Journal Posthume 1952 Jean ND Escande

 

 

Hiver I95I-52.

 

Michèle me raconte en riant la visite qu'elle a faite à une de ses amies récemment mariée. Celle-ci, très fière de lui montrer son mari, l'appelle; et dès qu'il arrive il se met à loucher horriblement, tire la langue, s'effondre sur le canapé comme un sac de plâtre ...

 

- Elle était furieuse.

 

Je la raccompagne au métro Saint-Michel où elle prend le train de la ligne de Sceaux. Nous passons de longs moments sous le pont, quelque fois importunés par ces salauds de clochards, qui se croient partout chez eux. Elle a la peau très douce et porte un manteau "bleu canard", que je trouve plutôt bleu lavande pâle. Elle a des cheveux blond cendré et une grosse voix. Elle vit seule avec sa mère, dans un entourage de scientifiques, dont Leprince-Ringuet. Très travailleuse et organisée elle n'est pas vraiment sentimentale. Les corps féminins sont souvent plus naïfs plus accueillants et plus doux que les esprits qui les habitent. Michèle est une matheuse. Elle veut m'enseigner la trigonométrie et tout ce genre de choses.

 

- Tu verras, c'est très facile.

 

Menu du Rougevin 1952 :

 

Si la présence est obligatoire, la nourriture est facultative. Les nouveaux feront le service.

 

Biftecks plaqués

 Rafales de petits pois

 Purée en flaques

 Fromages au vol

 Pains

 Châtaignes

 

BOISSONS

 Château "Compagnie des Eaux"

 Grand cru "Vert-Galant"

 Bière de cheval

 

DESSERT

 Oranges "catapulte"

 

 

7 Juin 1952.

 

Thème du bal de l'Ecole : "les Jeux du Cirque". Néron c'est César (Baldaccini, le sculpteur), et César jouera César, dit l'affiche du bal. Pour les idées, Paulmard et Fernier se sont défoncés : des types de l'Ecole vêtus mi en légionnaires romains mi en écossais jouent de la cornemuse, ou font semblant, en tout cas c'est ce que les haut-parleurs retransmettent. Ayel, moi et deux autres portons sur un pavois une danseuse nue censée représenter Poppée; nous descendons les escaliers de la Bibliothèque, c'est le clou du spectacle, cris, tapage, jets d'oranges... C'est Comoglio, le vieil antiquaire de la rue Jacob, qui nous a prêté d'admirables cuirasses de Cent-gardes de Napoléon III, des casques de pompiers louis-philippards et des lances de procession chinoises rouges et or, que le lendemain nous eûmes toutes les peines du monde à retrouver pour les lui rendre. Comoglio nous avait aussi prêté la magnifique baignoire de cuivre ciselé, à tête de sirène, qui servait à Edouard VII pour se rafraîchir dans je ne sais quel bordel parisien après ses ébats. (Il l'a louée depuis a de nombreux films, dont Arsène Lupin, avec Robert Lamoureux et La jolie Liselotte Pulver). Poppée devait prendre un bain d'ânesse dans cette baignoire, mais de mauvais plaisants crurent bon de verser du plâtre en poudre au lieu de je ne sais quel liquide prévu, et voilà Poppée à piailler, prise dans le plâtre qui durcit à vue d'œil... Il a fallu l'extraire de sa gangue.

 

Dans l'arène improvisée de la grande cour du 14 rue Bonaparte, 2.000 personnes se pressent sur les gradins : gens du monde en habits de soirée, d'autres déguisés, mais qui ont loué des costumes au Cor de Chasse... Comme on doit livrer les lions aux chrétiens, on a loué à un cirque une paire de lionceaux, mais ils ont une peur panique, se cachent sous les bancs, pissent partout... On les a remplacés par une portée de porcelets qu'on suppose mieux aguerris. Quand on les lâche dans l'arène, tout le monde, déguisé en chrétiens, en jupettes blanches et couronnes de laurier-sauce, doit se jeter à terre en hurlant pour simuler la plus grande frayeur. Las ! C'est tout le contraire qui arrive : les cochonnets se précipitent en pleurant, comme de vulgaires lionceaux, sous les gradins... Patricia en robe de lin, Thfoin en ours, moi en lion, la tête sous le bras, et quarante autres "martyrs" nous jetons à quatre pattes pour essayer de récupérer les malheureux cochonnets terrorisés. Le spectacle est complètement raté, ce pourquoi tout le monde (de l'Ecole) le trouve excellent, sauf naturellement les invités des gradins qui ont payé 2.000 francs leur place pour voir ce spectacle de branquignols.

 

 

Cinquantenaire du Bal des 4 Z' Arts, 20 Juin 1952

 

C'est un sujet libre, qui se déroule à la salle Wagram. Comme il n'y a pas de thème chacun s'habille comme il veut.

 

La garde noire, où je suis entré avec Ayel, fait la remontée en avant-coureuse par les quais, le Carrousel, l'avenue de l'Opéra, entièrement passés au fard noir avec un léger pagne de raphia et comme arme un manche à balai. Au Café de la Paix, (arrêt obligé) tout le monde rafle les consommations des étrangers à la terrasse, qui sont d'abord interloqués, puis se marrent franchement. Un maître d'hôtel en blanc nous fait signe discrètement d'attaquer un magnifique buffet qui croule sous des plats de poissons en sauce : bonnes billes nous nous précipitons...

 

Horreur !

 

Tout a été saupoudré de piment de Cayenne : c'est immangeable, nous voilà la gorge en feu et les consommateurs, prévenus par le maitre d'hôtel, se gondolent...

 

- C'est ce salaud de Mala qui a dû leur téléphoner ! Ah les traîtres !

 

Voilà la flicaille : la foule des bistrots nous applaudit vigoureusement pour notre vélocité à détaler.

 

Changement de direction : l'Opéra tout proche. Quelqu'un (Bayonne je crois) a subtilisé une clé, comme Ayel et moi avons celles des clochers de Paris. Par une porte dérobée sur le côté (après avoir sauté la rambarde) nous nous introduisons à une cinquantaine, en compagnie de bougres du Quai, rouges, verts, jaunes, avec ou sans plumes... Après une longue galopade dans des couloirs, entre des portants, nous débouchons sur la scène, en pleine lumière : on joue un ballet classique, le Lac des Cygnes ou quelque chose dans le genre. Les danseuses roulent des yeux affolés et chacun entame avec fougue un entrechat gracieux., (gracieux à son idée). La tête des chorégraphes est impayable, je n'arrête pas de rigoler... Quelqu'un chante l'ariette bien connue :

 

La première danseuse étoile était complètement à poil,mais la musique de l'orchestre couvre sa voix. Les premiers rangs d’abonnés, croyant à une innovation de bon goût dans leur ennuyeux répertoire, applaudissent à tout rompre quand un vieux saligaud se lève en criant :

 

- C'est ces salauds des 4 Z'Arts ! Arrêtez-les !

