JEANNOT A LA LOUPE

 

 

 

 

JEANNOT A LA LOUPE

 

 

 

« Cet étonnant journal »

 

 

 

« Madame Doudou [Gaby de Hédouville] nous renvoie la malle en osier de Christine avec les concertos pour orgue de Haendel et les ouvertures de Rossini, deux disques dont j'ai depuis longtemps envie;  puis un miroir concave pour moi (on s'y voit énormément grossi) ». Journal, 1962

 

 

 

 

 

Ne rien faire par profession.

 

 

 

Très jeune, Jeannot signa un pacte avec le Destin :

 

- Je ne travaillerai jamais ni pour l’Etat ni pour quelqu’un. Je veux être libre. « Je suis décidé à ne même pas entrer à la Sécurité Sociale, ni aux Beaux-Arts, à rien. Travailler dans un bureau, une usine, une pissotière, il n’en est pas question » (Journal, 1954).

 

- Très bien, répondit Celui-ci, c’est entendu ; je pourvoirai à ta survie. Mais en conséquence, tu ne gagneras jamais d’argent, non plus, de par le travail qui t’es naturel, c’est-à-dire tes dessins, tes peintures, tes écrits, ton grand savoir, ou alors de façon sporadique, à Mon petit bonheur à Moi. J’ajoute cette clause, qui est imputrescible, à ce contrat.

 

Il fallut bien que Jeannot s’en accommodât.

 

 

 

Il avait beau le savoir, ça l’emmerdait : il trouvait que sa liberté était cher payée.

 

Parce qu’il travaillait d’arrache-pied à ce qu’il aimait : dans les années 1960 – période, avec les années 1950, principalement traitée dans cette étude -, il produisit des dessins en veux-tu en voilà, et au petit point encore, c'est-à-dire d’une démentielle patience, des étiquettes de vin, des idées d’assiettes-alphabet, avec une lettre peinte par assiette, des collages, des dessins de cadres pour les tableaux de Gaby sa belle-mère, elle-même peintre ; des expos organisées pour elle, ou pour des amis peintres sur soie dans la débine ; la commande de son portrait et de celui de Christine, sa femme, à un autre ami peintre, pour le valoriser ; il se trouve d’ailleurs sur ce portrait, « une expression niaise répandue sur un visage d’imbécile heureux qu’on me voit si couramment» (Journal, 1964), et les portraits finiront au grenier,  faces cachées.

 

Il fut terriblement avant-gardiste lorsqu’en 1963, bien avant que la mode ne soit au tourisme, il eut de vastes projets pour l’aménagement touristique de Lagrasse, bourgade audoise où il vivait, avec l’idée d’un musée Charles Cros, inventeur du phonographe natif de l’endroit, étant même «  prêt à m'occuper bénévolement de ce qu'on pourrait faire dans un but touristique » (Journal, 25 octobre 1963).

 

Il étudia aussi plus tard, dans les années 1980-1990, contre vents et marées – et les termes ne sont pas choisis au hasard, car collé à sa machine à écrire, il brava au sens propre les tempêtes de vent d’autan qui s’immisçaient dans les glaciales chambres du château d’Escoussens, forteresse à demi-ruinée du Tarn, payant de sa santé son amour de l’histoire -, des correspondances ou des testaments anciens, avec une énergie acharnée, recueillie, concentrée, faisant appel à son immense vivier de connaissances accumulées au gré de ses lectures journalières et sans cesse renouvelées, tirant profit de toute découverte littéraire, interprétant ses montagnes de savoir, avec une mémoire de cheval et une force d’éléphant.

 

 Dès 1965, il avait amorcé des ébauches sur l’obscure bataille de Leucate au XVe siècle. Menées comme des enquêtes policières, la poésie était loin d’être exclue de ses études historiques, qu’il poursuivait tambour-battant avec une rigueur et une absolue honnêteté.

 

Il se démena enfin toute sa vie comme un beau diable dans le travail qui lui était cher et propre, et dont il aurait été heureux de tirer profit, mais en vain : le Grand Architecte tint ses engagements, obéissant probablement lui-même à des lois qui lui étaient supérieures, et se montra intraitable.

 

Jeannot écrivait alors, dégoûté mais lucide : « Décidément, chaque fois que je travaille, cela ne m’attire que des ennuis » et « Je crois d’ailleurs que quand on a décidé de ne rien faire par profession, on est aussi sévèrement sanctionné quand par hasard on travaille, qu’un travailleur qui décide de faire grève. Il faut choisir. » (Journal, 23 novembre 1964).

 

Sa belle-mère se montra assez ingrate vis-à-vis de ses efforts, les étiquettes de vin tombèrent à l’eau à cause de copinages inavouables, les dessins de cadres ne virent jamais le jour, ses dessins se vendirent fort mal. L’idée des assiettes-alphabet fut abandonnée, et Lagrasse certes, devint touristique, mais pas grâce à Jeannot, et n’eut jamais, on le déplore car l’idée était bonne, de musée Charles Cros. Quant aux études historiques et aux écrits, ils devinrent lettres mortes auprès de multiples éditeurs indifférents.

 

 

 

Tu me navres...

 

 

 

Il est navrant de lire au fil des jours ses déceptions, multiples et répétées, surtout lorsqu’on voit la somme de travail qu’il réalise pour « y arriver » ; car pour cela, il n’était pas fainéant, et aurait pu en remontrer à bon nombre d’employés modèles.

 

Il envoyait, aidé par Christine, le seul véritable soutien de son existence, des centaines de manuscrits aux maisons d’éditions ; il plaça des dessins partout, inventant mille façons d’exposer, d’illustrer, de créer ; il fourmillait dans ses bons jours d’idées enrichissantes et artistiques, culturelles et profondément intéressantes.

 

Il est désolant de découvrir cet homme dévasté par les refus des éditeurs malgré ses opiniâtres efforts pour accéder à l’édition de ses ouvrages ; il est attristant de vivre avec lui ses incessantes défaites.

 

1963 : « (...) l'attente ennuyée d'une lettre du Seuil; je guette par la fenêtre, décidé à envoyer à Flamand une seconde lettre réclamant d'urgence une réponse.

 

C'est quand même malheureux, de perdre du temps à cause d’imbéciles qui ne trouvent jamais rien à leur goût ! Chaque fois que Cayrol m'a demandé mes projets et que je les lui ai dits, ce n'était jamais cela qu'il fallait faire. "Un journal sur l'armée ? Peuh... Des nouvelles fantastiques ? Il y en a tant"... Ce petit crétin sec, aux œuvrettes inintéressantes et surtout illisibles, ce petit raté dont la mode (la mode d'il y a vingt ans) a fait une espèce de poète. Que personne ne lit, d'ailleurs. Dieu me garde d'avoir jamais besoin de ces gens-là pour vivre : Leur jugement est féroce, mais le mien serait pour eux sans appel si j'étais à leur place, et à celle des emmerdeurs du "Nouveau Roman". Ce qui me console c'est qu'ils sont obligés, eux, pour vivre, de faire de bas métiers littéraires.

 

Poussé par Patrick, je téléphone à Flamand pour savoir ce qu'il en est du manuscrit : il est refusé par Cayrol. Ce à quoi je m'attendais. "Nous n'avons pas cru devoir vous relancer avec ce recueil de contes". "J'ai une proposition d'un éditeur étranger, ça tombe bien", lui dis-je, et je raccroche. La conversation n'a pas duré trois minutes.

 

Voilà. Ces salauds-là m'ont fait attendre, mais j'espère pouvoir un jour leur faire payer cher. »

 

Finalement, il travaillait beaucoup plus que s’il avait été employé dans une quelconque entreprise, à des travaux dix mille fois plus compliqués et qui nécessitaient du talent – il n’en manquait pas -, de la patience et de l’abnégation, pour au bout du compte n’avoir rien, pas même le plus petit kopek pour bouffer.

 

Pourtant, il savait rebondir – il se souvenait du pacte passé avec le Grand Maître - : il tournait les mésaventures en adages « Tout travail manuel m'est nuisible » (Journal, 18 janvier 1964). Et « Voici le moment de s'allonger au soleil dans un bon fauteuil, pour penser avec satisfaction à tant d'imbéciles qui ont refusé mes manuscrits, et qui vieillissent dans la poussière des maisons d'édition du VIIe arrondissement. Sans compter que certains sont fort pauvres, avec un peu d'espoir ils mourront dans la misère. Pendant ce temps, des lunettes noires sur le nez, je continue à ne rien faire, les pieds dans l'herbe. Voilà un peu plus de trente ans que j'essaie de mener à bien cette opération.

 

C'est bien agréable, de penser que je ne fais strictement rien d'utile à mes contemporains, pendant qu'ils se crèvent dans des métros bondés, de Chicago à Vladivostok » (Journal, 13 mars 1964).

 

Il savait se consoler ; il connaissait le prix de la rançon.

 

 

 

On s’habitue à tout...

 

 

 

Dans les années 1960, l’argent qu’il dépensait sans l’avoir gagné (en l’occurrence celui de Patrick et de Sylvie, son beau-frère et sa belle-sœur, avec qui lui et Christine, sa femme, vécurent pendant cinq ans, de 1961 à 1966), lui donnait d’affreux scrupules. Mais il ne fut pas question une seconde qu’il changeât de manière de vivre ; et puis, tout de même, il s’y habituait ... Un moment de honte est vite passé. Il n’empêche que ça le travaillait.

