Journal posthume 1950-1951 Jean ND Escande

 L’atelier du Père Cheval

 

 Dès l'entrée, la fumée vous prenait à la gorge. Puis c’étaient des hurlements :

 

- Dehors ! Dehors ! Feignant, voyou... (etc).

 

Quelques voix essayaient d'intercéder :

 

- Mais c'est Ducon...

 

- Oui ! Soi-disant !

 

En fait, malgré ces exclamations distraites, les élèves étaient absorbés par le dessin. L'atelier du père Cheval, dans un recoin de la rue Visconti, était une espèce de puits au 2° étage d’une maison délabrée. On y accédait par un escalier gras et glissant, en colimaçon, après avoir contourné l'échoppe de planches, peintes au sang de bœuf écaillé, du dernier savetier du quartier. On le voyait, par les matins humides de cet automne, le nez rouge et dans la bouche une rangée de clous "semences", rapetasser de vieilles paires de chaussures. La rue sombre, humide, gluante, n'avait pas dû beaucoup changer depuis le temps où Balzac avait monté son imprimerie à l'endroit même où le père Cheval essayait d'apprendre les rudiments de la ronde-bosse à une vingtaine de galapiats des deux sexes. Au milieu de l'atelier, un vieux poêle, qui vomissait par sa porte ouverte un flot de cendres, essayait de garder son équilibre sur un carrelage jadis rouge qui avait un peu l'air de ces cartes bossues, en carton-pierre et représentant des montagnes, comme en vendait la Librairie Géographique, en haut de la rue de 1’Ancienne Comédie. Aux murs s'empoussiéraient les sujets de plâtre que nous aurions à dessiner à l'admission à l'Ecole des Beaux-arts (à condition d'avoir déjà décroché l'esquisse architecturale) : la fameuse tête de cheval du temple d'Egine, célèbre entre toutes et entre toutes redoutée, le buste d'une victoire aptère, différents nus, de l'Aurige à la Vénus Médicis... Un sommier en fer défoncé, posé à même le sol, et un vieux matelas roulé avaient la prétention tout à fait fallacieuse de servir de lit. Est-ce là que couchait le père Cheval ? Des sujets mythologiques, parodies d'anciens concours de peinture, s'étalaient sur des panneaux de portes, jadis gris à rechampis bleus : Hélène et quelques autres dames s'y prêtaient de bonne grâce aux fantaisies de leurs copains d'Antiquité; quelques jolies filles dans le genre de Fontanarosa, mais dans le genre seulement, marchandaient à une charrette des quatre saisons des phallus ailés, peints avec bonhommie.

 

A peine voyait-on les murs, tant ils étaient sales, charbonneux, gris de poussière, et par dessous, bruns de bitume. Dans les intervalles qui séparaient des châssis hors d'usage et des cartons à dessin dépareillés, à fond truité vert et noir, on déchiffrait des lambeaux de phrases au fusain, comme : "Riri me l'a refait dix fois, et je n'ai jamais rien dit" (Signé Lucette. Il devait s’agir d’une amie à qui ce Riri, disparu avant la dernière guerre, devait donner des leçons de dessin). On pouvait lire aussi les classiques : "Une masturbation bien conduite vaut mieux qu'un coït banal", et "Le nouveau parlera à son tour, et son tour ne viendra jamais". A la limite du plafond, qui pesait comme un ventre sur la pièce et avait pris une couleur brune de pot de terre, vernissé qu'il était par la fumée, s'étalait une verrière jaunâtre, noire de poussière et qui laissait passer à peu prés autant de jour que le fameux oculus de Tout-Ankh-Amon dans sa pyramide, à supposer qu'il ait eu la fantaisie de s'y en faire ouvrir un.

 

Au-dessus de la porte une phrase à la craie précisait : "N'oubliez pas de remettre la clé sous le paillasson, tas de Crawawas".

 

Ainsi m'apparut l'atelier du père Cheval ce matin d’Octobre 1950 quand j'y fis mon entrée, à moins de dix-sept ans. Les garçons en vestes canadiennes à grands carreaux rouges et noirs et les blondes à queues de cheval ne se dérangèrent pas pour si peu. Juchés comme des pigeons sur les hauts tabourets au hasard du carrelage défoncé et en tout cas serrés comme des harengs en caque, ils essayaient, justement, d'attraper la ressemblance avec le foutu équidé, "vachement coton",

 

- Il parait que ces salauds vont encore nous le ressortir ! C'est La Fournière qui me l'a dit !

 

- Ils n'ont que du vice ces cons-là !

 

"Ces salauds" désignaient les membres du jury, et La Fournière était le gardien-chef de l'Ecole, qu'on soudoyait à l’aide de coups de rouge, chez Malafosse, pour avoir des tuyaux.

 

Sans paraître entendre, le père Cheval, un grand maigre en manteau vu le froid ambiant, le chapeau mou sur l'œil, corrigeait les fameuses veines qui strient la peau de l'animal d'Egine. Ou bien tirant sur sa cigarette, il montrait à quelque fille, bien plus patiente que les bougres, le parti à tirer des vides entre les oreilles. Tout ce monde parlait par exclamations, fumait, rotait (la mode était de roter assez longtemps pour prononcer son nom en entier) et quand il voyait sa petite usine bien lancée, le père Cheval, vers dix heures, allait se jeter un verre de muscadet chez Sansans ou Constant, ou Fraysse, les bougnats de la rue de Seine, gens compréhensifs chez qui il pouvait laisser encore quelque ardoise. On disait que c'était un ancien Grand Prix de Rome de Peinture, le père Cheval, et que dans les années 20 il n'avait pas eu son pareil pour torcher une anatomie. Cheval d'ailleurs était-ce son nom ? Ou lui venait-il plutôt de cette fameuse tête d'Egine, qu'il enseignait à des générations d'admissionistes ? Puis il y avait eu la guerre, des déboires sentimentaux disait-on dans le quartier, et finalement il en était réduit, pour se payer ses nombreux blanc-limés, à donner des cours de fusain. Y a-t’ il seulement du vrai dans cette légende ? Les peintres romantiques Eugène Lami, Paul Delaroche et Delacroix s'étaient succédé, de l827 à 1843 dans cet atelier crasseux au carrelage défoncé d'où sortirent tant de chefs d'œuvre qu’on peut admirer au Louvre : L'Entrée des Croisés à Constantinople, Hamlet et le crâne de Yorick, la bataille de Taillebourg. Peut-être certaines des peintures érotiques étaient-elles de ces prestigieux locataires ? Ou d'autres peintres qui pendant encore un siècle et demi s'étaient succédés dans ce lieu désastreux, sous cette verrière si sale ? Le réel nous quitte bien avant le souvenir. Ce qui est certain, c'est que des années après, je rencontrai sur les boulevards un véritable Grand Prix de Rome. Il en était réduit à graver des initiales sur des plaques à vélo, derrière un morceau de carton qui précisait : "X.... Grand Prix de Rome de Gravure". Cela me fit froid dans le dos et je me félicitai, une fois de plus, de n'avoir entrepris aucune étude qui me menât à un pareil désastre. Comme il commençait à pleuvoir je lui donnai à graver mon initiale sur un briquet Galet que la belle Christine venait de m'offrir. Je n'eus pas l'impudence de lui demander par quelle déchéance un Grand Prix de Rome en était arrivé là.

 

En tout cas, le père Cheval, je ne l'ai jamais vu manger, Fumer, oui : tout le temps. Ses doigts étaient bruns de nicotine. Il buvait aussi, pas mal, sur le zinc où le père Fraysse comptait son pognon. Il discutait avec l'antiquaire barbu dont la boutique touche le bistrot. Puis d'autres peintres, Monsieur Romi. Il a du mourir depuis belle lurette. ( )

 

Miss Frigéco

 

- Voilà Micheline.

 

Dans la foule jacassante qui encombre les grilles de l'Ecole, rue Bonaparte, une jeune femme attend sous le buste blanchâtre, aux yeux morts, de Poussin. Un autobus vert descend vers le quai, des bagnoles noires que des sculpteurs bombardent de boulettes de terre glaise. Quelques architectes tentent d’arracher les plaques du bus pour décorer leur atelier. Au milieu de tout ce mouvement la jeune femme se tient immobile et silencieuse. Vêtue d’une vieille parka de soldat américain, les cheveux "queue de vache" (comme je lui entendis dire par la suite) coupés courts, le nez fin et courbe chaussé de lunettes sans grâce, on voit que l’apparence est le cadet de ses soucis. Elle a des yeux ronds et gris comme on suppose aux filles de l'Ogre, et maintenant que j'y pense, c’est sur ce trottoir, en dehors de cette Ecole où nous n'entrâmes ni l'un ni l'autre que nous nous sommes connus. Elle a une voix à la fois rapide et hésitante, et je m'aperçus vite que Micheline avait beaucoup de charme.

 

De Michel Chaumet, qui nous présente, je venais la veille ou l'avant-veille de faire la connaissance à la visite médicale obligatoire, à la Cité Universitaire, endroit excentrique où par la suite, je ne mis plus jamais les pieds. Nous attendions dans un escalier bondé de nous présenter à une prise de sang, et fîmes à peine attention à un type au crâne rasé, l’air mauvais, qui disait :

 

- Les types de Sciences Po je les emmerde, je suis un déporté.

 

Il y eût une bousculade et en partant Michel me donna rendez-vous le lendemain devant la grille de l'Ecole : il voulait me faire connaître Micheline, qu'il appelait en plaisantant Miss Frigéco ou miss Jockey-Sombre. Michel et Micheline vivent dans le milieu des peintres, qui fréquentent les ateliers de dessin de la rue du Dragon, de la rue de Seine, de Montparnasse. Ils croient préparer le professorat; heureusement ils y échapperont, plutôt par tempérament que par calcul. C'est un goût commun pour la blague et la gaîté qui les a réunis au cours de dessin d'une vieille fille, Laure Eynard, à Montparnasse, d'où sortit aussi, mais plus tard, Suzanne Gouckholz. Ce petit monde est très différent de celui des Beaux-arts : encore plus libre si possible, encore plus fantaisiste. Les garçons et les filles s'y adonnent passionnément à des intrigues sentimentales compliquées. Michel, lui, avec des garçons : il lit Genêt. Micheline me dit qu'un amour malheureux pour une fille l’a jeté dans l'orthodoxie pédérastique. Peu de jours après je fais cadeau à Micheline d'une poupée articulée que j’ai 1 pêchée le matin même au fil de l'eau, sous le Pont des Arts.