 

Décidément voilà le pompier qui rapplique... Nous ne sommes pas appréciés à notre juste valeur ! Quelle débandade ! Certains se marrent tellement qu'ils en oublient de courir... Un vieil Assyrien à barbe en étoupe et bonnet de mage, qu'on me dit être un architecte connu, en pleure de joie avec sa dame à moitié nue, peinte en bleu : ils ont pourtant la cinquantaine bien sonnée...

 

 Sur les boulevards, la cavalcade reprend, avec des cris de sioux. Place Pigalle, les macs des bars à putes et lumières savamment tamisées ont beaucoup moins d'humour que les garçons du Café de la Paix : tout de suite c'est la panique, l'un d'eux casse une bouteille au bord du zinc et fonce sur Ayel, qui a la main en sang. De l'arrière salle, quelqu'un tire un coup de revolver, comme dans un dessin de Dubout. Les filles nous insultent : "Salauds ! Pédés !" L'une d'elles crie : "Tu vois pas que c'est des Corses ?"- "Comment c'est des Corses ?"

 

dit un type de l’Ecole en se retournant, menaçant.. Mais comme il est déjà sur le boulevard les macs n'y touchent pas.

 

Je file de ce lieu inhospitalier, avec sous le bras un beau jambon et un bouquet de roses A la terrasse d'un café Ayel lave sa main ensanglantée dans une bière. Rue des Abbesses, les flics recommencent à nous courser, mais ils vont bien moins vite que nous : il fait très chaud, ils ont leur bâton, képi, pèlerine, souliers cloutés, et nous sommes à poil.

 

- Quand même, on sent l'air ! crie Bayonne en s'aérant les roubignolles.

 

Salle Wagram c'est une autre paire de manches :

 

- Où étiez-vous ? Feignants ? Pourris ? Nous crient les comitards. Et bourrés comme des vaches !

 

L'entrée de la salle s'organise (si on peut employer m pareil terme). A l'intérieur c'est déjà le bordel, la zizanie... Paulmard plonge à poil dans un tonneau de vin blanc aménagé à un autre effet. Je suis chargé avec quelques autres, de canaliser les invités qui se pressent en foule. Un comitard verdâtre et emplumé, derrière un guichet, pose des questions perfides pour voir s'ils sont bien de 1’Ecole.

 

- Qui c'est la Melpo ?

 

Des rigolos parfaitement reconnaissables comme Dédé et la Mathiouse, drapés dans le tapis d'autel de Saint-Germain des Prés répondent :

 

- C'est ma concierge !

 

- Un parterre pour monsieur !

 

Les attrapant par les mains et les pieds nous leur faisons casser du sucre : c'est bien le moins, on connait les usages. Des Américains complètement bourrés et enthousiastes qui les suivent depuis le Café de la Paix veulent entrer avec leurs copines.

 

- Les femmes seulement ! Women only !

 

Déjà les filles ont les joues et le corsage barbouillés de vert, de noir, de rouge... Elles se marrent qu'elles n'en peuvent plus.

 

En Egypte, le roi Farouk a été chassé par une "bande de militaires. Du temps que je me faisais couper les cheveux, rue de Seine, entre un gros homme brun à cheveux blancs.

 

- Et vous, monsieur Brahim, qu'est-ce que vous en pensez ?

 

- Ca ne dure jamais longtemps, en Egypte, ces révolutions. Avant six mois le roi sera de retour...

 

(juillet 1952).

 

Sur la vitrine du spécialiste des textes d'Huysmans, rue Jacob, on a collé des papillons de couleur qui égaient beaucoup cette triste boutique : "Si vous ne vous sentez pas bien, faites-vous sentir par un autre", "A la scène comme à la ville, Simone Desprez est habillée par ses parents"; " Pour rentrer chez vous, une seule adresse : la vôtre. "Descendez à Richelieu-Drouot, la station de la femme chic".

 

Août 1952.

 

Vendredi 22

 

Je suis engagé pour un mois et des briquettes aux Galeries Lafayette en qualité de manutentionnaire aux modestes gages de 5 000 F ; (moins 240 F. d'assurances asociales) par semaine, une petite semaine de cinq jours, le dimanche et lundi n'étant pas compris dans l'addition. Voyez vôtre petit Jeannot transporter des peignoirs, des pointes Babissec, des couches de laine et coton, des vestes d'alpaga et de garçonnet. Je suis au groupe A, rayon 113 ou 53 selon les besoins et je brinqueballe de gros vêtements hivernaux. J'en connais aussi un rayon surprenant sur les dessous féminins, les empaquetant par paquets de vingt tout le long du jour. Je me nourris de coco (ironie : mais joie pour l'homme de gauche que je deviens) fourni gratuitement par l'administration, et de la boustife de la cantine des Galeries, qui, étonnement, est mangeable.

 

Je suis toute la journée parmi les femmes, jeunes, vieilles, maigres, belles, laides, grosses... Les seuls mâles de la boîte, par le plus pur des hasards étudiants eux aussi, un agrégé sympa, un Sciences Po (par occasion) communiste, marrant et buveur dont je fais mon ordinaire, un matheux, nègre et le crâne rasé, un Langues-0, un H.E.C. Tous ces types si divers sympathiques, j'ai des discussions sur Gace Brûlé et James Joyce dont j'ai eu le malheur de me repaître.

 

4 888 F. par semaine, dont 5 100 F. consacrés à l'achat de livres, reste 300 balles de dettes au Sciences Po. La semaine d'après idem. J'attende anxieusement les résultats de cette troisième. J'économise pour partir en vacances et passer trois mois à la neige, mais la caisse est encore un peu vide. N'oubliez pas le pauvre caneton qui pérégrine chaque matin en pleine estivance, vers la rue de Provence, à ce moment bondée par l'affluence des putains et d'employés G.L. dent je suis. J'ai été voir hier au soir la Ronde, d'Ophuls. Complètement con.

