mangé par les rats] pour me promener jusqu'à la poste ? C'est pourtant la pure et l'exacte vérité. Tu tremblerais si je pouvais te faire comprendre le travail que j'ai à la Chancellerie et je m'étonne moi-même d'y suffire sans me voir trop arriéré. Depuis environ six mois, les exigences du ministère et de l'ambassade à Madrid sont telles, soit pour des renseignements, soit pour des communications, soit enfin pour des états qu'on n'exigeait pas auparavant, que je doute que bien d'autres personnes voulussent se soumettre à mon espèce d'esclavage. Mais que faire ? Il faut savoir obéir au destin et le supporter. Si je n'avais pas soixante-huit ans, ce ne serait pas encore trop pesant pour moi, je me sens de la vigueur et la paresse n'a jamais eu d'empire sur moi. Plus tard et trop tôt peut-être il faudra baisser pavillon, mais je me suis fait à cet égard une certaine philosophie qui me préservera de peines plus cuisantes, c'est celle de me contenter de mon sort quel qu'il puisse être. Je me lève toujours à 5 heures du matin, je trotte jusqu'à 9 pour quelque leçon de français, je déjeune avec le même appétit qu'à quinze ans, je m'enferme au consulat depuis 10 heures du matin [... passage mangé par les rats] ne pas aller encore faire brûler les quinquets de la chancellerie jusqu'à 10 heures de la nuit, je vais passer la soirée chez Hélène, j'embrasse les enfants, je fais un tour de promenade et je me trouve ainsi plus heureux que n'était, de son vivant, [-] et que n'est peut-être [-] avec l'orgueil qui l'enivre. [Les passages - sont raturés par Joseph]. Depuis la date de ta susdite lettre, Isidore a fait un voyage à Marseille et après environ un mois et demi, il est rentré à Palma, d'ordre et pour les affaires de la maison Bernadac & Cie; il a séjourné peu de temps auprès de nous et il a dû se rendre à Tortose où il est encore retenu. Nous nous attendons à le voir paraître comme un accident, Majorque sera son principal point de relâche. Si je ne l'ai pas jugé trop paternellement, je crois qu'il aura beaucoup d'aptitude pour les affaires ; et il faut bien qu'on lui en reconnaisse, puisqu'on lui donne des missions assez importantes. Il a, dans son court et dernier séjour à Palma, chargé trois bâtiments pour le compte de ses patrons qui l'ont loué de son activité quand il est parti pour Tortose, il s'est lesté des plus flatteuses recommandations ; aussi nous [... passage mangé par les rats], affaires commerciales y sont presque nulles à cause du voisinage des factieux qui inondent cette contrée et qui paralysent toutes les circulations qu'on voudrait tenter Je le vois destiné pour longtemps à une vie errante et c'est ce qui fait que je ne puis te rien laisser entrevoir pour Célestin que je voudrais savoir heureux comme mon propre enfant.

 

J'ai reçu par la voie d'Alger et depuis quelques jours seulement, ta dernière date du 30 septembre qui me parle du petit-fils de mon parrain. Nul doute qu'il n'ait pas pu passer à Majorque pour se rendre en Afrique. Je ne puis pas te dire combien je l'aurais vu avec plaisir et l'aurais accueilli comme ami. Dieu sait si nous aurions passé minutieusement en revue tout Escoussens, parlé des vivants et des morts. Je l'aurais questionné, je crois, sur l'Agacié, les Acides et le Carlaret, tant la patrie m'est toujours chère. Je t'assure que j'ai vivement senti de ne pas le voir et te prie de l'exprimer à sa famille.

 

Voilà déjà quatre pages d'écriture et il n'y aurait pas de raison pour n'en pas remplir quatre autres, si j'écoutais l'entraînement que me cause le plaisir de.. . » [La fin de la lettre est perdue].

 

 

 

Pauvre Jeannot ! Il a le mal du pays: les champs de l'Agassié - lieu désert puisque hanté par les pies - sont au-dessus de la Resclauze, en pleine forêt. Le Carlaret est une ancienne bergerie maintenant ruinée derrière la ferme du Pasquet, à mi-pente de la montagne de Cayroulet. Quant aux Acides, c'est un idiotisme pour « les Assises », plateau au-dessus d'Escoussens d'où l'on a une vue sur toute la plaine jusqu'à Castres.

 

 

 

Les aventures d'Isidore.

 

 

 

« Palma Majorque, le 5 mai 1840.

 

 

 

Mon très cher frère,

 

 

 

Si ma mémoire m'est fidèle, il me semble que je t'écrivis dans les premiers jours de janvier dernier pour t'annoncer le départ de notre voyageur aventurier Isidore, qui se rendait par ordre de sa maison de Marseille à Tortose dans le dessein d'y acheter des huiles. Et comme je ne veux te laisser rien ignorer de ce que peut présenter d'intéressant sa mission, je vais te dire en peu de mots ce qui lui est arrivé; et après m'avoir lu, tu conviendras avec moi que le mot ou l'épithète d'aventurier que j'ai hasardé n'est pas tout à fait déplacé.