 

Elle occupe rue Benjamin Godard une chambre avec son amie Henriette : aux murs sont accrochés quelques masques nègres en plâtre peint. Elle pourrait en avoir de vrais pour moins cher...Née le 24 novembre 1928 à Paris, Micheline a cinq ans de plus que moi. Elle a quitté sa famille en claquant la porte le soir de ses 21 ans.

 

 Son père, un haut fonctionnaire à la Préfecture de Police, avait épousé la première vendeuse d’une grande maison de couture, qui voulait fonder sa propre boutique de modes rue du ?

 

Comme à l’époque, simple commissaire de quartier, il gagnait moins d’argent que sa femme, il en fut jaloux et n’eut de cesse de lui faire des enfants ; au second Mme S. dut abandonner son métier. Elle est du moins la version des faits que me donne Micheline, c’est possible après tout, mais j’eus l’occasion par la suite de ne pas toujours prendre pour argent comptant ce que me racontaient les dames auxquelles je portais de l’intérêt.

 

Quoiqu’il en soit, les parents de Micheline, qui désiraient un garçon, durent attendre d’abord trois filles : Micheline (1928), Jacquie, qui a juste un mois de plus que moi, étant née le 24 novembre 1933, Evelyne. Finalement, tardivement, en 1947, ils eurent un garçon tant désiré, Jean-Robert. Las ! Il ne combla pas plus que ses sœurs les vœux familiaux : il ne foutit rien pendant des années, et maintenant il est un brillant disc-jockey dans le show bisness, comme on dit en français. Micheline avait poursuivi ses études, jusqu’en 4e, à Camille Sée, quand son père la fit venir dans son bureau et lui demanda :

 

- Que veux-tu faire, dans la vie ?

 

- Je veux être peintre.

 

- Très bien, tu seras couturière.

 

Il mit donc son ainée en apprentissage chez une couturière de quartier, puis, comme elle n’y brillait pas, il la plaça emballeuse chez Hachette. C’était bien la peine d’avoir fait des études pour finir grouillotte comme elle aurait pu l’être, sortant d’une famille pauvre, à 14 ans ! Or ces gens ont appartement à Paris, chasse en Sologne, réceptions etc. « Ils donnent extérieurement l’impression de gens qui s’entendent, plaisantent à tout propos, sont fort courtois, dit Micheline. Mais il faut voir ce qui se passe à l’intérieur du 12 square Desaix, Paris XVe » Rien d’étonnant donc à ce que le soir de ses 21 ans révolus, et ne tombant plus, ni. sous le coup de la loi, ni sous la coupe masculine dont son père était si imbu, mon amie ne quittât le toit si agréablement paternel. Elle ne devait plus y remettre les pieds qu’en visiteuse.

 

Comme déjà en la personne de son père elle n’avait pas à se louer des hommes, elle garda toujours avec eux des rapports incomplets et ratés. Elle avait beaucoup plus confiance en la compagnie des femmes, qui lui attirèrent les pires ennuis. Elle fut même un long moment portée sur ses amies - en fait, profondément, c’est un personnage solitaire, peu fait pour vivre en la société de quiconque, comme l’ont prouvé par la suite ses échecs sentimentaux - et elle en souffre : on a beau être une féministe éprouvée et mépriser les hommes, aucune femme célibataire ne me semble pas particulièrement épanouie.

 

Elle s’était d’abord mise en communauté avec Henriette, pas du tout son genre, une jolie blonde parisienne, fine, au visage aigu, beaucoup d’abattage, toujours nippée à ravir, rue Benjamin Godard, derrière le square. Henriette, mannequin de mode en imposait à Micheline qui a toujours eu des doutes sur son physique. Elle plaisait beaucoup aux rastaquouères : elle avait à l’époque pour entreteneur une sorte de poussah indochinois dont elle pompait le fric, se fichant bien des sentiments sincères qu’il avait parai-il à son égard. Je me souviens d’Henriette, chapeautée, voilette, long parapluie, une vraie figure de mode. Pour ma part je trouvais son genre faubourien assez déplaisant. Dans la suite de ces années, Henriette, après avoir professé qu’on ne saurait épouser qu’un homme riche, tomba amoureuse d’un architecte fauché de l’atelier Anblet, un certain Gabriel Duvillard, façon beau ténébreux, lunettes noires, cheveux bouclés idem, bon rendeur : avec Micheline, elle nous entraîna un jour dan sa chambre rue Mazarine pour nous montrer d’assez jolies aquarelles qu’il faisait.

 

- Il n’est pas encore très mûr, il n’est pas très attaché à son métier, disait doctement Henriette (la mode pour les filles était le pédantisme). Et sous-entendu :"Je te changerai ce mignon en trois coups d'oreiller et un saut de carpe sur le tapis".

 

Malgré mes dix-huit ans et la vaste expérience de ces dames de vingt-cinq, qui ne m’en imposait nullement, je restais sceptique sur l’aptitude du joli mannequin à changer ce gros paresseux de Duvillard. Je ne me trompais guère. Henriette, fille unique, voulait des enfants : elle en eut huit. Cette marmaille la dégouta tellement qu’elle en devint à moitié folle. Elle laissa aller a vau-l'eau son ménage, une de ses filles mourut brûlée vive, elle se brouilla avec Micheline pour lui avoir écrit :

 

- Et ce n’est que le commencement ! Quand mon amie attendit elle-même son fils, qu'elle n'avait pas voulu. Micheline ne pardonnait pas ces sarcasmes désabusés.

 

Et, à ce propos, il me semble y avoir une certaine incohérence dans la démarche de ces filles : parties pour dénigrer et mépriser le mâle, l'exploiter quand il était vieux, riche et sentimental, elles s'amourachaient avec une inconséquence de midinettes, de godelureaux qui se foutaient bien d’elles, les engrossaient, les plaquaient, les rendaient malheureuses etc. Retour des choses ? Leur cynisme cachait-il une certaine immaturation sentimentale ? Il y a derrière la jactance féminine des abîmes de naïveté qui rend les femmes si touchantes quand on les aime. Toujours est-il que ces dames un peu lesbiennes sur les bords eurent des vies assez malheureuses.

 

CHEZ VIVIEN

 

L'atelier Vivien, à droite en entrant dans la Cour de 1’Horloge, l4 rue Bonaparte, est censé être une préparation aux ateliers d'architecture. C'est-à-dire qu'il n'est composé que de nouveaux qui essaient d'avoir leur admission. Il singe les grands ateliers mais ne possède aucune cohésion, du fait que les différentes classes n'y sont pas représentées. On trouve là-dedans vraiment n'importe quoi. Le massier Choumitzky dit Choum, s'est arrogé ce titre de sa seule autorité. Il brasse beaucoup d'air et fait tout pour se faire bien voir de Vivien, hurlant : "Le Patron !" dès qu'il le voit ouvrir la porte. D'après ce qu'on dit, Vivien brigue l'Institut et le titre de patron d'atelier serait indispensable pour y entrer. Il y a au moins 80 élèves dans cette .salle longue, chauffée par un énorme poêle, où règne la plus parfaite anarchie. On n’y apprend rien du tout. Vivien, qui a son propre atelier à la Grande Masse de la rue Jacques Callot, vient quand il n'a rien de mieux à faire, c'est-à-dire jamais. On trouve donc là-dedans des bosseurs et bosseuses comme Sylvia Bendayan, laide et décidée à reconstruire Jaffa, ou Tel-Aviv, des méridionaux agressifs comme Gineste et Stym-Popper, petit mecs nerveux parfaitement puants et fils à papa (pères architectes à Perpignan), de gros mous à lunettes comme Debains, qui en bavant sur sa planche à dessin vante les charmes de la franc-maçonnerie, et Charrière-Grillon, inscrit au Parti Communiste et qui ne parle que grève, classe ouvrière, conscience de classe et autres conneries. Plus un certain Sandoz, qui se dit correspondant revenant de quelque guerre (Corée ? ) qui avance le cou dans son imper quand il veut parler et qui ne parle pas. (Est-ce une tortue ?) Un autre type à gueule d'acteur américain (oublié son nom) lui pose des questions précises sur des lieux d'opération pour voir s'il ne va pas se couper, mais la conversation est rendue difficile par le mutisme du premier.

 

Choumitzky s’est bombardé massier de cet atelier, soi-disant par acclamations, nais je n’ai pas vu de vote. C'est un gras blanc qui se croît drôle. Il court en tous sens en criant : "Secrétain, où il est Secrétain ?" parce que ce non lui semble le sommet du comique. Ledit Secrétain est un type dans le genre Pluto, ou Clark Gable, qui montre dans un cercle admiratif des photos de qui ? Une jolie fille ? Non : une chienne de berger. Le nommé Zaoui raconte sa traversée de la Méditerranée avec sa mère et ses frères et sœurs à fond de cale, où tout le monde vomissait sur tout le monde, avec force mots obscènes; c’est son épopée.

 

Le nommé Andriambello, malgache, à qui Choumitsky, toujours pour prouver combien il est amusant, a dit : "Tu travailles comme un nègre" se dresse tragiquement : "Tu insultes ma race ! " (Tu insult' ma rac') Cet Andriambello chante : "Ouné bouclé blonde, Que volait au vent"... Choumitsky manque se faire casser la gueule par un vieil électricien venu réparer le compteur et qu'il a traité "d'enculeur de mouches" : il se tire sans bruit dans l'escalier puis quand l'autre est parti revient en disant : "Ce n'est pas à lui que je parlais". Un éclat de rire général, auquel il ne s'attend pas salue sa déclaration : parlant de sa famille il dit : "Mes grands-parents sont Auvergnats". Il fait de la lèche au patron, Vivien, qui se pointe à peu près une fois par mois, et se moque de ceux qu'il croit plus faibles que lui : ainsi il veut faire répéter à un vieux gardien à moitié idiot comment resté seul dans une forêt de Corse il sodomisait des chèvres.