 

On pénètre par une grande porte noire de la rue de Provence à l'intérieur des Galeries Lafayette, côté des employés, celui que les acheteuses ne voient jamais. Quand on vient du grand magasin, sortis de l'éblouissement des étages on tombe, par une porte de fer qui bat, dans un sombre univers de monte-charges, d'escaliers, de paliers avec des fontaines de coco. Le rayon lingerie prend jour sur la rue par des vitres sales, pratiquement opaques. C'est un milieu absolument féminin. Là s'occupent avec lenteur et décontraction une cinquantaine de femmes qui, de leurs dires même, ne s'en font pas. Dès le matin, vu la chaleur, elles s'empressent d'ôter leurs tailleurs pour enfiler une blouse blanche sur leur combinaison. Il n'y a qu'un seul homme, le chef de rayon, mais comme nous l'apprennent avec humour les filles, "il y a longtemps qu'il est devenu pédéraste".

 

Les étudiants : Orieux, Cosperrec. Ce dernier, plutôt mythomane, prétend avoir été envoyé par l'Action Française au sein du P.C. pour le noyauter. Je me demande ce qu'il compte noyauter au sein du rayon lingerie des Galeries Lafayette ? Il y est devenu immédiatement l'amant d'une jeune femme divorcée, au nez en trompette, le type de la parisienne. Elle a une petite fille à élever, et comme il ne compte s'encombrer ni de la mère ni de la fille, cela tournera mal. Ils ont du parler littérature, car un matin cette jeune femme me demande:

 

- Rosemonde Gérard était bien la femme d'Edmond Rostand, n'est-ce pas ?

 

Elle essaie de façon touchante de s'élever à ce qu'elle croit être le niveau de son amant et cela fait mal au cœur, car visiblement il n'a aucune intention de s'attacher à elle. Je réprouve le fait qu'on ait une aventure avec une femme qu'en cas de suite naturelle on n'a pas l'intention d'épouser. Cela s'appelle une escroquerie.

 

La cantine des Galeries est aussi dans la rue de Provence et tous ces gens y jacassent en portant aux nues le dernier roman de Marcel Aymé, un des rares écrivains qui ait su s'adresser à l'ironique âme populaire.

 

L'ambiance du rayon lingerie est tout à fait drolatique. Les femmes vivent à un autre rythme que les hommes et celles-là n'ont pas l'intention de se fouler. D'ailleurs le travail est rien moins que fatigant. Nous devons aller prendre dans le monte-charge des cartons de la dernière mode : des soutiens-gorge gonflables, et les ranger sur les rayons; de la réserve. Quelquefois nous les piquons avec une épingle, regrettant de ne pouvoir, ensuite, admirer la tête de l'acheteuse, ces soutien-gorge étant censés les avantager.

 

Ces dames sont très gentilles avec nous, elles pourraient être nos mères, nos sœurs. Il règne à cet étage une bonne humeur feutrée relevée de jalousie. A chaque occasion : anniversaire, changement de poste, mariage, ces dames se réunissent par petits groupes dans les rayonnages et boivent du porto en croquant des langues de chat. C'est une tout autre société que celle des hommes : plus lente, critique, et la langue bien pen- due. Elles revendiquent facilement, ergotent, discutent sur des points de détail qui me donneraient facilement mal à la tête. Elles sont très à cheval sur les préséances. Elles n'obéissent pas volontiers, comme je vois les hommes faire en pareil cas. Les supérieures ont l'air plutôt indulgent avec leurs subordonnées. Une scène à ne pas manquer : la visite du seul homme, le chef de rayon pédé. ("Au début il s'en est tellement donné (sous-entendu : des femmes) qu'il a depuis longtemps tourné casaque", disent les filles). Les supérieures sont très déférentes, comme au garde-à-vous, mais je sais que c'est de la frime. Les femmes sont très sensibles au paraître.

 

Le plus jeune de nous, l'H.E.C. au physique enfantin, est 1' objet des avances d'une jolie fille acide. Comme elle lui gazouille je ne sais quoi, il lui dit :

 

- Quelle mauvaise langue !

 

- Pourquoi ? Vous l'avez goûtée ?

 

Dans ce milieu, avec la chaleur de l'été, il est beaucoup question d'amour, de façon assez légère. C'est féerique, les Galeries, le soir. L'aristocratie (les vendeuses) et l'aristocratie de 1'aristocratie : les parfumeuses et les esthéticiennes, retrouvent leurs copines des étages obscurs à la sortie pour échanger de menus objets qu'elles passent sous leurs jupes, du genre rouge à lèvres. Certaines effrontées enlèvent jusqu'à des pots de peinture. Une de ces dames est devenue une célébrité parce que depuis dix ans elle repeint son appartement pour rien. D'ailleurs ces dames, sous des prétextes divers, rendent visite à des amies des étages, se renseignent mutuellement : il est arrivé ceci ou cela à tel rayon, on fait des rabais sur cet article. C'est une ambiance plus drôle que celle de la société masculine. Les femmes ne prennent pas les règlements très au sérieux, et de tout humain voient tout de suite le côté comique. Quand le chef se risque dans son rayon, il est l'objet des attitudes déférentes des sous-chefs, et de celles, imperceptiblement ironiques, des employées.

 

Une des parfumeuses suscite en moi un violent désir. C'est une des magnifiques blondes dont, détail charmant, les brides des Salomé battent le talon quand elle marche. C'est une mode admirable, ces gracieuses chaussures à brides dénouées exprès. Je ne me lasserai pas de la voir évoluer, mais elle est au rez-de-chaussée et je n'ai rien à faire au rayon parfumerie. Je prétexte un achat au rayon librairie, qui n'est pas très loin.

 

- Qu'est-ce que vous avez acheté ? me demande avec curiosité la dame qui commande à notre étage, une femme d'une cinquantaine d'années, encore belle qui a beaucoup d'indulgence pour les quatre garçons qu'on lui a prêtés.

 

Je lui montre le Péguy de la Pléiade que je viens d'acquérir : elle a dû me trouver bien sévère.