 

Isidore partit de Palma vers la fin de décembre pour sa nouvelle destination. Son voyage fut heureux, et en passant à Barcelone il se lesta d'un énorme paquet de lettres de crédit et de recommandations qui ne pouvaient qu'ajouter aux facilités qu'il s'était déjà promises, comme au succès de ses opérations. Arrivé à Tortose, il y fut accueilli de la manière la plus flatteuse de la part des négociants qu'il devait y voir, que de celle des autorités et personnes recommandables qu'il devait voir ; M. le vice­consul de France pour qui M. le consul de France à Barcelone l'avait chargé d'une lettre le reçut d'une manière fraternelle ; et pour couper court il se trouva à Tortose comme dans une société toute préparée; n'y ayant à s'occuper que de ses affaires et d'y bien passer ses moments de loisirs. [... passage mangé par les rats].

 

Toute démarche fut infructueuse ; il se voyait chaque jour plus embarrassé de réaliser ou plutôt de conduire à bonne fin la plus petite opération.

 

Les huiles étaient sur 1e territoire qu'occupaient les factieux ou si tu veux l'armée de Cabrera (4) et les ordres les plus rigoureux étaient donnés par ce chef, de ne rien laisser entrer dans Tortose, que ses troupes tenaient bloquée tant du côté de terre qu'à l'embouchure de l'Èbre. Il prit alors son parti en brave, se dit qu'il fallait attendre que l'horizon politique se dégageât un peu avant de rien entreprendre, et se décida enfin à passer gaiement le carnaval, n'ayant rien de mieux à faire.

 

Isidore s'offrit plus tard quelques moyens de traiter des achats avec moins de risques; il en profita et parvint enfin à ramasser des huiles pour former les deux-tiers du chargement d'un navire ; il écrivit à M. Bernadac ce qui en était avec toutes les observations que commandait la circonstance, et ne lui cachant rien des dangers qu'il y avait encore à redouter dans la navigation.

 

M. Bernadac, impatient, peut-être, d'avoir quelque résultat du voyage d'Isidore, fait partir un bâtiment de Marseille à destination de Tortose, pour y charger ses huiles, les fait assurer et en ordonne l'expédition. On arrive à Tortose, on charge et l'on met à la voile.

 

Mais... qu'arrive-t-il ? Qu'à peine le navire est sorti de l'Èbre, que des barques carlistes s'en emparent, veulent disposer de la cargaison et constituent prisonniers tous les hommes de l'équipage et les passagers, dont Isidore était du nombre.

 

Eh bien ! Qu'aurais-tu fait ? "Sacro-millou "; il n'y avait la faculté de regimber [...  passage mangé par les rats] l'air de se soumettre, gagner la confiance des chefs carlistes ; et quand le premier enthousiasme fut passé, il leur représenta que ni le navire ni la cargaison ne pouvaient être le gage d'aucun parti politique, qu'il était Français, que c'était en cette qualité qu'il voyageait, que la marchandise était pour le compte d'une maison de Marseille et que le pavillon suffisait pour la garantir; il représenta à ces brigands patentés qu'en s'emparant de la prise qu'ils venaient de faire ils faisaient une insulte à la France, et que cette agression pouvait devenir plus que funeste au parti qu'ils défendaient. Ses raisons furent goûtées, les insurgés réfléchirent, et enfin il fut convenu qu'il serait référé de cette affaire au général en chef Cabrera, ce qui fut fait Isidore obtint la liberté de remonter à Tortose, distant de 28 ou 30 lieues de la mer; il se fit accompagner par un sergent-major, tant pour lui servir de guide que pour ne pas tomber dans une embuscade des factieux, maîtres de cette rive de l'Èbre. Il se fit délivrer à Tortose tous les documents nécessaires, tant pour prouver sa nationalité que la destination du navire et de son chargement, et repartit. De retour à sa prison flottante, il apprit avec plaisir que son voyage avait été superflu et que Cabrera avait rendu un décret pour l'affranchissement du navire, de la cargaison, de l'équipage et des passagers.

 

Je n'ai rien su de cette aventure, ni Bruclotte ni Zélie que quand M. le consul de France à Barcelone qui a mis le plus grand intérêt à la chose, en écrivit le dénouement à M. Fleury. Bazile et Hélène en avaient connaissance, mais ils nous le cachèrent, pour nous éviter du chagrin [... passage mangé par les rats] le voila libre [...] plus penser au danger qu'il avait couru. Pour nous tranquilliser complètement, il a pris sur lui de venir passer à Palma avant de se rendre à Marseille, où il dirigea d'abord son expédition. Il arriva à Palma le lundi de Pâques et repart aujourd'hui par la voie de Soller où il va s'embarquer.

