Par Jean Escande et Bertrand de Viviés
La demande que je faisais de rechercher des correspondances anciennes analogues aux lettres du jeune Rivière ("Un Mazamétain à Saint-Domingue", Sud-Tarn Tribune n° 46-47, octobre 1981), n'est pas restée vaine : mon ami Bertrand de Viviés a retrouvé de passionnants documents familiaux qui prouvent, une fois de plus, les relations étroites, au XVIIIe siècle, de notre région castraise et de la lointaine colonie. Encore cette correspondance montre-t-elle un autre échantillonnage social : le jeune Rivière partait "aux isles" pour être raffineur de sucre et tenter la fortune ; les arrière-grands-oncles de Bertrand s'y rendaient comme militaires.
Il faut remonter un peu dans le passé. Pendant la guerre de Succession de Pologne, en 1754, un jeune officier au régiment de Chartres-Infanterie, Jacques-Grégoire Martin de Viviés, dit Castelpers pour le distinguer de ses cinq frères, écrit du fond de l'Italie à sa mère et à ses tantes, demeurées au château familial de Viviers-les-Montagnes.
"La Succession de Pologne, direz-vous, ne nous apprend pas grand-chose..." Vous allez voir que point n'est besoin de cette vieille défroque du mot de "Succession" pour comprendre une situation qui, deux cent cinquante ans après, n'a pour ainsi dire pas changé. "Diviser la Pologne en y entretenant le trouble et les jalousies continuelles" cela ne vous dit rien ? "Gagner les puissants à prix d'or. Influencer les tièdes, les corrompre afin d'avoir action sur les élections des rois. Y faire nommer ses partisans, y faire entrer les troupes russes et y séjourner jusqu'à l'occasion d'y demeurer tout à fait. Si les puissances voisines opposent des difficultés, les apaiser momentanément jusqu'à ce qu'on puisse reprendre ce qui a été donné..."
On se tapote le menton. Si on ôte le mot "rois" et qu'on le remplace par "syndicats", de qui est ce texte horrible ? Du gâteux Brejnev ? Du rapport détourné, par quelque Samizdat, du Symposium du Soviet Suprême ? Vous n'y êtes pas : c'est l'article 4 du testament de Pierre le Grand, mort en 1725...
Après cela, vous en saurez autant que moi sur les causes de l'éternelle guerre de Pologne... (1).
Le jeune Viviés de Castelpers, donc, est avec trois de ses frères dans l'armée du maréchal de Villars qui a passé les Alpes et battu les Autrichiens à Guastalla. Comme en 1939, deux cent ans plus tard, en 1733 la situation polonaise avait déclenché une guerre européenne. La France et l'Angleterre soutenaient Stanislas Leszczynski, beau-père de Louis XV - l'empereur d'Autriche et la tzarine Anna de Russie envahirent la P0logne, comme aux beaux temps du pacte de non-agression nazi-bolchevick...
La toile de fond de notre paysage politique est usée jusqu'à la corde, et on aimerait bien y voir jouer, de temps en temps, des pièces neuves : la Paix Immédiate, par exemple.
Bref les Français viennent de remporter la victoire de Guastalla, et Castelpers et son frère le chevalier de Viviés y ont été blessés : "l'un au-dessus de la cheville du pied et moi au genou, nous en avons été quitte à bon marché". Il faut dire, avant d'aller plus loin, un mot de l'organisation familiale dans l'ancienne France, sans quoi on risque de ne rien comprendre à ces deux lettres si intéressantes : les Viviés sont cinq frères. Selon le droit d'aînesse, l'aîné, Timoléon, est resté au château pour perpétuer le nom, gérer les terres et succéder à son père. Il est comptable des biens de ses frères. C'est de lui qu'il s’agit quand Castelpers implore sa mère et ses tantes d’intercéder pour eux, les cadets.
Car selon la règle commune à l'époque, les quatre autres garçons : Jean-François, qui porte le nom de chevalier de Viviés à l'armée (donc son nom de famille mais précédé du titre de chevalier, qui indique un cadet), Castelpers, le scripteur, qui n’est pas majeur (donc qui, à l'époque, n'a pas 25 ans), Alexandre dit Maholas et Louis-Etienne dit Saint-Sulpice... sont tous à l'armée, et, ce qui est courant au XVIIIe s., période où les liens familiaux sont très resserrés, tous dans le même régiment.
