LA GUERRE DE JEAN-BASPTISTE 1914-1918

LA GUERRE DE JEAN-BASPTISTE

 

1914-1918

 

 

 

PAR JEAN ESCANDE

 

 

 

 

 

J’eus l’idée de faire raconter sa guerre à un des anciens qui vivaient encore à Escoussens dans les années 1970 : M. Jean-Baptiste Quintane, né en 1895 à Igon, dans les Basses-Pyrénées, était petit, chauve, alerte malgré ses soixante-dix ans passés. C’était un grand pêcheur de truites et, à leur défaut, de goujons, voire de rougères, ramasseur de champignons aux beaux jours d’automne : le ruisseau du Vernazobre, le Roc d’En Val et le cours du Sant à Verdalle, près de l’église Saint-Jean, n’avaient plus de secrets pour lui. C’était un ancien cordonnier bordelais.

 

Quant à Madame Quintane, Marcelle, petite, maigre aussi, ancienne ouvreuse de cinéma, elle me disait :

 

- Si je vous racontais ma vie, c’est là que vous pourriez en faire, des romans !

 

Elle était souffrante, avait des étourdissements, ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre, changeait de docteurs qui lui parlaient tous plus ou moins vertement :

 

- Faites de l’exercice !

 

            C’était une idée qu’elle trouvait assez mauvaise. Elle bassinait son mari, qui constatait :

 

- Elle n’est pas marrante tous les jours, c’est moi qui vous le dis !

 

Quand il y avait chez eux trop grande réunion de commères, il filait avec sa ligne et une pleine boîte d’asticots pêcher avec Monsieur Forner, l’employé municipal, et souvent, des sablières, ils rapportaient de ce beau poisson blanc qu’on ne trouve plus jamais sur le marché. Comme la main de Monsieur Quintane tremblait, c’était Christine qui tournait et rédigeait les lettres aux différentes Sécurités (ainsi nommées par dérision) qui ne déboursent pas facilement l’argent qu’elles extorquent pendant toute leur vie aux vieux travailleurs : il sert d’abord et avant tout à engraisser des fonctionnaires. Une fois il fallut, à cause de la taxe de la télévision, écrire à notre député : un sous-secrétaire d’Etat gonflé de jactance leur répondit, cela leur donna une haute idée du pouvoir verbal des bafouilles, mais nullement, hélas ! de leur efficacité. Ils avaient bien l’âge, effectivement, d’être détaxé, mais pensez donc : leurs revenus à tous deux dépassaient de cent francs le seuil de tolérance... Monsieur le Sous-secrétaire d’Etat,  qui gagnait en huit jours ce que les Quintane gagnaient en un an, fut formel :

 

- Vos revenus sont très largement excédentaires, vous devez payer la taxe, il ne faut quand même pas exagérer.

 

Braves gens, les Quintane n’étaient pas seuls dans ce village, où ils n’ont pourtant pas de famille (et on sait que les gens, à la campagne, ne fréquentaient que leur famille). Ils vinrent dans la Montagne Noire dont on leur avait vanté la chasse et la pêche.

 

- Il n’y a plus grand-chose dans ces sacrés ruisseaux : les gens de Castres prennent tout !

 

Madame Quintane préparait très bien les escargots à la bordelaise : avec de petits morceaux de lard, une sauce tomate et de la chapelure. Ils se parlaient dans le pif avec leurs voisins paysans, avec qui d’ailleurs ils étaient en échange permanent de services :

 

- Je leur aide à planter les patates, et ils nous en font deux raies, mais je vous prie de croire que je les gagne ! disait Monsieur Quintane.

 

Ils se lançaient, parce qu’ils étaient du même milieu, des vérités qui entre eux ne tiraient pas à conséquence :

 

- Le vin de bouillon blanc que vous nous avez fait : eh bien, il était moisi ! Vous y avez plaint l’eau de vie !

 

Donc, un jour, j’amenais la conversation sur cette guerre que Jean-Baptiste avait faite : on le remobilisa bien en 39, mais « ce coup-là, ça n’a pas duré » disait-il, « ce n’était pas comme la première fois ». Cela fut assez difficile de le décider à raconter : une fois il devait aller à la pêche, et une autre aux fraises.

