Récit d'un résistant du Tarn autour de Dourgne et Saint-Amancet

 

 

Cursus d’André

 

Né le 15 février 1911 à Saint-Amancet (Tarn).

 

1927- début 1929 : de 16 à 18 ans : Etudes en Angleterre.

 

1929 : 18 ans : Afrique Occidentale (Ganha). « J’étais au Ganha en même temps que Durand était au Soudan français [l’actuel Mali]. Je l’ai su par la suite ; il a lâché quelques mots dans la conversation, je lui dis : « Tu as été en Afrique, toi ? » - « Eh oui... » - « Moi aussi ! »

 

Les deux pays se touchent puisque moi j’étais à Kumassi, au nord du Ganha, et nous avions des caravanes soudanaises qi venaient s’approvisionner au Ganha et qui venaient changer leur argent, et qui partaient vers le Soudan et vers le Sahara. C’est là que j’ai connu les Touaregs. 

 

En Afrique Occidentale, il y avait deux sortes de Français : il y avait des Ariégeois, que l’on appelait des mange-mil et des Tarnais que l’on appelait des catch à catch. Le mange-mil est un oiseau qui bouffe le mil, le catch à catch, c’est un oiseau migrateur. Nous étions majoritaires. Il y avait quelques Bigourdans et quelques Basques. Les gens du Midi ont toujours été de grands voyageurs. »

 

Fin 1929 : « J’ai connu François Durand (Collot) quand je suis rentré d’Afrique Occidentale ».

 

1930 : 19 ans : « Je suis parti à Paris, je chantais dans un cabaret. »

 

Fin 1931 : 20 ans : « Je suis rentré pour faire mon service militaire, je suis allé à Draguignan, j’ai trouvé la Provence sympathique, la Côte d’Azur beaucoup moins. »

 

Fin 1931 jusqu’en 1932 : Service militaire.

 

1932 à 1934 : « Ensuite je suis allé à Marseille (32-34), où j’ai fait la connerie de me marier en 1934 (en voyageant). Ensuite mon siège était à Bordeaux, mais j’habitais Castres. »

 

1939 : Mobilisation.

 

1940 : Résistant jusqu’en 1945.

 

1945-1949 : « Je suis parti à l’UNRRA en Allemagne. »

 

1949-1951 : Guyane.

 

1951-1952 : Maroc.

 

1969 : Troisième mariage.

 

 

  Table des chapitres

 

Saint-Amancet avant 1914.

La guerre de 14

Enfance

A propos de St Papoul

Mes études

Mes parents

Service militaire

Sorèze dans les années 30

Mon premier mariage (1934)

Jean Giono

Une jolie rousse

La guerre

Un ami

 Comment je suis entré dans la Résistance

Premiers réfractaires

Arrestation de Castagné

Comme un poisson dans l’eau avec les gendarmes

 On a vengé Castagné

 L’accrochage du 15 février 44

 Règlements de comptes entre résistants

 La peur ça existe

 Le bistrot de Dourgne

 Obsèques du bistrot de Dourgne

 Une maison propice aux planques

 La T.S.F.

 Arrestations dans un sens

 Arrestations dans l’autre

 Tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir

 Le Maréchal Franchet d’Esperey

 En prison

 Considérations sur les générations

 Après la guerre

L’UNRRA (1945-1949)

Le coup de Prague

 Une idée de l’Infini

 La Guyane (1949-1951)

 Le Maroc (1951-1952)

 Troisième épouse (1969)

 Religion

 

 

Saint-Amancet avant 1914.

 

Au presbytère, à cette époque-là, habitait un garde forestier ; parce que c’était l’époque bénie où il y avait une administration, qui s’appelait les Eaux et Forêts. Elle a été remplacée par une pute qui s’appelle l' O.N.F. et c’est à ce moment-là que tout a changé, parce que les gardes des Eaux et Forêts faisaient leur métier : ils surveillaient la chasse, la pêche, la forêt.

 

Le garde forestier était toujours parti ; il venait ici peut-être deux jours par mois ; il était célibataire ; ça a été le presbytère, après. Le faux presbytère, parce que le vrai, il était près de l’église, occupée par le curé jusqu’à sa mort ; il doit dater des années 1860, 1870 à peu près. Quand il a été loué à des civils, n’est-ce pas, en quelque sorte, parce qu’il n’y avait plus de curé à demeure, il fallait quand même un presbytère pour le catéchisme.

 

Saint-Amancet à la Belle Epoque, c’est à dire avant 14, on peut dire jusqu’aux années 25, était un village assez pittoresque. Songez qu’il y avait deux forgerons, un tailleur, un cordonnier, un moulin qui fonctionnait… Le village bruissait de tous les métiers, à cette époque-là.

 

Je suis né le 15 février 1911 à Saint-Amancet (Tarn). Le mois des chats ! Alors c’est assez curieux : je suis signe du Verseau, c’est le signe de ceux qui sont près de la Nature ; je m’appelle ..., c’est-à-dire celui qui puise, et comme par hasard, l’origine de ma famille, c’est Caucalières, sur le causse, donc des puisatiers, des gens qui faisaient des puits ; d’où le nom d’ailleurs. Si j’étais né dans la Loire ou dans le Rhône, je m’appellerais Puiseux.

 

 Mon grand-père, Louis Rey, le père de ma mère, qui, sortant de L’École Normale, a été nommé comme instituteur à Saint-Jean de Jeanne : un bled ; alors il est arrivé là, il n’y avait rien : une boucherie, à éclipses, parce qu’à cette époque-là, les paysans n’avaient pas de la boucherie tous les jours ; la bouchère était une très brave femme, elle prenait des pensionnaires ; il y avait le curé, mon grand-père, un facteur ou un gars des postes, qui mangeaient là. Çà a été son premier poste.

 

De là, il a été instituteur comme adjoint dans une école publique à Castres, je crois que c’était l’école de l’Albinque. De là, il a été nommé au Gravas, à Mazamet, comme directeur. Et du Gravas, avec deux de ses camarades, ils ont été sollicités pour installer l’école pratique. Une des premières écoles professionnelles de Mazamet : Eux, ils l’ont montée : il y avait Galland, Louis Rey (mon grand-père), Cambos et Maisonneuve. Mon grand-père s’y est tellement crevé, là, que l’Académie à cette époque-là, l’Alma Mater, c’était une sacrée peau de vache ; quand un maître était fatigué, on ne lui donnait pas de compensation ; alors il n’a eu qu’une solution : demander un poste à la campagne... Un poste tranquille...

 

Les gens qui habitaient au château de Saint-Amancet s’appelaient Saint-Maurice ; Buefort de Villepassant, marquis de Saint-Maurice, baron de Monpan, en Languedoc et en Rouergue...

 

Le marquis de Saint-Maurice, Robert, le dernier marquis de Saint-Amancet, avait laissé le château à son beau-frère, le marquis de Villepleine, et avait fait construire cette grande maison sur la place. Un jour – il ne dessoûlait pas, d’ailleurs, Robert -, il rencontre mon grand-père, il avait été instituteur.

 

- Ah ! Il lui dit, Monsieur Pech, regardez ma dernière acquisition...

 Il lui montre une jument magnifique.

 - Eh bé, je te félicite...

Il dit :

- J’ai fait le pari de lui faire monter l’escalier du château !

 - Eh bien Robert, fais-lui monter l’escalier du château, mais ne viens pas me chercher pour la faire descendre !

 

Ils y ont mis la journée ! Ils y ont foutu !

 

Il y a un marquis qui s’est fait descendre au bout de l’allée de platane, à Saint-Amancet. A cette époque-là – c’était en 1891 – il n’y avait pas de route départementale telle qu’elle est : on venait de Sorèze par le chemin de Rebec. Il s’est fait descendre parce qu’il exerçait un droit de cuissage qui ne plaisait pas à tout le monde. Il a pris un coup de fusil, et puis comme il faut. Il a été tué net. Pas par le mari, par le frère... Il venait du Cercle, et c’est à cette occasion qu’ils ont envoyé des colporteurs, entre guillemets, de cuivre, pour chercher le coupable : des flics qui étaient déguisés en colporteurs, et qui essayaient de faire parler les gens. Et tout le monde connaissait le coupable à Saint-Amancet. Il y a une solidarité dans les villages, vous savez... Il l’aurait descendu parce qu’il avait une sœur qui se faisait ... par le gars ; ça lui plaisait pas.

 

             J’étais à Saint-Amancet avec mes grands-parents, Louis et Pauline Rey (qui était la fille d’Augustin Pech, qui avait créé l’école publique de Sorèze). Mon grand-père était instituteur à Saint-Amancet. Il avait donc, d’abord, été directeur d’école à Mazamet, puis il avait fondé l’école pratique de Mazamet, et comme il s’était crevé à ce travail, il avait demandé un poste tranquille à la campagne.

 

Il se trouvait que mon arrière-grand-père, Augustin Pech (le beau-père de mon grand-père), venait de prendre sa retraite de directeur d’école publique à Sorèze, et mon grand-père s’est débrouillé pour avoir un poste à côté : il a eu Saint-Amancet, qui était le pays natal de son beau-père (mon arrière-grand-père).

 

En fait de tranquillité, il a eu une classe unique de 35 élèves... Mais avec la différence qu’à cette époque-là, les gosses ne bougeaient pas.

 

Ce qui fait que dans la famille, mon arrière-grand-père, mon arrière-grand-mère, mon arrière-grand-tante et mon grand-père étaient instituteurs : quatre instituteurs dans la famille !

 

Ma mère, Renée Rey, est venue faire ses couches à Saint-Amancet, donc je suis né ici. De temps en temps on prenait le train, on allait à Castres avec mes grands-parents, quand j’étais chez eux ; on allait prendre le train à Lempaut : fallait prendre la voiture, le bourrin, et on allait à Lempaut.

 

   La guerre de 14.

 

 

Je me souviens du jour de la mobilisation, d’une chose qui m’a frappé : il y avait à la place de la statue de Jaurès, à Castres, un kiosque à journaux ; et il était entouré de plaques émaillées, réclames de Kub. Alors ça faisait boche, les gens l’ont détruit, et sont partis. De ce jour-là, je crois que j’ai eu horreur de la foule.

 

J’habitais avec mes parents sous les Arcades de la place à Castres (qui n’était pas encore place Jean Jaurès), à cette époque. Mon père y avait un magasin de vêtements. [Collot en parle dans le chapitre : « Blagues à Castres ».] J’étais sur le balcon – parce que sous les arcades, il y avait un balcon qui courait tout le long -, et je me souviens d’avoir vu les deux cousins de ma mère, en uniforme ; ils avaient été rappelés tout de suite.

 

 Mon père avait reçu son fascicule de mobilisation : il devait se rendre à Carcassonne. Ma mère est allée l’accompagner à Carcassonne, et de là, ils sont partis au 127e Territorial pour le Maroc. Le 127e était composé de Castrais, de Mazamétains, de Carcassonnais. Le 128e était composé de Gaillacois, d’Albigeois et d’Aveyronnais. Tout ça était envoyé à Fez. Alors évidemment, les épouses se lamentaient :

 

- Comment... Ils vont au Maroc...

 

Total, au Maroc, à part une colonne de laquelle mon père est ressorti sans rien, sans embêtement, ils sont revenus à Fez, mon père a été planqué dans les bureaux du Commandant Lyautey, il en a profité pour apprendre l’arabe, apprendre à jouer aux échecs, faire de la photo.

 

Il faisait de la photo avec un de ses copains de Mazamet, qui a édité d’ailleurs, des photographies sur plaques.

 

 (En fait, je suis revenu par là suite, à Fez, au même endroit où mon père avait été, comme par hasard, parce que mon camarade avait loué une villa à Fez, où j’ai retrouvé des familles marocaines qui avaient connu mon père !)

 

Mon père avait été hébergé chez les Tazi, etc... Parce qu’il s’est passé une chose : quand les territoriaux sont arrivés au Maroc, les familles bourgeoises arabes de Fez ont été toutes volontaires pour héberger des soldats. Il y avait une symbiose terrible entre les territoriaux et les Marocains. J’avais déjà entendu parler du Maroc et de ces Tazi. Quand je suis arrivé au Maroc, j’ai connu quelques Marocains, j’ai demandé où était Tazi, on m’a dit : « Ouh ! Il est à Fez, il a une maison... » Je suis allé le voir.)

 

Avec ce copain intime de mon père, de Mazamet, ils faisaient de la photo ensemble. Gruyère, il s’appelait. Dans le civil, il était directeur du conditionnement des laines à Mazamet. Un beau jour, quelqu’un vient les chercher au bureau et leur dit :

 

- Allez hop ! On vous demande chez le patron.

 

Le patron, c’était Lyautey. Il commence à les engueuler avec ses colères habituelles :

 

- Qu’est-ce que c’est ?! Bande de petits cons ! Vous vous amusez à faire des photos dans la Médina ! Vous savez que les Arabes se méfient de ça ! Ils n’aiment pas qu’on les photographie !

 

Il leur a passé un savon !... Quand il a eu fini, il leur dit :

 

-Vous allez me faire voir ces photos.

 

            Ils sont allés chercher les photos. Il les a examines, puis il dit :

 

- Bon. Vous allez me faire un état de vos besoins en matériel photographique.

 

Ils ont fait des photos avec un brassard ! Comme ça ils pouvaient circuler !

 

Ce régiment, le 127e, on l’avait baptisé : « Le Béni Macarel ». Il pouvait pas être d’ailleurs qu’ici, avec un nom pareil !

 

 Enfance.

  

Pendant ce temps, j’étais à Saint-Amancet. J’étais heureux comme un poisson dans l’eau. Avec mon arrière-grand-père, Augustin Pech, qui avait débuté comme instituteur sous l’Empire. Il était « comme ça ! »

 

Sa belle-famille était bonapartiste. Sa belle-sœur (Apolonie Saïssinel, la sœur de mon arrière-grand-mère – les deux sœurs se ressemblaient – était restée bonapartiste. Elle était venue prendre sa retraite ici, avec nous, dans cette grande maison d’école. Elle était tellement laide, mon arrière-grand-tante... Oh, elle était moche !...

 

Je l’ai perdue, j’avais 11 ans. C’était un dragon habillé en femme. Elle faisait à peu près un mètre 75. Avec son mari, Léon Bouisset, ils habitaient Caussou, à côté de Lautrec ; il était de là, lui. Grand buveur devant l’Éternel, il avait été dans les Cuirassiers sous le Second Empire, il avait fait la Guerre de Crimée, il y avait une grosse différence d’âge entre les deux.

 

Il buvait sec, il prenait des cuites mémorables – je l’ai su par la suite, on me l’a dit -. J’étais trop petit pour qu’il me raconte des choses sur la Guerre de Crimée, sur l’Empire, sur sa jeunesse. Quand il est mort, j’avais six ans. Je regrette de ne pas l’avoir connu, ayant l’âge de raison. A cette époque-là, pour être dans les Cuirassiers, il fallait faire au moins un mètre 80. Lui, faisait deux mètres ou deux mètres 5. Il a fait sept ans. J’ai perdu mon arrière-grand-père, j’avais 14 ans.

 

Mon arrière-grand-tante aussi buvait, elle tenait le coup ! J’ai assisté aux obsèques de l’arrière-grand-oncle, à Caussou. Je me rappelle des veillées funèbres à l’époque : quand c’était un homme, les hommes se dirigeaient de temps en temps dans la nuit pour aller voir si les femmes n’avaient besoin de rien, et ils redescendaient près du mort ; et dans la cuisine, alors il y avait toujours des victuailles, on buvait sec, on mangeait. Et je me rappelle, étant à la fenêtre de l’étage, j’ai vu le cortège funèbre. Moi, on ne m’avait pas pris parce qu’il faisait froid, il y avait de la neige ; et le cortège zigzaguait tellement ils avaient bu ! C’était un véritable serpent ! Ils buvaient tous, là-bas, c’était terrible. On buvait sec dans les campagnes, autrefois. Et on buvait de la blanche.
 