Castelpers dit deux mots de la bataille, mais ce n'est pas la grande affaire : "Mr le marquis de la Ferté Imbault m'a nommé à sa compagnie : par ce moyen-là me voilà capitaine et lieutenant de la colonelle" (la compagnie la plus cotée d'un régiment) "cela me donne paye de capitaine et paye de lieutenant" : voilà la réalité des camps ; la vie est dure et il faut tâcher de s'élever tous ensemble : "Nous avons actuellement huit lieutenances de vacantes au régiment je ferais ce que je pourrais pour que mes frères en aient une chacun, quoiqu'il y a beaucoup de demandeurs..."
Bref, Castelpers a promis 1 500 livres à "l'homme de chambre" du marquis pour faire réussir son affaire : cet indispensable factotum ne travaille pas pour rien... N'oublions pas qu'à l'époque la moindre charge, le moindre grade s'achètent, et que ce système vénal n'a été remplacé depuis la Révolution que par celui des concours, imité des Chinois.
On peut supposer que si Castelpers n'a pas 25 ans, son frère le chevalier les a peut-être tout juste. Le denier, Saint-Sulpice, dont on connait la date de naissance (1713) a 21 ans : il sera lieutenant en second cette année 1734, enseigne (porte-drapeau) en 1737, capitaine en 1749 et retiré du service comme tel en 1760, avec la croix de Saint-Louis, la Légion d'honneur de l'époque. L’avancement n'était pas rapide, et la retraite, fort maigre et irrégulièrement payée. On entrait à l'armée vers 15 ans et on en sortait à la cinquantaine... encore s'agit-il du meilleur des cas, celui de la noblesse.
« AR. DITALIE
FRANCE
A madame de Vivies
A Castres en Languedoc
A Castres
Par Montpellier
Madame ma très chère mère
Comme à present nous sommes tranquilles depuis quelques jours permettez que je profite du seul moment que j'ai ici depuis la bataille de Goistalla pour vous assurer de mon très humble respect et vous dire que nous sommes tous en parfaite santé malgré une légère blessure que nous avons Viviés et moi l'un au-dessus de la cheville du pied et moi au genoux nous en avons été quitte à grand marché. Je vous dirais que Mr le Mquis de la Férté Imbault m'a nommé à sa compagnie. Par ce moyen-là me voilà capitaine et lieutenant de la colonelle cela me donne paye de capitaine et paye de lieutenant sans compter la charge de garçon major que j'ai depuis que nous sommes entrés en compagnie. Nous avons actuellement 8 lieutenances de vacantes au régiment, je ferais ce que je pourrais pour que mes frères en aient une chacun, quoiqu'il y a beaucoup de demandeurs. Comme l'on n'a rien dans ce monde sans beaucoup de protection et sans argent je vous dirais que par dessous de main pour faire réussir mon affaire je me suis enquis à donner quinze cent livres à l’homme de chambre de Mr le Mquis de la Ferté Imbault pour la réussite de mon affaire. Je vous demande en grâce ma chère mère de me faire donner sur ma légitime ces quinze cent livres que je vous demande sans aucun retardement car vous voyez que j'ai fait une bonne affaire, soyez persuadée qu'avant deux années je remplacerais cette somme. Engagez mon frère à me donner cet argent, je vous assure qu'il n'y perdra rien, comme je suis persuadé qu'il ne les a pas comptant, qu'il me fasse la grace de les emprunter à quelque prix que ce soit. Je m'engage à en payer l’interet, ma lettre lui servira de quittance et comme nous ne sommes pas émancipés au cas qu'il me fasse quelques difficultés j'ai envoyé à Mr de Cabrille une procuration sur le nom de mes frères qui sont émancipés pour qu'il me fasse donner cette somme, s'il veut en agir de bonne foi avec moi la lettre de change que je ferais sur lui au nom de mes frères sera inutile.
Il n'aura qu'à me la compter sur ma légitime. Mes deux frères ont bien voulu s'engager pour moi, je compte que mon frère est trop honnête homme pour le souffrir, j'espère cette grace de vous ma chère mère et que vous ne voudrais point me faire manquer de parole. Mon affaire prise, si au cas vous ne trouvez pas cette somme dans un endroit faites-moi la grâce de vous boursilier [ ?] et le plus tôt que vous le pourrez ne sera que le mieux. J’ai demandé un mois pour le paiement de cette somme, ne me coupez pas bras et jambes en me le refusant car ce serait me casser le col pour toute ma vie. Adieu ma chère je compte sur vos bontés et j'ai l'honneur d'être avec respect madame ma très chère mère votre très humble et très obéissant serviteur.