 

- Pourquoi ça vous intéresse, ces vieilles histoires ? Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

 

- Les écrire pour qu’elles ne se perdent pas...

 

- C’est une drôle d’idée...

 

Heureusement Marcelle vint à la rescousse :

 

- Le 2 août 14 ? Je m’en souviens très bien, nous dit-elle en nous versant le café. J’étais jeune fille. J’avais seize ans, née en 1898... Vous pensez si on a envie de rire, à cet âge-là ! Dans notre village, nous rencontrons le curé, un papier bleu à la main :

 

- Où allez-vous, monsieur le curé ?

 

- Sonner le tocsin, c’est la guerre !

 

- Oh, laissez-nous le faire !

 

Vous pensez, nous étions des gamines. Il faisait un temps magnifique.

 

- Alors comme ça tu me sonnais les cloches !

 

Et du coup, Jean-Baptiste se mit à raconter.

 

 

 

« Je travaillais à l’Arsenal de Tarbes, où je faisais des balles de fusil et des masselottes. J’ai failli un jour me faire écraser la main par la machine, le pilon qui écrase la masselotte : ça fout un drôle de choc... J’y suis resté deux ou trois mois puis j’ai été dégommé de cet arsenal avec plusieurs autres parce que soi-disant nous étions moins utiles. Mon régiment, le 88°, était stationné à Mirande (Gers) puis on nous a promenés à Pamiers, à Foix. Nous sommes montés au mois d’avril 1915 à Arras, en Artois, et en septembre en ligne devant Roclaincourt. A un moment, nous fûmes cantonnés en repos près de la cathédrale d’Arras, dans les caves : qu’est-ce qu’on ramassait comme poux... Du temps que nous y étions, les boches ont descendu tout un côté de la cathédrale avec des cigares, des 300 ; ça en faisait du dégât quand ça tapait dans un mur...

 

En 1916 nous étions au Bois d’Avocourt, à gauche de la côte 304 ; nous avions le clocher de Montfaucon en face avec des mitrailleuses qui nous tuaient quand nous allions chercher de l’eau la nuit ; les boches nous avaient repérés.

 

A ce bois d’Avocourt, il s’est passé un fait qui m’est resté : dans un poste avancé, je me suis trouvé en face d’un boche les yeux grand ouverts, la baïonnette au bout du fusil : au bout d’un moment je lui crie : « Camarade ! » Il ne répond pas, il ne bougeait pas... Je vais le secouer, en rampant... Il était froid comme du marbre. Au-dessus de moi il y avait un arbre et dans les branches qui tenaient encore un boche et un Français retenus par la taille, tués tous les deux par l’explosion d’un minnenwerfer : ça vous fait des trous épouvantables, plus grands que cette salle à manger.

 

1917 : le Bois des Chevaliers. Là j’ai été volontaire pour l’attaque d’un petit poste fortement défendu ; il y avait de notre côté un sous-off et quatre hommes. Nous nous sommes bagarrés à coups de grenades entre les lignes avec les boches ; mais je ne crois pas que personne ait été tué... Ensuite on nous a mis au repos dans un patelin dont je ne sais plus le nom, et là le général Deloby nous a décorés de la croix de guerre. J’ai eu ma première permission exceptionnelle au bout de dix-sept mois. J’ai pris trente trois jours de perme au lieu des dix règlementaires et au retour je suis passé en conseil de guerre : trois mois de compagnie de discipline. Un autre bonhomme avec lequel j’étais rentré avait écopé, lui, de six mois... En fait, quand nous avons été à cette compagnie de discipline, nous n’aurions plus voulu en sortir : j’étais l’ordonnance du capitaine, et le copain faisait le cuisiner. On couchait dans la sape du capitaine. On en a sifflé, des bouteilles de Saint-Estèphe !