 

A six heures les Galeries se déversent rue de Provence, dans cet aimable quartier depuis toujours voué aux femmes. Deux heures après il y a à peu près autant de professionnelles de l'amour sur les trottoirs que de vendeuses. Ces deux univers, celui des filles en jupes aux couleurs violentes : orange, rouge, et celui des travailleuses en tailleurs gris, ne se mélangent pas. C'est étrange, pour moi, le collage dans ce quartier de l'amour physique et de l'Histoire. Je subis comme un dédoublement de la vue. Celles que je vois évoluer sont à la tenue prés (et encore) les mêmes que celles du recueil de La Mésangère qui enchantait mon enfance, chez Mlle Gastinger. Vivre au milieu des femmes, les voir évoluer, agir, n'est-ce pas une forme de bonheur ? Pourquoi ces gravures Directoire ont-elles tant de charme violent pour moi ? Pourquoi ces parures, ces déguisements dans lesquels elles excellent me semblent-ils le prototype même de la passion ? Pourquoi est-on saisi de vertige à l'aspect d'une femme habillée d'une certaine façon, maquillée d'une autre, et qu'on sait, hors ces artifices, si parfaitement ordinaire ? Voilà des questions sérieuses qu'il est urgent d'élucider. C'est à quoi je m'occupe sérieusement avec une ou deux promeneuses à jupes en peau de daim qui habitent la cité d'Antin.

 

1952. Lauzier et Thfoin décident de passer l'admission.

 

Lauzier fait équipe avec Claude pour passer l'admission. Celui-ci prétend malgré son nom (tête à manger du foin) descendre de vikings dont il a effectivement la carrure et les yeux bleus. Ils se sont installés pour l'été des hamacs dans la soupente de l'atelier et potassent le Gromort, le dictionnaire d'architecture de Viollet-le-Duc. Ils ont convenu de ne vivre, par économie, que de "Pois et Carottes" (c'est ainsi qu'ils appellent les Quaker Oats) mais cette nourriture fade ne convient pas à Thfoin qui file chez sa maman, place Daumesnil, qui lui prépare de bons biftecs bien saignants... Quand il rentre, Lauzier lui met sous le nez une platée de Pois et Carottes plus ou moins bien touillée sur un réchaud qui empeste l'essence :

 

- Qu'est-ce que tu as ? Tu n'as pas faim ? S'étonne-t-il.

 

Quand il s'aperçoit de la supercherie, c'est un beau raffut :

 

- Il va se taper la cloche, la vache !

 

La nourriture est un sujet qui l'atteint en plein cœur. Il vit d'expédients. Son père, divorcé, est vaguement importateur de bananes et sa mère existe je ne sais où, à Marseille, ou à Madagascar. Lauzier ne mange pas tous les jours, ses parents oubliant volontiers de lui envoyer de l'argent. Mais il a un ressort incroyable. Rien ne l'abat. De temps en temps je 1'emmène rue des Beaux-arts, où ma mère le fait déjeuner. Une fois il a avalé en quelques minutes, à l'admiration de Marc, mon futur beau-frère, une pleine casserole de purée de pommes de terre au persil et à l'ail. Une grande supériorité de Lauzier c'est qu'il se moque absolument du qu'en dira-t-on. Il est affamé mais il s'en fout. Tout comme il a envie de fric, de considération, de besoin de baiser. C'est une vraie nature méridionale expansive et sans-gêne, que personnellement je trouve assez répugnante.

 

Puis l'après-midi, au lieu de s'intéresser aux "bouffures de rats" du Vignole (les décrochements des façades classiques, avec leurs colonnes et leurs pilastres, leurs niches, qui ressemblent en effet à des bouffures de rats) Claude va glander dans la cour de l'Ecole avec des sculptrices, des graveuses. Lauzier le lui reproche aigrement

 

- Qu'est-ce que tu es encore allé foutre ?

 

Il faut dire qu'il est accrocheur. Il a toujours ce qu'il veut. Il sait tourner toute situation à son avantage. Il veut arriver. (A se faire une place dans le dessin humoristique, comme Siné ou Maurice Henry).

 

- Je veux passer l'admission pour me prouver que je peux le faire, et après j'abandonne, parce que je me fous d'être architecte.

 

C'est une opinion intéressante. C'est en contemplant la ténacité de Lauzier que j'ai compris comment les primates sont devenus des hommes.

 

Jip passe son admission en trois semaines.

 

Un matin, sur la soupente, juste au-dessus de la rue Mazarine, un jeune homme sifflote des airs d'Offenbach : il vient de rater son entrée à Centrale et à Polytechnique et s'est rabattu sur les Beaux-arts (une voie de garage). A première vue je n'ai rien pour m'entendre avec Jip Sarrazin, mathématicien qui porte des lunettes, qui vit dans la musique et l'harmonie. (Sa mère l'a appelé Jean-Philippe à cause de Rameau). Il apporte à l'atelier son électrophone pour écouter des symphonies. Son culot, ou son inconscience, stupéfie tout le monde. En général, les candidats à l'admission mettent entre deux et quatre ans pour entrer à l'Ecole, tant ils sont nuls en maths. Lui décide de se présenter tout de suite, or nous sommes à trois semaines du concours de septembre, on lui prédit un échec assuré. Comme le dessin est son faible, je lui apprends à torcher une esquisse. Le voilà traitant chaque jour "un riche amateur décide de faire élever un pavillon de musique au fond de son parc"...", « Une mairie de province, désireuse de se doter d'une prison-modèle"... bref ce qu'on demande chaque jour, en France, à un architecte. "Tu t'y prends un peu jeune", lui disent les anciens, sceptiques, mais tout le monde aide le phénomène, qui n'a pas froid aux yeux. Au bout d'une dizaine d'esquisses de l'actualité la plus brûlante, ça prend tournure, le dessin est plus ferme, les jus plus transparents.

 

Arrive la montée en loge : Jip fait la dernière note non éliminatoire : sept ! Il passe ! Ensuite c'est le fusain : le voilà qui fréquente pratiquement nuit et jour le taudis du père Cheval, où l'ont précédé Balzac et Delacroix, sans compter un certain nombre de pompiers... Il entasse, avec cette matière grinçante dont l'évocation seule fait grincer des dents un "gladiateur mourant" par-ci, une "victoire aptère" par-là... Voici le jour fatal du dessin d'après l'antique, comme on appelle ces fusains d'après de vieux plâtras : Sept ! Il a décroché encore le fatidique Sept !

 

A partir de là il est sauvé. Sa supériorité sur les autres candidats est écrasante : dix-neuf sur vingt à l'écrit de maths, alors que les talentueux dessinateurs se contentent, au mieux, du minable Sept... Jip bat tous les records. Caire n'est pas du tout sidéré, car c'est lui qui a conseillé à Jip de faire les Beaux-arts. L'oral de maths : broutilles, une simple formalité. Alors que les bougres suent sang et eau devant un tableau noir aussi hostile qu'une nuit orageuse, Jip le traverse avec la prestesse et la gaieté d'un équilibriste, les sinus et les cosinus valsent en tous sens. C'est le seul cas connu et dument homologué d'une admission au forcing, en six semaines.