Castelpers
permettez que j'assure de mon très humble respect mon très cher père (2) mes amities à mon frère et à son épouse.
Au camp de Comezazio ce 7 8bre 1734 mes frères vous saluent
Mes frères prient St Sulpice de leur faire réponse à la lettre qu'il lui a écrite.
Je vous prie ma chère mère de ne pas dire à personne qu'il m'en a coûté 1500 livres. Nous serons campes encore deux mois.
A mademoiselle
Mademoiselle de Viviés
à Castres en Languedoc
à Castres
Mes chères tantes c'est à présent que vous pourrez me féliciter après avoir essuyé une bataille comme celle que nous venons d'essuyer et qu'au bout l'on est récompensé on doit etre très content. Je vous dirais que Mr le marquis de la Ferté Imbault m'a fait capitaine
lieutenant de la colonelle, cela me donne la paye de capitaine et paye de lieutenant sans compter la charge de garçon major que j'ai depuis quatre mois, je crois vous faire plaisir en vous l’apprenant, cela me mettra à portée de pouvoir rendre service à mes frères. J'ai si bien fait ma cour à Mr de la Ferté Imbault qu'il m'a accordé ce que je lui ai demandé malgré tous les jaloux, je n'ai pas moins réussi sans que personne le sut, mon frère n'en savait rien, Carié me garde bien de le dire, mais ce n'est pas le tout comme vous savez que quand on réussit ce n'est pas sans qu'il en coûte quelque chose, j'ai promis à celui qui a fait réussir mon affaire 1500 livres payables dans un mois, c'est au premier homme de chambre de Mr le Mquis de la Ferté Imbault qui a fait en partie mon affaire, et pour cet été, je vous prie mes chères tantes une de vous deux d'envoyer chercher mon frère et lui représenter que j'ai besoin de cette somme à quel prix que ce soit car je lui en payerai l'intérêt comme je ne suis pas émancipé mes frères se sont engagés sans [ ?] pour moi. Ils ont tiré une lettre de change
sur mon frère de 1 500 livres adressée à Mr [ ?], comme je le crois trop honnete homme pour l'exiger je compte qu'il voudra bien que ma lettre lui serve de quittance et le mettre sur mon compte et non pas sur celui de mes frères. Il ne lui sera pas difficile de trouver les 1500 livres que je lui demande parcequ'en pareille occasion il faut se bousculer a quel prix que ce soit. Il faut qu'il me fasse ce plaisir là le mettant sur ma légitime et en lui en payant l'interet. Je vous prie mes chères tantes de lui aider à trouver cette somme et dites lui que 20 livres d'interet plus ou moins ne m'apauvriront pas. J'ai fait une bonne affaire. Je compte avant deux années de réemployer ces 1500 livres J'espère cette grace de vous autres mes chères tantes. Je vous prie de ne pas parler à personne que j'ai donné les 1500 livres parceque je serais fâché qu'on le sut dans le pays.
Mes frères sont en parfaite santé, je compte que de cette affaire ci St Sulpice aura une lieutenance en pied. Viviés à opténu [sic] un congé pour l’hiver, je compte qu'il partira au commencement du mois de novembre. J'ai le fils de Rousel de la Roque qui me sert de valet, je vous dirais que je l'ai tiré de la potence cependant il ne m'en sert pas mieux. Je le ferai partir avec mon frère. Le petit Galibert des Carayols est ici aujourd'hui il m'est venu voir je compte pouvoir réussir pour son congé. J’ai fort regrétté le pauvre Vales, mes frères sont allés le voir aujourd'hui, je me recommande à vous mes chères tantes et vous prie de m'accorder ce que je vous demande et j'ai l'honneur d'etre avec tout le respect possible votre très humble et très obéissant serviteur.
Castelpers au camp de Comezazio
le 7 8bre 1734
Mes frères vous assurent de leurs respect. De Bonne de Misecle va etre capitaine dans peu. Ils ne sont pas de notre armée . Nous serons campes encore deux mois. Je vous prie de faire retirer une lettre que j'écris à ma mère que vous trouverez à la poste et faites la lui tenir.