Anecdote à propos de Saint-Papoul...

 

J’entendais parler du cloître de Saint-Papoul que j’avais vu quand j’étais gosse, à l’époque où y allait avec le cheval et la voiture.

 

Un jour, bien plus tard, j’étais adulte, nous arrivons en vue du cloître de Saint-Papoul. Les gens étaient devant les portes et il montait une odeur, une odeur... de merde ! Il faut le dire. Et avant d’entrer dans le cloître, je passe devant les waters municipaux. Ah, ça venait de là, visiblement... Je suis allé voir et la matière, si j’ose dire, était sortie du trou, elle arrivait jusqu’à la porte. Et les gens étaient là, ils prenaient le frais. Ça sentait mauvais ! C’était à la belle saison ; l’intérieur du cloître envahi par les herbes...

 

On disait : «  Les musiciens de Saint-Papoul,  il faut cinq francs pour les faire jouer, et vingt francs pour les faire partir. »

 

Mes études.

 

             Si j’avais été instituteur, je crois que j’aurais mal tourné. A une certaine époque, j’aurais pu être enseignant en histoire géo ; mais ça n’a jamais été dit, proposé.

 

Ma carrière, ça n’est même pas à cause du métier de tailleur de mon père [André est devenu représentant en textile]; un beau jour, j’ai eu l’occasion de foutre le camp en Angleterre terminer mon apprentissage et mes études, et je suis parti. Ce qui fait que je n’ai pas passé d’examens. Mes parents étaient très libres avec moi. Mon père, surtout. Ils m’ont laissé complètement faire ce que je voulais.

 

 Mes parents.

 

 Mes parents étaient à Castres pendant la dernière guerre ; ils ont vendu leur commerce en 1946.

 

Ils savaient que j’étais résistant ; mon père approuvait ; il écoutait Londres, mais il risquait de se faire choper parce qu’il avait une grande gueule, et il cachait pas ce qu’il pensait. Ma mère approuvait tout, elle ne disait rien. Ma mère était une femme effacée. Une femme qui, à l’époque, avait son brevet supérieur, quand même, c’était pas donné à tout le monde, mais elle était terriblement effacée.

 

Mon père m’a inculqué un principe que j’ai toujours gardé : j’étais un petit garçon timide, qui se laissait influencer par n’importe qui. Alors un jour, mon père a pris les devants, il m’a dit :

 

- Ecoute, j’en ai assez de te voir baisser la tête devant des copains qui sont soi-disant plus forts que toi... Quand tu vois quelqu’un devant toi, tu le fous à poil mentalement, et tu te le représentes en train de chier. Et tu vois un homme comme toi, avec des qualités et des défauts, et ne te laisses jamais influencer.

 

Çà c’est resté. Et j’ai retrouvé ça dans des chiottes à Figueras en Espagne : « Le roi chie, le pape chie, et de chier, personne n’est dispensé ». Alors j’ai dit : « Ça, c’est la sagesse des nations. » D’ailleurs il y a une expression chez nous, en occitan, quant on parle d’un bonhomme dont on vous vante les mérites ; il y a toujours quelqu’un dans l’assistance qui dit : « Dommage qu’il chie, sinon on le mettrait sous globe ».

 

Service militaire.

 

Quand je suis arrivé, au bout de quinze jours, on papotait dans la cour, demi-tour à droite, demi-tour à gauche, etc, on vient me chercher et on me dit :

 

- Vous êtes appelé au bureau du colonel.

 

J’y vais, et je suis pris comme secrétaire. Et puis quelques jours se passent, et au rapport, on lit une liste de gens qui devaient aller au cours des illettrés. J’y étais, parce que je n’avais pas mon certificat d’études ! Alors, bête et discipliné, je suis allé au cours des illettrés ! Alors je faisais des bâtons... [Faire des bâtons signifiait, pour ceux qui apprenaient à écrire, à tracer les lettres correctement]. Arrive dans la salle le lieutenant-colonel, l’adjoint du colon :

 

- Qu’est-ce que vous foutez là ?!

 

- Je n’ai pas mon certificat d’études, mon colonel, alors je...

 

- Nom de Dieu !...

 

Le lendemain matin, j’étais dans mon coin de bureau, en train de taper à la machine, et j’entends une algarade dans le bureau du colonel, qui avait appelé l’adjudant qui m’avait envoyé au cours des illettrés... Inutile de dire que le dit adjudant m’aimait beaucoup après ! Il était de Béziers. Je n’ai jamais eu d’atomes crochus avec les gens de Béziers !

 

J’ai eu la satisfaction, avant mon départ du régiment, de le voir aller en tôle – mais alors, en tôle ! – pour vol : il détournait l’avoine des chevaux ; il y avait onze chevaux d’officiers. Qui ne foutaient rien, d’ailleurs, c’est pour ça que je les montais de temps en temps.

 

J’avais un bon copain, qui était un adjudant tunisien, qui montait comme un dieu, et ces chevaux étaient là pour copie conforme, pour les défilés... Qui n’avaient jamais lieu. Si ! Voyons, il y avait le capitaine qui montait, le lieutenant-colonel qui montait quelquefois, et le toubib. Pour onze bourriques, il y avait quatre types qui montaient ! Et moi, de temps en temps, dans la carrière, hein ! Et encore un jour, je me suis fais engueuler :

 

- Qu’est-ce que vous foutez ?

 

- Je m’amuse...

 

C’était un adjudant-chef qui m’a engueulé, c’était pas un officier. Et le plus beau, nous étions brigadiers de service – on était brigadier de semaine à tour de rôle -, alors moi, qui n’était pas du pays, je prenais le dimanche pour remplacer des gars qui étaient du coin, qui allaient chez eux.

 

J’arrive aux écuries ; aux abreuvoirs, je vois que l’eau était sale ; alors j’appelle un Tunisien, qui était là, qui était le garde des écuries, je lui dis :

 

- Les chevaux, ils boivent pas de la merde chez moi ; alors tu vides ça, tu passes la brosse, et puis tu remplis pour 4 heures ½, que les abreuvoirs soient prêts.

 

Les abreuvoirs étaient à moitié pleins, arrive l’adjudant l’Heureux :

 

- Qui est-ce qui a vidé les abreuvoirs ?

 

- C’est moi qui ai donné l’ordre de les vider.

 

- Pourquoi ?

 

- Parce que chez moi, les chevaux ne boivent pas de la merde.

 

Il me porte un motif, quatre jours... Le motif étant : « Le fonctionnaire brigadier de semaine a laissé dilapider les abreuvoirs... »

 

Le lendemain matin, toujours dans mon coin de bureau, j’entends l’Heureux se faire engueuler par le colonel :

 

- Bougre de con ! Est-ce que vous comprenez le français ?! Vous savez ce que c’est que dilapider ?

 Là encore, je me suis fait un ami. Il ne faut jamais provoquer des ennuis à quelqu’un dans l’Armée : vous êtes l’instrument involontaire, un pion, puis c’est sur ce pion que trébuche un imbécile, et c’est à ce pion qu’il donne un coup de pied. De même que vous, quand vous trébuchez à une bûche, vous donnez un coup de pied à la bûche ! Et bien, la bûche, c’était moi.

 

 Sorèze dans les années trente.

 

 

            Là j’étais témoin ! Claus, le vieux maire de Sorèze, était à l’agonie en janvier 29. Il y avait une neige terrible à Sorèze, et le chef de la musique de Sorèze, qui était le père Viguier, faisait répéter la marche funèbre dans le manège de l’école. Et alors nous allions, nous - je me trouvais à Sorèze chez mes cousins -, assister aux répétitions. Il louchait terriblement ce pauvre homme, il avait eu un glaucome, et il avait un œil à Carcassonne, et un autre à Brassac, alors vous voyez ! L’opération mal faite : à cette époque-là, il n’y avait pas de laser...

 

    Alors l’orchestre commençait :

 

- Ta, ta ta ta ta ta...

 

- Allez, on reprend !

 

- Ta, ta ta ta ta ta...

 

- Macarel ! Ce pauvre homme est en train de mourir, vous ne saurez pas le jouer !

 

   Et alors ils reprenaient, ils reprenaient, nous on se bidonnait !

 

    Il était dans sa maison, Claus : il devait l’entendre !... Quand il est mort, ils l’ont joué quand même !

 

    C’était folklorique, Sorèze...

 

     Nous avions une spécialité, nous qui étions des noctambules, étant jeunes, quand on rentrait, on rentrait par la rue de Puyvert, et là il y avait la remise de Popol. C’était le voiturier qui allait chercher des colis au train de Revel, et qui les amenait à Sorèze. Il avait un âne entier, magnifique. Et alors, cet âne évidemment, comme tous les ânes, surtout quand ils sont entiers, faut pas les exciter longtemps pour les faire braire... Alors à minuit, une heure du matin, on passait devant la remise, on commençait à faire

 

- Hi han ! Hi han !

 

L’âne se voutait à braire ! Le quartier était révolutionné !

 

 C’était les tomates de Croux, qui était jardinier. Et il était orgueilleux de ses tomates. Un jour, Freche, celui qui est devenu général, arrive en disant :

 

- J’ai trouvé une peinture qui prend sur le verre et sur les surfaces lisses... Et j’ai pris un petit pot de rouge, on va essayer de peindre les tomates de Croux pour en faire des tomates mûres...

 

Pendant que Croux était à une foire quelconque, on a peint les tomates... Le lendemain matin, quand il a vu ses tomates rouges, il les a attrapées à pleines mains... Elles étaient dures comme tout, et la peinture lui est restée dans les mains !

 

Il y avait quelques filles qui étaient faciles, qui étaient charitables, notamment une, Hermine, qui avait la spécialité – elle était belle, une belle fille, bien roulée -, la spécialité d’être à poil sous sa robe, l’été. Carrément à poil. Alors nous avions un rigolo fini à Sorèze, c’était le pâtissier, le fils d’Apollonie ; et un jour, il venait de la gare de Revel charger des marchandises ; il avait reçu notamment des seaux de glucose pour faire des biscuits. Elle s’approche pour voir ce qu’il y avait dans les seaux. Il lui dit :

 

- Oh, Hermine, tu sais pas que tu es jolie...

 

Il commence par la peloter, il relève la robe, derrière, il avait la main pleine de glucose... Vous vous doutez de la suite !

 

Et tout le monde était à la terrasse du bistrot !

 

Elle est devenue mariée, quelque part...

 

Il y avait deux docteurs à Sorèze. Un des deux passe sur la place Dom de Vic à trois heures du matin, et sur le perron de l’ancienne mairie, il voit X qui tenait un parapluie, et Hermine à genoux devant lui. Alors il passe, et il dit :

 

- Hermine, tu vas attraper un goitre...

 

Les processions des Rogations au coin de la route départementale : il y avait Milou, qui était cantonnier, et les bonnes femmes qui chantaient faux. Entre la boulangère et les autres.... Pou ! Qu’elles chantaient faux ! Milou les regarde, comme ça, et tout fort, il leur gueule :

 

- Vous allez faire pleuvoir, couilles !

 

 Mon premier mariage (1934).

 

Ma première femme a suffi à me dégoûter de la Côte d’Azur. Elle était originaire du Var. Le ménage a duré trois ans, et puis quand je me suis aperçu qu’elle se camait, je me suis débrouillé pour la faire filer ; j’avais un copain corse, inspecteur de police, ce qui est un pléonasme, et j’ai su qu’elle se camait, j’ai pu la faire choper, à Grenoble, où elle venait me rejoindre soi-disant. J’étais à Grenoble, moi.

 

Je l’ai coincée matériellement de la façon suivante : comme par hasard j’avais changé d’hôtel. J’étais à l’hôtel du Globe, et on avait laissé ma grande valise, où il y avait toujours deux complets de réserve, parce que je voyageais un mois, un mois et demi, deux mois, dans le hall.

 

Elle entre avec un monsieur, il a fait sa fiche, comme on faisait à cette époque-là –vous n’avez pas connu cette époque -, quand on allait dans un hôtel, on retenait sa chambre, il fallait remplir une fiche - ; alors le monsieur a mis son nom, et à ce moment-là ma femme a dit :

 

- Ouh ! Les bagages de mon mari !

 

Le couple fout le camp ; moi j’arrive, et la patronne de l’hôtel qui avait ramassé la fiche, me dit :

 

- Monsieur, voilà ce qui s’est passé…

 

Je prends la fiche, je l’envoie en recommandé à mon avocat, et je téléphone à Marseille à mon inspecteur des Stup. Les gens qui se droguaient, ça n’était pas rare à Marseille, même à l’époque. Il me dit :

 

- Le docteur X ? Ouh là là ! Nous l’avons dans le collimateur depuis quelques mois... Ca va, champion !

 

            Le lendemain, ma femme me retrouve dans Grenoble, me fait la danse des sept voiles :

 

- Je ne voulais pas te quitter, etc, etc...

 

Je lui dis :

 

- Bon ça va. Tu étais avec le docteur X. C’est un camé de première classe, j’ai le constat. De deux choses l’une : ou je laisse courir, et tu es condamnée avec lui (parce qu’on condamnait à ce moment-là, pour absorption de stupéfiants), ou alors tu m’écris une lettre incendiaire dans laquelle tu me dis que tu ne veux plus me voir, etc, etc... Écris-moi la lettre.

 

Elle me l’écrit avec poste restante à Grenoble. Nous allons la poster ensemble. Et j’ai envoyé cette lettre à mon avocat, sous pli recommandé. Au bout de trois mois, j’avais mon divorce, grâce à Nono Alquier [Collot parle de Nono Alquier, figure de Castres et de la Résistance, dans ses souvenirs]. C’est lui qui a plaidé pour moi. Ca a été vite plaidé, elle s’est pas défendue. Nous vivions à Castres.

 

 Jean Giono.

 

Giono, je l’ai rencontré d’une drôle de façon. J’avais des clients à Manosque et un jour, je dis à la dame, la femme de mon client :

 

- Je suis en admiration devant Giono.

 

- Vous connaissez pas Jean ? Oh, vous allez le connaître ! Venez tout à l’heure prendre le café à la maison.

 

Je vais prendre le café chez eux, arrive Jean Giono. Alors Madame commence à lui dire :

 

- Jean, vous me dégoûtez.

 

- Et pourquoi ?

 

- Parce que vous êtes un grossier personnage. Regardez ce que vous écrivez : « Il s’élève, il s’étire et il pète ! »

 

Il lui dit :

 

- Madame, vous pétez pas, vous ?

 

On a parlé de ses bouquins, on a parlé de différentes choses. Il était sympa. C'était un type qui aimait son pays. A telle enseigne, que lorsqu’on y a fait des H.L.M. il en est foutu le camp.

 

Il était beaucoup plus âgé que moi. Vous vous rendez compte, moi j’étais un gamin, j’avais 26-27 ans, et Giono avait connu la guerre de 14-18, comme adulte.

 

Une jolie rousse.

 

J’aime les rousses, pas poil de carotte, hein ! Auburn, plutôt...

 

Je vais vous raconter une histoire véridique : j’étais à Marseille à la recherche du siège provisoire d’une société de construction, il fallait que j’entre en contact avec eux. Finalement j’arrive... Dans des quartiers, dans des ruines qu’on déblayait, et je vois deux petites filles ; il y en a une qui me dit :

 

- C’est là, Monsieur.