 

Les plus doués des admissionistes mettent deux ans à passer le concours, quatre ans ne sont pas rares. Il est des cas qu'on finit par laisser entrer par charité, de guerre lasse, comme Stegmar, rescapé des tueries 39-45. Ils ne feront guère plus de mal au paysage que les "commis d'architecture" et autres ingénieurs qui salopent nos vertes campagnes sans souci de la moindre esthétique (voilà une idée inconvenante), la profession d'architecte étant, comme on sait, le cadet de notre beau pays. Qui, il y a très longtemps a produit des Mansart, des Ledoux, des Gabriel, des Du Cerceau, des Bellanger et des Garnier - mais qui depuis Marianne crache du misérable au kilomètre : les gigantesques cabanes à lapins des banlieues insoumises...

 

Grâce à la Vie Parisienne et à Orphée aux Enfers, me voilà devenu l'ami de Jip. À chacune de ses contrariétés il invoque plaisamment la Fatalité, comme Héléne (la tante d'Oreste) :

 

- Ah ! Quelle fatalité !

 

("C'est la Fatalité.. Qui le met sur mes pas..") Par sa mère et sa tante, Jip tient au surréalisme.

 

- Regardez travailler les bâtisseurs de ruines...

 

56 RUE TAITBOUT

 

Décembre 1952.

 

Je fais la place rue Washington chez Grégoire, patron des admissionistes. Vu son grand âge on ne voit plus beaucoup Perret, d'autant qu'il a aussi un atelier à l'Ecole Spéciale d'Architecture. Remondet est le patron effectif, et Grégoire celui des nouveaux. Il ne semble pas très efficace.

 

- Pourquoi ne fais-tu pas de la pointe-sèche ? me dit-il. Tu devrais entrer dans un atelier de gravure, ça t'irait comme un gant.

 

Justement, voyant mes dessins, un ancien de l'atelier, Jullien, qu'on appelle Grande Gueule à cause de l'habitude qu'il a de se vanter et aussi pour le distinguer d'un autre Julien moins décoratif, me demande à Grégoire pour dessiner sur l'affaire que l'autre partie de l'agence étudie rue de Courcelles, près du parc Monceau.

 

Il s'agit de dessiner un aérodrome à servir de suite, tout chaud, car le précédent à été rasé par les bombardements et les Amerloques ne peuvent se passer d'aérodrome, de zincs, etc. Le local où nous travaillons est sous une vaste verrière où il fait une chaleur à crever, à cause d'un énorme poêle que le propriétaire des lieux, un ancien ingénieur de chez Potez, interdit de travail soi-disant pour collaboration, bourre à rougir. Ce vieux monsieur très compétent et silencieux s'occupe de toute la partie technique qu'il connait parfaitement, et Grégoire n'est qu'un prête-nom pour le Ministère de la Reconstruction.

 

Je ne sais si l’aérodrome ne sera jamais reconstruit. Le sol en ciment n'est plus qu'un ensemble de trous qui le font ressembler à la surface de la Mer des Pluies, sur la Lune. La plupart des affaires pour lesquelles je gratte, je le remarque incidemment, n'aboutissent jamais. Comme nous sommes très charrette, Jullien, qui prépare son propre diplôme, a engagé Archambaud, nouveau, Pellisier qui vient d'un autre atelier, Pellegrini et Françoise d'A., une Nîmoise de trois ans mon aînée, petite et élégante brune aristocratique et volontaire pour laquelle j'ai un coup de foudre violent. Elle a des cheveux très noirs, une peau de porcelaine et vient de chez Gromort, où elle passe pour bégueule.

 

On passe sur le projet une quinzaine de jours, et presque toutes les dernières nuits. Un détail qui me frappe : au moment d'être payé, le chef d'agence nous propose à Françoise et à moi, comme les plus nouveaux, deux cents francs de l'heure. Elle se rebiffe et demande 340 pour le tout, à cause du grand nombre d'heures supplémentaires, et il nous les accorde ! Je l'admire beaucoup pour cette détermination; avec ma timidité je n'aurais jamais osé réclamer et serais allé crever de rage dans quelque coin.

 

Je n'ai qu'une envie : descendre en Provence, où je ne suis jamais allé. Nîmes me parait la plus belle ville du monde. Je me fais une drôle d'idée de l'amour. Il me semble quelquefois qu'il s'agit d'une autre personne. C'est une passion tout à fait cérébrale. Je suis à travers F. amoureux de ce Midi dont je sors et que je connais si peu, à travers ma famille catholique si intransigeante du Tarn. Françoise, protestante, porte avec élégance des jupes noires plates, des souliers plats, et selon ses camarades de chez Gromort, tous provençaux comme elle, a l'air "d'avoir avalé un psautier". Elle sort tout droit d'un dessin de Clouet, avec un humour drôle et retenu qui détonne dans l'ambiance gueularde et débraillée où cette aristocrate protestante est pourtant parfaitement adoptée.

 

- Non seulement Françoise est une aristo, mais en plus une parpaillote.

 

- Ne dis pas de mal des aristos, tu ne sais pas sur qui tu tomberas, dit-elle à ... (oublié son nom).

 

La charrette terminée rue de Courcelles, Jullien nous propose d'aller rendre chez lui son diplôme, rue Taitbout. C'est la même maffia méridionale que chez Dédé Detour : Jullien et sa femme Monique sont montpelliérains, Pellissier agathois, d'autres aixois, Pellegrini avignonnais, etc... L'ambiance est chaleureuse et sympathique, comme il sied entre méditerranéens. Un ami de Françoise, potier italien qui fait l'Ecole, habite le même petit hôtel, au fin fond de la rue de Verneuil. Les études de Jullien ont été interrompues par la guerre et il est temps qu'il fasse son diplôme. J'accepte avec enthousiasme cette occasion de revoir Françoise. J'ai un rival dans Acharbon, plus nouveau que moi à l'atelier, que je trouve vulgaire et insupportable. Il appelle mon idole Fanchon ! Je n'arrête pas de le tourner en ridicule. Je vis dans un rêve enchanté.