Pardon de la peine que je vous donne mes chères tantes. »
Que se passe-t-il après la Guerre de Succession de Pologne, qui s'éternise ? Probablement les frères de Viviés continuent-ils leur carrière au hasard des garnisons du régiment de Chartres... En 1743, on retrouve "Jean François Demartin, chevalier de Vivier" (3) : il s'embarque à Bordeaux pour Saint-Domingue, où décidément au XVIIIe siècle vont s'implanter beaucoup de nos compatriotes languedociens. Le chevalier n'a plus que quatre ans à vivre : le 7 septembre 1747, malade, il fait son testament, demandant qu'on donne la liberté à l'esclave Cécile Créolle, sa gouvernante, et à son fils. On apprend dans le même papier familial que l'ancien officier a été marié : lui et son frère Castelpers ont épousé deux sœurs : Marie-Madeleine et Angélique-Geneviève Quenel, « riches héritières qui avaient leurs possessions dans les colonies » dit le livre de raison des Viviés. Le mariage du chevalier de Viviés n'a pas du durer bien longtemps, car il est veuf quand il meurt, laissant une fille unique : Marie-Elizabeth. Du reste il est à l'agonie quand il teste, car il n'arrive même plus à signer.
Testament.
« L'an 1747 et le septième jour du mois de septembre au matin Pardevant le notaire royal résidant au fond de l'ile à vache paroisse de Cayes et les témoins bas nommés et sous signés fut présent en personne Mre Jean François de Martin Chr de Vivies habitant au quartier sus dite paroisse de Cayes fils légitime de déffunt messire Louis de Martin chevalier seigneur de Vivies et de Dame Elizabeth de Bertier natif du lieu de Vivies les montagnes diocèse de Lavaur province de Languedoc lequel etant détenu au lit malade dans la chambre qu'il occupe ordinairement de la maison principale de son habitation, neamoins sain de corps et d'esprit mémoire et entendement et de jugement présent ainsi qu'il nous a paru et aux dits témoins et voulant mettre ordre à ses affaires temporelles nous aurait mandé et requis de recevoir son testament et ordonnancé ses dernières volontés qu'il nous a à l'instant dit, dicté et nommé, de mot, aussi sans suggetion ni induition de personne, mais de son propre et libre mouvement en présence de témoins en la forme et manière qui suit :
« Au nom du père, du fils et du saint esprit ainsi soit il
Premièrement comme bon chrétien catholique apostolique et romain, je recommande mon âme à dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre un seul dieu en trois personnes père fils et st esprit le suppliant de me faire pardon de mes pêchés et de recevoir mon âme au séjour des bienheureux.
Je désire être inhumé dans la paroisse de Cayes, m'en rapportant pour mes funérailles à la discrétion de mon exécuteur testamentaire.
Je veux que mes dettes soient payées, toutes par moi faites, si aucunes se trouvent, reparées par mon dit exécuteur testamentaire.
Je donne et lègue aux pauvres de la paroisse la somme de mille livres, une fois payees pour prier dieu pour le repos de mon âme.
Je donne la liberté sous le bon plaisir des supérieurs à la nommée Cécile Créolle ma négresse esclave et à son enfant nommé Antoine âgé d'environ six à sept ans négrillon en reconnaissance des bons et agréables services que ladite Cécile m'a rendu depuis quatre ans que je suis dans cette colonie et principalement dans ma maladie actuelle, en conséquence de quoi je prie mon frère de Castelpers d'avoir pour agréable ladite liberté espérant d'ailleurs que ma fille ne s'opposera point à ma volonté .
Je donne à ladite Cécile la moitié de mon linge et hardes à mon usage et l'autre moitié sera distribuée entre tous les autres domestiques.
Je nomme pour mon héritière universelle ma fille Marie Elizabeth issue de mon légitime mariage avec feu demoiselle Marie Madeleine Quenèl.
Je nomme pour tuteur à ma dite fille la personne de M Denis Gérard de Porniou aide major général des milices, habitant en ce quartier et pour subrogé tuteur Mr Ambroise Gonin aussi habitant en ce quartier.