 

Pareil à celui qui se gratte là où ça fait mal, il demandait à son amie Micheline, peintre, qui voulait vivre de ses pinceaux ; mariée, elle était de ce fait conjugalement entretenue :

 

« - Comment ça va, maintenant, avec l'argent ?

 

- Toujours pareil : avec remords. Si c'était moi qui le gagnais je n'aurais pas de ces scrupules. Je me prends pour une femme entretenue.

 

Cela me plait de lui entendre dire ça, car c'est exactement ce que je ressens très souvent, de façon assez vive, mais plus effacée quand même qu'il y a trois ans.

 

- Qu'est-ce que ça peut te faire que ce ne soit pas toi qui gagnes le fric ? Chacun son métier, tu n'as pas de vocation pour ça. C'est bien la peine de sortir d'une famille de flic, tout ce qu'il y a de bien-pensante, pour croire encore à "qui ne travaille pas ne mange pas" ! Dis-je en plaisantant.

 

Mais en fait j'ai la même réaction, comme si gagner de l'argent vous réhabilitait à vos propres yeux ! Ridicule ». (Journal, 4 août 64)

 

Et voilà. Il n’était pas réhabilité à ses propres yeux... Il pensait que cela était ridicule, alors que c’est une loi humainement légitime, qu’il refusait de toutes ses forces. Il se sentait humilié, mais il préférait cette humiliation à la réhabilitation à ses propres yeux, donc au travail rémunéré. Il préférait la paresse payée au travail payé. Point c’est tout. Voulant quand même être rassuré, il demandait à Christine, « le lampion de ma jeunesse, le soleil de ma maturité et l’étoile de ma vie » (Journal, 24 janvier 1964), la seule qui pouvait d’un seul bloc l’approuver, ou tout du moins avancer de bienveillants bémols :

 

« Je demande avec inquiétude à Christine si je suis conséquent avec moi-même ?

 

- Heureusement non. Dans les grandes lignes oui, mais les détails sont assez salopés. Ce n'est déjà pas si mal. Et puis si tu étais parfaitement logique, ne fut-ce qu'avec tes propres discours, tu serais mort depuis longtemps, parce que tu aurais fait un excellent para.

 

Comme quoi la paresse et le refus de s'engager, ça va plus loin qu'on ne croit ». (Journal, 7 aout 64).

 

 

 

Un vrai enfant gâté.

 

 

 

Il était un enfant gâté – un vrai, un pur, un dur -, à qui l’on donnait trop d’argent de poche. Il n’aurait pu vivre ainsi sans savoir de source sûre – même confusément, sans se l’avouer -, qu’il « avait des arrières », d’éventuels appuis : les parents de Christine, les siens à leur manière, et des appuis concrets – le beau-frère -, au moins pendant cinq ans (les choses changèrent par la suite : Jeannot continua d’être enfant gâté, mais sans plus du tout d’argent de poche : si, si, cela peut se faire, il en fut la preuve vivante). Jeannot devait inconsciemment compter sur le bon vouloir de chacun, même s’il ne l’avoua jamais explicitement : A vot’bon cœur m’sieurs-dames, pour un fils artissss qui ne veut pas travailler....  Et en plus ça marchait. Ca renâclait bien, un peu, de temps en temps, et là, Jeannot était fâché. Christine était obligée de lui rappeler certaines réalités : « Mauvaise nouvelle : nous n’avons plus d’argent. Quelques livres, un ou deux petits tableaux, des tissus pour Christine et Sylvie ont écorné nos faibles ressources. Heureusement que nous prenons nos repas chez mes parents ou chez les Saulnier, ou chez Elise, et que nous ne payons pas l’appartement de la rue Delorme, sans quoi jamais nous ne pourrions venir à Paris ! Tout y est affreusement cher. A ce propos, comme je fais la tête pour la fuite du fric, Titinou me fait remarquer qu’il faut être raisonnable, dans le cas où c’est de nous que viendrait l’argent, nous nous montrerions moins libéraux, ce qui est absolument exact. » (Journal, 29 janvier 1964.)

 

 

 

Un caractère trempé à  l’encre noire.

 

 

 

Il vécut de toute façon toujours en dilettante, qu’il eût des sous ou qu’il n’en eût point : il achetait des antiquités dans les salles des ventes ou chez les antiquaires, les vendait, dessinait, concoctait des tas d’entreprises artistiques, avec pour superbes toiles de fond ses lieux de vie – une propriété dans l’Aude, puis un château à demi-ruiné dans le Tarn - certes poétiques – ce à quoi il était extrêmement sensible, mais dont le fin-fond du tableau était perpétuellement gâché par un barbouillage d’idées noires, de scrupules, de fureur rentrée, d’inquiétude métaphysique.

 

« Quel ennui, d'avoir un tempérament bilieux, sec et mélancolique ! » écrit-il le 18 décembre 64. Et encore : « Idées noires, pour changer. Rives funèbres, ou dégoûtants. Beaucoup dessiné ces jours derniers, tout en sachant fort bien le vide et le ridicule de ces manies : dessiner, écrire, c'est comme si on collectionnait de la poussière ». (Journal,  27 mai 1964).

 

Il était donc conscient de cette « inutilité » : « Quant au gui c'est une plante inutile et décorative, qui me fait penser que je suis une espèce de gui humain » (Journal, 17 janvier 1964), même si celle-ci est à long terme très discutable : il faudrait évoquer le paradoxe de l’Artiste, inutile de son vivant, et indispensable à la postérité et à l’Humanité toute entière après sa mort : éternel dilemme.

 

Pour l’heure, l’entretien de ce qui le passionnait ne le comblait pas toujours d’aise ; et l’opinion populaire sur l'art, « on est vieux, incapable de plus rien faire d'intelligent (tailler les vignes, conduire un 15 tonnes) alors on dessine, avant de crever » (Journal, 19 Avril 1964) largement répandue dans une société matérialiste – mais existe-t-il des sociétés non matérialistes ? -, finit par vilainement déteindre sur lui. Il y avait de l’artiste maudit en Jeannot. Et c’est sans doute à cela qu’on reconnaît le vrai artiste.

 

 

 

De l’artiste maudit en Jeannot.

 

 

 

Il avait d’ailleurs les idées obsessionnelles de l’artiste maudit ; extrêmement attiré par les armes blanches, les duels, les batailles, la mort en somme, il fit, déjà dans les années 50, un recueil de dessins « Grotesques et Masques », largement inspiré par ce thème. Plus tard, il illustra largement et magnifiquement « Les Duels » de Brantôme.

 

« Je continue à travailler avec acharnement à mes collages; le mauvais temps m'y aide fort, car il n'arrête pas de pleuvoir et de faire gris et froid, un vrai temps d'automne et de mort. De plus je dors l'après-midi et fais des cauchemars. Je rêve qu'on veut me marier, ce qui est un très mauvais signe, mais je pense que ce sont toutes ces idées funèbres qui me tourmentent si souvent, je me jette à toute force dans le travail pour y échapper » (Journal, 9 avril 1963). Et puis : « Pour me remettre du refus de la Correspondance Générale [recueil de nouvelles qu’il a écrit] aux éditions de Minuit, je me remets à dessiner, des épées et des morts, un thème qui m'obsède depuis toujours, j'ai retrouvé à Escoussens un livre de mathématiques aux marges couvertes d'épées diverses » (Journal, 12 sept 1963).

 

Puis : « Si je ne travaille pas d'arrache-pied et tout le temps, je tombe dans le désespoir et la mauvaise humeur ; pourtant aucun de mes efforts n'est récompensé que par l'approbation de mon entourage. C'est déjà beaucoup, combien n'ont même pas eu cela ! » (Journal, 10 octobre 1963).

 

 

 

Son caractère. Ah, son caractère...  Il souffrit sa vie durant de périodes euphoriques et fébriles, d’intense créativité, suivies de temps mélancoliques et d’atroces colères. On parlerait aujourd’hui de maux à la mode, la schizophrénie, la bipolarité. A l’époque, on targua tout bonnement Jean de mauvais caractère. Il se mettait régulièrement dans des colères affreuses, mais, toujours lucide sur lui-même, après les crises, il regrettait amèrement ses accès de fureur et essayait avec culpabilité, de les racheter : « Voilà ce que c'est, de se mettre en colère comme un imbécile » (Journal, 10 décembre 1963).

 

 Il faut voir d’où vient Jeannot, pour essayer d’expliquer ce caractère tourmenté.

 

 

 

L’origine du mal.

 

 

 

Sa mère, Josée, était à moitié folle. Du moins, sujette à des crises d’hystérie. Sept sœurs, six frères, tous enfants d’un facteur, l’image populaire du facteur, généreux, bonhomme, et terriblement coureur. Il aimait à se faire photographier entouré de son armada de filles : il s’y montrait dans son prestigieux uniforme des P.T.T., fixant avec fierté et un rien d’orgueil animal, l’objectif ; ses filles ne semblaient être qu’un faire-valoir. Une tribu des Pyrénées : une ferme enchanteresse, où Jeannot plaça ses plus beaux souvenirs d’enfance : le lit du grand-père capitonné de toile de Jouy, les sœurs qui font des merveilles dans la cuisine autour d’un café, s’envoyant proprement à la gueule les enfants naturels qu’elles ont eus ou qu’elles auront, leurs liaisons dangereuses, les mœurs peu convenables de celle-ci ou de celle-là, et ce dès les premiers instants des frissons de la pâte à beignets dans la poêle. De la mère de sa mère, on ne parle jamais. Tôt décédée, après avoir mis au monde 13 enfants.