 

- Choumitsky ! hurlent ensemble Stym-Popper et Gineste, un mot de plus et on te casse la gueule. Ils sont révoltés de son impudence. Ce Choumitzky se croit drôle parce qu'il se moque de la nationalité des nouveaux, mais les autres juifs algériens, comme la Bendayan et son équipe, ne lui parlent même pas, visiblement ils le méprisent. Comme beaucoup de gens, il vient me faire ses doléances, en fleurant presque (je ne sais pourquoi les gens croient que je vais compatir à leurs peines) : que ce n'est pas sa faute s'il est juif, que c'est vrai que ses grands-parents sont auvergnats. "Mais personne ne te demande rien, il n'y a que toi qui en parles".

 

Zaoui, l'arabe, qui pue comme un cochon, a inauguré une blague que tout le monde s'accorde à trouver spirituelle. A la cantine du quai, dans les aristocratiques locaux de cet ancien hôtel particulier, viennent assez souvent manger d'autres Nord-Africains de l'Ecole des Sciences Politiques toute proche : ils s'encanaillent avec des artistes, on leur a dit que cela se fait à Paris. Zaoui repère instantanément leurs costumes mille raies, leurs chevaux calamistrés à la gomina et leurs odeurs de Lavande Yardley, se montre engageant : "Labés ? Kérak Labés, rouïa ?" Les autres, fatalement, font la moue devant un tel bouc et répondent du bout des lèvres. Poussant sa pointe, l'autre essaie de les taper : "Tu es mon frèr' Je crois bien que je connais ta famill’. Tu es de Marnhia, non ?" (Ou de Sfax). L'autre lui dit qu'il se trompe, qu'il est Marocain. "Oui ! C'est ce que je voulais dir ! Tu es de Meknès, dis ? Ta famille j'y connais"...

 

Quand il les a mis mal à l'aise et qu'ils ne veulent rien lui donner, il les insulte en arabe, et tous quittent la queue pour aller manger ailleurs. "Et s'ils te donnaient du fric ?" demande Sandoz. - "Eh quoi, ils peuvent le faire, c'est tous des riches, ces types-là, des pédés, ils ne savent pas ce que c'est que la miser', ils ont des parents qui ont bagnole, villa... Quand on aura fait la révolution on leur prendra tout et on les enverra garder les chèvres pendant que nous on sautera leurs gonzesses !"

 

Je suis devenu ami de Pierre Ayel, grand osseux à tête de cheval qui fréquente les caves de Saint Germain où il ambitionne de devenir danseur professionnel. Il en porte l'uniforme : chemise noire et vrai blue-jean Lewis, avec sa plaque de cuir. Pierre est le fils d'un trompette de la Garde Républicaine de la caserne de Babylone, immense bâtiment de briques rouges des années 3O. Ses parents habitent là-dedans un appartement aussi minuscule que le notre rue des Beaux-arts, mais en plus populeux. On ne croise dans les escaliers que des képis. Pierre n'est pas plus que moi disposé à travailler, mais son avenir le préoccupe. En attendant nous passons nos après-midis à nous dorer au soleil sur le zinc qui couvre l'atelier des graveurs, en face de la chapelle de la reine Margot. Une célébrité de l'école, César, fait la cour à une jolie graveuse. Nous allons au Kentucky, une boite à jazz de la rue Valette, bondée comme tout ce genre de lieu, et je m'y ennuie ferme. Nous entrons au Vieux Co, où sévit toujours Luther, grâce à Paul Pernet, un ami de la caserne de Babylone, que la direction paie pour danser, mais là aussi je m'ennuie terriblement. I1 y a une foule affreuse. Au Club Reweliotty, rue Saint-Benoît, je m'ennuie de façon définitive. On me dit qu'il y a là-dedans la fine fleur des acteurs, actrices, écrivains de demain. Je n'y vois personne, ne parle à personne. Mais c'est bien possible, vu leur inintérêt, que ces gens y soient. La Rose Rouge n'est autre que le dessous du vieux Lux Rennes, le cinéma de mon enfance où j'allais voir "Sans famille", un film qui se passe dans la neige. J'en ai vite par-dessus les oreilles de ces lieux germanopratins, qui ne sont ni mon milieu, ni mon goût, ces caves où les filles s'appellent Marie-Pierre, Marie-Dominique, viennent de Passy, d'Auteuil, et dansent avec des serpents noirs à têtes d'épingles, impeccablement vêtus de complets brillants qui sont toute leur fortune en ce bas-monde. Tout cela sent la sueur et on a les oreilles brisées à coups de trompettes bouchées. Des gens se pelotent jusque dans les escaliers. Le club Reweliotty est minuscule, il y fait une chaleur d'enfer, tout le monde bande en cadence.

 

Car ce milieu est tourmenté d'insatisfaction permanente; c'est bien Paris, ville de la frustration. Une nuit, un nègre fait une scène épouvantable à une fille à queue de cheval qui l'a allumé dans les chiottes, et les videurs ont du mal à le virer. A quoi bon ces jitterbugs et ces inutiles sauts de carpes ? Ces gens feraient mieux d'aller faire l'amour dans un endroit calme, puisque tel est leur désir. Mais à Paris ce n'est pas facile : on est cerné partout par les yeux des concierges, des flics, des gardiens de squares, des gardes républicains qui emmerdent le moindre couple qui va fleureter sur le quai des Célestins. De plus danser me semble le sommet du ridicule, aucun des garçons et des filles que je connais ne danse. Et d'ailleurs comment danser dans une boîte de conserves ? J'épuise vite le plaisir idiot de jouer les Toulouse-Lautrec et retourne sur les quais où à la Ginette, où je suis tranquille. Depuis cinq ans que la guerre est finie St Germain a fait long feu, et tous les prétentieux qui ont pourri mon quartier sont depuis belle lurette devenus actrices suceuses, théâtreux du derrière, poètes de pissotières. On s'y barbe ferme, dans un "existentialisme" aussi frelaté que le whiskie allongé d'eau de Seine des "caves". Des bouseux du Middle West viennent humer en ces bas lieux l'air de la vieille Europe qu'ils prennent pour le vent du large. Comme ils recherchent des souvenirs, de petits fûtés leur vendent des plaques de rues qu'ils vont décrocher nocturnement. Pierre et moi nous faisons un peu d'argent en leur refilant les plaques bleues de la rue des Blancs-Manteaux, rendue célèbre par une chansonnette de Sartre, le crapaud pippa du coin de la rue Bonaparte. Mais c'est loin, pour aller chouraver ces plaques municipales, et il faut se faire la courte. D'autres proposent des photos obscènes que leur ancienneté rend respectables. (Pierre A. et son ami Paul, avec quelques autres fils des Gardes vont un soir rosser des pédés sous le pont Alexandre III, mais je ne les accompagne pas). Tout le monde chante « Si tu t'imagines », Mouloudji roucoule au club "Le blond pour cœur", « Le Blond étudiant", et "La nuit, le jour". C'est tellement ridicule que j'en suis gêné pour lui. Enfin c'est un folklore minable, comme dans le temps, je suppose, celui de Bruant. Je m'étonne qu’un genre aussi frelaté fasse si longtemps illusion. Mais je suppose que les gens s'ennuient.

 

Une après-midi je m'engueule avec une fille du club; impasse des Deux-Anges, comme nous essayons P. et moi d'entrer par derrière dans la future Université de Médecine, pour voir s'il n'y a rien à voler.

 

- Tu n'as pas le droit de me tutoyer ! me crie-t-elle.

 

Micheline n’est pas restée longtemps rue Benjamin Godard. Un beau matin nous la déménageons, Pierre, Michel et moi, ses livres et ses toiles dans une charrette à bras louée à un charbonnier de la rue de l’Echaudé. Les bougnats louent leurs voiturettes noires de poussier quand ils ont terminé leurs livraisons. Du square Godard au 224 boulevard Voltaire on a traversé tout Paris. C’était très gai. De la charrette dépassaient les masques nègres en plâtre, des toiles à gros grain, des bouteilles d’eau de Javel et de lavande, emblèmes de Micheline. (L’eau de Javel pour le carrelage, l’eau de lavande pour ses cheveux). La maison du boulevard Voltaire (« A dache ! Chez Plumeau ! ») semble un décor de Métropolis : du béton à tous les étages, un monte-charge brinqueballant dans le noir le plus complet, des couloirs interminables, et là-dedans une vieille salope de concierge qui vient poser des questions imbéciles. « Il y a une fuite d’eau au premier, avec du sang dedans, ça ne serait pas une fausse-couche ? » Elle ne dit pas : « Ce n’est pas vous, par hasard, mademoiselle ? » mais c’est ce qu’elle pense.

 

Comme je suis amoureux, je fais à pied chaque matin le trajet rue des Beaux-arts boulevard Voltaire par les quais, l’île Saint-Louis, la Bastille, la rue Saint-Antoine, Charonne, car je n’ai pas d’argent pour acheter des tickets de métro.

