LES MISSISSIPIENS Image du Quinquempois.

Par Jean Escande

 

 

 

 Quand on se promène actuellement dans la minuscule et si tranquille rue Quinquempoix, en face Beaubourg, et qu'on voit les gravures de 1720 qui la représentent comme une voie énorme, bourrée de monde, avec de hautes façades... on a peine à croire que c'est la même et on peut facilement imaginer que nos aïeux avaient l'imagination fertile.

 

Pas cependant pour ce qui est du Nouveau Riche, personnage éternel : des cracs boursiers on en voit un en 1929 ; le plus drôlement raconté c'est par Groucho Marx dans ses Mémoires aussi peu conventionnelles que possible.

 

Des Mississippiens nous en avons eu l'équivalent à notre époque : dans un village du Gard où j'ai habité en 1966, entre Remoulins et Bagnols sur Cèze un homme assez gros, vulgaire et taciturne, menait tous les matins une charrette tirée par un gros cheval de labour: il ramassait les ordures, étant employé de la commune. Or cet homme vingt ans auparavant avait fait fortune comme B.O.F. à Avignon, de misérable qu'il était en 1940 il était opulent en 1944 :

 

- Si vous saviez, il avait deux voitures, peuchère ! Une Rolls Royce, et il se promenait avec des souliers en cuir le bout blanc et le reste marron, pendant que tout le monde se trioussait avec des semelles de galoches... Et une bamboula ! Tous les restaurants d'Avignon ne connaissaient que lui. Et puis il a tout bouffé, dites, et il a repris le cheval par la bride pour aller ramasser les bordilles...

 

Chaque époque à son Quinquempois..

 

 

 

« La roue inconstante de la Fortune fut à peine transportée dans la rue Quinquempois qu'elle fut inondée par un peuple nombreux d'Agioteu qui s'empressèrent à l'envie de grimper sur cette roue. Les places les plus élevées ne promettoient pas seulement des millions, mais des milliards. Jamai la fortune n'avoit déployé tant de richesses. Un homme paîtri du plus vil limon, pouvoit aspirer à ses trésors qui surpassoient ceux de plusieurs Souverains. On aurait dit que la Fortune vouloit perdre jusqu'à l'ombre de la pudeur : car elle se prostitua à des personnes de la condition la plus vile. Si quelque heureux s'élevoit au haut de la roue, il faisoit une perspective qui irritoit l'ambition des Agioteurs, qui confondant sur lui leurs regards, se culbutant les uns les autres, s'efforçoient d'arriver au sommet où ce mignon de la Fortune étoit parvenu. On vit fourmiller dans Paris des hommes nouveaux. Il sembloit qu'un peuple inconnu avoit conquis cette grande ville, et qu'il y étaloit tout le faste d'un superbe vainqueur. Tout étoit nouveau parmi ces conquérans, moeurs, langage, leur coeur, leur esprit; ce peuple étoit-il sorti de dessous terre ? Ou étoit-il venu du Mississipi ?

 

La rue Quinquempois devint si célèbre qu'on l'appelloit la ru par excellence, comme on appelloit autrefois la ville de Rome Urbs. Dans cette inondation d'Agioteurs qui remplissoient cette rue, un homme muni d'une bosse formée en pente douce la louoit comme un pupitre à ceux qui vouloient écrire des Négociations. Ce bureau portatif lui produisit plus de vingt mille livres. On lui appliqua ce passage de l'Ecriture : Supra dorsum meum fabrica- verunt peccatores. "Les pêcheurs ont forgé sur mon dos".

 

Mais ce n'étoit qu'une comédie que la Fortune se donnoit; car après avoir tiré les gens de l'abysme de la misère pour les porter au faîte des richesses, elle ne les élevoit si haut qu’afin que leur chute fut plus grande, lorsqu'elle les replongeoit comme elle l'avoit médité, et qu'elle l'a éxécuté, dans le précipice dont elle les avoit fait sortir.