Lesquels je prie vouloir bien accepter cette charge en reconnaissance de l'amitié qu’ils m'ont toujours porté ; substituant mondit Gérard de Pourniou tuteur de ma fille et autant que de besoin, à la procuration qui m'a été donnée par mon frère de Castelpers et Dame Angélique Geneviève Quenèl son épouse par acte en rapport de M Galent notaire à Rieux en date du 22 [ ? ] 1743 pour la régie de ses biens indivis avec les miens et ceux de ma fille.
Je nomme pour mon éxécuteur testamentaire la personne de Mr Labarrière le priant de bien vouloir me rendre ce service. »
Ce fut ainsi fait dicté et nommé de mot à mot par les dit testateur à nous notaire en présence des dits témoins lu et relu au dit testateur lequel apres l'avoir définitivement ouy a dit que c'est son testament et ordonnance de dernière volonté lequel il veut et entend être exécuté selon la somme et teneur ... tout autre testament, codicille ou donation à cause de mort qu'il aurait pu faire avant le present auquel seul il s'arrette et que si le présent ne peut valoir comme testament il vaille comme codicille.
Fait et passé en la chambre où le dit testateur est retenu malade ledit jour sept septembre 1747 au mâtin en présence de Mr François Trihit officier de milice et Pierre Watelin habitant en ce quartier témoins requis qui ont signes avec ledit testateur et nous notaire ainsi signé à la minutte Chr D Vivies imparfaitement.
Et a l'instant ledit testateur s'étant mis en devoir de signer il ne l'aurait fait qu'imparfaitement comme parait ci desus à cause de la faiblesse de sa vie procédant du vinaigre qu'on lui aurait versé ci devant lors d'une saignée, et à qui nous a été rapporté par M Delon médecin, et encore de la faiblesse de sa main signé Truihit, Watelin et Merient notaire.
Certifié conforme à l'expedition qui est en mon pouvoir ce 10 7bre 1747
LABARRIERE ».
Sept ans après la mort du chevalier, qui voyons-nous s'embarquer à son tour à Bordeaux pour Saint-Domingue, en 1754 ? Jacques de Castelpers, devenu chevalier de St Louis, lieutenant-colonel d'infanterie et "commandant des troupes à l'Amérique"... Embarque-t-il avec sa femme ? Probablement, comme la suite le montrera. Il continue son métier militaire, car il est nommé à un poste colonial : Commandant de la Milice de Cul-de-Sac... Désormais sa vie s'écoulera dans cette Isle-à-Vaches, au sud de Saint-Domingue sur la partie qui regarde le Venezuela. Les Espagnols l'avaient nommée Ybaca, et les Français l'Isle-à-Vaches. Ce n'est pas un lieu pour moutonnades à la mode à la même époque à Trianon : "Cette île est située le long de la Grande Ile : elle peut avoir 3 ou 4 lieues de long et 8 de circuit. Le terroir en est bon et consiste en beaucoup de prairies. Les Espagnols y ont mis des bœufs et des vaches, que les boucaniers ont détruit. La terre y est basse en divers endroits, et il s'y trouve quelques marécages pleins de crocodiles, nommés caïmans, qui ont aussi détruit une partie de ces animaux..." Ce n'est pas un séjour enchanteur que cette Isle-à-Vaches, "On ne peut guère y demeurer, à cause des maringouins (moustiques) qui y sont extrêmement incommodes". Cependant, "depuis le Port-Gongon jusqu'au Cap de Tiburon, il n'y a point de ports, mais une côte agréable et unie, d'où sortent plusieurs rivières." (4)
En 1763, nouvel embarquement à Bordeaux : "Jacques Saint-Sulpice de Viviez" rend visite à son frère Castelpers à Saint-Domingue. Puis le temps passe : Viviés Saint-Sulpice se marie, s'installe à Fontenay-le-Comte...
Après cette dernière visite 25 années s'écoulent puis une lettre signée "Martin de Castelpers" (et non Castelpers comme les précédentes) nous montre un colonial originaire de Saint-Domingue fort désemparé : il est seul, le retour d'un séjour en France lui a été funeste, car il y a perdu sa femme ; il a le mal du pays... Il ne peut s'agir de l'officier de Guastalla, qui aurait 78 ans cette année-là et ne pourrait depuis longtemps remplir "quelques missions dans les doubles Montagnes où l'on est forcé d'aller à pied quelque fois pendant une journée", mais de son fils : celui que Castelpers a eu d’Angélique-Geneviève Quenel. C’est un homme gros et seul, qui n'a pas du faire de bonnes affaires, puisqu'il emprunte à ses cousins restés à Viviers-les-Montagnes, les fils de Timoléon, une assez grosse somme : 7.500 livres.