 

Depuis la rue des Beaux-arts, c'est une très longue promenade. D'abord tous les quais : Malaquais, Conti, Grands-Augustins, Montebello, Tournelle. Je passe la Seine au pont Sully, monte tout le boulevard Henri IV, fais un quart de rond à la Bastille, enfile l'interminable rue du faubourg Saint-Antoine puis la rue des Boulets et arrive dans ce très laid boulevard Voltaire. Quelquefois je change et remonte la rue de Charonne, mais on peut dire que pratiquement depuis le pont Sully, et encore plus depuis la Bastille, ce Paris là est très moche et vulgaire. Rue du Faubourg Saint-Antoine il n'y a pratiquement que des fabricants de copies de meubles, tels ces affreux et lourdingues plumards en chêne cérusé mis à la mode par des actrices aux cheveux platinés genre Veronica Lake. D'immenses réclames en lettres rouges et noires, rongées par la pluie, vous agressent du haut de chaque maison, et tout le quartier a l'air tout le temps en chantier. Rue des Boulets je n'ai pas remarqué qu'il y eût particulièrement des marchands de bois et charbons, peut-être y avait-il là quelque fabrique en gros de boulets pour le bagne, (avec leurs chaînes) car je ne vois pas d'autre solution. Les maisons sont noires et lugubres. Avoir donné à ce médiocre Voltaire non seulement un des plus beaux quais de Paris, c'était déjà beaucoup, mais pourquoi aussi cet immense boulevard, alors que Baudelaire et Villon n'ont droit qu'à des passages inconnus sans rapport avec leur importance ? Il y a une disproportion cocasse entre les voies et les personnages qu'elles sont censées honorer. Pourquoi le général d'artillerie Drouot est-il devenu synonyme de merveilleuses ventes d'antiquités, lui qui devait s'en foutre comme de son premier obusier ? Pourquoi ce frileux fonctionnaire de Montaigne patronne-t-il des maisons de haute couture connues du monde entier, lui qui était toujours vêtu d'une vieille souquenille et coiffé d'une serpillère ? Pourquoi faut-il chercher à la loupe un minuscule passage dédié à Brantôme, dont tout le monde a lu les Dames Galantes ?

 

Par contre pourquoi Napoléon III, qui a donné à la ville sa physionomie actuelle, n'a-t-il même pas une impasse, alors que le suiffeux Ledru-Rollin inconnu de tous, a une gigantesque avenue ? Cela fait penser aux garnitures de cheminées romantiques dont se moque Balzac, où un Napoléon en plomb haut comme l'index voisine un Béranger en savates d'un métré cinquante... Quand je pense qu'un jour Sartre aura une avenue triomphale de 300 kms de long et Apollinaire même pas son nom sur une poubelle, il y a de quoi se marrer... Micheline, à qui je fais part de mes réflexions d'édile surnuméraire, me dit :

 

- Tu te bats contre des moulins à vent. Micheline a une chambre minuscule sous le zinc des toits contre le gardiennage de vagues mômes. De là-haut par la tabatière on a une vue très poétique, endormante, rassurante, sur le brouillard, le moutonnement des toits, les frondaisons du Père-Lachaise, ce ciel d'un bleu si pâle et si doux de Paris qui couvre une capitale si vache. Nous déjeunons de riz à l'eau et de camemberts. Nous découvrons les tombes sous le lierre du Père-Lachaise, une tendre paix dans cette mégalopole des morts, avec ses milliers de monuments boursouflés, biscornus, des mausolées somptueux élevés à de parfaits inconnus, et de simples dalles perdues dans la mousse pour des célébrités de jadis. Voilà qui donne à réfléchir. Des poétesses, des peintres, des gens qui ont essuyé des passions, et qui errent, drôlement feintés, dans le brouillard doré des matinées. Le columbarium, son crématoire nous paraissent hideux, avec leur allure d'usine à cadavres; il me semble que les morts sont encore plus défunts quand ils sont brûlés ? D'autres fois nous nous rendons, toujours à pied, soit à l'Ecole par les quais, soit à la petite église de Saint-Germain de Charonne, si charmante avec son ravissant cimetière aux portes de la ville, un endroit où il y a encore des chemins boueux dans la campagne, des portes cochères qui ouvrent sur des cours dépavées d'anciens relais de poste.

 

Comme sa virginité pesait à Micheline, d’un commun accord nous décidâmes de la lui faire perdre. De lui en faire l'ablation, pourrait-on dire, car elle s'y prit de façon absolument chirurgicale : ce n'est pas la mieux indiquée.

 

 

Un jour en peignoir :

 

- Je vais m'étendre sur le dos, je fermerai les yeux et je ferai la morte, me prévint-elle après avoir avalé deux cachets d'aspirine contre "le mal de tête qui suit invariablement ces choses-là".

 

Je ne sais où elle avait pris tant de savoir, toujours est-il que l'expérience fut un parfait fiasco, on s’en doute aisément. Le fait de rester complètement passive, façon dalle funéraire, puis d'en vouloir à un homme, jeune et inexpérimenté, est une constante féministe.

 

Elle avait remarqué les airs penchés et mélancoliques que prenait Ayel quand je l’emmenais chez elle. Il restait étendu sur le divan, en proie au spleen le plus noir.

 

Quelques jours après, rentrant avec lui de chez Micheline, à qui nous avions porté du pain et du camembert, à la hauteur de la Bastille, Ayel me dit :

 

-Je ne sais pas ce qu’a Micheline, elle est triste, rêveuse.

 

- C’est probablement qu’elle est amoureuse de toi.

 

 Ce fut au tour de mon ami de devenir triste, rêveur, et quelques jours après, beaucoup plus gai. Elle, moyennement Malgré mon cynisme (le cynisme était à la mode et le resta longtemps) que j'estimais parfait, je fus malheureux, furieux et jaloux. Je restai leur ami, quoique sur le coup j'ai souffert d'une situation qu'après tout j'avais créée. J’en créerai bien d'autres, dans la vie, toujours suivies de brouilles : c'est une espèce de point d'orgue, au moment où plus ou moins inconsciemment je désire me séparer des gens. Avec Micheline cela n'eût pas lieu - bien au contraire, elle ne voit plus Pierre depuis belle lurette et je corresponds toujours avec elle. Pierre disparut un ou deux ans après, ayant épousé une certaine Anita, qui disait de lui :

 

- Il est marrant, Pierre ! Il s'endort aux tables de café, comme ça, tout seul !

 

 En fait il s'évanouissait, à cause des séquelles d'une maladie vénérienne attrapée rue Saint-Denis.

 

Pierre et moi sommes sur une corde raide. N'ayant ni l'un ni l'autre notre bac, nous devons, pour entrer dans un atelier d'architecture, passer un examen de culture générale. Qui se révèle une vraie plaisanterie. Je tombe, en sciences naturelles, sur le cycle de l'urée. Au contraire des autres universités, les Beaux-arts montrent un comportement démocratique, puisqu'ils admettent qu'un non titulaire du bac n'est pas forcément un imbécile. Je suis persuadé que plus on a de diplômes, moins on a de culture.

 

Pendant cet examen, un nommé d’Estrées reste vautré sur les gradins, caressant deux amies blondes qu'il a à portée de la main. C'est dire si l'ambiance est décontractée, bien qu'un gardien le rappelle à un peu plus de tenue.

 

Un examen en cache un autre : pour faire de l'architecture il faut posséder le niveau des classes de mathématiques élémentaires. Or, ayant échoué deux fois à l'oral du bac pour n'avoir pas su développer ax 2 + Bx + c = 0, comment puis-je espérer seulement entrer aux Beaux-arts? Je ne vais pas devenir en cinq sets un mathématicien émérite. Tout le monde ici déplore la présence des mathématiques dans un art qui n'en a nul besoin : pour calculer la résistance des matériaux les ingénieurs sont tout trouvés, avec leurs règles à calcul qui leur dépassent de la poche. C'est même pour avoir voulu faire des architectes des sortes d'ingénieurs au rabais que l'architecture, en France, est si malade.

 

Je sais donc parfaitement que pour moi l'architecture, telle qu'on la conçoit au XX° s. est fichue d'avance. Gomment puis-je imaginer, même en rêve, apprendre ces abstractions confuses qui meublent le cerveau des astronomes ? A quoi servent-elles, d'ailleurs, dans un domaine où les calculs sont faits depuis des millénaires ? J'aurai beau passer les épreuves de dessin, je serai toujours bloqué au niveau des maths par la règle à calcul des ingénieurs. On se plaint que l'Ecole des Beaux-arts ne forme plus de Perrault, de Gabriel. Elle n'en a jamais formé. Une école d'Etat ne forme que des fonctionnaires, les vrais artistes s'enfuient.

 

J'ai pourtant essayé, avec bonne volonté, d'assister aux cours de Caire. Tout le monde s'y traine lamentablement, sauf quelques lunettées boutonneuses dont on voit du premier coup d'œil qu'elles passeront leur vie entre la virginité et le tableau noir. Tous les autres font de ces têtes... De plus, Caire parlerait chinois que ce serait plus simple. Il bâcle son cours à toute allure pour s'en débarrasser, se moquant bien que les martyrs de l'amphithéâtre suivent ou non. Il ne lit que "La Vie du Rail" et ne pense qu'à ses fraisiers. A une admission, comme il fait passer l'oral de maths, un orage se déclenche sur Paris. Caire pâlit :

 

- Mes fraisiers !

 

Et à partir de là tout le monde fit son four...

 

Tous les stratagèmes sont bons pour l'attendrir. Les filles exhibent des robes gonflantes et se parfument à faire tourner de l’œil la Vénus Callipyge de la Cour du Mûrier. Certains vicieux poussent le souci du mimétisme jusqu'à se déguiser en fils d'ouvriers proprets mais sans grands moyens (intellectuels), déguisement supposé aller droit au cœur du personnage. "La Vie Duraille" dépasse de la poche de la veste élimée de Ragot. Mais d'un œil sévère il déjoue tous ces plans. Cet examen de maths a certainement écarté de l'architecture plus d'un artiste, au profit de futurs gratte-papier du Ministère de la Médiocrité.

 

- Les femmes ne sont pas bonnes, dit Micheline. Elles sont diplomates.

 

Par la fenêtre à tabatière, on voit les frondaisons vertes du Père-Lachaise noyées de pluie au-dessus des toits brillants sous 1'orage.

 

Chez un bouquiniste face à la Monnaie, elle achète deux gravures in-folio parfaitement horribles. Sur l'une, une jeune femme souriante coiffée comme elles l'étaient à la fin du XVIIIe s. tourne la tête, et son dos, ouvert comme une armoire à deux battants, montre la colonne vertébrale, les veines bleues et rouges, la grille des côtes, les poumons bleuâtres. C'est signé Gautier d'Agoty, et ça montre bien l'immonde mépris des femmes et du corps humain qu'on avait à l'époque de Sade, mépris qui s'est concrétisé dans la plus ignoble des révolutions.