 

Elle était rousse... Magnifique !

 

- Oh, je lui dis, que tu es jolie, toi. Figures-toi que je n’ai pas de petite fille, j’aurais voulu une petite fille rousse ; et tu as des taches de rousseur magnifiques !

 

Alors sa copine me dit :

 

- Hé ! On y a tiré dessus avec un fusil d’emmerdes !

 

Çà ne se trouve qu’à Marseille, ça !

 

 

La guerre.

 

            Une histoire que je vais vous raconter, qui illustre bien l’époque : en 1937, j’avais un pied-à-terre à Lyon, chez ma petite amie, et un matin je reçois un coup de téléphone d’André Philippe, qui était ministre de l’Économie et qui était un ami. C’était un type remarquable ; d’ailleurs nous avons quitté le parti socialiste ensemble. Il me dit :

 

- Dis donc, je viens de recevoir un coup de téléphone de Genève, de Salomon-Grumbach [député du Tarn ; André en parle plus loin] qui est à Genève, et qui passe par Lyon ce soir ; si tu veux, nous faisons un gueuleton, un mâchon comme on dit à Lyon, à Pierre-Bénite, la petite brasserie où on se réunit de temps en temps....

 

Il y avait donc Salomon-Grumbach qui venait d’arriver – on est allés le recevoir au train -, il y avait André Février qui était ministre des P.T.T., il y avait André Philippe et moi-même. Salomon-Grumbach arrive en disant :

 

- Voilà. Je viens de Genève, j’ai pris contact avec des réfugiés israélites allemands et je sais ce qui se passe de l’autre côté au camp de Weimar (on ne disait pas le camp de Buchenwald, c’était le camp de Weimar à l’époque). Et il nous raconte que le maire de Weimar était attaché à une niche de chien, prié d’aboyer chaque fois qu’un officier allemand passait.

 

Il dit :

 

- Pour le moment, ils ont relâché des prisonniers contre l’abandon de leur fortune, et ces prisonniers sont en Suisse.

 

Il a sorti de sa poche Main Kempf qui n’était pas encore édité en français. Il nous en a traduit des passages.

 

- Qu’est-ce que vous pensez de ça ?

 

J’ai dit :

 

- Ecoutez, Hitler est en train de déclarer ce qu’il va faire en France, ce qu’il va faire en Europe ; moi, je suis partisan de faire une traduction de Main Kempf que notre camarade Salomon-Grumbach va annoter, d’éditer cette traduction, de la ventiler dans les sections socialistes et éventuellement ailleurs, et d’ouvrir les yeux des Français...

 

En 37, je disais ça... Et bien nous avons été contrés par un nommé Daladier qui était ministre de la Guerre. Il fallait pas dire du mal d’Hitler. J’étais socialiste à l’époque... Ca m’a passé. C’est-à-dire, j’étais socialiste avec le côté humaniste du Socialisme, comme Durand [Collot].

  

[André, vraisemblablement, a eu un début de tuberculose. La partie de ses souvenirs où il le raconte, a été perdue.]

 

             J’ai été évacué d’abord sur une ambulance secondaire, et de là, envoyé au château de Tournoison, qui était une ambulance stable, et puis alors, après visite sur visite, on m’envoie au sana ; c’est dans cette micheline-sanitaire que j’ai connu Oscar Iggert, qui veillait sur moi comme une mère poule ; parce que j’étais pas très costaud ; j’étais pâle, j’étais fiévreux, j’étais mal foutu, et nous sommes donc arrivés à ce château, l’hôpital de Liesse, on nous a indiqué nos chambres, et puis je te vois arriver mon Oscar avec un panier de bouteilles de Champagne... Je lui dis :

 

- Ou tu as eu ça ?

 

- Le concierge est de Molheim...

 

Les bouteilles coûtaient trois francs pièce... On s’est remontés au Champagne.

 

J’ai connu des gars formidables ; j’ai vu encore une intelligence de l’Armée, des services médicaux : il y avait un voisin de chambre, qui était sur le ventre, comme ça, je vais le voir : aller faire connaissance les uns des autres, on n’est pas sauvages ! Et alors il discutait, ça avait l’air d’un type très intelligent, et un copain lui dit :

 

- Tu es dans cette position, c’est pas demain que tu diras ta messe.

 

Alors moi qui lui dit :

 

- T’as une gueule à dire la messe, comme moi d’être pape !

 

Alors il dit :

 

- Ah ben, j’ai oublié de me présenter. Je suis l’abbé de Veyrac, secrétaire du Cardinal Verdier...

 

Il était tombé dans un sanatorium parce qu’il avait des hémorroïdes ! Il avait fait 75 km à cheval, sous la pluie, il avait perdu l’habitude des tape-culs, et à cheval, en colonne, sous la pluie, c’est pas agréable... Il avait des hémorroïdes... Formidables ! Alors évidement, il vivait sur le ventre.

 

Il y avait encore énormément de chevaux employés ; mais dans l’Armée Allemande aussi : ils ont défilé avec une artillerie hippo dans Paris, les Allemands.

 

J’avais un médecin auxiliaire, qui s’appelait Klarnet, qui était un Juif Polonais, et qui avait fait toutes ses études en France, et alors on écoutait les différentes radios, suisse, allemande, etc... Il me disait :

 

- Vous savez, moi je crois qu’il ne faut pas se faire faire prisonnier ici. Je vais demander à rejoindre l’unité combattante, vous, de votre côté, je crois que vous feriez bien, dès que ça ira mieux, de foutre le camp, de rejoindre votre régiment.

 

Ce que je fais.

 

Le 10 mai, ça a été la grande bagarre. Alors nous sommes partis en Flandre, en Belgique. Alors là, ça a été un périple... Avec du vieux matériel ! Nous sommes montés à Fleurus ; de Fleurus, nous sommes allés plus loin en Flandre, nous sommes redescendus, et nous nous sommes trouvés à proximité de Dunkerque ; là, comme ça allait mal, nous avons déclaveté les pièces, c'est-à-dire on les a fait péter : on enlève une pièce du frein (on enlève la clavette du frein, on met un obus), et alors tout s’en va...

 

Nous sommes partis avec nos bagages et quelques véhicules, pour transporter des malades ou des blessés, et on s’est trouvés sur la plage de Dunkerque...

 

La nuit – si on peut appeler ça : la nuit de Dunkerque -, je l’ai passée dans un trou d’obus, avec les copains. Dans ma tronche, je me disais : « Si tu en ressors, tu vas à Saint-Amancet. »

 

Et on y est.

 

 Là, à Dunkerque, nous avons eu de la chance : Camille de Cazalet – le beau-frère du gros lainier de Mazamet, Max Cormouls (on a retrouvé ce dernier ensuite dans le Corps Franc de la Montagne Noire), Cazalet donc, est parti à la recherche d’un P.C. britannique, pour se renseigner, puisque les Français, nous, on savait rien du tout !

 

Moi je suis parti à la recherche aussi d’un P.C. britannique. Je suis tombé sur un capitaine anglais, qui me dit :

 

- Voilà. Nous, d’après ce que nous savons, ce qu’on peut vous dire, c’est que vous, les Français, vous évacuerez par le port de Dunkerque, nous par la plage.

 

C’est la raison pour laquelle les Français ne le sachant pas, se sont fait houspiller par les Anglais sur leur plage... L’organisation française... C’était la pagaille !

 

Nous savions que nous allions vers le port. Camille de Cazalet était tombé sur le général Alexander, carrément sur le grand État-major. Alexander lui dit la même chose. Quand nous avons dit ça au colonel Phillipat, il a dit :

 

- Bon. Deux renseignements qui concordent... Nous allons vers le port.

 

Nous sommes arrivés au port, c’était le 31 mai, nous sommes partis le 1er juin... Je crois que j’ai emprunté le dernier cargo qui partait...

 

 Et je suis arrivé en Grande-Bretagne ; j’y suis resté 24 heures, à Londres ; et là, évidement, comme un con, je me suis occupé des copains, j’ai servi d’interprète pour le régiment ; on m’a donné le nom des piaules qui étaient nécessaires, j’ai réparti les gens ; et j’ai été appelé par les Anglais qui étaient là, qui nous évacuaient, et qui m’ont offert de rester. J’ai dit :

 

- Ecoutez, ça m’emmerde de lâcher les copains...

 

Je suis allé trouver le commandant Versevy, en lui disant : « Voilà, les Anglais m’offrent ça. »

 

Il me dit :

 

- Oui, je vous comprends, mais d’autre part, c’est ridicule, parce que nous allons rentrer en France, nous allons toucher du matériel neuf...

 

Lui aussi avait des illusions ! En fait de matériel neuf, nous avons touché les crosses des gardes mobiles, quand nous avons débarqué à Cherbourg... Avec mon unité donc – ce qui restait du 364 -, on a refait le retour triomphal vers Cherbourg, pour bouter les Allemandes dehors...

 

Alors de là, nous sommes partis, d’après les directives qui étaient donnée à notre colonel, nous avons atterri dans l’Eure, à la Forêt du Parc. Là, nous avons passé peut-être 4 ou 5 jours, à nous laver, à nous débarbouiller, à nous décrasser, à faire des provisions. On était reçus très bien par les Normands.

 

Et puis un beau jour, branle-bas, le colonel a dit :

 

- Allez hop, il faut descendre vers le Sud.

 

Nous avions, dans l’état-major, un lieutenant, qui dans le civil était ingénieur des chemins de fer dans l’Eure, à côté d’Évreux. Il connaissait tout le réseau. Alors il nous a dirigés vers des voies qui étaient susceptibles d’avoir des trains sous pression (ce sont des trains en principe, à vapeur : la locomotive n’est jamais éteinte, on laisse toujours un minimum de pression, de manière à pouvoir démarrer). Nous arrivons sur une voie, et il y avait une rame sous pression ; alors le lieutenant Roquejoffre est allé trouver le mécanicien, et il demande :

 

- C’est la rame de la Réserve Générale d’Artillerie ?

 

- Je pense, je pense que c’est la Réserve Générale d’Artillerie... Je ne me rappelle pas exactement...

 

On est montés, occuper le train, et nous avons atterri à Cavernes-Saint-Loubès, dans la Gironde. Et ça pétait, hein, ça pétait toujours : les Allemands avançaient ; et on voyait les colonnes de civils qui occupaient les routes. Et puis alors un beau jour, le même Roquejoffre a dit :

 

- C’est pas tout ça, il faut faire un mouvement un peu vers l’Est, c'est-à-dire trouver la région de Toulouse.

 

            Il est allé à la gare de Cavernes-Saint-Loubès, il a obtenu une rame, et nous sommes arrivés à Soual... En pleine nuit... Alors à Soual, évidement, on était pas loin de Castres, il y avait des voitures de Castrais qui étaient venus, qui avaient été avertis par le téléphone arabe, moi je suis arrivé chez moi... Le bruit avait couru que nous étions ou prisonniers, ou anéantis à Dunkerque.

 

Le lendemain, je suis revenu à Soual, évidement, comme j’étais le doublard du commandant Versevy, son secrétaire... Il a fallu procéder à la démobilisation. L’ordre de démobilisation n’était pas encore donné ; seulement nous avons enregistré des types qui étaient là, on a organisé des popotes, on a organisé le ravitaillement, et puis un beau jour ça a été l’Armistice.

 

Le régiment est rentré à la maison avec l’ordre du colonel. Le colonel avait dit Versevy et à Roquejoffre :

 

- Vous vous démerdez pour rentrer par les moyens qui seront bons.

 

J’ai été démobilisé avec même pas de grade ! Puisque j’étais appelé à l’Ecole de Mission d’Auxy-le-Château. Je devais sortir comme adjudant ; mon commandant, Versevy, me dit :

 

- Je ne vous nomme pas, parce que c’est pas la peine de vous foutre un galon maintenant, puisque vous allez sortir adjudant... Alors je vous considère comme margis-chef... Alors j’étais le doublard du commandant, le secrétaire, le maréchal des logis chef, secrétaire.

 

 Un ami.

 

J’ai connu Chunk dès 1940, à la mobilisation. Il était le secrétaire du colonel Phillipat, et moi j’étais le secrétaire du commandant du 2e groupe Versevy. On se rencontrait à tous les briefings du régiment, tous les jours. On a sympathisé tout de suite, c’est devenu un ami.

 

Quand les gens se rencontrent, il y a une attraction qui se produit : il y a des gens qui sont fait pour s’entendre, et par contre, il y a des gens qui se repoussent.

 

 

J’ai fait Dunkerque avec lui ; je suis photographié à Dunkerque sur le bateau, c’est lui qui a fait les photos. De Dunkerque nous sommes allés en Angleterre, puis à Cherbourg, puis à la Forêt du Parc, dans l’Eure ; c’est là que nous sommes partis à pied pour chercher un train, grâce à Roquejoffre qui connaissait toutes les lignes.

 

On s’est séparés à Soual, quand le régiment a été dissous. Il est venu 48 heures chez nous à Castres, manger à la maison et passer un moment, et puis il a rejoint Alès. Là, il a fait le centre de sériciculture dès son retour.

 

 

Il s’est mis à faire de la Résistance, aussi, dans son patelin, à Saint-Hilaire de Brébas, près d’Alès. Il a passé des gens ; ça lui était relativement facile parce qu’il pouvait se balader avec une serviette, de quoi prendre des notes, il était introduit dans toutes les mairies du département, en tant que directeur du centre de sériciculture. Il inventoriait tout ce qui restait comme magnaneries, mêmes celles en ruines qui l’intéressaient, parce que ça pouvait accueillir des gens.

 

 Pendant la guerre on correspondait, et il est venu passer des vacances, en 43, à Dourgne ; il avait pris pension chez le bistrot collabo, dont je vous parlerai plus loin.

 

Dans nos lettres, on parlait jamais de résistance, nous parlions des patates du jardin. Lui avait vu que je faisais de la résistance, quand il est venu à Dourgne ; il avait vu les allées et venues dans la maison, et je connaissais très bien ses sentiments. Nous en parlions ouvertement. Je l’ai apprécié parce qu’il aurait pu faire une carrière, mais il a fait quelque chose au lieu d’être quelqu’un.

 

J’y suis allé chez lui ; il y avait des sièges de voitures qui servaient de fauteuils ; à mon époque, c’était de bric et de broc. C’était un original. Très bohème.

 

 

Comment je suis entré dans la Résistance.

 

 J’aimais la Résistance ; je n’admettais pas Vichy, je n’aurais pas pu ne pas être résistant ; c’était impossible, impossible.

 

            J’avais des idées très bien arrêtées en 40. J’étais antifasciste comme on respire, antifasciste. J’étais anti-communiste parce qu’antifasciste ; quand je suis arrivé en Allemagne que j’ai su ce que l’on faisait à l’Est, là j’ai été encore plus anti-communiste. Pour eux, le communisme était le symbole de la Liberté, parce qu’ils ne savaient pas ce qui se passait de l’autre côté. Moi je le savais... Parce que je m’intéressais à la naissance du nazisme et je savais que, parallèlement, il y avait un autre nazisme de l’autre côté, à l’Est, et que les deux étaient cousins-germains. Il fallait être un con absolu pour ne pas le voir. J’ai toujours énormément lu.

  

            Je me suis trouvé à Castres, le nez en l’air, je venais d’acheter cette maison ici, à Saint-Amancet, qui n’était pas dans l’état où elle est aujourd’hui, et le Commandant Versevy me dit :

 

- Ecoutez, si j’ai un conseil à vous donner, étant donné votre passé à Castres -vous êtes l’ami intime de Salomon-Grumbach, vous avez aidé à son élection, vous faites péter votre gueule à n’importe quel moment-, vous seriez mieux à la campagne.