 

En 1917, en Champagne : le Chemin des Dames, le Mont Cornillet. Rien qu’attaques et contre-attaques. On était éparpillés, c’était la débandade, chacun se débrouillait comme il pouvait. J’avais un boche à peut-être cent mètres de moi qui me débouchait des obus de 77 et je lui répondais à coups de fusil ! Finalement à un moment je n’ai plus entendu son canon ; on a sonné un rassemblement et nous avons creusé une première ligne, une petite tranchée de fortune, parce qu’il fallait faire vite, les boches nous balançaient des bombes à ailettes qu’on avait le temps de voir arriver, parce que ça se presse pas... Quand même un éclat de ces bombes m’a atteint à la jointure de la main gauche : vous voyez encore la cicatrice. Ce n’était rien, mais je comptais bien me faire porter pâle : j’arrive à l’ambulance, ils le savaient déjà ! « Quintane a été blessé ! » C’est l’homme de liaison qui les avait prévenus. On m’a évacué à Bar-le-Duc. Au premier pansement j’étais guéri, et j’ai récolté une permission.

 

Fin 17 il m’est arrivé quelque chose d’autrement grave : j’ai attrapé une entorse avec fracture du pied gauche au péroné en jouant aux barres, un exercice qu’on nous faisait faire au repos>. Jamais je n’ai été gâté comme là, à cet hôpital de Bar-le-Duc. J’avais la jambe dans le plâtre, et une jeune infirmière venait me caresser le front ! J’y suis resté 35 jours, je crois, et 25 de convalescence.

 

Ensuite, à Tuisy, dans l’Aisne, ça a été plus dur : on a été attaqués par trois vagues de boches vêtus de blanc, pour qu’on ne les voie pas dans la neige. Les Russes qui étaient avec nous avaient jeté leurs « gazamasques », comme ils disaient, pour les remplacer par du vin, du tabac : ils ont tous été asphyxiés. En novembre 18 nous étions dans l’Aisne, au moment de la débandade boche, on attendait les ordres au village de Guise : il pleuvait comme qui la fout pour rien... On était plaqués contre les murs de ce patelin en ruines : on voyait les boches se carapater et jeter leurs armes pour courir plus vite, et puis vers dix, onze heures du matin on a reçu l’ordre d’arrêter la poursuite : l’armistice venait d’être signé et la guerre était finie...

 

Alors nous sommes tous descendus vers Paris, où nous sommes resté sun mois ou deux logés chez des particuliers, bien soignés. Avec le caporal Cancé, un démonté, tatoué des cils aux pieds, et un Algérois, Martinez, nous avons gambadé dans Paris pendant 48 heures pour le 14 juillet 1919. Nous étions campés au Vel’d’Hiv’. Au retour de notre équipée, nous trouvons nos paquetages au beau milieu du Vel’d’Hiv’, la compagnie avait décampé, et sans pouvoir la trouver ! Sans savoir seulement où ! En passant sur le Pont Mirabeau, nous trouvons le commandant du bataillon à cheval ; il nous aperçoit, voit nos pattes de col :

 

- De quelle compagnie faites-vous partie ?

 

- La septième, mon commandant

 

- Savez-vous où elle est ?

 

- Non mon commandant...

 

- D’où venez-vous ?

 

- Nous étions chez ma cousine, mon commandant.

 

C’est vrai que j’avais une cousine à Paris, mais ce n’est pas de là que nous venions...

 

Il nous dit enfin où la compagnie avait filé. Aussitôt arrivés, le lieutenant Mamouret, un Landais, un pays, nous pose les mêmes questions : on lui dit qu’on avait déjà vu le commandant...

 

- Bon, pour cette fois, ça va...

 

Le caporal Cancé avait toujours un chien, ou un renard, une fois un petit marcassin que nous avions trouvé dans une forêt.

 

- Vous allez bientôt amener des vaches ! nous dit ce lieutenant pendant une marche.

 

- Il y en a déjà bien assez, des vaches ! qu’il lui fait le caporal.

 

- Soyez correct !