 

56 rue Taitbout : c'est une maison à l'angle de la rue de la Victoire, que rien ne distingue des autres, sauf une petite porte en bois à fronton courbe et des fenêtres matelassées de toile cirée noire, luisante, poussiéreuse et crevée par endroits, montrant sa bourre de crin.

 

- Rue tête bout ! s'écrie Jullien. En voilà un nom prédestiné, pour des putes !

 

En effet le 56 est un ancien bobinard, "Chez Louise", que les lois de Marthe Richard ont transformé en logements pour étudiants.

 

"Chez Louise" a échoué, excellente plaisanterie, à la folle engeance des Beaux-arts, dans ce quartier de l'Opéra si loin du théâtre de leurs exploits. Rien n'est plus extraordinaire que cette ancienne maison close attribuée à une bande de zèbres qui hurlent nuit et jour "la Patrouille", "la Pierreuse" et « la Salade Mythologique » en se disputant dans les escaliers. Les paisibles habitants de cette rue assez triste tordent le nez quand ils voient s'amener des charrettes louées à des bougnats débordantes de châssis et de rouleaux de calque, tirées par des "barbus braillards et escortées de cors de chasse. Ce n'est pas du tout le genre de ce quartier de banques et de grands magasins. Rien que dans notre tronçon Taitbout il y a deux ou trois boutiques bien sombres, bien renfrognées de changeurs et de numismates aux devantures poussiéreuses, hantées de vieux messieurs à chapeaux mous et manteaux à martingales qui nous reluquent d'un œil torve. Plus loin rue de Provence on le sait c'est un autre monde : vendeuses des grands magasins, foules d'employées des Galeries Lafayette qui descendent à midi croquer une saucisse moutarde dans les petits troquets à néons, tapineuses aux jupes de toutes les couleurs, et au moment de Noël avalanche de flâneuses qui courent le boulevard Haussmann, jusqu'au Passage du Havre... Dés qu'on entre dans la rue Lafayette c'est fini, des avenues vides, quasiment désertes. Les mœurs d'un tel quartier de la rive droite amusent beaucoup les autochtones de l'autre côté de l'eau, pour qui passer le Pont du Carrousel est toute une aventure. Balik, qui habite une rue en-dessous, Pillet-Will je crois, est très intrigué par les manigances d'un fourreur son voisin le plus proche, qu'il mate de l'autre côté de la cour.

 

- Tout le temps les mains dans la fourrure... Je me demande comment il peut y tenir !

 

- A son âge !

 

Ces menus propos ont donné lieu à un proverbe local resté célèbre : "Tout n'est pas rose dans la fourrure".

 

Dès l'entrée du 56, à gauche, un mobilier rouge et or moisit dans la cave, après avoir servi aux ébats des habitués à guêtres mastic et aux pensionnaires à bas noirs et brodequins à œillets de Madame Louise. Des mœurs si anciennes étonnent nos petites amies.

 

- Tu crois qu'ils ôtaient leurs guêtres ?

 

Au premier, un ingénieur en électronique prépare Dieu seul sait quelle école et fabrique pour un prix modique, à qui veut casquer, (10.000 francs l'un) des postes de télévision en forme de longue-vue : on branche, on regarde au fond et on voit bouger les petits mickeys.

 

-Pourquoi tu travailles toujours pour des borgnes ? lui demande Jullien. Tu sais bien pourtant qu'il y a des mecs qui ont leurs deux yeux...

 

- C'est moins cher ! Et puis, tu as toujours une main de libre...

 

C'est un bien curieux personnage, qui vit, avec sa femme, à l'électricité permanente. Ils n'ont seulement jamais eu l'idée de pousser les volets capitonnés de moleskine qui font dire close la demeure. Ils ne sortent, tels les cloportes, que si l'horoscope du jour, dans Marie-Claire, le leur autorise. Leur chambre est un capharnaüm de hauts- parleurs, de fils électriques qui se croisent en tous sens et ils passent leur temps à enregistrer tout ce qui sort de la radio. Ils ont même un vrai poste de télévision, le plus beau, le dernier modèle, qui laisse l'univers entier confondu d'admiration. C'est sur cette curiosité qu'ils nous invitent un soir à regarder un des plus extraordinaires films de ma connaissance : la Symphonie des Brigands, une histoire de pianos volés qui se promènent sur des ânes à travers un Tyrol enneigé. C'était féérique et je m'en souviens avec attendrissement, regardant à la dérobée les jolies tempes de Françoise et ses boucles noires, juste devant moi.

 

L'appartement de l'électronicien est une chambre Louis XV de fantaisie où des bergers et des marquises se donnent du bon temps, ayant toute la santé bien visible pour ce faire, et « du sentiment plein la culotte" comme dit Jullien. C'est même étrange, un amour chaste, silencieux et éthéré dans un pareil décor. Sans doute une compensation.

 

Je dessine à la plume, sur les panais du diplôme, une gigantesque statue nègre, l'emblème du sujet qu'a choisi Jullien : une résidence en .Afrique Occidentale Française. Je suis à moitié couché su le lit, un énorme monument à baldaquin, parce qu'il n'y a plus de place ailleurs, toute la chambre étant occupée par des panais grand aigle autour desquels s'agitent une douzaine de gaillards braillards et fumeurs. Monique, en chantant, fait la cuisine, lange son bébé...

 

Au coin de la rue de la Victoire, la nuit, tout est désert. On construit en face, sous nos fenêtres, une banque de crédit, dont on ne voit pour le moment que les palissades du chantier.

 

La façade du 56 est d'une grande maison plate, grise et même sinistre. Entrons. C'est, dès l'entrée, un ancien bobinard, empalé par un escalier en colimaçon étroit d'à peine deux mètres de giron, sur qui ouvre la porte à fronton de la rue. On se cogne dans la rampe, tant le local est minuscule.

 

Deux portes à petits carreaux de miroir tenus par des baguettes de bois vernis ouvrent sur chaque palier, portes où l'on se voit fragmenté, comme les personnages des Girafes en Feu. Les marches sont recouvertes d'un épais tapis grenat à fleurs gros-bleu qu'on devine encore, et les murs sont de soie vert impérial à rinceaux gris. Le plâtre du plafond est devenu brun à la fumée des lampes à gaz, le faux marbre des rampes est noir et jaune.

 

Tout cela décati, fripé, usé tombe en lambeaux, et c'est d'autant plus mesquin qu'est exigu cet escalier de boxon : on peut toucher le plafond avec la main.