 

Autour de la ferme, envahissant la cour, les écuries, les bottes de paille, des mômes : des grands, des petits, des cafteurs, des moqueurs, des naturels, des légitimes. Des un peu crétins, des délurées qui se faisaient un devoir de faire perdre leur pucelage aux cousins pré pubères : « Elle était généreuse... » dit de la cousine incriminée, un des petits-cousins de Jean, à la lecture du Journal ; à quoi l’on subodora que Jeannot n’avait pas été le seul à passer entre ses mains expertes... Ces événements ayant pour décor l’enterrement d’un oncle. A certains, malheur est bon.

 

A l’image d’Epinal fait pendant une ténébreuse coulisse : il se chuchote dans la famille (qui peuple à elle seule la moitié des Pyrénées), que le grand-père coureur a été surpris dans des postures peu avouables par l’une ou l’autre de ses filles, et que l’hystérie familiale – car des sept sœurs la mère de Jeannot n’était pas la seule à en souffrir -, découlerait de là.

 

 

 

Clément, le père de Jeannot était froid. Terriblement froid. C’était un Escande, c’est peu dire. Il fut pétri dans une ambiance étouffante de dévotion, de vêpres et de chapelets. Dans un milieu de conformisme, de qu’en-dira-t-on, de préséances et de conventions campagnardes. Il avait une mère elle-même brouillée avec ses parents pour d’obscures histoires d’intérêts, un père appelé au front de 14 à cinquante ans passés, et qui mourra tôt d’avoir respiré de sales gaz dans cette sale guerre. Clément n’eut qu’une sœur, Jeanne, sur qui l’éducation rigoriste avait porté ses fruits plus que de raison, puisqu’elle devint institutrice libre, dont la seule passion était notre sainte religion. L’ambiance n’était pas à la futilité.

 

Clément était très attaché à sa mère et à sa sœur, « les deux vieilles », comme les appelait si élégamment Jeannot.

 

La tante Jeanne, confite, cuite et recuite de componction et de soutanes, était la marraine de Jeannot. Il la détestait. Il y a de quoi. « Il y a tout un côté inquiet, dogmatique et intransigeant, le plus mauvais de mon caractère, dont je lui suis en grande partie redevable. » (Journal, 27 juillet 1964), écrira-t-il d’elle.

 

Le père de Jeannot était du genre égoïste et indécis. Lâche aussi. Et extrêmement pingre, ce qui doit conventionnellement aller avec.

 

 

 

Jeannot était donc le fruit aîné du mariage de ce petit-bourgeois obscur et de cette paysanne tristement fantasque.

 

De son père il hérita du meilleur : le goût du savoir et  la mémoire ; mais au physique, nenni : son père était petit, sec, maigre, émacié même, avec d’épaisses lunettes de myope, alors que Jean était grand, plutôt élancé, volontiers rebondi, aux formes généreuses, et à la vue de lynx.

 

De sa mère, il retiendra la gaîté, et, malheureusement, le caractère emporté, imprévisible et terrifiant.

 

 

 

On ne guérit jamais de ses parents.

 

 

 

Il souffrait de ses parents.

 

Il tenait sa mère pour non responsable de son état, ce en quoi il n’avait sûrement pas tort, reprochant à son père in-petto, de la conforter dans cet état, par un manque de fantaisie, de distractions. Sa mère, c’était une chèvre de montagne, habituée à son troupeau s’ébattant joyeusement dans des herbages parfumés, mise en cage par un berger besogneux.

 

Jeannot considérait que son père n’était  « pas à la hauteur » : toujours indécis en tout, ne sachant se décider ni pour des vacances – il envoyait toujours lâchement ses enfants chez les deux vieilles -, ni pour acheter une maison à la campagne, alors qu’ils logeaient à cinq dans un minuscule appartement à Paris. Il profita du départ à la guerre d’Algérie de Jean, pour s’approprier la maison que Jean et Patrick, son futur beau-frère, avaient commencé à bâtir pour eux et à leurs frais à Escoussens, sans leur en rembourser un seul centime.

 

Jean reprochait à son père, toujours in-petto – et c’est bien là que le bât blesse -, sa lâcheté devant la maladie de sa femme : alors qu’il connaissait pertinemment le mal dont elle souffrait, il déclara : « moi vivant, je ne la ferai jamais soigner ». Moyennant quoi, la vie de Jeannot (et de ses sœurs) était déchirée à intervalles plus ou moins réguliers par de pénibles crises où leur mère se roulait par terre, invectivait ses proches et disait des choses, certes irresponsables, mais qui laissèrent des marques sinistrement indélébiles dans un cerveau aussi émotif et impressionnable que celui de Jeannot ou de Cigalou, comme il se nommait : (car il était bien ainsi, malgré ce  « vraiment, Cigalou, ce n'est pas magnifique, pour un esprit qui se veut ordonné, froid, et tout ce qu'il y a de systématique » (Journal, 24 mai 1964).

 

 Les raisons aux crises étaient multiples : le mariage d’une des sœurs de Jean avec un divorcé, ce qui chez les catholiques dévots  - dont se prévalait, quand ça l’arrangeait, le père de Jeannot - équivaut à un péché capital, le baptême du fils de l’autre sœur de Jean, qui eut l’indélicatesse de se faire baptiser quelques jours après le dit mariage. Du coup, les parents de Jean n’allèrent ni à l’une ni à l’autre des cérémonies, sans toutefois omettre, pour la mère, de se rouler par terre en hurlant qu’elle n’était pas heureuse, qu’elle était mal mariée etc...

 

Pour Jeannot, les choses étaient claires : son père ne voulant pas débourser un centime pour le mariage de sa fille, susurra adroitement à sa malléable épouse qu’il ne pouvait être question que leur fille épousa un divorcé. La sauce prit, et le procédé fut encore plus déloyal.

 

 

 

Jeannot souffrit de ces situations sordides.

 

Il souffrit parce que, habité par un sentiment de culpabilité habilement entretenu par son père, il passa le temps de ses études aux Beaux-Arts à vivoter soit chez l’un, soit chez l’autre, soit à l’atelier, pour ne pas avoir à « coûter » à son père. D’ailleurs ces études, il ne les avait pas choisies, il voulait être styliste. Il dut accepter le choix que son père lui imposait: les Beaux-Arts en Architecture (du coup, vengeance ou non – on ne le saura jamais -, il ne passa jamais l’admission à l’Ecole des Beaux-Arts, et passa sept ans en marge de l’Ecole où il s’amusa beaucoup, échappant joyeusement ainsi du même coup au climat familial soit survolté, soit sinistre, avec toujours pour cadre un deux-pièces cuisine exigu et sans intimité).

 

En somme il souffrait parce que son père était indifférent, et de ce fait absent de la vie de ses enfants, à laquelle il ne s’intéressait en rien.

 

Mais surtout il souffrait parce qu’il n’arrivait pas à parler de ses griefs légitimes à son père. Il n’y arrivait pas parce que son père était de cette race d’hommes totalement indifférente, qui a pour réponse redoutable le silence, et cette phrase terrible, qui décline toute espèce de discussion : « Laissez-nous tranquilles ».

 

De ne jamais cracher – c’est le seul terme qui convienne - ce qui lui restait sur l’estomme, comme il disait, Jeannot cultiva malgré lui, le malheureux, un caractère exécrable (« tâcher de me corriger de ce défaut » (Journal, 7 juin 1964), avec des sautes d’humeur, des fureurs disproportionnées, pendant lesquelles il balançait des objets par les fenêtres et faisait pleurer Christine. Pour s’en sentir honteux, confus le jour d’après, et aller s’en excuser platement, ou faire l’andouille pour chasser la mauvaise impression qu’il avait donnée de lui.

 

Il souffrit sa vie durant, entre autres maux, de ne pas dire ou de n’avoir pas dit son fait à son père, lui qui pourtant habituellement rivait son clou plus que de raison à tout un chacun. C’était même devenu un sport, à croire qu’il se vengeait de son père sur l’humanité entière.

 

D’avoir gardé pour lui et en lui cette colère rentrée, souvent transformée en haine, resta indubitablement tout au long de son existence, sa mauvaise conseillère.

 

 

 

Quelque peu dérangé.

 

 

 

L’âge venant, nous pensons que Jeannot se trouva pris à son propre piège : il n’avait donc jamais voulu travailler et n’avoir aucune contrainte d’aucune sorte, sauf celles qu’il aurait décidées, mais il faut croire que vivre de lectures, d’art et de siestes ne comble pas une existence, et, confusément, il vint à s’ennuyer. Oh, cela n’est jamais explicitement dit, bien sûr. En tout cas, comme l’oisiveté est mère de tous les vices, c’est bien connu, cela se vérifie une fois encore, elle engendra chez lui des désordres d’ordre psychique : il vint à avoir dans sa vieillesse, de plus en plus fréquemment, des hallucinations auditives, et des frayeurs incommensurables et inconsidérées.