 

             Pour vous situer : Versevy avait été mon chef d’escadron pendant la guerre, donc nous étions de vieilles connaissances. Sa fonction officielle pendant la guerre, c’était chef d’escadron, commandant du 2e groupe du 364e d’Artillerie. Il a été viré par Vichy. Il avait droit à une part de solde, et il s’était planqué dans une exploitation forestière de Castres ; il y était contremaître, il s’occupait de la comptabilité.

 

            Quant à Salomon-Grumbach, c’était le député du Tarn. Quand j’étais en Angleterre, un jour, il y a eu, à l’Alliance Française, une conférence sur la Société des Nations. Je suis allé l’écouter, et elle était donnée par Salomon-Grumbach qui était le délégué de la France à la Société des Nations. On a fait connaissance là.

 

Et puis un jour, je te le vois qui montre le bout du nez pour se présenter à la députation dans le Tarn. Il est passé chez mon père, il a dit : « André, André, ça me dit quelque chose… J’ai connu un jeune homme en Angleterre… » - « C’était mon fils ! » Je me suis occupé de lui, nous sommes devenus amis ; quand il s’est présenté, je lui ai dis : « Méfiez-vous Sacha, du groupe socialiste dans le Tarn, c’est une bande d’arrivistes. Vous n’avez qu’un type valable, c’est le député que vous allez remplacer, Sizaire ; vous avez deux ou trois personnes intéressantes, tout le reste, ce sont des minables ou des militants qui cherchent à se placer. »

 

 La guerre est arrivée, puis la débâcle, Salomon-Grumbach a été foutu en tôle, et je me suis occupé de sa femme et de son fils, et nous sommes restés en contact par la suite. Puis il a été député dans le Tarn, il a retrouvé son mandat, et il voulait se représenter, mais il y a eu un mouvement, un tollé dans le parti socialiste, lequel tollé était mené par un instituteur arriviste comme pas un -il y a un groupe scolaire de son nom- ; je me suis engueulé avec lui, le sous-préfet aussi, et Salomon-Grumbach est allé se présenter au Sénat dans la Seine-et-Marne. Il a été élu, il était Président de la Commission des Affaires Étrangères au Sénat, quand moi je me trouvais en Allemagne. Et j’avais affaire à la Commission des Affaires Étrangères en France, donc à Salomon-Grumbach. J’avais ma chambre chez eux, à Paris. Il était du Haut-Rhin.

 

 Puis Versevy est venu ici, à Saint-Amancet. Quand il a vu la situation de la maison, il me dit :

 

- Ça, c’est une bonne place, vous allez nous rendre des services.

 

Et c’est à ce moment-là que je suis entré dans la Résistance. En fait, j’y suis entré par deux voies : d’abord par Montpellier, puisque je planquais ici des gens de Montpellier, et, par Versevy, des gens du Tarn.

 

 Je n’ai jamais voulu figurer dans quelque organisation de Toulouse quelle qu’elle soit. Je me suis toujours méfié de Toulouse, parce que les quelques gars que je connaissais, qui faisaient de la résistance à l’époque à Toulouse, étaient des piliers de bar ; je me suis toujours méfié, avant la guerre, des bistrots, parce qu’on parle trop, et on écoute beaucoup. Si vous voulez être un bon agent de renseignements, montez un bistrot quelque part, et ouvrez les oreilles.

  

Mon pseudonyme était Guillaumet ; c’était le sobriquet des parents de mon arrière-grand-père. Chez les Pech, tout le monde s’appelait Guillaume ; on les appelait les Guillaumet, alors je me suis dit : « Guillaumet... »

 

 Versevy m’a dit :

 

- Voilà votre boulot ici : vous allez être un relais. Je vous enverrai des gens et je vous dirai où, vers quoi il faut les diriger.

 

  Premiers Réfractaires.

 

 

Et par ailleurs, parallèlement, comme j’étais l’ami du maire des Cammazes de l’époque, Castagné, nous avions eu d’abord, les premiers réfractaires. Çà n’était pas des résistants. Ces réfractaires nous ont donné tous les emmerdements possibles, parce qu’ils n’étaient pas disciplinés ; on les planquait, on leur disait : « Ne quittez pas la ferme où vous êtes » ; ils foutaient le camp au bistrot à Sorèze, à Revel, etc… Ils se faisaient voir.

 

 (Castagné était le descendant du commissaire Auguerre, de l’Empire, celui qui avait foutu aux arrêts le Général Masséna, parce que celui-ci avait puisé dans la caisse pour aller jouer… Il était niçois, Masséna).

 

Castagné est mort sans héritiers, si ce n’est un vague neveu, qui a vendu la maison des Cammazes. Une maison splendide, un musée dans la maison : c’est pas compliqué. Des souvenirs d’Empire partout ; il y avait une chambre Directoire, un salon avec des petits médaillons, c’était magnifique.

 

Castagné, lui, qui avait une assez belle fortune et de nombreuses propriétés, assurait à lui seul le ravitaillement de ces gens-là. C’est ce qui a été très difficile, au début, avec ces réfractaires, puisque les maquis n’étaient pas faits, ça a été la difficulté qu’a rencontré Castagné : il leur disait : « Moi, les enfants, je vous donne à manger, vous pouvez manger, vous pouvez boire, vous pouvez dormir, mais pour l’amour de Dieu, je ne veux pas que vous traîniez… » C’est toujours quelqu’un qui fout le camp parce qu’il veut faire la bringue, parce qu’il va chercher les filles, parce que ceci, parce que cela, parce qu’il va traîner dans les bistrots, alors ces gars-là il fallait les éjecter, il fallait les faire partir ailleurs…

 

Le premier qui était valable, qui s’est présenté aux Cammazes, c’était un neveu de général, qui a essayé de faire un semblant de rassemblement ; seulement il avait un autre défaut : sa maman l’avait trempé dans le Styx, et elle ne le tenait pas par le talon… Et alors la postière était jolie, et il allait la voir quand elle était disponible, et il avait foutu un gars armé sur le trottoir, qui faisait les cent pas ! Un jour, Castagné lui dit :

 

- Écoutez, vous êtes discret comme une pompe à merde, alors il faut que vous partiez vers Castelnaudary

 

 Castagné était ami intime avec un notaire de Revel -nous n’avions pas les mêmes opinions : il était d’Action Française-, mais le jour de l’Armistice, il a plaqué l’Action Française et il a dit à Castagné :

 

- Maintenant je ne suis pas décidé à servir le Maréchal, pas question, je viens avec toi.

 

Il est mort en déportation, d’ailleurs, le gars.

 

Alors lui, nous drainait des gens de la Haute-Garonne vers les Cammazes ; et quand ça chauffait trop, Castagné m’en envoyait un ou deux ici ; j’assurais leur ravitaillement également.

 

Tous ces gens sont partis dans la Nature, je ne les ai plus jamais revus. Si, j’en ai revu un ou deux par la suite, après la Libération. C’étaient des étudiants pour la plupart. J’en ai eu qui m’ont intéressé : des ouvriers très spécialisés qui étaient recherchés pour le S.T.O. (1), qui étaient assez intelligents pour dire : « Avec les spécialités que nous avons, on ne veut pas travailler pour les Allemands », et ils s’étaient planqués. Certains n’étaient pas français, il y avait notamment deux Flamands, qui avaient un accent d’ailleurs qui les trahissait.

 

On les a dirigés, ceux-là, sur Montpellier, où il y avait une formation « Légion Étrangère », clandestine ; laquelle formation était assurée par un de mes amis, beau-frère d’un de mes camarades de guerre, luxembourgeois d’origine ; il était représentant de la Croix Rouge Luxembourgeoise ; alors il a rassemblé ces gars-là, il les a planqués à droite et à gauche, et ils sont partis dans la Légion Étrangère, il les a fait passer en Afrique.

 

 Arrestation de Castagné.

 

 Castagné a été arrêté, suite à la dénonciation d’un ancien Capitaine de Gendarmerie, en retraite aux Cammazes, que j’ai moi-même arrêté à la Libération.

 

Arrêté, Alban Castagné fut conduit devant le Préfet du Tarn, qui lui lut la lettre de dénonciation. Assez violent de nature, Castagné l’apostropha : « Je ne sortira pas de votre cabinet sans avoir eu connaissance du nom de mon dénonciateur ! » Le préfet, devant l’énervement de Castagné, qui, les mains dans les poches, jouait avec son trousseau de clefs, crut son interlocuteur armé et, pris de panique, lui montra la lettre signée.

 

Castagné sauta du train qui l’emportait vers Toulouse. L’inspecteur qui l’accompagnait n’était sans doute pas un fanatique du Maréchal… Bref, Alban Castagné se réfugia dans le Gers où il avait de la famille et des amis ; et j’eus la joie, à la Libération, de le retrouver et de le remettre sur son fauteur de maire. J’étais chef de secteur cantonal du comité de Libération.

 

  « Comme un poisson dans l’eau avec les gendarmes... »

 

J’ai caché ces gens avec une certaine facilité, je vais vous dire pourquoi : le beau-père de ma cousine, qui nous avons enterrée il y a quinze jours [1994], était Capitaine de Gendarmerie en retraite, à Sorèze (il était originaire de Sorèze). Évidemment, ses opinions ne le portaient pas vers Vichy. Et quand il a su ce que je faisais, il est allé trouver les deux brigades, de Sorèze et de Dourgne -et un Capitaine de Gendarmerie, même en retraite, c’est toujours un Capitaine de Gendarmerie : ces gens-là sont soudés à leur chef-, et il leur a dit :

 

- Écoutez, voilà : André est un cousin, alors si jamais vous recevez un mot le concernant, vous venez me voir, vous me téléphonez.

 

Alors j’étais assuré d’une certaine protection de ce côté-là. Par ailleurs, j’ai eu à partir de 1942, un gendarme qui est arrivé à la Brigade de Sorèze, qui était un de mes camarades de guerre de 40. Il était sous-off dans mon groupe. J’en ai eu un autre à Dourgne. Donc, j’étais comme un poisson dans l’eau avec les gendarmes : j’avais la paix.

 

  On a vengé Castagné.

 

 Quant à l’ancien Capitaine de Gendarmerie qui avait dénoncé Castagné, j’ai eu le plaisir de l’arrêter, et comme il emmerdait tous les gendarmes, alors que le cousin en question les protégeait, lui les emmerdait : il les faisait déplacer aux Cammazes, quel temps qu’il fasse, à propos de rien du tout. Un jour, je suis allé à la Brigade de Sorèze, sachant qu’il fallait arrêter ce type, j’ai dit :

 

- Bon, les enfants, je vous promets un plat de roi, aujourd’hui. Je vous offre le Capitaine …

 

- Sans blague !

 

- On va l’arrêter.

 

            On monte. Je l’ai arrêté, perquisitionné dans son bureau : il avait les doubles de ses lettres de dénonciation, ce con-là ! Alors je me suis payé le luxe -j’ai été sadique-, de le promener entre deux gendarmes dans les rues de Sorèze.

 

Il a fini -j’ai été bête !-, je l’ai remis à mon copain le Commandant Armagnac, à Albi, qui était chargé de le recevoir, je lui ai remis les documents. Quelques jours après, le fils de ce type est arrivé avec des décorations en veux-tu en voilà -il s’était battu dans la France Libre- ; il a plaidé la cause de son père, alors on l’a libéré. J’ai engueulé Armagnac, comme il se devait, d’ailleurs.

 

  L’accrochage du 15 février 1944.

 

 Ca s’est bien passé jusqu’au 15 février 1944 : ils m’ont souhaité mon anniversaire, quand il y a eu l’attaque contre le maquis d’instruction dans la montagne : Bugis et sa femme ont été déportés, Madame Valentine Carrié a été assassinée (2) (elle a fermé la porte au nez des Allemands, ils ont tiré une rafale de mitraillette à travers la porte, elle était derrière évidemment, elle est morte…) Madame Carrié était la femme de celui qui est devenu maire à la Libération. Son mari était à ce moment-là percepteur en retraite ; il avait été percepteur dans le Lot et Garonne. Nous l’avons nommé puisque l’ancien maire ne se représentait pas (c’était un très brave type, un médecin fort sympathique).

 

Quand Madame Carrié a été tuée, Monsieur Carrié était chez lui ; quand il les a entendus venir, il a sauté le mur, il est allé se réfugier à la ferme qui appartenait au marchand de journaux, qui lui, étant intime avec En Calcat (3), est allé le planquer là-bas. Il y est resté huit, dix jours, le temps qu’on lui fasse une fausse carte. Il s’appelait Monsieur Costes, parce qu’il fallait prendre les mêmes initiales.

  

(Les moines d’ En Calcat ont été impeccables pendant la guerre ! Ils ont accueilli des gens à l’abbaye ; je n’ai pas « commercé »  avec eux directement. Ils ont fait un boulot sensationnel. Après, après... Ils ont accueilli des Miliciens. C’est la tradition, c’est la tradition...)

 

D’ En Calcat, Monsieur Carrié est parti à Toulouse ; de Toulouse il est reparti dans le Lot et Garonne, où il avait été percepteur, ce qui a été très imprudent de sa part, très imprudent, parce qu’on connaissait ses opinions ; et de là, il est rentré à la Libération.

 

            Le 15 février, le maquis d’instruction qui se trouvait au Castelet, au Caussarel (4), un peu partout quoi, parce qu’un maquis c’était pas une troupe permanente, a été accroché ; il y avait justement des gars qui faisaient leur instruction en vue de partir au maquis, qui ont été accrochés par des Allemands. Ils ont été prisonniers. Et là, j’ai eu mon camarade Tabellion qui a été pris et déporté, et plusieurs autres. Son frère a été tué par les Allemands à Lacaune, au premier accrochage du Corps Franc de la Montagne Noire.

 

 Règlements de compte entre résistants.

 

 

Le petit B. faisait partie du groupe René. Et il préparait la tambouille pour les gars du groupe René, sept ou huit bonshommes au maximum. Or, comme René manquait d’armes, ils étaient allés en faucher au Corps Franc de la Montagne Noire, parce que les maquis, entre eux, il y avait des jalousies (5).

 

Un lieutenant du Corps Franc de la Montagne Noire arrive avec deux types ; il voit le gars en train de préparer le repas, PAN ! Il le tue d’une balle en plein ventre. On a ramené le corps ici, on l’a veillé (6). Et après la Libération, on voulait faire la peau à ce lieutenant. Les copains m’avaient dit :

 

- Il faut que tu sois témoin, on va le descendre à tel bistrot de Castres.

 

- Je veux bien être témoin, puisque vous me demandez d’être témoin, je serai témoin… Pour dire que je n’ai rien vu…

 

            Je suis pas contrariant !

 

            J’y étais ! Je suis allé boire un verre, ma seconde femme avec moi, d’ailleurs, ce jour-là, et on attendait, on attendait toujours. Le lieutenant est venu, il a bu, il est reparti. Les gars ne sont pas venus ! ça s’est pas passé du tout, puisque l’équipe d’exécution n’est pas venue ! Ils se sont dégonflés, les gars. Après, je leur ai dit :

 

- Dites donc, vous êtes des dégonflés !

 

J’ai choisi d’accepter l’exécution de ce lieutenant, qui, bien que résistant, était un salaud, à cause de ça (7): parce que nous n’admettions pas l’exécution d’un autre sans qu’il y ait jugement. S’il y avait eu vol de matériel, les coupables auraient dû être traînés au Corps Franc de la Montagne Noire, et jugés en Cour Martiale. Mais on n’exécute pas un type sans jugement.