« Colon. Franc.
Par Marseille
A monsieur
monsieur de Martin de Vivies, seigneur de Vivies les montagnes, en son hotel à Castres eveché
Haut Languedoc
Fond de L'isle à vache le 24 9bre 1788
Me voici encore une fois bien éloigné de vous cher cousin, malgré le désir que j'ai toujours eu de m'en rapprocher et de me fixer dans ma famille. La satisfaction que j'ai goûté de revoir de bons parents et de passer quelques jours avec eux ne me semble plus qu'un songe agréable que le réveil a presque effacé. Que n'en n'est il pas ainsi du malheur que j'ai éprouvé dans mon voyage de France ! je le sens si vivement à présent que le temps le plus reculé ne l'effacera à jamais de mon cœur (5).
Voilà près de 3 mois que je suis de retour chez moi et quoique arrivé dans la saison la plus critique et pour ainsi dire avec un ouragan qui a dévasté toute la Martinique et une partie de St Domingue nous n'avons eu qu'une traversée de 38 jours et n'avons éprouvé d'autre mal des deux coups de temps que nous avons ressenti aux approches de la Desirade, que d'etre obligés d'amener nos voiles sans nous détourner de notre route. Par un hasard qui ne nous est pas ordinaire l'ouragan a terminé ses ravages au quartier voisin du notre et nous a épargné dans notre beau pays. Pour la première fois nous avons particulièrement espoir d'un beau revenu pour l’année 1789 et j’espère satisfaire à tout ce que je vous dois. Ce ne pourra être que vers 7bre ou 8bre que vous en toucherez le montant qui suivant le décompte que je joins içi ira à la somme de 7500 et quelques livres. J'ai toujours conservé la bonne santé que vous m'avez vu à Castres mais mon enbompoint a augmenté même depuis que je suis içi. Je désire que vous puissiez m'en mander autant. Embrassez pour moi ma bonne et chère cousine et dites lui que je l'aime plus que jamais. Mille et mille autres amitiés à mes autres cousines et aux cousins de même qu'à tous vos chers enfants. Vivirou (6) au comble de la joie ne doit plus vous entretenir que d'ordonnances et exercises militaires. Cet enthousiasme lui passera bientôt. Ne m'oubliez pas je vous prie auprès de mademoiselle de Rayssac, que j'ai l'honneur d'assurer de mon respect, mille choses honnettes aux parents St Affrique et à tous ceux qui voudront bien se resouvenir de moi ; mes civilités à Mr de la Caussade, j'ai remis la lettre dont il m'avait chargé à Mr Scande qui jouit d'une faible santé. J'ai reçu une lettre de son protégé le Sr Butin qui est chez un notaire au Port au Prince. Il doit tarder à Mde de la Pomarede d'avoir de mes nouvelles cependant je ne puis cette fois ci avoir l'honneur de lui écrire mais dites lui d'etre tranquille et que je n'attends que l'arrivée de Mr Quantin qui doit être déjà en mer pour continuer l'affaire de son compte. Assurez la de mon respect. Je vous avouerais que je ne puis revenir de la manière d'agir de Milhau tant vis à vis de son ancien ami La Pomarede qu'a mon égard relativement seulement à ce compte. Si j'étais un peu méchant je pourrais l'en faire repentir.
Adieu mon cher de Vivies je vous embrasse de tout mon coeur et vous aime de même.
Martin de Castelpers
Vous avez sans doute revu mon frère et ma soeur à leur retour dans le Languedoc, je désire pour leur satisfaction qu'ils exécutent le projet d'aller s'établir à Castres.
Mille choses honnettes je vous prie à toute la famille du Vales lorsque vous les verrez ; j'attends toujours notre parent de La Plane. Je reçu à Nantes avant mon départ une lettre de sa mère remplie d'honnetetes pour moi et de sentiments d'attachement pour ses enfants. »
*
Tampon : colonies par la flotte, trois fleurs de lys.
Cachet Vivies, couronne marquis, deux noirs en pagne en support, s'appuyant sur l'écu d'une part et sur une massue d'autre part.