 

En admirateur inconditionnel du Surréalisme, il fit toujours grand cas de ses rêves - trop sans doute, car l’on sait la circonspection qu’il faut adopter face à ces caprices du cerveau-, les notant scrupuleusement dans son journal à son réveil, et les racontant à Christine.

 

Si l’on considère que le rêve peut être entretenu comme une paire de chaussures l’est par le cirage, le fait de noter quotidiennement ses propres songes avec moult détails, de les raconter précisément, d’y prendre un intérêt constant, oblige mécaniquement le cerveau à en réinventer nuit après nuit, à fournir toujours plus de scènes, toujours plus circonstanciées. C’est un exercice comme un autre.

 

Ses rêves étaient à son image – c’est évidemment une lapalissade -, poétiques comme sa pensée, fouillés comme les gravures et les tableaux anciens qu’il affectionnait, précis come ses propres études historiques. Ses rêves étaient peuplés de princesses, de palais, de colonnades et de ruines, de paysages profonds et lumineux.

 

Deux exemples entre mille : en avril 1963 il rêva de corsaires du XVIIe siècle, aux vêtements chatoyants dont on « sentait » la riche étoffe, aux décors éminemment poétiques ; en 2015, un an avant sa mort, au sortir de soins intensifs, il nous raconta le songe étonnant qui l’avait accompagné le temps de son alitement comateux : il devait surveiller la bibliothèque de Frédéric II, avec qui il échangeait des vues hautement philosophiques, mais malgré cette inquiète vigilance, la bibliothèque brûla.

 

Cependant, ses rêves ne revêtaient malheureusement pas uniquement de séduisants atours historiques : de terrifiants vampires le poursuivaient fréquemment, de funèbres et néfastes magiciens le torturaient, des veuves, des femmes maléfiques hantaient ses songes ; il devait exorciser les furies et assister à des messes noires : « Il s'agissait d'aller égorger un animal, au dernier moment je m'y refusais. J'allais en 2 CV avec Christine devant la cour de Chapron-Coquelin, rue de Seine, où la cérémonie funeste devait avoir lieu. A l'intérieur de la cour, une pièce ouverte où de part et d'autre d'un crucifix à l'envers, un linge blanc, des chandeliers noirs, des hommes et femmes attendaient. "Ne passe pas le seuil de la porte cochère, il est sans doute ensorcelé" me disait Christine. Je criais "Nous ne venons pas !' à une très belle femme à la peau brune, l'air maléfique et les yeux étincelants, en jupe grise. Elle sortait au soleil et essayait de nous persuader, mais nous filions. A la hauteur du boulevard St Germain, une voiture rouge avec trois hommes, venus de chez Chapron, nous rattrapa, en chuchotant : "Patrick ne viendra pas non plus". Nous étions en pleine campagne. Une sorte de camion rosâtre, dont le moteur et la malle arrière cognaient le sol nous croisa en sens inverse et je pensais : "Ca y est, voilà que ça commence" (Journal, 28 novembre 1963).

 

Certes la mort et son cortège le torturaient et, nous l’avons dit, il était fortement attiré par les combats, les armes à feu et les prédictions ; il aimait à voir des films d’horreur et à lire des récits d’épouvante et de revenants. Ces songes n’auraient donc pas dû l’inquiéter outre-mesure ; ils ne faisaient que leur travail de « nettoyage » du subconscient : « C'est la Femme ! » me dit la vieille. "Cela annonce de grands malheurs !" Je savais que ce terme : la Femme, désignait un tarot arabe maléfique. En effet, quand je rentrais, je dis à Christine : "Avons-nous le temps de courir rue des Beaux-Arts pour prévenir mes parents ?" La vieille était repartie. Mais avant que Christine m'ait répondu, il se fit dehors une illumination jaune comme un orage, et un bruit de cataclysme effrayant se fit entendre; toute la pièce se mit à tanguer, et je pensais qu'il valait mieux se jeter sous le lit pour ne pas être écrasé par la chute des pierres. Je me réveillais alors. Tout ce rêve était extrêmement clair » (Journal, 6 juillet 1963).

 

Au moment de la mort de sa grand-mère, le 6 septembre 1963, alors qu’avec son père il veille le corps, il nota : « Finalement papa se couche vers minuit, je reste seul jusqu'à trois heures et demie du matin à faire les songes les plus effrayants, je croise des morts dont le visage se liquéfie. Le bruit de la pluie et du vent contre la porte de cette vieille demeure ajoutent à cette fantasmagorie, je n'ose pas, avec l'imagination dans cet état, aller voir ma grand-mère sur son lit. Papa prend ma place, je dors jusqu'à six heures ». Plus loin : « En revenant de l'enterrement de ma grand-mère, Elise disait qu'il régnait dans sa chambre une ambiance malsaine, et qu'elle ferait une morte peu bienveillante » (Journal, 28 novembre 1963).

 

Pour les vampires, il avança une hypothèse d’explication :

 

« Ces fantômes sont ceux d'histoires politiques qui me tourmentent, vivre matériellement à l'aise alors que souffrent tant de gens dont j'ai fait partie. Patrick est hanté encore bien plus par ces idées. Chacun ses petits ennuis, il vaut mieux ça que de bosser en agence huit heures par jour » (Journal, 8 février 1963).

 

Histoires politiques, voire.

 

Il ne pouvait s’empêcher de voir en tout rêve une prédiction ou bien une réminiscence de quelque vie antérieure ; ainsi : « Bien avant d'aller à l'armée c'était un rêve, courant pour moi, de déserter. J'étais en bleu et rouge (probablement un Chasseur d'Afrique), je traversais une voie ferrée et me rendais dans une ferme occupée par des Prussiens. Je ne sais d'où vient ce rêve ; quand je pensais à l'armée c'était toujours à une armée conquérante du Premier Empire et jamais aux vaincus de Sedan ; sûrement cela désignait un autre plan de la pensée » (Journal, 27 septembre 1963).

 

La folie, toutefois - osons avancer le terme -, ne semblait jamais bien absente de ses songes : « Un rêve parfaitement horrible (...) Toute la pelouse que j’avais traversée devenait une mer de boue et de gravier ; deux immenses ombres de baigneurs, en gris, se dressaient dans le ciel ; cela ne durait qu’une seconde mais c’était épouvantable... J’étais dans le jardin des rêves d’un magicien. Je me jetais à l’eau pour regagner l’autre rive. Des foules d’enfants qui nageaient après moi me criaient : « N’allez pas par là, il n’y a pas de fond ! Allez à droite ! Par ici ! » J’atteignais l’autre bord...

 

Mais c’était pour me retrouver, cette fois, derrière le monument. Il était en carton, et creux. Tout l’arrière était occupé par des échafaudages en poutrelles et en planches ; sur ces planches des rangées de femmes assises les unes au-dessus des autres travaillaient à des broderies, à des tapisseries. Elles poussaient des cris et beaucoup étaient folles. J’étais au sommet du monument : pour redescendre je devais me laisser glisser le long d’une tresse rouge effilochée mal attachée à une poutrelle, ou m’accrocher aux barreaux de fer d’une échelle. C’était très haut et j’avais le vertige. Une des jeunes femmes avec qui je parlais me disait qu’elle était en enfer, qu’elle était condamnée à travailler là à des ouvrages absurdes et que les cris qu’elles poussaient toutes (car c’était un vacarme infernal de hurlements) en passant à travers le monument produisaient une musique discordante ou harmonieuse qui plaisait au magicien, que personne n’avait vu... Cependant, un homme gras et indistinct me donnait dans l’ombre à choisir entre la tresse ou les barreaux de l’échelle pour descendre ; tout en m’expliquant que si je choisissais la tresse je pourrais me sauver, et que je serais condamné si je prenais les barreaux, il coupait la tresse sous sa robe, avec un ciseau...

 

Je descendais en m’aidant des deux moyens et en bas je criais l’imposture du magicien. Le bâtiment se vidait instantanément de son aréopage de folles. Je me trouvais dans de petites rues bordées de bazars où on vendait d’affreux articles de souvenirs, aux formes laides et malsaines. Par devant, le monument était dévasté comme par une guerre, et sur une jetée dans la mer boueuse, une statue d’or et bronze, mais toute trouée comme par des balles, faisait des gestes pour ramener l’état initial : c’était le magicien qui rappelait ses rêves...

 

Un cauchemar, mais tout à fait merveilleux : les couleurs du ciel très exactes, toute l’ambiance trouble et sale, comme la folie » (Journal, 9 août 1965).

 

Et encore : « Traversée d'un pont, soldats en guerre. Dans les Pyrénées, accompagné d’Elise et d'autres jeunes femmes, je suis une grande et mince bergère qui a pour particularité d'être nue, de marcher nue dans la neige. Elle porte seulement un petit jersey vert cru qui lui arrive à peine sous les côtes et siffle son chien, les moutons marchent loin devant nous et je me fais des réflexions sur la singulière nudité de la bergère. "Elle doit avoir froid". Du reste, rien d'érotique.