 

Il y a eu des résistants liquidés par la Résistance. Il y a eu des résistants, à ma connaissance, ça se passait du côté de Saissac, qui étaient allés faire des opérations de vol dans des fermes. Et quand ils sont revenus au maquis, liquidés.

 

 « La peur, ça existe... »

 

 Parallèlement, j’ai été interpellé dans la rue, ce même 15 février 1944, le jour de mon anniversaire, par les Allemands à Dourgne, à la laiterie. Je portais des bidons vides à bord de route. Il y avait deux types en pardessus de cuir très reconnaissables, qui me disent :

 

- Vous êtes de Dourgne ?

 

- Non, mais je travaille ici, pourquoi ?

 

- Es-ce que vous connaissez... Nous cherchons un lieutenant Guillaumet...

 

- Ici il y a un amiral, il y a un général – il n’est pas ici pour le moment -, il y a un capitaine de gendarmerie... Mais connais pas le lieutenant Guillaumet...

 

 Et ça, j’ai su d’où ça venait : C’est qu’un jour, je suis allé avec mon chef de la R3, inspecter un maquis d’instruction qui se trouvait au Castelet, et alors il y avait un exercice de lancer de grenade. Il y avait un type qui lançait la grenade comme un branque, un pied... Alors je lui dis :

 

- Attends, je vais te faire voir comment on fait.

 

Mon patron me dit :

 

- Le lieutenant Guillaumet va te faire voir comment on lance la grenade.

 

Alors quand ils ont été coxés, ils ont dit :

 

- Il y a un lieutenant Guillaumet...

 

 Ils lançaient de la grenade au Castelet, au-dessus du Causse, mais de la grenade d’instruction, attention ! Elle est vide, donc ça ne fait pas de bruit. Ils lançaient la grenade à bras cassé... La clé du maquis était au Castelet, dans la maison de l’O.N.F.

 

 Et alors quand j’ai été interpellé, ma femme qui était dehors, me dit :

 

- Fait entrer ces messieurs, avec le froid qu’il fait !

 

On leur a offert de la gnole, ils ont bu, ils ont remercié, ils sont partis, sans plus de nouvelles... Si on m’avait foutu une olive dans le trou de balle... La peur ça existe mais il ne faut pas la montrer.

 

  Le bistrot de Dourgne.

 

 Bugis et Carrié s’occupaient du maquis de Dourgne ; plusieurs fois je leur avais dit :

 

- Attention, on vous voit toujours vous balader tous les deux sur les promenades, on va vous surveiller.

 

Effectivement, ils ont été coxés. Et nous connaissions le gars qui les a dénoncés, qui était le bistrot.

 

J’avais assisté à une de ses dénonciations, puisque j’étais dans le bistrot le jour où il a envoyé les gars de la Gestapo cueillir un de mes camarades, qui était anglais, sujet britannique ; ils l’ont cueilli au car. Alors j’ai dit :

 

- Ça y est, ça va plus, il a signé.

 

Mes camarades d’Albi m’ont envoyé ce qu’il est convenu d’appeler une pute, ici, avec mission de coucher avec les gens que je lui indiquerai.

 

C'est-à-dire qu’un jour, il y a eu une petite réunion avec deux copains d’Albi, de la Résistance. Je leur dis : « Écoutez. Évidement, je ne peux pas être partout ; mais si j’avais une pute dévouée qui puisse coucher à droite et à gauche, sur ordre… » - « Oh ! On a ce qu’il te faut… ».

 

Ça se trouve difficilement, très difficilement ! Trouver une pute intelligente, c’est difficile, croyez-moi. Parce que je connais ce genre de bourriques, c’est difficile ! Eh bien, ils me l’ont envoyée plus tôt que je ne pensais. Nous rentrions de Castres par le car, avec ma femme, et puis derrière nous, quelqu’un était descendu, une jeune femme. Nous arrivons chez nous, elle nous avait suivis : « Vous êtes Monsieur et Madame André ? » - « Oui » - « Je suis Claude » - « Ah bon, ça va, entrez. ».

 

Alors, pendant que je me défaisais de ma veste de cuir, elle était ici, dans la salle à manger, avec ma femme, et elle lui dit : « Vous savez, je tiens à annoncer la couleur : je sors d’un bordel ». Ma femme lui dit : « Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?! »

 

On l’a hébergée ici…Et il fallait que je lui donne une couverture. Or, j’étais correspondant au Secours National (8). J’avais accepté cette responsabilité, je m’étais dit : « Ca te permettra de te faire des relations à droite, à gauche ».

 

            Et celui qui était chef de la Milice, était à Sorèze, un brave type d’ailleurs, et sa femme m’avait demandé si je lui trouverais pas une femme de chambre. Alors je dis à la pute, qui s’appelait Claude, qui était originaire du Puy :

 

- Dites donc, Claude, est-ce que… Femme de chambre…

 

- Je l’ai été ! Elle me dit.

 

            Alors, hop ! Je l’ai propulsée là. Et elle portait le courrier à la poste. Alors elle disait :

 

-Oh, mais je le porterai bien à Dourgne, ça arriverait plus vite qu’à Sorèze… (9)

 

-Ah, ben oui…

 

C’était faux, mais enfin elle savait marcher… Et quelquefois le courrier était passé à la vapeur, ici. Et il était repassé à la vapeur, quelquefois, à la poste de Dourgne, où le receveur -je ne le savais pas-, était un résistant !

 

De toute façon, on ne se connaissait pas entre nous. Je l’ai su à la Libération. D’ici, je connaissais ceux qui se réfugiaient chez moi, ceux qui venaient chez moi, mais je ne parlais jamais de résistance avec quiconque ; même innocemment, on risquait de trop parler, et les conversations étant retransmises, déformées, elles vous retombaient sur le visage. C’est un truc à ne pas faire. D’ailleurs, j’avais été dressé par Versevy, qui était un type très strict à ce point de vue.

 

Je l’ai oublié, mon numéro d’agrément. J’avais mes papiers, j’étais agréé comme chef de réception de parachutage, terrain mauve, terrain qui est sur le Caucarel, d’ailleurs, et mon chef de parachutage régional, c’était le Commandant Guillaume, qui est mort. J’ai attendu des parachutages, ils m’ont tous été volés ! Pas sur le terrain : mais ils ont tous été détournés par quelqu’un qui est persona grata ici… Je suis monté au Caucarel pour aller attendre les parachutages ; ils les a fait passer chez lui…

 

Lieutenant, c’était la fonction que j’occupais en tant que chef de parachutage. Le persona grata a pu faire des détournements de parachutage, parce qu’il était très bien placé auprès du délégué militaire régional, et quand il y avait des parachutages par là, il disait :

 

- A moi !

 

Moi j’entendais l’avis à la radio, nous montions au Caucarel, plus rien… Les avions ne sont pas venus, ils ne sont pas venus ! Moi je n’étais qu’un pion sur l’échiquier à ce moment là. Ça veut dire que les avions allaient plus loin, vers le Sidobre. Vous ne pouvez pas vous imaginer des facilités dont il a joui. Il a eu la chance d’avoir comme chef, son futur beau-frère.

 

 L’autopsie.

 

 L’autopsie, ça a été le plus marrant.

 

Donc, la péripatéticienne que j’avais en pension, ici, un jour je lui dis, à la suite de la dénonciation dont j’avais été le témoin (elle ne faisait pas partie de réseaux de résistance ; elle planquait chez moi, on lui avait dit : « Tu vas servir André, c’est un copain… »). Alors je lui dis :

 

-Voilà ce que tu vas faire : tu vas aller au bistrot où tu as déjà pris l’apéritif au noir -parce qu’il y avait des apéritifs au noir, à l’époque-, à Dourgne. Tu as vu le patron ?

 

- Oh oui, je le connais, il me cavale après.

 

- C’est tout ce que je te demandais. Alors il faut coucher avec lui. Je veux savoir ce qu’il a dans sa poche, comme papiers d’identité. Je veux savoir s’il n’a pas un Ausweis allemand.

 

Mieux que ça, il avait un Zohn Ausweis (10). Et j’ai vu, elle me l’a fait voir, pendant qu’il faisait sa sieste (le mâle était repu, il cuvait son plaisir), elle est descendue, elle avait fauché le machin. Je dis :

 

- Bon, ça va.

 

Je transmets ça à Versevy. Je lui dis :

 

- Voilà, j’ai la certitude, maintenant, que le gars est un agent de la Gestapo. Il faut m’envoyer quelqu’un pour le descendre (parce que ça, c’est une spécialité : nous avions quelques types comme ça, qui étaient des fortiches du pétard ; les types d’action, comme ça, il y en avait un ou deux par région : il fallait le trouver).

 

- Eh, je n’ai personne…

 

Ben, je lui dis :

 

- Ecoutez, tâchez de m’avoir un silencieux. Parce que moi, un silencieux au bout du 92, pendant qu’il garde les chèvres, je vais le descendre et puis je pars, ni vu ni connu.

 

Pas de silencieux. Le résultat, c’est qu’il a fait l’histoire du 15 février (il a dénoncé le maquis du coin, c’était trop tard…) Et il a eu le temps de dénoncer Bugis, Carrié, Madame Bugis, Eychenne (qui était le commis de perception, un Ariégeois)… Tout ça a été déporté. Madame Carrié a été tuée.

 

Ça s’est joué sur cette connerie de n’avoir pas de silencieux. Et quand je l’ai dit d’ailleurs à François Durand après : « Une histoire comme ça, on aurait pu avoir un silencieux… », il m’a dit : « Moi j’en connaissais pas à Castres ».

 

 

 

D’ailleurs, le 14 février au soir, j’avais rendez-vous avec Jean Bugis (11) (qui est mort en déportation), à la Montagnarié (12), et, en calculant à peu près le temps que je mettais, je me disais : « Tu le rencontreras là ». Il avait quelque chose à me dire.

 

- Alors, Jean, quoi de neuf ?

 

- Nous sommes faits.

 

- Alors si vous vous êtes faits, moi j’ai les moyens de foutre le camp de chez moi à la moindre alerte, mais toi, ta femme et tes enfants, allez coucher à En Belzit.

 

             (A En Belzit, nous avions le métayer qui camouflait des gars ; il avait mis des balles de paille sur son grenier, il avait fait une fausse cloison et derrière, il y avait de quoi se coucher).

 

 - Oh non, ne t’en fais pas, je serai prévenu s’ils arrivent…

 

Prévenu !... Le type qui aurait pu le prévenir, c’était le forgeron de Dourgne ; quand il a entendu la Gestapo, il a foutu le camp, il a sauté le mur de son jardin, mais il n’a pas pensé à prévenir les copains !

 

Comment le gars a fini ? Ah bé il a fini !... Ah il a fini, alors là !...

 

 Donc la déportation a eu lieu le 15 février ; le 18 février, il y a eu un petit conseil de guerre qui s’est tenu, avec le maquis René (c’était un maquis baladeur. René, c’était Jacques d’Andurain, le fils de la Comtesse d’Andurain, un Basque qui avait formé ce maquis avec cinq ou six types, pas plus ; mais ils ont fait du boulot. D’ailleurs il y a une localité qui s’appelle Andurain dans le Pays Basque). On a décidé de le repasser, ainsi que d’autres, mais les types d’exécution, qui avaient fauché un ausweis des pompiers de Dourgne, ont crevé une roue dans la descente d’Arfons : ils sont arrivés en retard.

 

 Donc il était seul, le bistrot (13). Il y avait, dans le bistrot, un valet de ferme, un peu demeuré, qui a eu la trouille, qui est parti quand il a entendu péter ! Dans chaque village, il y a un couillon comme ça. Mon grand-père disait -et il avait raison- : « Pour faire un village, il faut un maire, il faut un curé, il faut un garde, il faut une pute et un abruti ! »

 

-Alors, qu’est-ce que je vous sers, les enfants ?

 

- Eh bé… Vin blanc. Une tournée.

 

Un autre qui dit :

 

- Une deuxième tournée… Une troisième tournée…

 

Alors le patron dit :

 

- C’est ma tournée, cette fois-ci.

 

Alors à ce moment-là, Bébert, le fameux Bébert, qui faisait partie du maquis de René, a sorti son pétard et a dit :

 

- Madame Carrié te parle, ordure ! PAN, PAN, PAN !!!

 

Et allez… Et ils ont foutu le camp.

 

(Bébert, c’était un Adjudant de la Coloniale. C’était un tendre, lui… C'est-à-dire qu’il avait le 7/65 facile. C’était pas compliqué : « à découper suivant le pointillé ». C’était son principe).

 

Mais le plus joli, les gendarmes pouvaient venir par le raccourci, c'est-à-dire par la côte du moulin… Non, ils sont passés par la grande route, pour arriver plus tard : ils n’ont pas à se mêler de cette affaire… Quand ils sont arrivés, ils ont trouvé la veuve éplorée, qui leur a dit :

 

- Ils l’ont tué…

 

[Ici, André imite la voix de l’épouse, qui parlait de façon traînante, sans la moindre émotion].

 

Et alors ils cherchaient sa montre, pour savoir s’il n’y avait pas eu un choc qui l’avait bloquée… La femme leur a dit :

 

- Je l’ai prise, pour ne pas qu’elle se casse.

 

Alors on a étendu le type sur la table de ping-pong qui était dans l’arrière-salle ; sa femme était dans la chambre là-haut ; quand elle a entendu du pétard, elle est partie. Comme il l’a tapait à coups de queue de billard… Oui, elle ne l’a pas regretté.

 

Alors on l’a étendu sur la table de ping-pong, où on avait découpé le cochon la veille ; il a passé la nuit là ; il risquait pas de foutre le camp, ni de parler d’ailleurs ! Et le lendemain, le docteur Grillère, qui était connu comme le loup blanc, Galibert d’Auque qui était juge d’instruction à Castres à l’époque (la juridiction, c’était Castres), est arrivé très tard le lendemain matin, un gendarme qui assistait à l’autopsie, et donc Grillère, qui avait apporté des scalpels de l’hôpital. Il essaie d’ouvrir, le scalpel qui ne marche pas… Il en prend un deuxième, un troisième…

 

Alors il appelle la veuve :

 

- Vous n’avez pas quelque chose pour repasser les couteaux ?

 

Alors le gendarme, très discret, dit :

 

- Si ! Monsieur X faisait beaucoup de marché noir, là ! Il doit avoir quelque chose comme ça…

 

Bon. On essaye de repasser les scalpels, ça marche pas. Alors on entend la veuve éplorée qui dit à la bonne :

 

- Présentation, donne-lui le couteau pour peler les veaux.

 

Alors on a ouvert le de cujus avec un couteau à peler les veaux. Grillère a pris le foie, l’a soulevé, comme ça, le gendarme a dit :

 

- Macarel ! Qu’un fetse ! Natso din le graïs ! (Macarel ! Quel foie ! Il nage dans la graisse !)

 

            Paf ! Rétamé ! Evanoui sur le coup !

 

Ma femme vit sortir le petit gendarme : pâle comme un mort, il était allé rendre sur les promenades !

 

Mais le coup le plus beau, c’est quand nous l’avons su ici, officiellement bien sûr (je n’ai pas assisté à l’autopsie, moi, parce que je suis un être assez sensible sur ce rapport-là : je serais tombé dans les pommes, ça… Même l’autopsie d’un salaud !), ma femme (ma seconde femme, Gaby) a voulu se rendre compte qu’il était bien rétamé, alors elle est allée faire une visite de condoléances… Son fils était un copain à moi, c’était pas sa faute si le père était une fripouille…

 

Obsèques du bistrot de Dourgne.