 

Finalement nous sommes descendus à Auch, et c’est là que j’ai été démobilisé. La guerre a duré 51 mois et onze jours, on a le temps d’en voir, pendant cette tirée. J’avais quatre frères au front avec moi : un de la classe 9 au 12° de ligne, qui et arrivé à 80 ans, pourtant gueule cassée : une balle lui avait traversé du dessous de l’œil dans l’autre joue ; il est mort en 1969, ça fera un an le 22 mai –vous voyez que ça ne l’a pas empêché de devenir vieux. Puis un autre frère, classe 11, qui était aussi au 12°. Enfin moi au 88° et un de la classe 19 qui était aussi au 88 mais qui n’a pas fait la guerre.

 

 

 

Si j’en ai revu, après, dans le civil, de tous ceux avec lesquels j’avais vécu près de trois ans, ou plus ? Pas beaucoup. Vous savez, quand on est libéré, on ne cherche pas tant que ça à revoir les gens, on s’occupe de soi.

 

J’en ai revu un, si, quand je travaillais à l’Usine à Gaz à Bordeaux : il venait chercher du charbon, parce qu’il faisait le bougnat. J’ai parlé un peu, mais vous savez dans les usines on ne peut pas discuter beaucoup, il y a les contremaîtres : c’était en 29 ou 30.

 

J’en ai revu un aussi à la 2e guerre : alors là je fais un joli saut ! J’étais à Bergerac. Ma femme était tombée de vélo, parce que nous avions un petit chien qui s’était jeté dans sa roue avant. Le colonel venait de recevoir un télégramme, et j’étais appelé chez lui. En y allant quelqu’un me crie : « Quintane ! C’est Blangy ! » Pendant que nous étions à Auch, je l’avais amené aux Pyrénées, chez moi. En sortant de chez le colon, je suis allé au cantonnement des types du Nord : personne n’a su me dire où était Lucien Blangy...

 

Et le troisième que j’ai revu, c‘était un bonhomme, cuisinier à la 7° compagnie du 88 : j’étais devant le portail de chez nous, à Igon. Ce type me crie : « N’allez pas là-bas ! » parce qu’une fois en montant en ligne j’avais crié : « N’allez pas là-bas ! » et que le commandant de compagnie m’avait rappelé à l’ordre... Ce cuisinier s’était souvenu de ça, mais pas moi... Et qu’est-ce qu’il faisait dans mon pays ? Il y mariait sa fille : vous voyez si c’était longtemps après.

 

J’aurais pu rapporter des choses, maintenant que vous me dites que ça vaut si cher, des pistolets à barillet, des jumelles, c’était recherché. J’en ai vu des macchabées, des Français, des Allemands : on marchait dessus à la relève tellement on était pressés de partir ! On ne les regardait pas beaucoup, pauvres bougres ! Dans les corvées de soupe, on poussait du pied des crânes dans les boyaux de sape ; le long des parapets, les capotes bleues et les pantalons rouges du début de la guerre faisaient le parapet lui-même, avec encore les pieds dans des brodequins. Vous savez que dans ces cas-là on ne s’y appesantit pas. Quant on partait en permission, on avait autre chose à penser qu’à ramasser des souvenirs : on pensait à la maison et à filer au plus vite, avant que rien ne vous arrive ! Et puis je vais vous dire : ça ne m’aurait pas plus de ramasser des montres comme certains faisaient. Pourtant, ils étaient outillés. Il me semblait que si j’avais pris quelque chose à ces morts ça ne m’aurait pas porté chance ! Il faut laisser ces choses-là où elles sont !

 

Et de l’eau, et de la boue ! Tout à fait comme dans la chanson :

 

 

 

« Restez dans l’eau jusqu’aux genoux,

 

Payez le pinard quarante-cinq sous...

 

 

 

Mais quand on est en permission,

 

On a bien des satisfactions

 

De plaisir, d’amour et de flamme

 

A sa petite femme

 

Plein de passion ! »

 

 

 

Si on avait le moral ? Ah je croyais que vous parliez de ceux de l’arrière ? Mais oui. Bien sûr, qu’ils avaient le moral. Ils lisaient les communiqués : « Ca marche. On avance. Tout va bien... » Ca les remontait... Oh, à l’arrière, ils avaient tous le moral bon... »

 

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