 

Il fallut traverser un barrage sur un gave, l'eau était bleue et verte, tourbillonnante, glaciale mais claire. Le barrage était constitué par un alignement de gros cailloux recouverts par l'eau, dont le courant violent ne permettait pas de juger la profondeur. Une barrière de bois brun, aux piquets plantés dans le barrage, permettait de garder l'équilibre pendant la traversée.

 

Les jeunes femmes passaient une à une, puis Elise et moi en dernier. La bergère, de l'autre côté de la barrière, donc le dos au courant, encourageait Elise, qui avait le plus de difficulté à passer (...) Au début, la partie du barrage sur laquelle nous avancions n'était pas trop glissante, et l'eau y était presque calme, mais plus loin c'était un vrai torrent avec de l'écume et du fracas (...) Le paysage, de l'autre côté du gave, était splendide, majestueux, de vastes montagnes pleines de neige éclairées par le soleil » (Journal, 1er décembre 1964).

 

 

 

Moins de deux ans après, en mars 1966, Jean et Christine furent chassés de Cicéron -la propriété audoise près de Lagrasse, où ils vivaient depuis cinq ans -, par Patrick le beau-frère généreux, qui était à l’origine de cette association ; il faut dire que Jean avait de plus en plus de mal à rassembler tous les suffrages avec son vilain caractère, et il semblerait que le point culminant de cette communauté, couleur d’époque bien qu’avec un peu d’avance – l’avant-garde, toujours l’avant-garde ! -, était arrivée à son point culminant.

 

Dès lors, il devint impossible à Jean et Christine de refranchir la porte cochère de leur maison, et Jean du bien crier, furieux, « nous ne venons pas » à sa belle-sœur Sylvie, soudain devenue maléfique. « Patrick ne viendra pas non plus » : L’entente était brisée. Il fallut bien déménager, toujours avec de ces engins lourds et poussifs, à cheval entre le camion et la fourgonnette, où leurs affaires entassées pêle-mêle auraient bien pu cogner le sol tant il y en avait.

 

Ce fut bel et bien dans leur existence un effrayant cataclysme, comparable à quelque chute de pierres ; l’équilibre rompu faisait tanguer la vie régulière que jusqu’ici ils s’étaient construite et avait maintenue. La pelouse de la quiétude que jusque-là ils avaient traversée, n’était devenue que boue et gravier, obstacles désagréables qu’il fallait à présent surmonter. Cela ne fut pas long : quelques mois à peine – une seconde – dans le raccourci des rêves, et Jean cria bel et bien à l’imposture du magicien, ce beau-frère qui avait permis, de par sa générosité, cette vie paisible. L’état initial n’était plus possible, quand bien même il se fut agi du rêve du magicien ; et puis leur vie, ce monument, était dévasté comme par une guerre ; car c’en fut une, à la vérité.

 

Il fallut bien que Jean et Christine traversassent le pont - pauvres soldats en guerre-, passage obligé amenant vers de vastes montagnes éclairées par le soleil, certes, mais encore inconnues et pleines de neige. Pour Jeannot, le guide c’était Christine, sa grande bergère. Le vrai torrent d’écume et de fracas fut difficile à franchir, mais de l’autre côté du gave, ce fut réellement splendide et majestueux.

 

 

 

Certes – mais on ne le saura jamais -, peut-être que s’il avait eu une activité régulière, il aurait quand même connu ces désordres, qu’on a nommés chez lui dans sa vieillesse Schizophrénie, et sans doute y était-il sujet depuis bien longtemps, puisque dans son journal il nota, cruellement marri, à plusieurs reprises, son caractère atroce. En 1965, il écrivait à propos de ses illustrations pour les Duels de Brantôme : « Je ne sais si avec mon esprit instable et si souvent malade – dérangé – je n’ai pas tort de m’attacher de pareils sujets, peut-être plus néfastes que tout autre à mon équilibre, par ce côté brutal et funèbre auquel je ne suis que trop porté naturellement. » Plus loin : « Ce ne sont pas des choses vivantes que je vais voir d’ailleurs, ou que j’aille, mais des choses mortes : des boutiques d’antiquités, des monuments en ruines, des musées, qui sont des sortes de caveaux de la mémoire. Cela doit agir à force sur un caractère dépressif. »

 

Les sujets de mécontentement toujours excessifs, étaient sans fin : « A Dax nouvelle crise et nouvelle dispute, à propos de choses si sottes que je rougirais de les noter si ce n’est pour marquer les réactions violentes que je peux avoir à cause de futilités : un restaurant où on a attendu trop longtemps ; du brouillard, de la chaleur. Je devais être assez malade mentalement. » Une autre fois, toujours en 1965 : « J’ai passé méchamment et sottement ma mauvaise humeur sur lui (un ami), lui disant qu’il me forçait la main (...) Bref je me suis montré parfaitement odieux parce que j’ai en effet horreur qu’on me force à quelque chose. Mais finalement le pauvre Claude n’y pouvait rien (...) Finalement je ne me suis pas montré aussi ridicule que j’aurais pu craindre, je suis allé aux Jonquières pour ne pas ennuyer Claude, et je m’en suis bien trouvé : le dîner était délicieux (je m’en suis bien trouvé comme chaque fois que j’arrive à dominer une contrariété ; dans le cas contraire cafard et colère très longs et douloureux). »

 

Mais peut-être que s’il avait eu une activité régulière, il aurait connu ces crises de colères de façon atténuée, parce que quand on est obligé de trimer pour bouffer, on n’a pas le temps de se faire des films. Bah ! Rien n’est moins sûr : il y avait là un atavisme auquel il était malaisé à Jeannot d’échapper, à cause de ses malheureuses et favorables prédispositions.

 

 

 

La théorie de l’analogie, ou rien n’est dû au hasard.

 

 

 

Jean ne vivait que de superstitions, de signes et de prophéties. Il voyait la vie comme la trame d’une tapisserie dont le Grand Tisserand tirait méthodiquement les fils, et les faisait judicieusement s’entrecroiser. En somme une vision du monde assez répandue, mais chez Jeannot cet amour du non-hasard prenait des tournures de toques. Il touchait du bois à chaque instant ; s’il n’en avait pas sous la main, il était capable de se lever et de traverser une pièce pour en trouver, qu’il y eut du monde ou qu’il n’y en eut pas, ce qui ne lassait pas d’interloquer ses hôtes ; il faisait terriblement attention à ne pas dire certains mots, certaines phrases, du genre : « J’y serai » ou « Nous arriverons à telle heure », sans ajouter toujours pour conjurer le sort : « Si tout va bien » (en touchant du bois). Le « Si Dieu me prête vie » fut aussi abondamment utilisé.

 

Il détestait prendre des rendez-vous pour des dates lointaines, et ne voulait rien prévoir à l’avance, par superstition. Il ne montrait jamais un endroit du corps dont il parlait pour expliquer un accident ou une plaie, afin que cela ne l’atteignît point à lui aussi, par mimétisme. Si quelqu’un devant lui le faisait, il était tout à coup fort effrayé et disait : « Ne montre pas, ne montre pas... » en portant ses mains à son visage inquiet.

 

Voyait-il un vol d’oies sauvages en V, un faucon traversant son chemin et venant de la droite, deux chevreuils bondissant dans le vallon du Brel, qu’il ne manquait pas d’en tirer des conclusions (jamais les mêmes, et selon un petit bonheur à lui seul logique).

 

Les actions ne pouvaient obligatoirement n’aller que par deux ; ainsi : « En revenant à pied du village, on traverse, par la crête, (...) la rivière, Ribaute, plusieurs vignes pas encore vendangées. La glaise en est si collante qu'elle nous arrache nos chaussures, nous rentrons à Cicéron pieds nus dans la boue. En plus de six bouteilles de lait et d'un tas de provisions, on enrageait littéralement. Nous aurions pourtant dû nous douter qu'étant allés hier à pied à Lagrasse, nous ferions aujourd'hui un autre trajet en sens inverse, d'après la théorie des correspondances et des actes couplés, c'était inévitable. Je ne suis pas le seul à avoir observé ces couplés. Le docteur Bruguière sans que Patrick et Sylvie ne lui en aient parlé, leur disait qu'il avait remarqué plusieurs fois qu'on ne pouvait parler d’un cas de maladie rare comme la fièvre de Malte, sans en découvrir peu après un second, chez une personne n'ayant apparemment aucun rapport avec la première, et d'ailleurs ne la connaissant pas » (Journal, 23 sept 1963). Puis : « Je bénis le ciel de n'avoir pas pu monter, en fin d'après-midi, à la cabane des Tougnes (...) En effet, si j'avais pu monter à cette bicoque, ç'aurait été la quatrième de l'après-midi, et comme je ne vis que dans des nombres pairs, c'était terminé pour aujourd'hui » (Journal, 29 octobre 1963).

 

Les noms avaient une grande importance : S’il rencontrait quelqu’un et que ce quelqu’un avait un nom qui ressemblait à celui d’un personnage d’un siècle passé qui avait été tué, ou qui était mort de maladie, il prédisait in-petto que le même genre de destin arriverait à la personne en question, qu’il venait de rencontrer.

 

A tel point que vivre pour lui sans ces toques était devenu impensable, et que son existence même en devenait rétrécie.