 

M. Campanakis.

 

Je suis si épouvantablement nul en maths que je décide, quoique sans illusions, de suivre les cours que donne, su coin du carrefour Croix-Rouge, un vieux grec plein d'humour, M. Campanakis. C’est la Providence de toutes les nullités en architecture. C'est-à-dire de tous ceux qui ont assez de sens artistique pour imaginer autre chose que les sinistres cabanes à lapins en béton banché de M. Le Corbusier, si à la mode.

 

Hélas, la mode, en France, n'est plus depuis longtemps à Bellanger ni à Gabriel, encore moins à C.N. Ledoux ... Elle ne couronne que des imbéciles lunettes et boutonneux qui savent se servir du Modulor. Ils mesurent leurs épures industrielles avec les petites règles à calcul qui leur dépassent des poches, et c'est pour ça qu'en France au XX° s. l'architecture est si désastreuse : on l'a confiée à des spécialistes de la réglette, -ils sont très, très forts en maths et sont persuadés qu'avec ça on peut dessiner une usine aussi bien qu'un H.L.M. Et c'est vrai. On voit le résultat...

 

Le père Campa, donc, donne des cours de rattrapage à trois douzaines de lascars et de gigolettes dans le bas de la rue du Cherche-Midi, face à la maroquinerie. C'est une sorte d'amphithéâtre sombre et poussiéreux où toute la bande se déverse avec fracas, des cris et des exclamations de dessins animés à base de mickeys et de charmantes souris. M. Campanakis, souriant et sarcastique devant cette belle jeunesse bouillonnante, trace au tableau les cosinus X et des lignes PP'. Il est parfaitement reconnaissable, le père Campa , on ne le confond avec personne, carrefour Croix-Rouge. Il porte en tout temps une veste bleu-horizon toute passée, qui doit venir de la guerre de I4, et ne s'exprime que par ellipses. Avec ses cheveux blanc et sa veste bleue il a l'air d'un Douanier Rousseau des mathématiques. Malheureusement, je reste désespérément fermé à son enseignement. Je voudrais bien comprendre, mais c'est peine perdue. Au lieu de suivre au tableau, j'admire une ravissante bengali qui chantonne "une poupée de velours". Par contre je goûte beaucoup 1es blagues de M. Campa quand en fin de séance il dessine au tableau noir des rébus du genre deux mains, des empreintes de pas et une cours d'école, ce qui veut dire : "Demain, pas cours".

 

(Il écrit aussi : "Kistiki a perdu ingan ? »)

 

Vas te mouiller la gueule !

 

"Si Madame la Marquise avait l’obligeance d’écarter un tantinet les cuisses" - Je répète : "Si Madame la Marquise avait l’obligeance d’écarter un tantinet les cuisses" (il prononçait "cuisseus" pour bien montrer que c'était un pluriel...) nous gagnerions sans peine un ou deux centimètres"...

 

Complètement nus, mais une cravate décemment nouée autour du cou, et assis sur des tabourets, nous passions l'examen de culture générale de l'atelier Perret.

 

- Attention ! Je vais ramasser les copies !

 

Pendant que notre professeur improvisé (le grand Dédé Detour) continuait sa dictée, la porte s'ouvrit et un type affolé s'écria à mi-voix :

 

- Eh ! Attention ! Voilà le patron ! Il arrive pour la correction !

 

- Quel patron, eh, banane ? Remondet ?

 

-Mais non ! Le vieux ! Oui le vieux ! Perret !

 

Grand branlebas dans l'atelier. Les six ou sept nouveaux que nous étions fûmes planqués tant bien que mal sur la soupente, derrière des planches à dessin, tandis que Lauzier, qui n'avait pu grimper l'échelle de meunier, se planquait dans les manteaux pendus prés de l'entrée.

 

Le patron entra et tous les bougres de l'atelier se levèrent, pendant que le silence succédait au tapage infernal qui nous avait presque empêchés d'entendre la dictée fallacieuse.

 

Cependant le Maître (ou plutôt celui qui en tenait lieu) ôtait gravement son manteau, cherchait à le pendre, et découvrait Lauzier.

 

- Qu'est-ce ? Mais que vois-je ? Je rêve sans doute ? Qui êtes-vous ?

 

- Que faites-vous là, dans cette tenue débrayée ?

 

Et derrière lui, dans un souci de correction, Cessac, le massier, faisait signe à Lauzier de remonter sa cravate...

 

On voit le genre. C'est le début d'un des nombreux "passage à poil" qui se terminaient à la Palette, chez Thirard ou à ce café du coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de l'Ancienne Comédie par un "paysage à boire". Il était assez souvent question d'aller "se mouiller la gueule" au lavabo, pour effacer certainement les nombreux pêchés et inadvertances que les "pales nouveaux dont je suis" se rendaient quotidiennement coupables. D'autres fois, en imperméables (mais nus dessous) nous devions aller chanter dans les cours du quartier et ramasser assez de monnaie pour payer à boire à tout l'atelier.

 

- On sent l’air !

 

En effet, aux mois de janvier et février dans le voisinage de la Seine, il fait plutôt frisquet...

 

Puis à peine dans une cour :

 

- Qu'est-ce qu'on chante ? "Le Cocu de Paramé" ? proposaient Goujon et Thomas, les deux Bretons.

 

La Grande Masse de la rue Jacques Callot est cet immeuble de verre et de béton qu'en Noël 1958 ou 59 avec mon père, ma sœur Denise et mon oncle Amédée j'avais remarqué comme nous allions à la Samaritaine, toute illuminée ce soir de pluie. On aurait dit un cube magnifique de cristal et de joyaux éclatant sur la nuit de velours noir. En voyant, enfant, au bout de la rue Guénégaud cet immeuble étincelant, j'ai eu l'intuition qu'un jour je vivrai là. Nous n'habitions pourtant pas le quartier, mais la rue des Arènes.

 

- Petits voyous ! Vous faites le désespoir de vos parents !

 

- Pourquoi semez-vous ainsi la zizanie parmi vos petits camarades ?

 

Il est du meilleur ton de se vouvoyer et de s'exprimer d'une façon recherchée, ce qui, entre personnages peints en vert et rouge et hurlant des chansons érotiques, ne manque pas de sel.

 

Au-dessus de la porte de l'atelier, une plaque de tôle arrachée à un autobus proclame : "Porte de Chez Perret" (l'inscription initiale était "Porte de Champerret"). Deux têtes de vache dorées, provenant d'une boucherie de la rue de Buci, et une tête de cheval en zinc agrémentent des plaques de cuivre de notaires, d'huissiers. Sur la porte on lit "Centre prénatal".

 

Dans l’escalier de béton, des fenêtres en verre armé, régulièrement endommagées dans des batailles entre ateliers, dispensent un jour de souffrance. Des fresques obscènes, restes de pince-fesses, décorent les murs, et une odeur d'oranges et de vinasse flotte sur l'ensemble. Sur le palier fume un tas de calques à moitié brûlé. Il vaut mieux raser le mur, car de temps à autre une trombe d'eau dégringole des étages, accompagnée de cris furieux :

 

- Incendiaires ! Assassins ! Infirmière, un baquet...

 

- Trop tard !

 

On réfléchit à deux fois avant d'entrer. Il y a à l'intérieur: une bande de fauves pas forcément de bonne humeur. On pousse la porte doucement...

 

- Assez ! Quel courant d'air ! C'est irrespirable l On se caille !

 

- On entre ici comme dans un bordel ? Ressors et dis bonjour !

 

On ressort... On rentre...

 

- On t'a pas dit d'entrer, ressors et frappe.

 

On frappe de plus en plus, encouragé par les hurlements des fauves :

 

- Plus fort ! J'entends rien ! C'est pour le gaz ?

 

Suivis de gémissements :

 

- Non ! Non ! Pas si fort ! C'est intolérable ! Monsieur le chef-cochon, allez voir, je vous prie, ce qui se passe !

 

C'est un atelier « vachement sélect".

 

Je vous en prie messieurs ! Ayez pitié de ces jeunes gens... Vous avez vous aussi été jeunes quelquefois!

 

Enfin, au bout d'un quart d'heure de palabres :

 

- Entrez !

 

On ouvre la bouche pour dire la formule...

 

- On a dit entrez.. Attends d’être plusieurs !

 

Ca peut durer longtemps. Et si on se tire dans 1'escalier on entend des clameurs furieuses :

 

- C’est toi Vigneron ! Je t’ai reconnu ! Tu vas voir ta gueule à la charrette !

 

Il faut donc attendre qu'un autre nouveau arrive. C'est difficile d’en décider un parce que rien qu’en vous voyant sur le palier, ils redrégingolent et filent. C'est alors à vous à brailler :

 

- Je t'ai vu Machin ! Remonte immédiatement ! C’est Sire (le chef cochon) qui l'a dit !

 

- Pas si con ! (ou : Je vois ce que c'est !) crient les autres en se cavalant.

 

Le mieux est donc de se tapir dans le tambour et d'agripper le premier qui se pointe sans défiance.

 

- Entrez, tas de crawawas !

 

On entre en tenue correcte, le pantalon sur le bras, hurlant avec ensemble la formule :

 

- Salut ! Nobles et Vénérables Anciens ! Fils du Soleil et de la Lune ! Distingué Dendrologue ! Et vous, pâles nouveaux dont je suis !

 

Assez souvent il faut expliquer qui est le Distingué Dendrologue seul de son espèce.

 

Dit-on Dendrologue ou Dendrolague ?

 

Je le saurais assez par la suite : le Dendrologue, c'est moi, le massier des fêtes, chargé des réjouissances, du pince-fesses ou boulot du patron, des promenades à la campagne, du bal des 4 Z’Arts...