 

 

Le jour des obsèques, il y avait tout Dourgne qui y assistait… La satisfaction de le voir porter en terre… Et au moment où on l’a levé pour le mettre sur le corbillard, c’est deux types qui le levaient, dont le bourrelier de Dourgne, un type costaud avec une paire de bacchantes :

 

- Puto de porc ! Que peso. (Pute de porc ! Qu’il pèse !)

 

On est allés l’enterrer, et au retour, je dis au bourrelier :

 

- Aro, sera tranquille. (Maintenant, il restera tranquille).

 

- Oh, qu’il me dit, boulego las talpos. [Il remue les taupes, sous-entendu, il continue à nuire, même parmi les taupes].

 

            Ca a été toute l’oraison funèbre à laquelle il a eu droit ! Ce qui était spectaculaire : tout le village assistait aux obsèques ! La satisfaction de dire : « Ce type-là, on le verra plus ! »

 

            Il était vicieux. D’abord il a été vidé de l’Armée ; comme Adjudant, il a eu des histoires pas très propres. Et arrivé ici, avant d’acheter ce bistrot, il était conducteur du train électrique, le train Toulouse-Castres, la ligne passait ici ; et il faisait exprès de déquiller les vaches en passant ; c'est-à-dire il passait dans un pré, au lieu de klaxonner, parce qu’il y avait une corne qui était terrible, il arrivait dessus, PAN ! Tellement que Garrigues, qui était métayer de Saint-Michel à Sorèze, chez Planchon, lui avait dit :

 

- Maintenant j’ai encore un fusil qui reste planqué, c’est un fusil à piston, il est chargé, et je te fais la peau à la troisième vache que tu me tues.

 

Il a arrêté à ce moment-là… C’était un type vicieux, il était mauvais, foncièrement mauvais. Il était retraité proportionnel de l’Armée, il avait fait quinze ans. Son fils, ça lui a fait de la peine, parce que c’était son père… Dans les patelins, il y a toujours un type tordu. C’était le monsieur qui voulait faire autorité sur Dourgne ; alors comme il y avait un maire qui était un brave type, le docteur Colombié, qui cherchait la paix… Il emmerdait tout le monde, hein !

 

Quand on a exécuté ce bistrot, il y a eu une Cour Martiale qui s’est passée dans la Nature, bien avant. On a examiné les faits, on a su que, d’après ce que j’avais dit, d’ailleurs, qui était exact, le bistrot avait un Zohn Ausweis de la Gestapo sur lui, qui avait été constaté par la pute qui était à mon service, en ma présence et en présence de deux personnes. Il avait fait arrêter un Anglais, il a été interrogé devant moi par la Gestapo (j’étais dans un coin du bistrot, j’écoutais). Donc, je pouvais dire : « C’est ça. »

 

Il avait trois fils : un dont on est sans nouvelles, il était en Indochine, il avait une blanchisserie là-bas, on ne sait plus ce qu’il est devenu ; un avec qui j’étais très bien, et un autre qui était complètement givré ; il l’avait tellement tapé… Lui, son instrument de torture, c’était une queue de billard. Alors il est devenu cinglé ; et le père l’a fait engager dans la Waffen S.S. A la Libération, alors qu’il y en a qui se sont fait descendre, lui il est revenu, et évidemment, il a été tout étonné qu’on le foute en tôle. Alors en tôle, moi-même j’ai certifié qu’il  n’était pas normal, qu’il devait être examiné par des psychiatres, on l’a foutu dans un hôpital psychiatrique, où il est mort d’ailleurs.

 

Celui avec qui j’étais copain, est à Marseille ; il a eu huit gosses avec une amie à moi ; je la connaissais intimement : c’était une fille très jolie autrefois ; je m’étais occupé de ses frères, je les avais collés au Collège de Sorèze (14).

 

Une maison propice aux planques.

 

 Collot cachait des Juifs. C’était sa spécialité ! Et il avait tellement de difficultés, beaucoup parlaient très mal le français, risquaient d’être reconnus, alors, pour  les faire filer, il m’en a fait filer ici. Ici, ça allait, parce qu’on n’est pas dans le village. Puis, alors, j’obtenais une chose, ma femme avait assez d’autorité pour ça, ne pas sortir de la maison. Ils ne sortaient pas. Il y a un grand jardin derrière, pour se promener, mais ils ne sortaient pas.

 

On n’entrait pas chez l’un, chez l’autre, comme dans un moulin. Puis cette maison est disposée de telle façon, à l’écart, que… Vous pouviez être dans cette pièce : il y avait des portes à l’époque entre les pièces ; alors nous, nous recevions dans ce qui est la salle à manger aujourd’hui : c’était une grande cuisine de campagne.

 

Nous avions acheté cette maison en viager, à Maria Layrac, qui était l’épouse de l’avant-dernier régisseur du château ; parce que c’était la maison des régisseurs du château, ici.

 

Maria était veuve, on lui avait laissé toute l’autre aile de la maison, et là où j’entre le bois, c’était une fenêtre avec une balustrade. Nous étions convenus, avec Maria, qui savait très bien ce que je faisais, que lorsque je rentrais -par l’autre côté du village, venant de l’autre place-, si je voyais une descente de lit pliée sur la rambarde, il fallait que je foute le camp : c’est qu’on était venu me chercher. Je partais alors dans une grotte, appelée le Trou du Loup, ici. Et on venait me chercher, me le dire, quand le danger était passé.

 

C’est arrivé une fois : j’ai filé directement à la grotte. J’avais des conserves, j’avais une mitraillette, dont Jean-Claude Balayé a retrouvé un chargeur (j’avais oublié un chargeur !) J’y étais allé parce qu’il y avait des gens qui rôdaient autour de la maison : ça a suffi ; la bonne Maria, elle a laissé la descente de lit ; elle l’a dit à ma femme, et puis on a envoyé un gars pour me chercher ; c’était un gars qui traînait par là, chez moi, comme il y en avait…

 

J’avais des pensionnaires à ce moment-là : y’en avait toujours ! Ils sont restés ici, dans la maison. Si quelqu’un était venu, à ce moment-là, ils partaient par derrière, il y avait un trou dans la haie, prévu.

 

Alors Maria, un jour, me dit :

 

- Mais enfin, je ne vous comprends pas. Vous qui êtes maniaque, vous laissez ce trou dans la haie, vous pourriez le…

 

Alors je lui ai expliqué. Il y avait d’ailleurs des haies qui allaient jusqu’à la carrière, qui faisaient plus de deux mètres de haut. On pouvait se glisser derrière une haie pour ne pas se faire voir.

 

Le paysage a été ravagé, ici, du jour où des Pieds Noirs ont acheté des métairies. Ils ont foutu tous les arbres en l’air.

 

Les gens que j’ai reçus, ils étaient tous sympas ! Il m’arrivait un type en pleine nuit, avec un mot de passe évidemment, qui avait été donné par la personne qui les envoyait. Je les recevais. Les mots de passe changeaient trop souvent pour que quelqu’un d’autre puisse les connaître. Les mots de passe, c’était le nom d’un département, le nom d’une ville…

 

Les gens qui passaient ici, je les embarquais avec les pots de lait (parce que je travaillais à la Laiterie de Dourgne), là où il y a le Garage Auger : c’était d’une grande facilité pour moi : quand on voulait me toucher, quelqu’un qui entrait dans la laiterie, soit disant pour me demander du beurre… On parlait et puis…), ou avec des chargements de bois à vendre sur Revel, sur Castelnaudary. Je savais qu’ils devaient aller à Castelnaudary, par exemple, et que ils devaient trouver… Aller dans tel commerce, dans tel magasin… Le reste ne me regardait pas. Il ne fallait pas s’intéresser à la suite des affaires. Je savais le minimum.

 

J’ai eu une quinzaine de personnes qui sont passées ici, en comptant celles qui m’étaient envoyées par Collot. Il y avait des femmes aussi ; c’étaient les plus emmerdantes à faire passer, parce qu’on remarque davantage une femme, dans un village, dans un petit patelin ; une femme nouvelle est plus remarquée qu’un homme. Un homme, à bicyclette ou à pied, un sac sur le dos, qui cherche du boulot, du ravitaillement, à cette époque, c’était normal ; une femme seule, par contre…

 

Les hommes ne sortaient pas de la maison dans la journée. J’ai été emmerdé à la Libération, parce que de braves communistes (15) ont dit que chez André on entendait parler allemand. Évidemment, j’ai eu d’anciens ministres du Deuxième Reich, que Grumbach m’avait amenés pour les faire partir. Il y avait le docteur Simon, le Ministre des Finances, sa sœur… Le docteur Simon est resté vingt-quatre heures ici, sa sœur est restée trois, quatre jours, et puis elle a filé. Je ne savais pas où ils allaient ! Je savais d’où ils venaient et pourquoi, puisqu’ils m’étaient présentés par Madame Grumbach, la femme de Salomon-Grumbach. Je n’ai pas su pourquoi ils avaient atterri dans la région ; ils avaient suivi une filière. Moi, le reste… Simon, je ne l’ai plus revu, il est allé mourir, je crois, à Tanger. Je sais qu’il était passé au Maroc ; il était déjà âgé quand je l’ai connu. Donc, j’ai eu au moins l’identité d’une personne qui est passée chez moi. Après la guerre, ils sont partis sur les Etats-Unis, certainement sur le Portugal : la filière idéale pour les Etats-Unis. Simon, il ne risquait pas d’être nazi, il était juif. C’était en 40, un des premiers.

 

Figurez-vous que derrière, là, il y avait une écurie, l’écurie de la maison, que j’ai vendue par la suite ; au premier étage, il y avait le foin ; au rez-de-chaussée, il y avait les chèvres. Quand nous avons eu un maquis qui a été attaqué, et bien les gars, je les ai mis dans le foin là-haut, avec ordre de ne pas fumer, de ne pas faire de bruit, et d’attendre. On leur avait donné un seau hygiénique, ils le descendaient avec une corde et on allait le vider. On montait la nourriture par-dessous. Oh, il y a des détails…

 

La T.S.F.

 

A la maison, ici, j’avais la T.S.F., posé à la cuisine ; c’était autorisé, mais j’avais une radio qui ne pouvait pas prendre Londres, moi… Heureusement, j’en avais une, clandestine, qui était planquée tantôt au grenier, tantôt ailleurs… Elle était baladeuse, celle-là ! Et alors on déroulait une antenne, qui faisait trois mètres à peu près, et on écoutait avec un casque.

 

A la fin, en 44, j’ai reçu un appareil émetteur récepteur, pour accrocher les avions en vol, en cas de parachutage.

 

- Ne gardez pas ça chez vous, me disait Versevy, il faut absolument que vous trouviez une planque.

 

Et à ce moment-là, j’ai trouvé le Père D., un gaulliste effréné, de l’époque héroïque, vous savez, et le Père D. m’a hébergé cet appareil chez lui. Il habitait Sorèze, il était Dominicain, professeur à l’Ecole (14). J’avais à l’Ecole de Sorèze, un gars qui voulait se faire Père Blanc, et qui par la suite s’est marié, et puis il est mort, qui faisait souvent des liaisons. Il était surveillant à l’Ecole de Sorèze. L’Ecole de Sorèze était très mal vue des Vichystes à cause des Dominicains. Ouvertement, ils n’étaient pas gaullistes, mais ils faisaient le gros dos : on sabotait Vichy… Il y a eu des Allemands à l’Ecole, la dernière semaine de la Libération. Ils ont fait halte à l’Ecole de Sorèze, ils se sont saoulés la gueule, ils ont esquinté la piscine à coups de grenade pour se distraire.

 

 Arrestations dans un sens...

 

 J’ai arrêté des gens qui ont été relâchés au bout de trois ou quatre arrestations successives, et qui me veulent du bien (16) aujourd’hui. Ils ont été blanchis par ce cochon de maire de Castres qui a falsifié les dossiers. C’est à ce moment-là que je me suis brouillé avec lui, d’ailleurs : nos familles étaient de très bonnes relations. Moi j’étais un copain de son gendre, de sa fille aussi. C’était un personnage balzacien, ce maire. Le gros avocat de province, le prototype du radical d’avant la guerre, disant -il était cynique-, un jour chez les parents du docteur Montsarrat :

 

- Vous savez, l’amitié, ça n’existe pas.

 

Ca dépeint le bonhomme.

 

 

 Arrestations dans l’autre...

 

 Le maire de Revel a été arrêté chez le coiffeur. Les deux gars de la Gestapo -ces types là, on les reconnaissait à cent mètres ! Pardessus de cuir, chapeau mou et ils étaient par deux : les flics et les couillons, ça va par deux. Et ils se pointent chez le maire :

 

- Est-ce que M… est là ?

 

- Eh non, dit la bonne avec un rire idiot, vous l’avez chez le coiffeur !

 

Ils l’ont cueilli…

 

Il s’occupait, lui, de planquer des types à l’hôpital de Revel ; et là, justement, il y a eu un gars qui a été blessé au ventre, on l’a opéré avec des moyens de fortune à l’hôpital de Revel. Je vais prendre des nouvelles, quelques jours après, je passe à Revel avec le camion de lait (entre parenthèses, j’étais en infraction, parce que j’étais en Haute-Garonne !) et je rencontre une bonne femme que je connaissais ; elle travaillait à l’hôpital de Revel. Je lui dis :

 

- Il y a un type qui a été blessé…

 

- Oh, le pauvre malheureux ! Ils lui ont enlevé la paratomie !

 

Eh ben, il s’en est sorti, le mec !

 

Il avait été blessé dans un accrochage avec la Milice. Les autres l’ont chargé sur le dos et l’ont emmené.

 

 

 

Tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir...

 

 

 

            X avait adhéré à la Milice. C’est moi qui l’ai défendu en 44. Il avait adhéré à la Milice et il n’y faisait rien du tout, il continuait à travailler. Et il a su ce que je faisais [la résistance], et il a fermé les yeux

 

Il l’a su d’une drôle de façon : un jour, je vais apporter une mitraillette chez les sœurs de la Croix, à Sorèze, à la fille d’un commandant, et cette mitraillette était dans une sache en jute, une vieille sache, on en manquait à ce moment-là ; et en lui donnant la sache, la mitraillette tombe... L’autre était sur une échelle en train d’arranger quelque chose :

 

- Je n’ai rien vu, André.

 

Je le savais qu’il était dans la Milice. Je l’ai défendu parce que j’ai dit qu’il n’avait jamais fait de saloperie, ce qui était vrai. Et on l’a laissé tranquille. Il était sculpteur à cette époque-là. Il travaillait à En Calcat. En Calcat a servi à recevoir les œuvres d’art de tout Midi-Pyrénées. Il y a eu des réseaux de sauvetage des œuvres d’art, qui atterrissaient à En Calcat, qui ne faisait pas partie de réseaux de résistance, mais faisait uniquement un plan de sauvegarde. Lui, il était au courant, il n’a rien fait.

 

Je vais vous expliquer pourquoi ce bonhomme est entré dans la Milice et qu’il n’a rien fait : c’était un sculpteur de talent ; alors un jour, il y a eu une exposition à Toulouse, organisée par Arno Breker, le fameux sculpteur allemand. Lui, il y est allé. Arno Breker lui a filé une carte du groupe de collaboration. Et voilà...