« A monsieur
Monsieur de Martin de Vivies
seigneur de Vivies les montagnes
en son hôtel
à Castres evêche haut Languedoc
Je vous ai fait part mon cher de Vivies, dans le temps de ma bonne arrivée ici, je serais bien puni si ma lettre ne vous était point parvenue et si vous n'aviez pas reçu les témoignages de mon souvenir et de mon attachement, je vous y renouvelleais la promesse de solder cette année tout ce que nous vous devions. Ma parole et votre attente ne seront point vaines. Je charge par le même navire où passe celle ci vingt barriques de sucre pour cet objet et dont le produit vous est destiné. Je vous ai déjà fait passer le note de ce que nous vous redevions encore. J'en joins de nouveau une ici par la quelle au 29 janvier 1790 époque où vous pourrez etre payé par Mr Pellissier fils de l'ainé négt à Bordeaux mon correspondant, nous vous serons redevables de 7678 livres. Vous m'obligerez cher cousin de m'envoyer une quittance finale devant notaire du montant de notre acte de transaction en capital et interets. Il me restera à vous témoigner notre reconnaissance générale et surtout la mienne particulière d'avoir bien voulu contribuer à nous faire terminer cette affaire avec mon cher oncle votre père.
Je n'oublierais jamais les procédés honnêtes et généreux que vous avez mis et surtout l'attachement que vous me témoignâtes en cette occasion ; aussi pouvez vous compter sur moi comme sur votre propre frère et l'ami le plus vrai.
Chargez vous de mes amities pour ma chère cousine, pour votre petite famille, pour vos frères et vos chères soeurs je les embrasse tous de tout mon coeur. La religieuse de la visitation vient de me faire l'amitié de m'ecrire. Je lui sais bon gre de ne pas oublier le cousin d'outre mer et de lui donner quelques fois de ses nouvelles. Elle m'apprend que le chevalier jouit à present d'une bonne santé ainsi que vous tous. Elle ne pouvait me marquer rien qui me fut plus agréable. Je vous en souhaite bien la continuation.
La mienne est toujours des plus florissantes et mon enbompoint commence à me devenir à charge, surtout quand le gouvernement me charge de quelques missions dans les doubles montagnes où l'on est forcé d'aller à pied quelque fois pendant une journée, ce qui m'est arrivé trois ou quatre fois depuis quatre mois.
Ne m'oubliez pas je vous pri aupres de toutes mes connaissances et surtout de Mlle de Raissac, des St Affrique, du Chr de Lieutaut, et de M de la Caussade. Le parent de ce dernier Mr Scande est mort depuis quelques mois, Mr Gentillot habitant de cette plaine est son exécuteur testamentaire. Sa succession qui n'est pas bien considérable ne pouvait tomber en de meilleures mains.
Adieu mon cher de Vivies, donnez moi donc la satisfaction de recevoir quelque fois de vos nouvelles, et mettez moi au nombre de vos meilleurs parents et amis.
Martin de Castelpers
Mad de la Pomarede doit s'impatienter de ne pas recevoir de mes nouvelles. Je désirais par ma première lettre lui apprendre que compte était rendu et arrêté. Mr Quantin ne paraissait y trouver aucun empêchement d'après l'examen pue je lui en avais donné. Je me disposais à partir pour chez lui pour finir lorsqu'il est venu lui même ces jours derniers dans le quartier me prier d'attendre encore six semaines ou deux mois, temps où il doit avoir des réponses de Mde de Milhau aux letres qu'il lui avait écrit à ce sujet à son arrivée. Il parait par une dernière lettre de Mr de Milhau qu'il m’a montré qu'il persiste toujours à croire que Mr de la Pomaréde ne peut lui rendre de compte et qu'il l'engage à faire usage des ordonnances contre les procureurs gérants, sans faire attention qu'elle est postérieure à la gestion de Mr de la Pomaréde. J'attendrai le délai demandé, mais si c'est une ruse de Mr Quantin pour éluder, je suis très décidé à ne pas me laisser amuser pendant longtemps. Veuillez faire part de cet article à Mad de la Pomaréde que j'assure de mon attachement respectueux ; je serai plus certain qu'elle sera instruite de cette manière de ses affaires que si je lui en parlai à elle-même, j'aurai cependant sous peu l'honneur de lui donner de mes nouvelles.