 

Un valet séculier d'une Communauté Religieuse y avoit vieilli il y étoit aimé, estimé, il se laissa séduire par l'espérance de briller parmi les Mississipiens. Il parut dans le Quinquempois, la Fortune jetta sur lui un regard favorable, il négocia heureusement. Le voilà à la tête d'un million, il prend tous les dehors les plus éclatans des gens les plus opulans, équipage superbe, livrées brillantes, appartemens parquetez, bien distribuez, meublez somptueusement, chère exquise. Pendant deux mois, il outra le rôle d'un voluptueux aisé, ses fonds se dissipent, des banqueroutes lui en enlèvent la meilleure partie. Dans cet état il calcula ce qui lui restoit; il envoya ses chevaux au marché, du débris de sa fortune il acquitta tout ce qu'il devoit. Il assembla ses domestiques, il leur donna un grand festin, et après les avoir payez, il les congédia, et alla faire la digestion de son repas dans le Couvent où il avoit servi, où on le reçut à bras ouverts Il reprit la modestie et la simplicité de sa première condition, rentrant au service des religieux. Il croit avoir fait un beau songe.

 

On a vu bien des laquais par les révolutions de la rue Quinquempois devenir gens à millions; alors un équipage magnifique annonçoit leur fortune. Souvent lorsqu'ils vouloient monter dans leur carrosse, par habitude ils s'élançoient dérrière.

 

Un de ces Exlaquais étoit dans un carosse doré; il avoit converti ses galons de soye dans des galons d'or, dont son habit étoit tout chamaré. Son cocher voulut dans un embarras rompre la file des carosses, il ne put jamais gagner la tête des chevaux, parce qu'un cocher s'y opposa. Les deux cochers étant aux prises, l'Exlaquais cria au cocher d'un ton de Petit-Maître :

 

- Veux tu me donner la peine de descendre pour t'appliquer cent coups de canne ?

 

Le maître du cocher qu'on apostrophoit étoit un officier, il descendit pour avoir raison de cette insulte, et harcela l'Exlaquais qui descendit aussi. Ils mirent l'épée à la main. Le Mississipien fit d'abord une bonne contenance; mais comme il se vit poussé vigoureusement, il cria :

 

- A moi la livrée !

 

On fut surpris de voir un homme habillé si richement appeller de pareilles troupes auxiliaires. Voilà ce que fait l'habitude.

 

 

 

Une Mississipienne toute brillante de pierreries étoit avec deux de ses filles aux premières loges de la Comédie Françoise. Son air bas que la nature avoit copié parfaitement dans ses filles, déceloit cette famille malgré leurs housses magnifiques à des yeux pénétrans. Un petit-maître voulant sçavoir à fond ce qu'étoit cette dame, l'attendit au sortir de la comédie. Il la vit monter avec ses filles dans un carosse aussi superbe que celui d'un Ambassadeur. Deux groupes de laquais étoient prêts à environner le carosse devant et dérrière. Un laquais qui avoit la figure d'un Adonis demanda respectueusement :

 

Où Madame veut-elle qu'on la conduise ?

 

Elle répondit :

 

- Cheux nous.

 

Cette expression grossière mit en joye toute la livrée qui en fit sur le champ un écho. Le petit-maître ayant prié le beau laquais de lui définir cette dame :

 

- Monsieur, dit-il, c'est une blanchisseuse de fin linge qui est tombée, sans se blesser, d'un quatrième étage dans un carosse.

 

La Fortune après s'être réjouie à faire une infinité de mascarades, a démasqué ses acteurs l'un après l'autre; elle les a ramenez à leur première condition ; d'un luxe outré et extravagant, ils ont passé à une misère excessive, ils ont cru avoir été enchantez, et avoir habité pendant quelque tems le Pays des Fées.

 

On peut dire que les fortunes du Quinquempois qui avoient tout l'éclat du verre, en avoient la fragilité.

 

 

 

Bibliothèque des gens de cour.

 

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