 

Quant à l’entourage, il était pour lui indispensable de savoir deviner ce que penserait, ce que ferait Jean, et ce qu’il répondrait si l‘on racontait ceci ou cela ; si cela le mettrait en joie ou au contraire si cela allait le mettre en fureur ; il fallait donc trier les événements à narrer, les soupeser, les évaluer. Il fallait ainsi user d’une diplomatie de Sioux, d’un habile louvoiement de couleuvre discrète. J’étais assez douée à ce jeu ; jusqu’à deviner les gestes de Jean à telle évocation, et jusqu’à lui raconter sciemment telle ou telle anecdote pour le tester. J’y gagnais à tous les coups. Mais cela restait épuisant. Il fallait à tout instant le ménager.

 

Christine, qui pourtant aurait du être celle qui le connaissait le mieux, lui parlait comme une pie qui abat des noix, tout étonnée ensuite de ses réactions, que son tempérament naturel et naïf lui interdisait d’imaginer.

 

Il disait avoir abandonné la religion, ses pompes et ses œuvres, et il était tombé dans un monde de restrictions animistes mille fois plus contraignantes.

 

 

 

Cependant, il savait voir le côté fabuleux de l’existence et en analysait les événements avec une grande sagesse : « Pour les amateurs d'extraordinaire. La grand-mère de Patrick, née Marie-Amélie Blache en Janvier 1876, envoie pour reliure à Sylvie la plaquette d'un certain A. Margry : "Deux mariages à Senlis sous la Terreur" (...) Cette plaquette relate, dans des circonstances romanesques le mariage du père du trisaïeul de Patrick, un certain Marie-Joseph Barthélemy Blache, né à Lagrasse le 19 Janvier 1769 ! 192 ans plus tard, en 1961, son descendant revient, par le plus pur des hasards et sans en rien savoir (entre plus d'une centaine de villages visités) dans le village dont sa famille est originaire !

 

Ce Barthélemy Blache, officier de santé à l'armée de Sambre-et-Meuse, se trouvant à Senlis, y épouse en Septembre 1793 Blanche-Marie-Françoise Salvert de Montroignon, menacée d'emprisonnement à cause de sa qualité d'aristocrate et de l'émigration de son père, ex-officier de dragons (ruiné). Elle et sa sœur allaient en cabane « à moins que deux bons citoyens plébéiens ne les épousent ». Il se trouva deux bons bougres. Barthélemy Blache avait 24 ans, et sa promise 16. Sans compter qu'ils les sauvaient d'un nom bien dur à porter...

 

Finalement, la même situation se reproduit à deux cents ans de distance, puisque nous épousons les deux sœurs Hédouville.

 

Le père de Barthélemy, Joseph-Lazare Blache, "de son vivant chirurgien à Lagrasse", avait épousé un Jeanne Darnis, du lieu. Ce sont ces Darnis qui ont acheté Cicéron comme Bien National sous la Révolution. C'était auparavant une ferme de l'abbaye. Ces Darnis ou leurs descendants existent encore dans le pays ; ils sont, sans le savoir, parents de Patrick, après six générations... » (Journal, 24 février 1964).

 

Et : « Comme prévu, ces actes sont signés Cicéron. Quand même, quel tas de coïncidences ! On écrirait tout ça dans un roman que ça paraîtrait plat, forcé, sans le moindre naturel et coulant du plus vulgaire "deus ex machina”. Pourtant, c'est la stricte vérité. Patrick revient, à 192 ans de distance dans le village où est né un de ses ancêtres, et il habite la maison qui appartenait au notaire du lieu, et qui porte encore son nom » (Journal, 28 février 1964). « On boit force verres de vin doux et de Grand Marnier pour fêter "le plus vieux citoyen de Lagrasse" qui se trouve donc être Patrick qui n'y vit que depuis deux ans ! » (Journal, 6 mars 64).

 

 

 

Un orgueil démesuré.

 

 

 

« Tous mes mouvements étaient commandés par l’orgueil. Ils le sont encore en grande partie. Cette soif d’absolue solitude n’est que de l’orgueil qui défend comme il peut une trop grande sensibilité. » (Journal, 1956). Heureusement pour nous, la postérité, que Jeannot possédait cette grande sensibilité ; sans quoi il n’aurait pu observer, créer. Il y avait bien de l’artiste maudit en Jeannot.

 

Cet orgueil, ce sentiment de supériorité excessif, lui jouèrent perpétuellement des tours ; il se froissait le plus souvent pour des questions de préséance : c’était un vexatif. Il rougissait excessivement pour un oui ou pour un non et ce penchant à la couperose, qui se poursuivra tard dans l’âge, le mettait en fureur. Il usa d’ailleurs, pour se faire passer ces rougeurs excessives, de procédés inavouables, qui sembleraient puérilement pervers si nous les dévoilions. Il manquait tout bonnement de simplicité.

 

De simplicité et de recul. D’abord sur lui-même ; il se trompait sur sa personne, se voulant « calculateur extrêmement froid et indifférent » (Journal, 25 octobre 1964), alors qu’il n’était – à son corps défendant - qu’émotions et chaleur, et que l’indifférence était une notion qui lui était totalement étrangère : « Moi hélas ! Je ne traite rien ni personne avec désinvolture » (Journal, 1956). Puis, beaucoup plus tard, « Je n’ai aucune indifférence » (Journal, 18 février 1965).

 

Pourtant Jeannot, si parfaitement orgueilleux, ne s’aimait pas, du moins dans sa jeunesse. J’en veux pour preuves les dizaines de ses dessins de la série Grotesques et Masques réalisée dans les années 1950, où l’on voit une belle fille, nue ou habillée, en mouvement ou statique, mais toujours jolie, élégante, gracieuse, en compagnie d’un monstre, humanoïde boursoufflé, fort laid. Pas effrayant d’ailleurs ; plutôt bonasse, accommodant, indulgent même envers la beauté à laquelle il fait face, mais difforme, terriblement laid, c’est certain.

 

 

 

Talon d’Achille.

 

 

 

Or donc, Jeannot était tout à la fois terriblement sensible, démesurément orgueilleux, et il détestait sa personne. Il dit de lui-même : « Un cœur tendre, finalement, ce Cigalou. Ce n’est pas qu’on ait le sens des convenances, on a mal à la sensibilité, comme d’autres ont mal au foie » (Journal, 30 décembre 1964).

 

Lorsqu’en 1962 il reçut des lettres anonymes, il écrivit dans son journal : « Je me froisse le tendon d'Achille du pied gauche en tombant. Cela m'arrive assez fréquemment de tomber sans même buter, ou glisser. A Elise aussi (sa sœur), à croire qu'on a les chevilles faibles. La douleur a été très vive, j'ai la cheville enflée ».

 

Jeannot, terriblement superstitieux, toujours à l’affut de signes et de prémonitions, très porté sur la psychanalyse et les actes manqués – bien qu’il s’en défendit -, ne fit pourtant pas la corrélation entre les événements dont il venait d’être la victime, et le mal dont immédiatement il souffrit.

 

 

 

L’art de se saborder.

 

 

 

Désireux d’obéir toujours au Grand Maître, sans doute, il entretint avec une belle constance et un joli talent, l’art de se saborder.

 

Dès que ses dessins ou ses écrits intéressaient quelqu’un, il faisait un rempart de sa négation entre eux et lui, lançant des non définitifs, que j’ai encore dans l’oreille.

 

Paco Rabanne – qui était en train de monter, et qui était plus que bienveillant avec son ami Jean -, lui propose-t-il de présenter de ses nouvelles à Planète, la revue surréalisto-intello-fantastico de l’époque, il refusait. Voulait-il acheter des maisons ? Il faisait toutes les démarches pour tout abandonner au dernier moment. Les journalistes admiratifs de ses dessins dans le salon de Paco Rabanne voulaient-ils le rencontrer pour lui faire illustrer des revues ? Il refusa encore.

 

« Paco lit mes nouvelles, est enthousiasmé par l'Amour en Songe, la Chasse dans un paysage inhabité et l'accrochage, et me demande pourquoi je ne les présente pas à Planète ? Parce que j'estime que ce serait avoir une bien mince opinion de soi que de demander une part de la soupe aux étrons dont se régale un petit fasciste comme Pauwels » (Journal, 16 août 1963). On n’est pas plus conscient de sa valeur. Surtout que moins de deux ans après, il fit la connaissance de Chapot, le directeur de publication de Planète, qui lui proposa de lui publier des nouvelles et des dessins ; Jeannot en fut très heureux. Il est vrai qu’entretemps ils étaient devenus amis.

 

Et puis : « Patrick me reproche (en riant) de lancer de très bonnes idées puis de les laisser tomber au moment de leur réalisation, en effet cela me ressemble assez » (Journal, 19 novembre 1963).

 

Une phrase dans le Voleur, journal de Darien, où une multitude de sujets étaient abordés, faisant de ce petit chef-d’œuvre une véritable encyclopédie sur le XIXe siècle, lui « va comme un gant » (de son propre aveu) : « C’est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique ; ou bien, capable d’exécuter un projet, à condition qu’il eût été mal préparé et que le hasard seul en eût assuré la réussite ». Le hasard, oui, c’est la meilleure chance de succès qu’un lascar ait dans son jeu. Ses aptitudes sont trop variées pour lui permettre d’aller directement au but qu’il s’est désigné ; ses facultés trop contradictoires pour ne pas élever, entre la conception de l’acte et son accomplissement normal, des obstacles insurmontables » (Journal, 28 mars 1965).