 

Les Nobles et Vénérables Anciens sont des élèves dont les études ont été interrompues en 39 par la déclaration de guerre. Ayant vingt ans à l'époque, ils se trouvent en avoir plus de trente. Entre leur lointaine admission et le diplôme qu’ils dessinent, certains ont connu les camps de concentration comme Biro, le Hongrois, les Chantiers de Jeunesse comme Dédé, l'armée américaine comme Julien Grande-Gueule, la Warmacht comme les Mayer, Alsaciens, engagés malgré eux dont l'aîné a eu le front défoncé en Russie pour s'être endormi sur sa moto et être entré dans un mur, la résistance comme Rambach, l'armée anglaise comme Golish, Polonais chassé de chez lui par les Russes, et même la Milice comme Petit qui porte d'ailleurs toujours la francisque au revers de son veston et que tout le monde prend pour un jojo. Sortis du chaos, tous ces gens vivent sans haine apparente, avant tout contents de s'en être tirés. Une inscription proclame : "Pas de politique à l'atelier", une autre : "Ni politique ni religion".

 

 Joyeux d'avoir échappé à la mort, les Nobles et Vénérables Anciens ont la plaisanterie peu fine et réjouissante des corps de troupes d'où ils sortent : danses à poil, insultes homériques suivies de batailles à coups de seaux d'eau avec les Lods (en-dessous) ou les Madelain (au-dessus), concours de fanfares en pleine nuit de charrette. Il y a un ou deux ans, un magnifique orchestre de cors de chasse agrémentait le sommeil des gens du quartier de la Monnaie quand, vers deux heures du matin, ce vacarme fut salué de coups de feu (un malotru qui n'aimait pas la musique). C'est à l'éclatement des vitres de la soupente que tous ces rescapés de la guerre comprirent qu'on leur tirait dessus: on voit toujours les trous dans le verre armé. Tout le monde se jeta sous les tables. I1 parait que c'est l'ouvrier d'en face, rue Jacques Callot, qui a tiré : il se lève tous les matins à 5 heures. D'après les amateurs ce sont des balles d'un fort calibre.

 

L'administration de l'Ecole, pressée de se débarrasser de ces anciens combattants braillards, active leur diplôme, et le leur fait délivrer avec beaucoup d'indulgence. Certains d'ailleurs ont encore un statut assez curieux : Garrouste, capitaine d'active, se bat encore en Indochine, et quand il rentre, en I952, le pince-fesses en son honneur s'appelle "l’Opération Banane", allusion à des opérations montées pour récolter à ces messieurs les officiers les décorations dont ils ont le plus urgent besoin.

 

Entre les Anciens et les Nouveaux existe une classe jamais nommée : les supplémentaires, qui passent leurs analos (éléments analytique et font leur seconde année d'architecture. Quand on devient ancien, au cour d'une séance houleuse de protestations ("Non ! Pas lui ! Il est trop con !") la formule est :

 

- Un tel n'a jamais été nouveau !

 

Formule qui participe de la même assurance que : "Le nouveau parle à son tour, et son tour ne vient jamais", avec sa variante : "Le nouveau n'a que le droit de se taire, et il peut lui être retiré".

 

Certains diplomables, qui ont "un esprit de chiotte" parait-il comme le nommé Chaperot, ne passent jamais anciens. Kenan, le turc, qui boit du vin blanc et n'a qu'une peur : retourner chez lui, glapit à longueur de charrette :

 

- Japerot ! Au lavabo !

 

Jacotte, la seule fille des supplémentaires, doit chanter "Dans son boudoir la petite Jacotte". Elle se résigne avec mauvaise grâce à détailler ce que fabrique cette homonyme et finit par pleurer, debout sur son tabouret, ce qui, loin d'attendrir les anciens, les met dans des colères noires. J'apprends, qu'en fait, ils se vengent : elle a cherché à les allumer, l'un après l'autre, en promenades au Vert-Galant, et les a laissés en plan après quelques vagues préliminaires. Au gens de sa classe aussi elle fait du charme jusqu'à faire dessiner ses analos par Métreau, amoureux d'elle. Sire, juché sur son tabouret, crie :

 

- Tu es un con, Métreau ! Tu n'auras rien !

 

Une des premières questions en arrivant à l'atelier est :

 

- Est-ce que tu as la vocation ?

 

Si on a le malheur de répondre oui, c'est un engrenage de brimades infini, et si on dit non on s'attire la remarque :

 

- Alors qu'est-ce que tu viens foutre ?

 

Autre question, gage de moralité :

 

- Toutes les femmes sont des putains sauf qui ?

 

Inutile de répondre, en se croyant plaisant : Gina Lollobrigida ou Syvana Pampanini, la seule réponse pour se faire bien voir est :

 

- Toutes les femmes sont des putains, sauf ma mère.

 

- Enfin en voilà un qui a un sentiment humain !

 

Des lézards et lézardes à deux pattes, assis le long des murs, face au portique de Gaillon, boivent le soleil de la matinée pendant que l'un d'eux fait l'andouille pour attirer l'attention du directeur, ce pauvre Untersteller, si peu fait pour comprendre la plaisanterie et qui a, malheureusement, un accent tudesque qui se prête admirablement à la parodie. Tout est prétexte à glander. Au-dessus de la salle de l'Horloge, à gauche de la cour du Mûrier, branlotins et branlotines accèdent aux toits par d'anciennes loges de sculpture. Je prends là des bains de soleil, en lisant sur le zinc l'admirable dictionnaire d'ameublement de Viollet-le-Duc ou les délicieux recueils des Petites Maisons d'Italie, des immortels Kraft et Ransonnette.

 

Les caves de la bibliothèque sont aussi très fréquentées. On s'y laisse glisser par un des soupiraux de la cour, qui donnent dans des tas de sable faciles à remonter. Garçons et filles vont furer dans une semi-obscurité peuplée de plâtres menaçants généralement en mauvais état, modèles pour fusains qu'on ne donne plus à l'admission, collection de moulages qui dort là parait-il depuis Labrouste, architecte de ces lieux souterrains.

 

Le mot "baiser" est employé de façon bien plus désordonnée que la chose. "C'est baisant", ou même "c'est vachement baisant » marque l'admiration, "c'est chié" 1’amusement (mais : "il est chié, ce mec" veut dire : il est fou). C'est con pour lui ou "c'est drôlement con" : l'apitoiement. C’est un langage rassurant et pas compliqué. A certaines finales il suffit de rajouter une terminaison pour les relever agréablement : ainsi à panse on ajoute "de vache" (parce que panse de vache)

 

- Qu'est-ce que tu en penses, de vache ?

 

(On peut dire aussi "de panier", à cause d'anse de panier).

 

A pelle il est élégant d'ajouter "à tarte, ou "à charbon " :

 

- Comment tu t'appelles, à charbon ?

 

 La finale pine se devait d'être suivie immanquablement par "de ch'val", comme dans la romance du 14 Juillet :

 

- Et quand refleurit l'aubépine (de ch’val);

 

La finale elle par "de pigeon" (aile de pigeon). Certaines demandent plus de raffinement : la finale mets, se doit, elle, de se terminer par "ta main dans ma culotte". Ce sont de belles manières de langage, simples et de bon goût, où la vache, le ch'val, le pigeon et la toiture en zine (plus l'ours et le lapin) jouent un rôle de premier plan, encore qu'une certaine indépendance d'esprit consiste à mettre n'importe quoi :

 

- Comment vas-tu, main dans ma culotte, et Pas mal et toi de ch’val, ont aussi leurs amateurs.

 

La "simple supposition" a aussi beaucoup de succès, suite au célèbre Vensdelab. (Une simple supposition que tu t'appellerais Vensdelab. Que tu jouerais aux cartes. Que tu perdrais. Et que tu serais furieux; je pourrais te dire : Joue, Vensdelab, et souris, (jouvence de l'Abbé Soury).

 

- Une simple supposition que tu t'appellerais Bonnière, je pourrais te dire : Bon, Bonnière..

 

Une simple supposition que tu t'appellerais Moiset, et que tu frapperais à la porte, et que je désirerais que tu entres, je pourrais te dire : "Entrez, Moiset"... (L'entremoise est un terme de charpente).

 

"Il a la gueule en dégauchisseuse"... "Que tu es beau, Binard !"- "C'est en polissant qu'on devient polisson"...

 

C'est à de telles scies qu'on reconnait une culture.

 

Dès mon arrivée chez Perret, je me mets avec ardeur à mon nouveau travail : apprendre par cœur les quelques 365 chansons du répertoire, de La Tôle à la Romance du 14 Juillet. Il règne dans ce domaine une véritable émulation : c'est à qui trouve, apprend et interprète de ces petits bijoux qu'on trouve au fond des tiroirs des commodes de fermes, à la campagne. Beaucoup sont restés dans l'esprit de leurs petits camarades pour la chanson qu'ils interprétaient avec âme : Rambach - une voix admirablement fausse, même seule, même en canon, même au milieu de trente autres, Thfoin, qui susurre (avec une horrible voix de basse) :

 

Du gris que l’on prend dans ses doigts,

 

Et que l'on roule...

 

« Tu n’fumes pas, dis ? T'en as d'là chance;

 

C’est qu'pour toi, la vie, c'est du v'lours.

 

L’tabac, c'est l'baume de 1’souffrance,

 

Avec lui, 1'fardeau z'est moins lourd."

 

 

Comme les chansons grivoises, ou carrément obscènes, sont connues de tous, on recherche des romances,

 

Vous êtes si jolie,

 

0 mon bel ange blond...

 

Fernier et Paulmard qui exhument ces splendeurs du XVIIIe que sont "Les Mères d'A Présent" et "Le Con et la Bouteille" tombées en désuétude dans les ateliers, et c'est une parodie, fort drôle d’ailleurs, "Dans les Jardins de Trianon", qui leur donne l'idée de rechercher les vraies romances du temps de Louis XVI.

 

La chanson et la musique occupaient une première place dans le goût des architectes. Plutôt Mozart et les Italiens que Beethoven. Les postes de radio ne sont pas tolérés à l’atelier : il faut donner de la voix, payer de sa personne, chanter.

 

J'avais commencé, chez Vivien, en l'absence de tout conseil, à dessiner directement mes esquisses à l'encre de Chine et à la pleine (au lieu du tire-ligne...) et à tirer les traits avec une équerre - au lieu d'un té. C’est Cabot qui me le fit remarquer bien plus tard :

 

- On se marrait bien à te voir gratter avec ça ! Mais tu ne faisais pas de taches...