 

Au rez-de-chaussée, dans une niche, une statue de bronze quasiment nue, grande comme une fillette de six ans, élève une torchère à gaz et baisse la tête d'un air prude. Un paquet de lettres non retirées par des locataires désinvoltes reste coincé entre sa cuisse et son bras, donnant l'impression, vu son sourire, de la chatouiller.

 

C'est une statue dans le genre des 18 affriolantes beautés de l'Opéra que je suppose être le Jour et la Nuit, voire l'aurore et le Crépuscule, et qui portent, la moitié les yeux clos et l'autre grand ouverts des réverbères incongrus à même leurs chignons. Toutes sont pareillement pensives. Leurs jambes croisées les rendent aussi provocantes et désirables que jumelles. Ce spectacle charmant de statues noires marquées au front d'une étoile de bronze s'offre tous les jours à la foule préoccupée des vendeuses des grands magasins qui courent vers le métro dans ce bas-fond qu'est la rue Gluck.

 

 

 

C'est là qu'on voit ce qu'ont de factice les reconstitutions analytiques des villes et des temples : on n'y place que quelques personnages esseulés, pour donner l'échelle. Dans la réalité ces lieux grouillaient de foules nombreuses, pressées, parfumées ou malodorantes, de femmes en chiton, d'esclaves en tuniques. Quelque archéologue du futur qui reconstituerait l'Opéra de Paris d'après ses substructures n'imaginera pas une seconde la foule des vendeuses, des dactylos et des flâneuses qui se pressent sous ces femmes de bronze qu’elles ne voient même pas...

 

Je ne sais si je me suis bien tiré de mes statues, mais la jeune femme dont je suis amoureux n'est pas à beaucoup prés de leur style C'est une beauté froide et renfermée dans le genre du portrait d'Elizabeth d'Autriche, par Clouet.

 

 

 

Autre détail : rue Tête-bout, les plafonds sont décorés de glaces ovales, et les murs, de glaces carrées. Tant de miroirs ont à la fin excédé les locataires dans leurs ébats (trop est trop). Les Jullien les ont recouverts d'une peinture jaune dans laquelle des visiteurs folâtres gravent à la pointe du tire-ligne des dessins suggestifs quoique maladroits. Ces glaces datent des beaux jours de l'établissement. Ici un berger Louis XV fait l'amour de façon agreste à une marquise rose (comme dans la chanson des Jardins de Trianon) pas confuse le moins du monde et qui s'y prend fort adroitement, dans ses falbalas vieux rouge. Ce sujet décore le boudoir ovale sur le palier du rez-de-chaussée à gauche où vivent l'ingénieur et sa femme.

 

A chaque étage une des cinq parties du monde se livre au plaisir selon ses modes. Chez Jullien on est en Chine dans un somptueux décor rouge et or, mais les peintures sont des copies grivoises et tardives des chinoiseries de Boucher par quelque rapin familier de Courbet. Quant au lit, qui invitait à des voyages étonnants vu sa vastitude les Jullien, fatigués de le voir, l'ont relégué à la cave où il brille de tous ses dragons et de ses lions contournés, qui ressemblent plutôt à des pékinois. J'aimerais bien voler ce monument, mais son immensité le défend...

 

 

 

De temps à autre, l'ancienne propriétaire, Madame Louise, vient jeter un œil réprobateur sur ces maudits étudiants que des lois scélérates ont installé dans son somptueux bordel. Je comprends le désespoir muet de la pauvre dame, qui a des souvenirs aussi burlesques que mélancoliques. Quelquefois on frappe chez Monique ; ce sont de vieux messieurs qui demandent si Mademoiselle Zoé, ou Léa, sont encore en service... Ils ont l'air de trouver leur remplaçante à leur goût et se résignent mal à la croire quand elle leur affirme que la maison est désaffectée ! Monique, les sourcils levés, les yeux étonnés, la bouche tombante est à peindre quand elle raconte ces entrevues !

 

En ouvrant la porte de ce qu'on prend pour une commode, peinte en gris Trianon et en laque rouge, on a la surprise de tirer à soi un bidet désuet. Monique y baigne son fils Pierrot ce qui est bien la dernière des déchéances pour un honnête bidet de maison close.

 

Dans l'autre chambre, s'épanouit un singulier lit batard, qui tient du trône de justice et du canapé à la polonaise. Un flot de rideaux puce dégouline d'un ciel de lit très anciennement doré. Quelque jour d'ennui, Jullien a repeint les plinthes en vert bronze et en rose limace les lions riboulants qui montrent leurs dents aux quatre coins. C'est Madame Louise qui serait contente, si elle voyait ça !

 

Comme les doubles grand-aigles occupent les deux pièces, je dessine mes statues nègres presque à plat ventre. Françoise, qui vient beaucoup moins que moi, fait quelquefois des picotis sur mon panneau. C'est toute l'intimité que j'ai avec elle. Je suis de plus en plus amoureux et cela se voit bien assez. Je rougis dès que je la vois et Monique, la mouette rieuse mais discrète, s'en aperçoit mais a la gentillesse de ne rien dire. Je viens tous les soirs de la rue Jacques Callot à la rue Taitbout sous la pluie. L'avenue de l'Opéra, noire et humide, illuminée de tous ses feux, me parait enchanteresse. Les plaisirs des sens ne sont que la matérialisation des élans du cœur.

 

 

 

Décembre 1952.

 

Diner chez les Jullien. Ils ont invité les Balik, ou Malik. Lui architecte d'un atelier du quai, elle jolie Nîmoise brune qui a préparé un dessert provençal : des figues noires cuites au sucre dans du vin des Côtes du Rhône. C'est délicieux. Monique Jullien me demande combien je gagne à faire la place ? "Cent francs de l'heure".

 

- Eh bien nous pour même pas cent francs de l'heure nous faisons bien d'autres choses, disent Monique et la jolie nîmoise en dansant et mettant la table. Cette ancienne chambre de bordel, avec son lit gigantesque et ses murs recouverts de glaces est vraiment extraordinaire. La jolie Nîmoise en jupe noire est l'héritière des éditions Alpina, ces encarts de grand format dont chaque feuille, séparée, peut être encadrée. (J'ai les dessins français de Clouet, et les gravures de Dürer). Elle me dit que cette maison d'édition n'existe plus.