 

Il est tellement facile de se camoufler derrière le hasard ! A trop en abuser, on finit par nommer celui-ci fatalité.

 

« Les journaleux ne quittent pas son petit salon [de Paco Rabanne], admirent mes dessins (il y en a tout un mur). L’un d’eux, je ne sais quoi à Adam, voudrait entrer en relations avec moi pour faire de l’illustration, mais cela ne me dit pas grand-chose, de travailler pour une revue : on s’y use à faire de l’éphémère, ce qui exclut le travail pour des choses plus importantes. A moins qu’ils ne me prennent des dessins anciens, ce qui serait parfait » (Journal, 23 novembre 1965). Qu’avait-il à faire, Grand Dieu, de plus important que son journal et ses dessins ? On en reste pantois.

 

 

 

Poire d’hiver.

 

 

 

« Quant à Paco, il me dit :

 

- Tu sais que les journalistes qui sont venus chez moi ont énormément admiré tes dessins...

 

- Eh ! Vends-les-leur ! Je t’en donnerai d’autres !

 

- Mais non ! J’y tiens !

 

- Eh bien je t’en donnerai d’autres, pour les vendre.

 

- Pas tout de suite...

 

Il s’ensuit une conversation embrouillée, d’où il me semble que je suis une « moyenne poire d’hiver » (une excellente variété, mais pas « hâtive ») (Journal, 24 juin 1965).

 

Il donna pourtant une esquisse d’explication à ce refus catégorique devant toute proposition, quoique nous le soupçonnions d’avoir toujours été ainsi, bien avant les échecs : « L’inhabitude de l’argent et l’échec de toutes mes tentatives personnelles m’inhibent » (19 novembre 1963).

 

Ce qui semble sûr, c’est que Jeannot sentait confusément qu’il n’avait pas les épaules ; et qu’il n’aurait pu supporter un quelconque contrat ou un quelconque succès, à cause peut-être de son caractère trop « dérangé » et à cause surtout de son inaptitude à mener à bien quelque chose qu’on lui aurait demandé, même si ce quelque chose était absolument dans ses attributions.

 

L’orgueil aussi entrait pour une bonne part dans ce refus permanent ; il lui était impossible d’avoir à être jugé. En cela il était un vrai artiste, de la race de ceux qui ont un sens aigu de leur propre valeur.

 

Pourtant ce moi exacerbé n’était valable que pour lui, et il était tout étonné lorsqu’on lui faisait compliment de son travail : « Etonnements, tout ce monde a gardé de l'amitié pour moi, s'intéresse à ce que je fais, c'est un drôle d'effet. Il paraît que j'ai gardé à l'Ecole une réputation brillante, que mon nom y est devenu synonyme d'artiste (!) » (Journal, 6 mars 1963). Et puis : « Je suis stupéfié : (...) Guiche me cite des passages de Du Flouze [roman de Jean paru au Seuil en 1957] où ils [des amis communs] sont mis en scène, passages que naturellement j'ai oubliés. Je suis bien embarrassé et dis "oui, oui", mais je ne me souviens pas d'un traître mot, il faut qu'il ait lu ce bouquin juste avant qu'on arrive » (Journal, 22 octobre 1963).

 

 

 

Il est né spectateur.

 

 

 

Il n’existe pas d’humain-type. Et par conséquent il n’existe pas de Journal-type. Et c’est tant mieux : Chaque individu, unique, en écrivant son journal, met dans ses lignes sa personnalité, ses idées propres, son contexte familial, social, son caractère, ses réactions, et va décrire ce qui lui semble à lui digne d’intérêt. Et encore va-t-il le décrire avec le style qui lui est coutumier : la platitude, la redondance, la sècheresse, la prolixité. La poésie.

 

Comme exemple, celui-ci raconte sa guerre de 14 : il n’y est question que des repas qu’il fait à la popote, loin du Front lorsqu’il est « relevé » ; de ses agapes lorsqu’il rentre au pays en permission, dans les divers restaurants qui croisent son chemin. Il y décrit la façon dont il répoutègue tel supérieur hiérarchique, à qui il dispense ses bons conseils. Tel autre, du même lieu et vivant les mêmes circonstances, décrit uniquement les canonnades, les trous d’obus, les types tués bêtement, les charrois des corps sur le champ de bataille. On peut bien sûr regretter que tout ne fût pas embrassé par la même personne, mais alors il faudrait être Dieu.

 

Il faut considérer les journaux comme un bienfait, un « plus » légué à la postérité, sans quoi celle-ci n’aurait rien à se mettre sous l’œil, et non juger hâtivement des manques qu’à coup sûr ils engendrent.

 

 

 

Le journal de Jeannot est celui, dans les années 1950, d’un artiste parisien fauché avide de plaisirs. Durant les années 1960, c’est celui d’un artiste méridional aisé, puisqu’il vit avec Christine « aux crochets » (consentis) de son riche beau-frère et ami, et de sa belle-sœur. Plus tard il sera le journal d’un antiquaire-peintre-écrivain dans la débine, obligé sans cesse d’imaginer et d’inventer mille animations pour gagner trois sous. Il voulait écrire sur des « personnages que je connais : artistes retirés à la campagne dans la seconde moitié du XXe siècle » (Journal, 21 juin 1963).

 

Jeannot naquit observateur, contemplatif. Il se mit à décrire tout, très jeune, avec un tic obsessionnel (plusieurs le remarquèrent). Non sans d’ailleurs ajouter de la poésie aux moindres actes dont il était témoin : la poésie émanait de lui, et non des circonstances. Il la voyait partout, et continuait à la développer, comme un exercice cérébral, dans ses rêves. Il la trimbalait avec lui, la poésie : « Des milliers de feuilles, par vagues d’assaut successives, traversaient la route dans la lueur des phares comme des soldats de tranchées » (Journal, 5 décembre 1964). Et puis, à propos d’un portrait de femme, comme il en possédât mille, tout au long de sa vie: « J'aurais bien écorné ma part d'immortalité pour la voir pousser la porte de la chambre, en robe de velours violet Parme, ses souliers à talons courts si curieusement tronqués glissant sur le carreau rouge, mais pour cette question comme pour tant d'autres, je crains fort qu'il ne me faille rester jusqu'au bout dans l'expectative... Un simple bout de pied et un bas de robe feraient aussi bien l'affaire, mais aucun trépassé n'est jamais venu me visiter, moi qui fouille leurs vies avec tant d'indiscrétion » (Journal, 5 décembre 1964).

 

Il n’est point étonnant que Jean, avec un pareil sens de l’observation, avec un tel goût pour les mondes passés - Ses nombreuses lectures en témoignent : ce sont généralement des mémoires, des souvenirs, des témoignages de gens de l’ancien temps -, fut prédisposé à écrire un journal.

 

D’abord, il était très « sensible au documentaire et à l’anecdote » (journal, 23 octobre 1963), et que « du seul fait qu’il est humain, tout homme, connu ou inconnu, est intéressant » (Journal, 7 novembre 1963). Puis, il « écrit plus facilement son journal que des nouvelles, où tout est difficile à placer, et qui fait encore l'effet d'un habit d’Arlequin (Journal, 30 mars 63).

 

Il parlait d’ « impossibilité où je suis maintenant d’écrire un roman. Cela demanderait une vision des choses que je ne peux plus avoir. Ce serait une entreprise impossible, comme de vouloir refaire la peinture du Guide, ou de Jules Romains, de Michel-Ange, de ces grandes machines froides et prévues, poussiéreuses et mortes, conventionnelles comme les Delacroix. On voit bien dans l'admirable Nana que tout concourt à ce pourrissement symbolique de l'héroïne et de la vie du Second Empire qu'elle personnifie. Il est impossible d'écrire ainsi maintenant, cela supposerait dans la tête de l'auteur un déterminisme démodé. Le choix d'un moyen d'expression comme le roman doit être significatif au point de vue moral, physique... Le choix du poème ou du journal sont déterminés par d'autres tempéraments. Pour ma part, le passage de la poésie au roman, du roman au journal est très clair. Le roman suppose un choix, une morale et une mentalité que je n'ai pas. Choix des êtres, des épisodes : cela ne se trouve pas dans la vie, en tout cas pas de cette façon fragmentaire. Morale de Balzac, de Zola, qui est la colonne vertébrale de leur démonstration; or la vie n'est la démonstration d'aucune morale. De plus, si je veux faire œuvre, c'est d'historien, dans la mesure de mes moyens, et de personnages que je connais » (Journal, 21 juin 1963).

 

 

 

« Cet étonnant Journal » (Journal, novembre 1963).

 

 

 

Tout est dit : Jeannot voulait faire œuvre, et ce n’est pas dans les œuvres d’imaginations qu’il y excella, parce qu’il n’en avait pas le tempérament, et qu’il se méfiait – à juste titre -, de son imagination qui l’emportait volontiers, quand il s’y adonnait, sur des rivages souvent néfastes pour son équilibre mental.

 

Il eut voulu dénicher un journal équivalent au sien, fantastique rescapé d’une époque engloutie. Il n’en trouva hélas jamais de semblable ; il créa de ce fait de toutes pièces ce qu’il eût aimé lire.