Fond de l'Isle à vache le 16 juillet 1789 ».
Voilà... D'après une tradition de famille, les Viviés de Saint Domingue auraient été massacrés par les noirs en 1793. Si cela est, il ne devait pas rester grand monde sur l'île : Martin de Castelpers paraît seul et sans enfants, sans quoi il en eût certainement parlé. Son père et son oncle sont morts, quant a sa cousine, Marie-Elizabeth de Viviés (dont il ne parle pas non plus) si elle a vécu, elle devait à la veille de la Révolution avoir plus de cinquante ans et depuis longtemps être mariée ailleurs.
Sources :
Papiers de la famille de Viviés.
Pour les amateurs d'uniformes, on notera que le régiment de Chartres, 107° d'infanterie, s'appelait avant 1720 "la Ferté- Imbault" : l'ancien colonel-propriétaire, marquis de la Ferté- Imbault, avait du rester à la tête du corps.
Notes :
(1) : Le testament de Pierre le Grand est cité p. 542 du très classique « XVIIe et XVIIIe s. » de Malet et Isaac : classe de Seconde.
(2) : Le "très cher père" est Louis de Martin, seigneur de Viviés et coseigneur de Lautrec. Sa femme, à qui s’adresse si respectueusement son fils, est Isabeau de Bertier, d’une famille de parlementaires toulousains. "Mon frère et son épouse'' : il s'agit de l'aîné des enfants, Timoléon, et de sa femme Elizabeth de Clausade de Riols. Quant aux trois frères au régiment de Chartres Infanterie, ce sont : Jean François, chevalier de Viviés, Jacques Grégoire, le scripteur, dit Castelpers, et Alexandre, qui fonda la branche de Viviés-Maholas. Du 5e, Louis Etienne, il sera question dans la lettre suivante : "Je compte que de cette affaire-ci, St Sulpice aura une lieutenance en pied" : on voit qu'à part l'aîné, les quatre frères étaient à l'armée. Timoléon devait rester très lié à ses frères, car sa femme Elizabeth mourra à St Domingue pendant une visite qu’ils lui feront (Testament de Timoléon 26 mai 1775).
(3) : Ce départ de Bordeaux et ceux qui vont suivre ont été relevés dans : "Les départs de passagers du Castrais et de l'Albigeois par Bordeaux au XVIIIe s.», de Lucile Bourrachot et J.P. Poussou (Actes du XXVIe Congrès d’Etudes Régionales, 1972).
(4) : Journal de Bord du chirurgien Exmelin, d'Honfleur (1646- 1707) Ed. de Paris, 1956.
(5) : Il a du perdre sa femme dans le voyage.
(6) : Diminutif : le petit Viviés, un enfant.
1/ Timoléon aîné, 2e du nom qui épousera Elisabeth de Clausade de Riols.
2/ Jean François, chevalier de Viviés, officier au rgt de Chartres, infanterie.
3/ Jacques Grégoire, seigneur de Salins puis de Castelpers lorsque son frère puiné prit le nom de Maholas hérité de sa tante. Capitaine au rgt Le Chartres infanterie, chevalier de St Louis.
Autres frères st sœurs :
4/ Alexandre seigneur de Castelpers qui fonda la branche de Viviés Maholas, éteinte depuis 1818 ; il avait épousé Gabrielle Dadvizard de Cumiez, fille et petite-fille de conseillers présidents au parlement de Toulouse.
5/ Louis Etienne, Seigneur de Valery et de St Sulpice, auteur de la branche de Viviés-St Sulpice qui fit souche à Fontenay-le-comte.
Ils étaient fils de Louis de Martin, sgr de Viviés et co seigneur de Lautrec, et d’Isabeau de Bertier, d’une famille de# parlementaires Toulousains.
Sans posséder leurs dates de naissance ils ont du naître tous entre 1702 (date de naissance de l'aîné) et 1710.
La tradition rapporte que la famille des Iles s'est éteinte massacrée en 1793.
Extrait de l'histoire de l'ordre de St Louis, Mazas.
1751 DUVIVIES commandant de la milice de Cul-de-Sac à St Domingue, chevalier de St Louis.
1750 DUVIVIES, de St Sulpice, né en 1713 lieutenant en 2e en 1734, enseigne en 1737, capitaine on 1749, retiré en 1760. Chevalier de St Louis en 1750.
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