 

            A propos d’En Calcat, encore : Le premier agent de liaison que j’ai reçu, de nuit, pour les parachutages, Patrick, un jeune, il pouvait avoir 19-20 ans, je me le rappelle toujours : il portait une chemise écossaise, c’était pas courant à l’époque ; il aurait pu se faire repérer rien qu’avec ça. C’était carrément du tissu qui ne venait pas de France. Il a mangé ici, il a passé la soirée ici, puis il est parti. Le lendemain, je me promenais avec Gaby [la seconde épouse d’André], nous rencontrons des moines d’ En Calcat qui se baladaient, et mon Patrick était avec les moines. Alors son point de chute, c’était l’abbaye. J’ai fait celui qui ne le connaissait pas, bien entendu. Le grand principe, quand on se rencontrait, on ne se connaissait pas.

 

 Le Maréchal Franchet d’Esperey.

 

 

            Nous avions ici, pendant l’Occupation, le Maréchal Franchet d’Esperey, qui était au château de Saint-Amancet, avec sa maison militaire, son adjoint qui était son gendre, le Commandant Nougatine, et tous les matins, on entendait le Maréchal engueuler son gendre :

 

- Antoine ! Vous êtes un con !

 

- Je me rappelle, un jour – parce qu’il était sur un fauteuil roulant -, on l’avait roulé ici, parce qu’il y avait du soleil, à l’ombre des platanes, et il était en train de casser la croûte : son infirmière lui avait porté des gâteaux, des sandwiches ; passe le chef de district du ravitaillement qui lui dit :

 

- Alors, Grand-père, on casse la graine ? Et le ravitaillement dans tout ça ?! J’ai l’impression que vous faites du marché noir !... Je suis le chef de district !

 

- Et vous savez qui je suis, jeune homme ?! Je suis le Maréchal Franchet d’Esperey.

 

Il t’a foutu le camp, l’autre !... Il est arrivé à la maison, il me dit :

 

- Vous pouviez pas me le dire ?!

 

- Vous ne me l’avez pas demandé !

 

 

 En prison.

 

Il y a une maison à Castres, d’un particulier, un type qui m’avait dénoncé, qui a sautée. C’est pas moi qui l’ai faite sauter, ce sont mes copains ; je leur ai pas demandé d’ailleurs...

 

Ce type avait dénoncé pas mal de gens ; il était ultra-vichyste. Il s’en est sorti, il a eu l’indignité nationale ; et puis un beau jour, il est mort dans un accident de voiture.

 

Ils avaient bien calculé leur coup, ceux qui ont fait sauter la maison : ils avaient mis le crayon de plastic sous le compteur à gaz, c’était calculé pour cinq heures du matin, au moment où on rendait la pression (à partir de cinq heures, l’usine à gaz augmentait la pression).

 

C’est pour me rendre service que mes collègues ont fait sauter la maison. Je les ai engueulés après, je leur ai dit :

 

- Quand même !!...

 

Et ils ont fait ça pendant que j’étais en tôle! Alors, c’était pas très adroit.

 

 

Je suis allé en tôle pour les gars que nous faisions sauter à Albi ; on m’y avait mis à tort : il y avait des collabos qui sautaient de temps en temps ; alors, comme on savait que nous, on en avait fait sauter quelques-uns dans la clandestinité, un jour je me suis fait cueillir.

 

Alors je dis au juge d’instruction :

 

- Ecoutez, Monsieur le Juge ; ceux qui ont fait sauter la maison auraient dû connaître mon pseudonyme dans la Résistance : là, ils ont dit : « Ordre d’André ». André n’était pas connu, c’était Guillaumet qui était connu... [Là, André a joué sur l’équivoque de ses deux noms. Effectivement, en résistance, il était Guillaumet et non André...]

 

Alors ça semblait con ! Et ce sont doublement des cons parce qu’ils sont allés se répandre dans les bistrots d’Albi en faisant entendre ce qu’ils avaient fait.

 

C’étaient pas des gars à moi, ça !

 

C’était en 44. Je suis resté en prison un mois à peu près, la prison d’Albi envahie par les punaises...

 

 

Considérations sur les générations.

 

             Il y avait un océan entre la génération de 14 et la nôtre. Moi quand je voyais un type qui avait fait la guerre de 14-18, pour moi c’était un vieux. Ça a été une cassure, cette guerre, et c’est un peu ce qui m’incite actuellement, à éviter la cassure entre les jeunes et nous. Nous avons été victimes de cette cassure. Nous n’avons pas assez pris au sérieux nos aînés, de la faute de nos aînés, qui n’ont pas su se mettre à notre portée ; alors j’estime moi, que nous devons nous mettre à la portée des jeunes.

 

Il n’y a pas un fascisme rouge, un fascisme noir. On disait : « voilà ce qui vient d’arriver en Russie, on l’avait dit, on nous l’avait dit ; beaucoup d’entre nous ne l’ont pas cru ; c’est exactement ce qui est arrivé en Allemagne, donc méfiez-vous du populisme qui mène à ça justement. » Parce que c’est le populisme qui a amené le nazisme au pouvoir ; c’est le troupeau qui a suivi. Ce ne sont pas les intellectuels qui sont partis en camp de concentration et ont été liquidés ; en Russie, ça a été pareil. Il ne faut pas s’imaginer que les émigrés russes étaient tous des comtes, des ducs et des grands seigneurs. Il y avait une classe moyenne en Russie ; il n’y a qu’à lire les romanciers russes : elle existait cette classe.

 

Nous avons manqué d’adultes après la guerre de 14-18, mais des adultes qui restaient, ils ont été surtout patriotards. Alors nous, les jeunes, ça nous intéressait pas de voir des défilés, des rassemblements aux monuments aux morts, et de voir glorifier des batailles... Ce n’est pas ça qui nous intéressait. Ce qui nous aurait intéressé, c’est si on nous avait dit à ce moment-là : « Attention, ça risque de se reproduire... » C’est ça qu’il faut dire aux jeunes.

 

 

 Après la guerre.

 

Après la guerre, j’ai été nommé au ravitaillement (pour le canton de Castres), à castres, après qu’on ait foutu mon prédécesseur en tôle, parce qu’il avait fait du marché noir à outrance. J’étais là, alors mon chef de secteur, qui était le maire de Castres, m’avait dit :

 

- Vous allez continuer votre travail  confidentiel en même temps.

 

Je recevais des dossiers à préparer et à épurer, souvent, parce qu’il y avait des tas de conneries dans les dossiers, des dénonciations calomnieuses, des machins comme ça, et je les transmettais au Procureur. Collot était au Service de Renseignements, lui aussi. Il y a eu pas mal de dossiers qui sont passé par chez moi ; Collot, lui, battait les recors. Avec lui, nous avons le même curriculum vitae ; il y a des vies parallèles, comme ça.

 

 

L’ UNRRA

 

 

 

C’était l’Administration des Nations Unies de Secours et de Restauration : l’intendance des Nations Unies, concernant les personnes déplacées et les réfugiés.

 

            A la Libération, j’étais chargé par Versevy d’assurer le canton, au point de vue police, à tous points de vue, de là je suis passé au secrétariat du comité de libération de Castres, et puis, de là, j’ai foutu le camp en Allemagne, à l’UNRRA. Le jour où j’ai reçu une convocation pour l’UNRRA, j’ai respiré parce que… En 1946, j’avais une solde de cinquante livres par mois, ça faisait quarante mille francs ; à l’époque, un sous-préfet ne touchait pas quarante mille francs.

 

Un beau jour, j’ai reçu une lettre de l’État-major Anglais à Paris, au service de l’UNRRA, me demandant de me pointer à Paris, à Neuilly, à tel moment. Ils ont fait appel à moi, certainement parce que parmi des gens que j’ai reçus pendant l’Occupation, il y avait des agents britanniques, dont je ne connaissais pas la véritable identité. Je ne demandais jamais rien. J’avais été certainement signalé par l’un d’eux.

 

Je suis tombé sur un major anglais qui m’a dit :

 

- Voilà. Vous allez partir en Hollande, il y a une école de formation, vous y passerez un mois, deux mois, six mois…

 

Au bout de deux mois, j’en suis parti. J’ai été affecté en zone britannique, puis en zone française, et je suis resté en zone française.

 

Songez aux populations qui ont été déplacées pendant quatre ans ! Nous avions des Tchèques, des polonais, des Hongrois, des Baltes…

 

On leur avait affecté des territoires et des maisons qu’on avait libérés et ils étaient administrés par nos soins ; ils ne relevaient pas de la France. Une formation comme celle où j’ai atterri la première fois, en Wurtemberg (j’ai été à Reutlingen, à Pfullingen, puis à Coblence, puis à l’état major de zone, à Neuenburg), nous étions cinq officiers ; moi, j’étais chargé du ravitaillement et du transport, un autre était chargé de l’enregistrement, un troisième était chargé d’autre chose… Nous avions une spécialité chacun. Et nous étions de nationalités différentes. J’y suis resté quatre ans.

 

J’étais major dans l’Armée Anglaise : c'est-à-dire que j’ai été appelé à l’UNRRA par les Anglais. Pourquoi, comment ?... J’ai reçu une convocation, je me suis présenté, et j’ai été envoyé dans une école militaire de formation, en Hollande, où automatiquement, j’ai été pris avec le grade de lieutenant ; puis, six mois après, comme il fallait un officier de transport et de ravitaillement, j’étais capitaine, et de là j’ai suivi, j’ai suivi, avec la rapidité de l’avancement dans l’Armée Américaine ou Anglaise : on donne un grade selon les fonctions que l‘on occupe. Nul n’est propriétaire de son grade.

 

Le Général Lenclud, c’était mon général à l’UNRRA ; il était directeur général de l’UNRRA. C’était beaucoup plus un savant qu’un militaire ; c’était un géographe. Il avait participé à plusieurs missions géographies ; son frère était géographe également.

 

J’ai connu des gars qui sont arrivés chez nous, notamment un type dont j’avais fait la connaissance en zone américaine ; j’allais là-bas pour prendre des cadavres de jeeps : avec trois jeeps, on en faisait une ; les Américains laissaient ça au bord des routes parce que les Américains sont très riches, n’est-ce pas… Et nous manquions de jeeps à  l’UNRRA. Alors un jour, au cours d’une soirée avec des Américains, je rencontre un type qui était en Bavière, qui me dit :

 

- Ecoutez, si vous voulez des jeeps, venez chez nous, vous allez à Rosenheim, vous avez une casse de l’Armée, et le Major Général de Rosenheim, c’est un bon copain, c’est un type splendide, c’est un ancien employé des postes, qui est Général. Il est l’auteur d’un brevet concernant les communications, alors on l’a bombardé Général.

 

J’arrive et popote américaine : tout le monde chahute, tout le monte rigole, tout le monde boit ; puis il y avait un gars au bout de la table, cheveux blancs, tout le monde le chahutait, c’était Jo, il portait pas d’insigne ni de grade.

 

Je me dis : « Il faudra que j’aille voir le Major Général pour avoir le permis de visiter la casse, demain… » Et je frappe à la porte du Major Général, je te retrouve mon Jo, les pieds sur la table, fumant sa pipe, et il me dit :

 

- Alors, qu’est-ce que vous voulez ?

 

Je lui dis :

 

- Je veux des jeeps.

 

Il me donne un papier :

 

- Choisissez et demandez des wagons à un Tel…

 

Voilà ce que c’était que l’Armée Américaine ; ça se passait à la bonne franquette. C’est à dire que, à ce moment-là, la guerre était finie, et c’étaient des liquidateurs. C’est là que j’ai pu voir ce que c’était que l’Armée Américaine : c’était un rassemblement de tout ce que vous pouvez imaginer. Il y avait de tout !

 

Je suis sorti de toute cette aventure avec zéro comme grade ! Les grades à l’UNRRA, ce sont des grades provisoires, temporaires. A titre temporaire, j’étais commandant, j’étais major dans l’Armée Anglais, et puis j’ai occupé la place d’un lieutenant colonel, comme chef de division d’un organisme international. C’est pour ça qu’un jour, j’avais répondu au contrôleur général, professeur de droit, qui me disait :

 

- On vous voit toujours en civil, très élégant, ici, vous n’êtes jamais en uniforme...

 

- Mon général, c’est pour ne pas qu’on me prenne pour un colonel du gouvernement militaire...

 

Y’avait que ça d’ailleurs... Je me suis fait des amis, une fois de plus.

 

Et puis alors, quand j’ai vu qu’on persécutait mes gars, j’i dit :

 

- C’est pas compliqué, vous avez des relations au Canada, au Brésil, écrivez à ces gens-là que vous voulez y aller, moi je vais démissionner.

 

 Le coup de Prague.

 

En Tchécoslovaquie, figurez-vous, il y a eu le coup de Prague. Et à ce moment-là, quelques jours avant le coup de Prague, Madame Tixier, qui était mon chef de département, la veuve d’Adrien Tixier, le Ministre de l’Intérieur, me dit :

 

- Ecoutez, allez vous promener en Autriche, il va se produire quelque chose du côté de Prague, nous allons recevoir une flopée de réfugiés. Regardez de quel côté on pourrait installer des centres de ramassage, pour les faire entrer en zone française.

 

J’y suis allé, évidemment, ça sentait déjà le roussi, les Autrichiens commençaient à se méfier. Quand c’est arrivé, tout était sur place, nous avons fait l’entrée, dont Bazda qui est mon protégé, et plusieurs autres qui sont entrés les premiers : des artistes, des journalistes, des intellectuels de tchécoslovaquie. Ce sont ceux-là, surtout, qui ont montré les dents contre le régime. Et nous avons sauvé une quantité de Tchèques.

 

Le coup de Prague, c’était l’assassinat d’ ? qu’on a jeté par une fenêtre. Les défenestrations de Prague, c’est une tradition, ça, vous devez le savoir ! Officiellement, il s’est suicidé. J’ai un bouquin auquel je tiens beaucoup, « Le Communisme Jamais », où on rappelle ce qu’était la Tchécoslovaquie après la guerre. C’était un pays en pleine évolution. Il a fallu que les communistes s’en emparent, pour en faire un bordel !

 

Une idée de l’infini…

 

Quand j’étais à l’UNRRA, en 46, on commençait à sentir les craquements avec les Russes. Il fallait envisager le pire, l’invasion de la zone française, anglaise et américaine, par une avance des troupes russes, auquel cas il fallait protéger les personnes déplacées, Polonais, Tchèques, etc, qui ne voulaient absolument pas aller à l’Est.

 

Il y avait deux bataillons polonais, donc si les Soviétiques arrivaient, il fallait les évacuer vers l’Ouest : les familles, les femmes, les enfants, les travailleurs civils, etc. Alors je prends le dossier et je commence à vérifier : je vais à la Régulatrice Routière, je vais dans les gares, pour voir si ça coïncidait avec la capacité de transport, la capacité de wagon, etc… Effectivement, tout était faux. Alors je reviens à l’état major voir le Général Lenclu (c’était le directeur général de l’UNRRA. C’était beaucoup plus un savant qu’un militaire ; c’était un géographe ; il avait participé à plusieurs missions géographiques, son frère était géographe également). Je lui dis :

 

- Voilà, j’ai tout vérifié, j’ai fait un contre-projet… Puis-je vous poser une question, mon Général ?

 

Il me dit :

 

- Allez-y, allez-y…

 

- Quel est le con qui a ficelé ce dossier ?

 

- Le con, comme vous dites si bien, est un breveté d’Etat Major.

 

            Je serais rentré sous terre… Je me disais : « T’as fait une gaffe, tu vas la payer… » Il me dit :

 

- Vous savez, mon petit André, quand vous voudrez avoir une idée de l’Infini, contemplez la connerie des militaires ! Parce que quand ils se mêlent d’être cons, ils le sont à la puissance N !!