 

Son voyage, à raison de l'événement, n'a pas été fructueux, mais il n'y aura pas de la perte pour la maison Bernadac qui a fait cession du chargement à la compagnie d'assurance.

 

Nous nous portons tous bien. Tâche d'en faire autant, et dans tes moments libres fais tes compliments à tous nos amis sans commettre le moindre oubli. Les parents sont les premiers.

 

Je finis parce que le partant me presse.  

 

 

 

Ton bon frère CHOUSSAT. »

 

 

 

Dans l'année 1841, les Choussat de Palma ont dû faire un long séjour à Escoussens et à Castres. Hélène Choussat-Canut écrit cette dernière lettre :

 

 

 

 

 

 

 

« Palma, le 20 février 1842.

 

 

 

Mon cher oncle

 

 

 

Ne soyez pas fâché contre moi, si j'ai resté si longtemps sans vous donner de nos nouvelles. Nous avons eu constamment des malades dans la maison depuis notre arrivée et je ne voulais vous écrire que lorsque je pourrais vous annoncer un mieux sensible ou une parfaite convalescence.

 

Figurez-vous que pendant notre séjour en France Zélie fut atteinte d'une hydropisie horrible, les médecins demandèrent l'opération, l'on retira de son corps 25 litres d'eau et vous pouvez vous figurer dans quel état nous la trouvâmes à notre arrivée à Palma : maigre, pâle et faible à ne pas pouvoir marcher. Depuis lors sa santé est beaucoup meilleure et malgré qu'elle soit encore très délicate l'on nous assure qu'il n'y a plus pour elle aucun danger. Mon mari a aussi souffert cet hiver de [... manque] Mes enfants sont bien portants et nous avons pu jouir des amusements des derniers jours de carnaval, qui cette année ont été très agréables.

 

Et vous mon cher oncle, que devenez-vous ? J'espère que vous voudrez bien me donner de vos nouvelles, et que vous me parlerez bien longuement de la famille d'Escoussens à qui je vous prie de dire mille choses aimables, ainsi qu'à Fabre que vous verrez sûrement et à qui vous parlerez de nous. Ne m'oubliez pas auprès de ses charmants enfants. Lorsque vous irez à Castres, veuillez de ma part aller voir la famille Guibert et leur dire tout ce que je voudrais pouvoir leur dire moi-même, ainsi qu'aux trois familles Briguiboul. J'ai bien souvent parlé d'eux depuis mon retour à Majorque et mon mari me charge pour toutes ses connaissances d'un bien bon souvenir. Vous ne pouvez vous faire une idée de la peine que je ressentis de ne pas revenir à Castres, mais ma belle-sœur était si souffrante, et me priait avec tant d'instances de rester auprès d'elle, qu'il y aurait eu de la barbarie de ne pas céder à ses désirs... Vous aurez aussi la complaisance d'aller chez les demoiselles Bertrand et vous leur direz que j'ai des remords [... manque] je les aime tant et elles furent si bonnes pour moi, que j'aurais donné tout au monde pour pouvoir les embrasser de nouveau avant de partir. Donnez-moi de leurs nouvelles.

 

Veuillez aussi aller trouver Nathalie et lui dire qu'elle ne m'oublie pas lorsque vous me répondrez, parce que je pense toujours à elle et que j'espère avoir bientôt le plaisir de vous embrasser tous. Je la prie de dire à Rousil que je fus bien fâchée de ne pas pouvoir retourner à Castres, parce que je n'eus pas le plaisir de la voir lors de mon passage. Nathalie voudra bien dire mille choses de notre part à son mari à Jeanne, enfin à toutes mes connaissances et me donner des nouvelles de Sophie, qui je le sais n'est plus chez Mme Séverac. J'attends une bien longue lettre.

 

Mais venons aux affaires sérieuses mon cher oncle. Afin de terminer l'affaire de Barbaza qui est entre les mains du bon M. Bernadou, il a été indispensable d'envoyer une nouvelle procuration pour signer la libération et décharge du débiteur, d'après le désir de ma mère et celui de M. Bernadou qui vous conserve un bien bon souvenir d'amitié. Il vous a désigné pour son procureur fondé [... manque]. Nous comptons tous sur votre complaisance à cet égard, ayant eu tant de preuves de votre attachement pour nous.

 

Isidore est toujours à Ivize occupé de ses mines, il vient nous faire une visite de temps à autre, et ne vous oublie pas.  

 

 

 

Votre toute dévouée nièce, Hélène CANUT.