 

Le voisin d'en-dessous, celui qui vit avec sa femme dans la chambre Louis XV, où des bergers batifolent avec des marquises à paniers, et qui fabrique ces espèces de tuyaux au fond desquels on voit des films comme "La Symphonie des Brigands", collectionne de vieux disques, tel ces "Dragons » de Villars, chanté par Monsieur Leprêtre, de 1’Opéra-comique". Une voix sentencieuse et orgueilleuse quoique roui liée par le temps annonce le morceau, et une autre voix de vieillard se fout à brailler :

 

Ne parle pas, Rose, je t'en supplie !

 

Car me trahir ! Serait, un grand pêché !

 

Nul ne connait le Destin qui me lie...

 

Ni le secret... En mon âme...caché...

 

 

 

(Pendant une pause l'orchestre remet ses rantanplanades).

 

 

 

Mais quand l'hiver, brisant, le nid fragile...

 

 

 

Chasse l'Oiseau vers de lointains climats...

 

Si ton cœur pense au Malheur qui s'exile... (ran ! Ran !)

 

Ne parle pas ! Rose ! Ne parle pas !

 

C'est complètement incompréhensible, et ça a le charme et la grandiloquence de la poésie surréaliste, de Breton, par exemple. Ca date de 1856. Monsieur Leprêtre (de l'Opéra-comique) fait des effets qu'il estime émouvants : il dit bien "qui me li-heu" et marque les poses où je les ai mises. La suite est encore plus folle :

 

Dieu nous a dit : (ce que dit ce vieux est toujours idiot)

 

"Dans ton humble demeure...

 

Garde une place... au pauvre... à l'orphelin...

 

Donne au vieillard... à la Veuveu qui pleure !!!

 

Avec amour ! La moitié !! De ton pain ! ! !

 

La plupart des bougres qui viennent chez Jules sont de mauvais plaisants pas compliqués, qui se divertissent de peu. Pellegrini, qui a le nez arrogant et les yeux rieurs de Retz jeune (il ne lui manque que la barrette) a inventé de descendre à une heure du matin dans la rue de la Victoire par les gouttières, affublé d'une robe et de bas de Monique.

 

De là il racole les passants attardés qui se hâtent vers la rue de Provence. Cela tourne mal avec les véritables putains qui le prennent pour une concurrente, et que l'exhibition d'avantages naturels ne convainc pas.

 

- Gâcheuse ! Tu viens bouffer mon carré ! Je vais le dire à mon jules, tu verras s'il se laissera poisser aux roubignolles ! On en voit, de ces voleuses qui s'habillent en gonzesses !

 

En pleine nuit de gel la scène ne manque pas de charme. Tout le 56, aux fenêtres, prend bruyamment fait et cause qui pour Pellegrini, qui pour la pute.

 

- Rentrez-lui dedans, Mademoiselle ! C'est un simulateur !

 

- Certes ! Nous sommes de tout cœur avec vous !

 

Puis le cœur des soi-disant voisins offusqués :

 

- Arrêtez ! C'est intenable ! Je travaille demain matin, moi, monsieur !

 

- Je vais téléphoner de ce pas à la police !

 

- J'ai trois enfants en bas-âge !

 

Et cetera. Autre blague du meilleur goût : Pellissier téléphone à une célèbre pâtisserie du boulevard qu'on nous porte du thé et de gâteaux, sur le compte de Jullien. (Puisqu'on travaille pour lui).

 

On se précipite à deux, trois heures du matin sur les derniers taxis.

 

- Psst ! Vous êtes libre ?

 

Et quand l'autre s'arrête on lui serre la main avec effusion

 

- Vive la liberté !

 

Et autres insanités. Jullien a rapporté d'Allemagne, en 1945 une grande pipe en porcelaine qu'il me donne. Conducteur de camion dans l'armée américaine il a gardé de la guerre une image atroce. C'est un pacifiste convaincu qui ne veut même pas qu'on offre à son fils des pistolets en cellulo. Sur le fourneau, le vieil empereur François-Joseph, son fusil sur le bras, se promène gravement, vêtu en chasseur tyrolien, veste à revers verts et culotte en peau de cerf.

 

Si tu l'as fait ! Si, quand la cloche tinte !! (Ding ! ding !)

 

A l'Angélus ! Ta voix répond tout bas., (chuitt..)

 

Et si tu crois à la Parole Sainte !

 

Ne pa-a-arles pas ! Rose ! Ne pa-arles pas !

 

On se précipite dans la Salle Drouot toute proche : il doit y avoir une importante vente de matériel de bureau et Jullien veut monter son agence. Il pleut. La foule se presse dans la salle du rez-de-chaussée, regardant des armoires en fer peintes en vert, des casiers de notaires, des classeurs, machines à écrire Remington qui pèsent un âne mort... On avise sous l'auvent une de ces anciennes voitures noires et jaunes qu'on appelle Trèfle à cul de canard (Citroën) et on s'y entasse tous pour faire les idiots, à la grande joie des manutentionnaires en blouses brunes ou grises.

 

- Elle est à vendre ?

 

- Bien sûr, dit le commissaire-priseur, un gros à lunettes.

 

- Et elle marche ?

 

- Et puis quoi encore ? Elle est arrivée ce matin, je viens seulement de la voir...

 

A la fin de la vacation, Jullien, qui a acheté une machine à tirer les plans, réclame la voiture.

 

- Vous la voulez ? Une Trèfle Citroën, sans garantie... Commençons à 5 000 Francs... 5 000 francs, qui dit mieux ? 5 OOO ? Je ne vais pas y passer ma jeunesse ! Une fois, deux fois, adjugé !

 

On grimpe tous dans la voiture.. Balik met le contact... La foule se gondole... Stupéfaction ! Elle démarre ! Elle a même son plein d'essence! On vient d'acquérir une voiture en état de marche pour huit jours de travail. Retour triomphal rue Taitbout.

 

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Françoise MOUROT (dimanche, 04 février 2018 15:28)

    Bonjour,
    J'ai le bonheur de plonger dans cette ambiance si spécifique aux étudiants en archi grâce à Arianne Chamayou. Je suis tellement heureuse d'y retrouver mon beau père Jip, et d'imaginer mon père fugueur, jeune et futur architecte dans cette ambiance bouillonnante, fouineuse, érudite et insolente, dans ces rues ruisselantes de vies.
    Votre père fait surgir de ses lieux de la candeur, vive, enchanteresse et lucide. La liberté de son ton est généreuse et rend la visite de ce temps si proche et disparu, tendre et aventureuse. Je suis sous le charme.
    Merci à lui.
    Et merci à vous de nous transmettre tant d'acuité.
    Françoise Mourot