 

Et ça je l’ai jamais oublié ! Le moins qu’on puisse dire des militaires, ils sont naïfs. Un type qui a deux étoiles encaisse d’un type qui en a trois, tout ce qu’il dit comme des vérités premières. Et c’est ça leur déformation.

 

 La Guyane.

 

 Puis je suis parti faire le couillon en Guyane, en bon patriote que j’étais. Alors je suis tombé sur le crétinisme des fonctionnaires français. Dieu sait si j’ai connu des cons !

 

Je suis passé de l’UNRRA à l’Afrique, parce que ma mission étant terminée, de deux choses l’une : je pouvais attendre à mon rang de bête qu’on me dise : « Bon, c’est fini, on vous donner un dédit et vous partez », ou alors trouver un job, toujours dans l’Administration des Nations Unies. Alors qu’est-ce que j’ai fait ? Je suis allé à Genève vois l’Ambassadeur, qui était le patron de l’UNRRA à Genève, et je lui dis :

 

- Voilà. Qu’est-ce que vous avez à m’offrir si je reste dans l’Administration des Nations Unies ?

 

Il me dit :

 

- Vous gardez votre rang de chef de division, vous serez à Genève avec des facilités, qui sont inhérentes à un statut de fonctionnaire international…

 

De toute façon, je ne devais pas avoir de signature, pas de responsabilités, alors ça ça ne m’intéressait pas. Moi, dans la vie, il y a deux chemins : être quelqu’un ou quelque chose. Etre quelqu’un, je m’en fous. Faire quelque chose, ça m’intéresse.

 

Alors j’ai remercié et je suis parti. J’étais encore en activité, s’est présentée cette mission en Guyane, j’ai accepté.

 

 

 Je suis parti en Guyane parce que je suis un couillon. Mon temps de mission (à l’UNRRA) avait duré un an de plus (deux ans), et je m’occupais à ce moment-là de la sélection des personnes déplacées pour l’émigration (vers l’Argentine, le Venezuela, l’Australie, etc…) ; et un beau jour, il est arrivé une mission française, envisageant la formation d’une colonie de personnes déplacées, en Guyane.

 

Alors je réunis des représentants des différentes nationalités, et le représentant des Hongrois, le docteur Agh (qui est parti au Brésil après, avec sa famille), qui dans le civil était directeur du Ministère des P.T.T. à Budapest, s’est levé et a dit :

 

- Mais nous voulons bien partir en Guyane, nous les Hongrois, à une condition, c’est que ce soit Monsieur André qui nous y amène.

 

Et j’ai dit Banco. J’ai dit Banco comme un con, sans savoir ce que j’allais gagner, alors que je quittais une situation en dollars, pour gagner soixante mille francs par mois. Je précise : en dollars, et nourri, logé, blanchi, chauffé, éclairé, voiture de fonction, etc… Et je suis parti là-bas, avec mon groupe de Hongrois, quelques Polonais, etc… Ca a marché, jusqu’au jour où on m’a cherché des poux dans la paille ; d’abord à mes gens ; alors moi, j’ai un principe : quand je commande des hommes, je les protège. Alors je me suis piqué avec les autorités locales ; pas avec les Noirs ! Avec les Européens !

 

On a envoyé pour me superviser un inspecteur du travail, promu pour la circonstance, Directeur de la Main d’Oeuvre, qui, comme par hasard, était originaire de Castres, et était du Parti Socialiste ; il m’a pris en charge dès ce moment-là. Il m’a créé toutes sortes d’histoires. Quand j’ai vu ça, j’ai aidé mes protégés à foutre le camp au Brésil ou ailleurs, et puis j’ai démissionné, brutalement, d’ailleurs.

 

La Guyane, c’était magnifique pour moi. J’en ai la nostalgie. Maintenant, c’est un bordel. J’ai aimé ce pays : un climat qui me convenait, un climat humide, chaud. La Guyane, pour moi, c’était le paradis.

 

Je n’y suis jamais revenu par la suite ; je voulais et j’ai failli, parce qu’un de mes amis, qui venait de prendre sa retraite comme chef de division de préfecture à La Rochelle, avait l’occasion d’aller chercher du bois avec un cargo, en Guyane. Il m’avait dit :

 

- Si tu veux...

 

- Oh ! Ce sera mes vacances.

 

Le voyage n’a pas eu lieu, sans ça j’y serais allé avec plaisir, mais y aller avec un voyage organisé, ah non ! Ca, il ne faut pas me parler de voyages organisés !

 

Actuellement on est en train de promouvoir les croisières à bord des cargos. Ca c’est une solution qui me plaît : c’est pas cher et puis c’est une véritable croisière ; ne me parlez pas de croisières où vous avez des bals tous les soirs... J’appelle ça des croisières pour enfourgués mondains...

 

Quand je suis arrivé en Guyane, c’était la liquidation des pénitenciers, la loi de 46, transformant les territoires de Guyane, Guadeloupe, Martinique, Nouvelle-Calédonie, en départements : supprimer le bagne, sous la pression d’ailleurs des Etats-Unis, qui ne voulaient pas d’un bagne... Alors on a dissous les bagnes, et on a nommé un organisme liquidateur, qui était issu des services pénitentiaires coloniaux, et il y avait des bagnards qui restaient ; alors ces bagnards, on diminuait leur peine.

 

Et moi, j’ai hérité, pour mettre le territoire à jour, puisque c’était absolument déguelasse quand je suis arrivé, d’une compagnie de bagnards, qui étaient de très braves types.

 

Celui qui m’emmerdait au sujet des bagnards, c’était le préfet, qui me dit un jour :

 

- Vous savez, on vous reproche votre familiarité avec la catégorie pénale...

 

Je lui dis :

 

- Ecoutez, Monsieur le Préfet : si quelqu’un me doit mille francs, et qu’il m’ait déjà donné 500 F., j’estime qu’il paye sa dette ; alors je respecte les gens qui payent leurs dettes. Et puis vous savez, personne n’est sûr de ne jamais avoir un bagnard dans sa famille...

 

            Nom de Dieu ! Je reviens ici, j’apprends que son neveu avait tué la grand-mère à coups de marteau ! Et avait essayé de compromettre la bonne dans cette histoire-là, dans ce meurtre ! A Graulhet, ça s’est passé.

 

Là, le préfet a contacté le président de la fondation de Saint-Vincent-de-Paul, qui était le deuxième mari de ma marraine ! Et par lui, je l’ai su. Quand il s’est présenté comme préfet de la Guyane, il lui dit :

 

- Ah, vous avez du connaître André, là-bas...

 

Il a fait une mine ! Il a du se souvenir de ce que je lui avais dit : « Personne n’est sûr de ne jamais avoir un bagnard dans sa famille. »

 

 J’occupais l’ancien pénitencier de Saint-Jean du Maroni. J’avais pris la villa du commandant du camp. C’était magnifique. Le pénitencier était vide ; alors nous avons occupé certains bâtiments pour stocker du bois, des vivres, etc... Les logements des gardiens, c’étaient les logements de personnes déplacées, de très beaux bâtiments en pierre. J’avais des gens qui étaient très bien avec moi.

 

 Le Maroc.

 

J’ai démissionné.

 

Je suis rentré pour aller au Maroc, à Fez, où j’ai retrouvé un de mes camarades, qui était à l’INRRA avec moi, qui avait été déporté. Je suis allé le rejoindre là-bas. Nous avons fait le projet de monter une compagnie de navigation entre le Maroc et l’Amérique du Sud, la Guyane, les Antilles, en partant du principe que la Guyane, à ce moment-là, manquait de ciment, de vivre ; c’était terrible : tout était rationné.

 

La femme de mon copain du Maroc était bretonne, et sa famille avait des armateurs parmi eux, notamment un petit cargo qui faisait très bien notre affaire. Alors on aurait apporté du bois de Guyane au Maroc, qui manquait de bois – à cette époque-là, l’Afrique du Nord ne roulait pas sur l’or ! - ; nous aurions apporté en Guyane des ciments et des phosphates, différentes denrées qui manquaient en Guyane. Tout baignait dans l’huile ! Le projet tenait debout, tenait la route !

 

Manque de pot, au bout d’un an – je finissais à peine mon étude de marché, parce que je suis allé en Algérie, en Tunisie... En plus du Maroc ! -, mon camarade est devenu fou...

 

Une nuit, j’ai été obligé de lui sortir sa petite fille des mains.

 

Il est devenu fou, suite à des mauvais traitements : il avait été déporté à Buchenwald, il avait des crises de migraines terribles : je ne me méfiais pas, moi ; sa femme non plus, ma femme non plus. Alors Henri foutait le camp dans une chambre, se fermait à double tour, et on l’entendait hurler. Il ne voulait pas voir de médecin.

 

Mais le soir où il s’est attaqué à sa gosse... Je lui ai sortie des mains, je l’ai amenée chez des voisins, et à ce moment-là, il a été obligé de se soigner. Et je suis rentré.

 

Lui, il est resté au Maroc. Il avait des amis ; des parents sont allés le rejoindre. Mais il ne pouvait plus travailler, il ne pouvait plus rien faire. Moi je suis rentré en France, bienheureux de retrouver des cartes de représentant en textile, que j’avais avant la guerre.

 

Je suis reparti à zéro. Parce que j’y ai bouffé du pognon, là-bas...

 

L’aventure marocaine a duré un an. Le Maroc ne me plaisait pas ; trop chaud, j’ai horreur du soleil.

 

Ah, les photos du Maroc, c’est encore un drame ! Vous connaissez le proverbe chez nous : « Fa de be a Bertran, ba te rend en caguan » (Fais du bien à Bertrand, il te le rend en chiant). Toutes mes photos ont été prises par un gars que j’avais fait partir en Guyane, que j’avais rencontré en Allemagne, qui était forestier là-bas.

 

Il a pris mes photos, il les a confiées à « Ici-Paris » ou je ne sais plus quel journal, sans me le dire. Quand je les lui ai confiées, je lui ai dit :

 

- Ecoutez, vous prenez ces photos, vous en faites faire des doubles, des copies, n’est-ce pas, mais vous me les rapportez.

 

- On va vous les envoyer un de ces jours

 

Je les attends encore...

 

Et elles ne sont même pas parues : c’était un escroc, le bonhomme. N’empêche que ce gars-là a fait la une de « Match » : « Je suis un aventurier ». Il est chercheur d’or maintenant, dans le Haut Maroni, dans la province de l’Inini, territoire militaire de l’Inini. Il a plaqué sa femme, ses gosses, ils sont rentrés comme ils ont pu, et lui, il vit avec une Indienne...

 

 Troisième épouse.

 

 J’ai rencontré ma troisième femme à Bordeaux [née Marie-Thérèse Barbanègre], parce que j’y allais très souvent, j’avais une grosse clientèle à Bordeaux. J’y allais par plaisir, pour prendre l’air ; j’aimais Bordeaux, on mangeait bien, les gens étaient gentils. Par contre je détestais Toulouse : je n’ai jamais pu me faire à l’esprit toulousain.

 

[Madame André dit à ce moment de l’interview, parlant de leur première rencontre, chez elle : « Ce qu’il y a de malheureux, c’est qu’il a fallu qu’on aille l’accompagner parce qu’il avait une réunion. Il fallait qu’il parte. Autrement il serait resté avec nous tout l’après-midi ! Il disait : « Quand je dis que je suis castrais, je fais rire les gens ; pourtant, je suis castrais ! »]

 

 

On s’est mariés le 6 septembre 1969. Ce n’était pas triste.

 

Le pasteur Bosc nous a fait marrer...

 

Quand on a connu Bosc comme je l’ai connu au collège... D’abord, le type, il était en fac de théologie à Montpellier ; alors quand j’y passais, je sortais avec lui.

 

Un jour, on l’a trouvé sur le pont Juvenal à Montpellier, avec deux copains, en train de mesurer le pont avec des allumettes ! Alors automatiquement, rassemblement :

 

- Qu’est ce que c’est que ces cinglés ?!

 

Il partait de Castres par le train, il mettait son vélo dans le wagon de marchandises, le train s’arrêtait à Mazamet, il descendait du train avec sa pompe, il gonflait les roues de la locomotive... Il est devenu pasteur !

 

 Religion.

 

Je suis devenu protestant au petit séminaire de Castres [l’actuel Barral] où on m’avait foutu en sixième, une excellente sixième.

 

Je suis d’une famille catholique, d’origine protestante du côté paternel, ils étaient de Caucalières. Et alors un jour, on a voulu m’expliquer l’infaillibilité du pape. Evidemment, j’ai posé des questions : je suis un passionné d’histoire.

 

- Voilà : d’après ce que je sais, l’infaillibilité papale a été proclamée au Concile du Vatican en 71...

 

- C’est exact.

 

- Et on s’est basé, pour proclamer l’infaillibilité du pape, sur le fait que Saint Pierre a été crucifié la tête en bas ; de même que la tête supportait le corps, de même que le pape supporte l’Eglise. Je trouve l’argument un peu faible...

 

- Allez vous mettre à genoux.

 

J’ai dit :

 

- Merde !

 

J’ai pris le bouquin, je suis rentré au magasin, c’était dix heures du matin. Mon père me dit

 

- Mais qu’est-ce qui t’arrive ?!

 

- Moi je fous le camp, je n’y retourne plus.

 

Alors ils m’ont mis au collège [public].

 

 Je suis devenu protestant, parce qu’au collège, j’avais Bosc et Tirel comme copains, tous les deux sont devenus pasteurs. J’avais Marchand comme copain également, et puis avec ma passion d’étudier la Bible...

 

On devient protestant en posant des questions, en n’acceptant pas des dictats. Il n’y a pas de cérémonie, vous êtes baptisé une fois pour toutes !

 

Chez moi, ils n’ont rien dit. Mon père a dit simplement une chose :

 

- Toutos las peïros tournou al misme cantou... (Toutes les pierres reviennent au même tas).

 

 
 

NOTES

 

(1) : S.T.O. : Service du Travail Obligatoire. On envoyait travailler en Allemagne les jeunes gens, trop jeunes pour aller au front (voir Internet).

 (2) : Valentine Carrié a une rue qui porte son nom à Dourgne

               (3) : En Calcat : Moines Bénédictins près de Dourgne à l’abbaye d’En Calcat.

 (4) : Lieux-dits près de Dourgne.

 (5) : A noter : les différents maquis avaient des inimitiés entre eux. La solidarité n’était pas forcément de mise...

           (6) : On « veillait » les morts encore, c’est-à-dire que l’on restait la ou les nuits précédant son enterrement, à plusieurs auprès de lui, à discuter.

(7) : Tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir...

           (8) : Secours National : voir ce que c’est exactement sur Internet.

(9) : La prostituée insiste pour aller à la poste de Dourgne, car Saint-Amancet, où habite André, est sur la route, et elle peut à cette occasion, lui porter les renseignements qu’elle a glanés auprès du chef de la Milice. Celui-ci ne voit que du feu à son prétexte d’aller à la poste de Dourgne plutôt que de Sorèze, « parce que le courrier arrivera plus vite en partant de Dourgne ».

             (10) : définition d’ausweis et de zohn ausweis.

             (11) : Jean Bugis a une rue qui porte son nom à Dourgne.

             (12) : La Montagnarié : hameau près de Dourgne.

               (13) : Le bistrot : désigne le patron du bistrot, autrement dit le tenancier du bistrot.

 (14) : Ecole Royale Militaire de Sorèze. Ecole prestigieuse pour garçons, qui a fermé ses portes dans les années 1975-1980.

             (15) : ironique.

            (16) : ironique.

 

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