 

 

 

Mes enfants sont gras et bien portants. »

 

On remarquera que la famille Briguiboul est bien celle du collectionneur généreux qui à la fin du siècle enrichira le musée de Castres des tableaux de Goya qui en sont le principal ornement. Barbaza est un banquier apparenté aux Jaurès. La famille Bernadou, qui a donné un évêque, est par les femmes celle d'Anacharsis Combes, l'historien, et de son frère Hippolyte, qui s'illustrera au cours des épidémies de choléra et habitera une partie du château d'Escoussens. Tous ces gens sont de bonne bourgeoisie castraise.

 

L'oncle Joseph mourut célibataire à Escoussens, le 25 février 1846, à soixante-dix-sept ans. Just, qui a donné son prénom au moulin de l'Avessenc, le suivit dans la tombe un an après. Quant à Jean-Étienne, avec Bruclotte, il doit reposer dans quelque cimetière majorquin, Hélène ayant fait souche à Palma où elle a encore des descendants.

 

Ainsi, pendant que George Sand et Chopin composent au soleil de Majorque, des Escoussendols y trafiquent d'huile d'olive et d'amandes douces, montent sans crainte sur des bateaux à vapeur qui relâchent encore à Agde, échappent aux factieux carlistes grâce à leur inaltérable sang-froid et se livrent aux joies du commerce. Les roues à aubes tournent devant Formentor, les dames peignent leurs bandeaux noirs et pouponnent des bébés gras et roses.

 

« À Palma de Majorque, tout le monde est heureux. », écrira bien plus tard Cocteau. De l'autre côté de la mer, le moulin de Just broie des mesures de froment et de millette. George Sand tire sur son cigare et Frédéric rêve à une Polonaise. Hélène Choussat-Canut écrit ses mémoires. C'est le règne, si loin de nous, de Louis-Philippe Ier, roi bourgeois.

 

 

 

 

 

SOURCES :

 

ESCANDE (Jean N.D.) : « Le Moulin de Just », n° 8 et 10 des Cahiers Tarnais. Escoussens sous la Révolution et l'Empire, 1992. Voir notre site.

 

 

 

NOTES :

 

(1) : BRU (Auguste-Marie). Né à Castres en 1809. Médecin estimé. Conseiller municipal de 1844 à 1847 et de 1860 à 1874. Membre de la Société Littéraire. Auteur de poésies de langue d'oc.

 

(2) : Azaïs était notaire à Longuegineste. Il avait épousé Céleste Lades, l’une des propriétaires du château d’Escoussens. Il empoisonna sa mère et son frère à l’arsenic, et s’enfuit à Palma de Majorque, où il vint trouver asile chez le père d’Hélène, recommandé par son frère Justin. La famille Choussat-Canut ne le reçut qu’avec beaucoup de réticence ; il dut s’enfuir, et, finalement mis en prison, il s’y coupa le cou avec son rasoir. Hélène Choussat-Canut raconte toute cette histoire dans ses « Souvenirs » (Ed. Ajuntament de Palma, 2010, Pages 82, 83, 84). Mon père Jean Escande, n’eut accès qu’à des extraits des « Souvenirs » d’Hélène Choussat, qui étaient alors encore inédits, grâce à une amie qui, allant à Palma de Majorque, alla lui copier quelques renseignements, afin qu’il puisse écrire son article, mais il n’avait pas fait la corrélation entre le nom « Azaïs » et notre empoisonneur, dont pourtant il connaissait l’histoire ; mais il ignorait qu’Hélène Choussat-Canut en parlât dans son livre. Note d’Angélique Escande-Dubuisson, 2018.

 

(3) : Il s'agit, naturellement, de ses deux petits-fils, Basile et Ernest Canut, qui deviendront d'influents banquiers majorquins.

 

(4) Le Cabrera dont il est question est « encore un curé qui a quitté la soutane pour se faire guerillero » écrit Jean Descola dans La vie quotidienne en Espagne au temps de Carmen. Sa mère est tombée enttre les mains d'un général christinien qui, pour se venger de n'avoir pu vaincre son fils, la fait passer par les armes. En apprenant la nouvelle, Cabrera, fou de rage et de chagrin, s'écriera: «J'élèverai à la mémoire de ma mère la plus haute pyramide de cadavres que le monde ait vue ! » Il tiendra parole. Sur son ordre trente femmes, dont sa propre fiancée du moment, seront passées au fil de l'épée. Cabrera sera la brute héroïque, grand massacreur de christiniens. Il débute par l'exécution de 180 gardes nationaux, continue à Maella par celle de 300 prisonniers et, à Villamefa, de 150 gardes et 10 enfants. Il finira ses jours en Angleterre auprès de sa femme, une abominable harpie dont il sera le souffre-douleur. Elle lui interdira de fumer, et celui qu'on appelait le Tigre devra se cacher dans un hangar abandonné pour tirer à la dérobée quelques bouffées de cigarette. (On voit que la guerre d'Espagne de 1936 possédait des ancêtres de choix).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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