 

Il eût aimé que la postérité fasse pour lui ce qu’il faisait pour les obscurs auteurs anciens, oubliés par le Temps. « J’adore m’occuper comme cela de gravures inconnues ; c’est ma passion ; peut-être un jour me rendra-t-on le même service, et se dira-t-on : « Ce type n’était pas sa détestable, à cette sinistre époque... Après tout, c’était peut-être déjà un humain... » (Journal, 29 mai 1965).

 

« Raymond a été frappé, paraît-il, du fait que je tienne mon journal jour après jour depuis plus de cinq ans. Il me disait à Paris (de ce ton doctoral et sérieux qui lui est habituel): "Il n'y a pas d’exemple que la persévérance et la ténacité n'arrivent un jour à leurs fins". Je disais (peut-être avec un peu moins de présomption qu'il ne paraît) que j'avais actuellement plus de cinq mille pages, et que j'étais assuré, pour ma part, d'être pris un jour pour un témoin de mon époque.

 

Pierre-Yves, le frère cadet de Micheline, Jacquie et Adeline, écrit et détruit ce qu'il fait. Son père, qui, s'il méprise ses filles, fonde sur lui de grands espoirs, est fort marri. "Mais enfin on ne voit jamais ce qu'il écrit", dit Raymond à Micheline, en se couchant. « C'est qu'il est encore jeune... » - « Alors qu'Escande, cinq mille pages... il faut les faire ! » (1er août 64).

 

Cependant, le travail absorbant et répétitif que nécessite l’écriture de son journal, l’ennuyait parfois terriblement. Pourtant, c’est la seule besogne à laquelle il s’astreignit toute sa vie, marre ou pas marre ; certes il lui préférait ses chères études historiques, mais même dans les périodes où il étudia des correspondances anciennes, il ne laissa jamais tomber « cet étonnant journal ».

 

« Faut-il que j’ai une mentalité de fourmi pour trouver du plaisir à écrire ces conneries jour après jour... Je suppose d’ailleurs que c’est le même conditionnement fourmilier qui fait que mes contemporains font des lardons, bâtissent des termitières et branlent leurs tiroirs-caisses... sans quoi, avec un minimum de réflexion, ils arrêteraient ces sottises pour s’occuper de leurs fins dernières » (Journal, 22 décembre 1964).

 

Et puis, « Mon époque est aussi intéressante naturellement, mais elle n’a qu’un tort : j’ai tout le temps le nez dessus, avec mon journal, cette espèce d’œil de bijoutier, ce microscope... alors forcément il y a des jours où j’en ai marre... » Et plus loin : « Autre tort de mon époque : n’être pas 300 ans en deçà de moi, au lieu d’être en plein tout autour de moi... Jamais content, Cigalou. On ne peut quand même pas dire que Bon Dieu je ne m’y intéresse pas, à cette Bon Dieu d’époque ; je ne sais combien de milliers de pages a ce journal. Il y a des fois où ça fatigue, un pareil tas... » (Journal, 31 janvier 1965).

 

Il le prenait cependant « à la coule » et bien qu’il s’y tint bon gré, mal gré, son lymphatisme l’emportait parfois : « Tout d’abord, ne pas se fatiguer. Je n’ai pas écrit pendant quinze jours, c’est un fait. Ce n’est pas une raison pour me surmener maintenant » (Journal, 15 mars 1965).

 

L’écriture de ce journal était pour lui une discipline – une sorte de thérapie ?- qu’il venait à abandonner de temps à autre pour le dessin : « Par exemple l’écriture – ce journal – c’est minutieux, observé, fatigant à la longue par l’extrême attention, la myopie que ça requiert. Le dessin est beaucoup plus large, un calmant. D’abord parce qu’il y a une part de travail manuel. Claude, qui ne fait que du dessin, est beaucoup plus décontracté. Quand on a fini un beau rendu, on est presque aussi satisfait qu’après avoir fait l’amour. Ce n’est pas toujours le cas avec l’écriture ; peut-être pour la raison que l’art d’écrire est moins sensuel que le dessin » (Journal, 15 mars 1965).

 

Mais revenant à son Journal, il l’analysait fort bien : « Je ne tiens pas à faire de littérature ; je compte seulement ramasser une masse de renseignements telle sur les Français de mon époque, sur leur mentalité, leurs affaires et leurs sentiments qu’on s’en réfère à moi de préférence pour l’étude des différentes classes sociales au XXème siècle, car de par ma position je vis dans plusieurs milieux. Je ne compte même pas que ces histoires aient un autre lien que celui de l’honnêteté et de la vérité, car il y a beau temps que je suis devenu incapable d’inventer, fussent des détails. Si je devais écrire tout ce que j’apprends des gens chaque jour, mes vingt-quatre heures n’y suffiraient pas et je devrais demeurer toujours éveillé et écrivant. Sans doute un jour en serai-je lassé, aussi autant le faire tant que j’en ai le goût. Si j’écrivais dans le but d’être édité et d’avoir de gros tirages, je ferais comme tant d’autres Montherlant, mais l’exposition publique de mon nombril ne m’est d’aucune sorte de satisfaction » (Journal, 2 mai 1965).

 

 

 

 

 

« Aimez-moi ! » cria-t-il à la postérité.

 

 

 

« Une histoire que je racontais à Patrick, Sylvie et Gaby en revenant de Réalmont et qu'ils n'ont pas du tout trouvée drôle. Que si je meurs sans que mes dessins ou mes livres aient eu le succès que j'en escompte, je louerai la télévision ou ce qui en tiendra lieu alors, je ferai filmer ces choses et de mon lit j'y mettrai le feu, afin que s'ils sont capables d'avoir du regret, mes héritiers ou les directeurs de galerie en crèvent de rage. (Mais je crois que tout le monde s'en foutra). Si Van Gogh avait eu de l'humour, c'est ce qu'il aurait dû faire, plutôt que la fortune de ces gros porcs que sont les marchands d'art » (Journal, 5 septembre 1963).

 

Ecrire son journal était chez lui viscéral, un devoir dû à l’Humanité, ou peut-être au Grand Patron, comme pour le remercier de le nourrir sans qu’il ne fasse rien pour, et de lui permettre de vivre en dilettante. Il avait le loisir de ne pas travailler, mais il voulait à tout prix laisser son empreinte à la postérité : cela aussi était viscéral ; puisqu’il n’était pas reconnu de son vivant, il voulait l’être au-delà de sa propre mort. Ce fut pour lui la plus forte des consolations.

 

Ce témoignage de sa vie était un devoir, son devoir. C’est la raison pour laquelle il était né, c’était sa mission sur cette Terre. 

 

Seulement, voilà. Les desseins du Père Destin sont à long terme, comme on sait, surtout lorsqu’il s’agit comme ici de l’œuvre de toute une vie ; le temps n’a pas sur Le Grand Architecte d’emprise, et la destinée de Jeannot, si elle se déroulait vaillamment et obscurément au jour le jour, à l’aide d’un stylobille et d’un carnet, et plus tard d’une machine à écrire et de son index droit pendant plus de cinquante ans, ne s’accomplira dans son ensemble qu’après sa mort, lorsque sa fille et son gendre décidèrent de scanner, corriger et divulguer sur le net le fameux Journal. Gratuitement, cela va sans dire : la gratuité des dons de Jean lui collait à la peau, elle colle aujourd’hui à sa mémoire. Encore, espérons-nous pour lui, ne sont-ce là que les prémices de l’accomplissement de cette œuvre ; sans doute une postérité beaucoup plus lointaine utilisera et profitera plus amplement d’elle, finissant par considérer incontestablement Jeannot comme « un témoin de son époque ».

 

 

 

Façons de faire.

 

 

 

Lorsqu’à ses débuts il écrivait son Journal à la main, Jeannot employait de petits cahiers ou des carnets, usant de son écriture minuscule, faite de petits traits hachés, très secs, agressifs, sans pleins ni déliés, conventionnellement et judicieusement apparentés aux pattes de mouches. Il se servait de tout l’espace de la feuille, rajoutant des astérisques qui renvoyaient à des notes griffouillées sur la page d’en face, écrasant ses derniers mots contre le butoir du papier. Et lorsque les cahiers ou carnets avaient des lignes, il les ignorait consciencieusement.

 

Lorsque plus tard il se mit à taper ses anciens Journaux à la machine, copiant ainsi les cahiers et les carnets, puis qu’il se mit à faire de même pour son Journal au jour le jour, il cognait les lettres jusqu’à la dernière extrémité de la feuille, tronquant les derniers mots par manque de place, et ne les réécrivant par à la ligne en-dessous ; il faut donc, selon le contexte, deviner le dernier mot.

 

Sa pensée dépassait sa main, aucune feuille n’eut été assez grande pour son immense désir de tout noter.

 

Jeannot revenait sans cesse sur son journal, au fil des années. Avec la régularité d’un métronome il le relisait, ajoutant des notes, souvent vingt ou trente ans plus tard, concluant les tenants et les aboutissants des personnages et des anecdotes ; il ne cessa de se nourrir de ses histoires personnelles. C’était son roman, le roman de sa vie. Nul besoin de trouver de fictifs lieux ou personnages puisque les vrais évoluaient devant ses yeux avec une diversité étourdissante.

 

 

 

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