 

 Pour l’enseignement, il faut se débrouiller tout seul. Rien de prévu sauf quelques vagues cours à l’Ecole, peu suivis. A leurs débuts à l’atelier, les jours de charrette, les nouveaux et les supplémentaires sont tenus, sous risques de sanctions, de dessiner pour le compte des Anciens. Beaucoup de petits conards, venus leur bac en poche, avec déjà des mentalités de ronds-de-cuir ou de militants de cellule, trouvent injuste ce système tribal primitif qu’est un atelier. J’y suis parfaitement à l’aise. C’est le seul milieu auquel j’ai parfaitement adhéré : avant et depuis, j'ai toujours vécu en marge. Le collège, l’armée, autres milieux tribaux, primitifs avec leur initiation, leurs rites me parurent vraiment barbares, pas drôles, surtout fatigants, crevants, avec des mecs que je n’avais pas choisis : pas des potes, des mectons de hasard, des officiers de fortune, des copains de rencontre, en simili - rien de compact. J'aurais cru que c'était autre chose, mais je ne me faisais pas d’illusions, dès le départ.

 

Pince-fesses

 

C'est le premier pince-fesses auquel j'assistais. Nous, les nouveaux, plus ou moins à poil, trimballions depuis huit jours des barriques depuis Bercy, où les marchands étaient très vite arrivés à nous saouler sous prétexte de nous faire goûter leur vinasse- et en rentrant avec le tonneau sur la charrette du bougnat, Sire vacillait et tanguait :

 

- Attention à la bordure du trottoir !

 

Sire, un barbu, était le chef-cochon, quelque chose comme le sous-officier à l'armée, ayant à faire le tampon entre les anciens qui lui donnaient les ordres et les nouveaux pas toujours d'accord pour les exécuter. Il était aussi chargé de nous peindre une partie du corps en vert et l'autre en rouge, d'aller camoufler nos pantalons chez tous les bistrots du quartier pour donner aux anciens le divertissement de nous voir déambuler à poil sous des impers d'un cafeton à l’autre -voire, ce qui était le fin du fin, d'aller prévenir les flics du commissariat Saint-germain en brisant la glace du bas de la rue Jacques-Callot :

 

- Venez vite, mossieu commissaire ! Il y a dans la rue dangereux satyres tout nus sous cirés qui terrorisent ménagères paisibles !

 

(Le tout téléphoné avec un affreux accent par un Turc comme Kénan, pour faire plus vrai...)

 

Maintenant on y était. On n'attendait plus que le patron. Les anciens, déguisés en ours, en curé, en bonniches, se calfataient la gargante pour passer le temps; le massier, Ceyssac, un petit nerveux marrant, avait mis son beau costar des dimanches, bleu à fines rayures, le seul "en bourgeois » par respect de notre Auguste patron.

 

Le v’là ! gueula le nouveau de mate sur la soupente.

 

- Arrêtez de lancer des bombes à eau, bande de cons ! gueula Ceyssac dans 1'escalier.

 

 Ce désidérata ne s'adressait nullement à nous, mais aux Madelain et autres qui prenaient un malin plaisir à viser de leurs engins la tête vénérable du père du béton armé. D’ailleurs, en bas, un ancien, gilet rayé, vêtu d’un uniforme de groom qui tui arrivait au milieu de ses bras velus et à peu prés aux genoux, se précipitait, un parapluie à tranches rouges et jaunes aux mains. Quelques minutes après, les dernières bombes à eau s'écrasaient sur le trottoir, et Perret, indemne, faisait son entrée à 1'atelier, parmi cette bande de chimpanzés qui entonnaient "le Pompier" avec ferveur.

 

Le repas avait été dressé sur une estrade au fond face à la porte, et Perret, au milieu de la table, en costume bleu ciel, barbe blanche, parfaitement chic, bouffait tranquillement sa côtelette tandis que devant lui Ceyssac tenait une assiette devant la figure du Vénérable pour lui éviter les rafales de petits pois qui commençaient à fuser. Ceyssac se marrait, son costar déjà complètement défraichi, immettable... Malheureusement, comme pendant le pince-fesses toutes les distances étaient abolies, ce bougre de Sire avait eu l'idée de faire prendre la purée avec du plâtre "pour qu'elle fasse prise plus vite ». (Il avait quand même abandonné l'idée du ciment prompt, trop dur)*. En bas, assistant au diner des autorités criblées de petits pois, puis vacillant sans broncher sous l'artillerie lourde de la purée à Sire, la foule tanguait. De toute façon, tout le monde savait que le gueuleton était de la frime, et autant en prenaient les carreaux... Par contre, le tonneau et les bacs à ponches en prenaient un méchant coup, comme les tas d'oranges achetées au rabais aux Halles. L’orchestre, sur la soupente face au patron, jouait sans discontinuer le Pou et l'Araignée, le Bois Mort et autres airs de circonstance. Jacotte, très drôle en servante bretonne, bonnet tuyauté et robe longue, nous montrait le plateau à fromages qu'elle portait à la table en nous disant /

 

- Servez-vous, tas d'andouilles, ces gars-là n'ont besoin de rien...

 

Elle arriva le plateau vide. A la fin du repas, on voyait Perret toujours majestueux, rotant finement, presque hilare dans l’énorme bordel qui secouait l'étage, et la gueule stupéfaite de Marestin qui mettant sa main à sa poche, tout content d'avoir échappé au bombardement, et s'en croyant indemne... en tirait un énorme bifteck saignant !

 

Perret partit vers 2 heures, après un autre Pompier d'honneur. Ensuite, fatalement, les deux ou trois cent bougres et filles entassés dans un local si exigu s'en donnèrent à cœur joie, ayant abdiqué toute retenue. C'était à la bonne franquette ; Comme la soupente avait abondamment été garnie de paille, un petit plaisantin eut l’idée, vers 2 h. du matin, de tirer les rideaux qui cachaient les ébats et d'y braquer le gros projecteur de l'orchestre... Ce fut un franc succès. Badel, entre autres, à poil avec des chaussettes rayées et se relevant de sur une donzelle, furieux, n'était pas mal du tout.

 

Pendant la charrette de première, je gratte avec Mezza et Giuresco sur le projet d’Ismène. Mezza, égyptienne et pas belle, fait fi de la qualité d’ancienne d’Ismène et profite du fait qu’elle dessine pour elle pour lui faire des réflexions du genre :

 

- Ismène, il ne te faut pas faire ceci, Ismène il ne te faut pas faire ça.

 

Et l’autre, visiblement furieuse ne trouve à dire que :

 

- De quoi je me mêle.

 

Du coup j’en profite, pratiquant le même humour à froid pour lui demander :

 

- Comment ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est une contrevérité ? etc...

 

Giuresco, comme tous les Roumains très au courant des chausse-trappes de la langue française, se marre franchement. Je le crois lui aussi amoureux d’Ismène (il n’est pas le seul). Ismène Esfandiary est une jolie femme, de petite taille, vêtue de rouge avec des talons plats, et un long nez : tout à fait ce qu’on suppose de Cléopâtre IV. Egyptienne elle aussi mais ayant je crois des puits de pétrole en Iran. Mariée à ce nabot de Benoît, richissime fils de marchand de peaux de lapins dont le vrai nom est Zylberstein, ou Glutzenbaum, et qui, ayant mauvais esprit « ne sera jamais ancien ». La position d’Ismène, assez snob, est difficile dans cet atelier où les gens de sa génération lui font une cour plutôt directe, et où son mari est pris pour un con.

 

L’an dernier Autissier, visiblement amoureux d’Ismène, a voulu, pour l’humilier devant elle, envoyer son mari se mouiller la gueule. Benoît s’y est refusé, Autissier est descendu furieux de la soupente et ils ont commencé à se battre à coups de tabourets. Tous les anciens se sont mis à brailler comme des ânes et ont jeté dehors les supplémentaires et les nouveaux (dont je suis). Du palier on les entendait s'engueuler violemment.

 

- Ils commencent à nous emmerder, avec leurs histoires de bonnes femmes.

 

Avant le départ pour les Indes de l’Expédition Tortue, Isméne, amoureuse de Stevens, le relançait, venait gratter sur son projet, lui collait ses seins sous le nez, sous prétexte qu'on est très serrés, en temps de charrette... Et lui n’en voulait pas du tout. Plus tard, passant par Le Caire, Vitold, Pierre, Roman etc.. débarquent à l’improviste chez Isméne, qui avait l'air un peu gênée de les recevoir.

 

- Comment ? Tu n'es pas contente de nous voir ? (dit Vitold avec sa grâce ordinaire).

 

Finalement la cause de l’embarras est sortie toute seule du placard où elle étouffait : c'était Benoît, qu'Isméne avait planqué en entendant les autres lascars l'appeler dans l'escalier :

 

- Isméné! Isméne !

 

Les rapports des anciens et des nouveaux ne sont pas du tout ce qu'on croit de l'extérieur : le fait que les seconds travaillent pour les premiers les agrège à une bande, une maffia, et les anciens les défendent. D'où les hurlements quand un ancien d'une maffia s'attaque à un nouveau qui n'en fait pas partie : son ancien à lui se fout à hurler. Il y a dans cet atelier différentes maffias : les méridionaux (Dédé, niçois, Guichard, avignonnais, la Mathiouse (parisien mais qui a marié une corse, Mireille Cordo), Julien Grande-Gueule, montpelliérain, Pelissier, agathois) les polaques (Vitold, Pierre Rambach)... Je fais alternativement partie de ces deux.

 

En général les gens d'Europe Centrale se détestent. Roumains, Hongrois, Yougoslaves, Turcs... Ils continuent les querelles séculaires, et au mieux, s'ignorent. Tous sont agrégés à des maffias de Français, car ils ne comptent nullement retourner derrière le rideau de fer. Les querelles de préséances divisent aussi nouveaux et anciens. Dernièrement Vigneron, qui gratte chez les Américains, est venu à une réunion d'atelier dans une petite voiture verte à deux places, une Singer qu'il s'est payée avec l'argent de sa place. Il a été pris à parti par ce demi-fou déplaisant de Vaugelade.

 

- Ne ris pas, petit malheureux !

 

En partant Vigneron a dit qu'il quittait l'atelier où il y a de pareils cons, qu'il se fout d'être architecte, et qu'il grattera chez les Amerlocs pour leur pomper le plus de fric possible. Depuis, il n'est pas revenu. Cheng, le Chinois, à qui le même Vaugelade demande :

 

- Pourquoi tu ne viens pas gratter aux charrettes ?

 

Répond :

 

- Comment veux-tu que je gratte pour toi ? Je ne fais même pas mes projets.

 

Tout le monde s'est marré et une réponse aussi franche a mis les féroces anciens d'excellente humeur.

 

1951

 

 Pierre Ayel nous emmène dans une boîte qui vient de s'ouvrir rue du Cherche-Midi : le Fiacre, un antre à tantes découvert par Pernet. Le barman, gonflé d’orgueil, nous fait valoir que le lieu est fréquenté par des gens très bien, comme Marcel Aymé. Je n’y remets pas les pieds. Micheline et Henriette y vont une fois avec Pierre et se moquent du barman qui n’arrive pas à refermer la fermeture éclair du dos d'Henriette. Pierre n’y revient pas non plus, ledit barman lui ayant demandé de lui trouver des garçons pour les prostituer.

 

Est-ce cette année-là que pour le Bal de l'Ecole un nommé César expose devant la bibliothèque du 14 rue Bonaparte une espèce d'espadon en fer soudé, dont les yeux sont des plots électriques en porcelaine ? Cette sculpture remporte un vif succès près des élèves.

 

Le Plôme à Dédé

 

 

 Cet hiver 1951, je regardais des peintures rue Bonaparte, à coté du "Café des Deux Académies" (Chez Yo, une boutique infecte) quand une tape à démolir un bœuf me tomba sur l'épaule.

 

- Qu'est-ce que tu fous là ?

 

C'était Dédé, un des anciens de l'atelier, qu'on accueillait par ce refrain ; allusion à son nom ;

 

Et si ma sœur à cent cinquante de tour

 

Ce n’est pas d'ma faute (bis)

 

Et si ma sœur a Cent cinquante de tour,

 

C'est pas d'ma faute c'est la faute à l'amour.

 

- Ah tu fous rien ? Viens gratter sur mon plôme.

 

Dédé Detour habitait onze rue de Lille, au coin de la petite rue Allent, un entresol bas où comme à l'atelier il avait aménagé une soupente, cette soupente restée mythique dans l’esprit des architectes et que j'ai retrouvée plus tard dans la plupart des maisons de mes petits camarades. Dans l'entrée, un petit bar où se faisait à boire et à manger qui voulait : ce qui était au maître de maison était à tout le monde. Cette libéralité venait d'ailleurs de coûter cher à ce géant niçois : sa femme, lasse de coucher dans le même lit que les deux ou trois amis de rencontre de Dédé, lasse de ne plus trouver un vêtement qu'il balançait par plaisanterie dans l'appartement, lasse de n'avoir rien à elle, venait de disparaitre avec Gamon, un médecin, le meilleur ami du couple. Dédé faisait mine de s'en moquer et à l'atelier disait à chaque tête nouvelle :

 

- Ce salaud là a la gueule de Gamon.. Va te mouiller la gueule !

 

Mais il était beaucoup plus affecté qu'il ne voulait le laisser voir, le matin il me racontait ses rêves, en saignant du nez.

 

- J'ai encore fait un cauchemar ; j'ai vu ce fumier de Gamon avec Maritchou...

 

J'allais donc dessiner sur son diplôme. Je mettais une de ses immenses vestes à carreaux rouges et noirs de trappeur canadien si à la mode. Il y avait là Métreau, un analyste très sérieux, travailleur, puritain et sympathique, les cheveux en brosse, pas du tout le genre de l'Ecole - Puis Fernier, un des "marrants", beau garçon un peu maquereau, dédaigneux, déjà dévoré par l'envie de réussir, de se placer, mais bourré de drôlerie (il jouait au piano n'importe quel article de journal pour faire "rigoler les potes" : ambition louable et très répandue). Fernier avait amené son copain Paulmard, dont je n'ai jamais su ce qu'il foutait à l'Ecole. I1 était peintre, soi-disant, et vivait d'abord avec César, sculpteur inconnu, au-dessus du « Soleil Noir", une petite boite d'édition en face de la Rhumerie. Avec des pouffiasses, ils plantaient des zinnias dans les lames de parquet, ce qui leur attira des ennuis avec les pseudos-surréalistes du "Soleil Noir", dont le plafond s'ornait de cartes, puis Paulmard émigra chez Comoglio, un vieil antiquaire pédé de la rue Jacob dont on disait qu'un shah de Perse avait fait la fortune : Paulmard occupait chez ce vieux bougre sympathique et entouré de jeunes gens, une chambre somptueuses que l'autre l'avait laissé libre d'orner de magnifiques paires de cornes. Il faisait défiler dans ce lit crapaud en laque noire les marquises à bascule qu’il levait aux Assassins. Paulmard avait une maitresse ravissante, Mireille : ils restaient ensemble tant qu'ils avaient de l'argent, et se séparaient pour en chercher ensuite chacun de son coté. Mireille était une admirable brune, qui vint une fois à un bal de l'Ecole en bas à résille et bustier noir : elle était magnifique.

 

Le travail de Paulmard consistait apparemment à décorer de deux tableaux (Landru et le Curé d'Uruffe, avec la rosette de la Légion d' Honneur à la boutonnière) le local des Assassins, dont il sautait, me semble-t-il, 1a patronne, en tout cas elle l'y laissait bouffer pour queue d'ale.

 

Il avait la tête de Burt Lancaster dans Véra Cruz, et même la dizaine complète : blue-jeans presque blancs, gilet d’aviateur, sourire éclatant, voix petite et rieuse, cheveux noirs frisés. Il aimait bien aussi se promener en clergyman aux alentours de Saint-Germain pour proposer des photos obscènes à de respectables couples anglo-saxons, à la grande joie des copains qui l'épiaient de la terrasse des Deux Magots ou du Bonaparte.

 

Qu'est-il devenu ? Je l’ai vu une fois avec stupéfaction faire un Mexicain de fantaisie dans une réclame pour des caramels... Quant à Fernier, toujours combinard, il évita pendant longtemps de filer en Algérie, s'accrochant à Paris comme un morpion - puis il remit sur pied un vieil hôtel particulier qui tombait en ruines dans le Marais- puis en mai 68, toujours bouffon mais sale bougre, il persuada ces pauvres pommes de Rambach et Detour de déchirer leurs cartes d'architectes devant la télé : aussi secs ils se retrouvèrent rayés de l'Ordre quand celui-ci fut revenu - et Edith, la seconde femme de Dédé, qui s'appelait elle-même "la marmite norvégienne" cherchait Fernier dans tout Paris pour lui casser la gueule.

 

En tout cas, cet hiver 51, Paulmard radinait triomphant rue de Lille, l'air faussement modeste du mec qui revient blanchi à la bande : au 4 z'Arts précédent, il s'était laissé tomber sur les marches de l'Olympia et avait envoyé ses tatanes dans la gueule d'un flic qui voulait l’empêcher d'entrer au bal. C'était donc devenu une sorte de héros national aux beaux-arts.

 

Sur la soupente, chez Dédé, je revois aussi Guichard et Mathieu nous expédier sur la gueule les biffetons que nous venions de leur passer. C’est la première maffia où j’entrais.

 

L'atelier était formé d'un ensemble de "maffias", qui souvent se détestaient, quand il s’agissait d'élire un patron, de nommer un massier ou simplement d'organiser une fête. La maffia à Dédé était en gros composée des plus gueulards, des plus forts en couleur, généralement des méridionaux : Dédé (niçois), Guichard (avignonnais), Mathiouse (parigot, mais sauvé parce qu'ayant épousé une corse, Mireille Cordoliani, et devenu plus corse que sa belle-famille)... Depuis la fuite de sa femme, Dédé draguait. Un soir où j'étais resté à bouquiner studieusement sur la soupente, je vois rentrer Dédé, Guichard, Mathieu, toute la bande, fort surexcités : ils venaient de lever une paire de Nordiques dans un café de Saint-Germain. Mathieu, petit, et qui était allé en Suède soigner ses complexes, avait beaucoup de goût pour les Scandinaves. Une des deux filles - je ne sais ce qu’est devenue l'autre - épousa Dédé aussi sec; ce fut Edith.

 

Ce qu'il y avait de très chouette dans toutes les maffias dont j'ai fait partie, c'est la chaleur humaine, la drôlerie dans le déconnage, la rigolade qui y régnaient. Dans aucun autre groupe humain je n'ai connu cet aimable laisser-aller. Tout le monde cherchait à faire marrer les copains, et il semblait que c’eut été le seul but de la vie. Les femmes étaient aussi elles-mêmes fort drôles, pas du tout pincées et emmerdantes comme on nous prédisait qu'elles tourneraient à quarante berge : prédiction ratée, puisque (en général) celles que je revois sont restées les chères clownesses qu'elles étaient à vingt ans.

 

L'enseignement donné aux Beaux-arts en architecture s4il n'avait été que grotesque, aurait encore joui des privilèges de la cocasserie. Malheureusement il était, de plus, nuisible. On en voit aujourd'hui, avec trente ans de retard, les effets. C'est avec la satisfaction d'avoir eu raison que je vois abandonnée par ses habitants forcés, la cité lorraine concentrationnaire de Le Corbusier, le tsar architectural de l'époque, dont le nom évoque à la fois le corbeau et l'obusier, un vrai désastre de l'après-guerre. Si encore ses divagations s'étaient arrêtées au Modulor... Mais étaient sortis de sa tête suisse une nuée grouillante de sous-ordres, de sous-traitants de la misère, qui dessinaient à tour de bras des cages à habiter comme seul Big Brother en rêve. Eux les construisaient, avec l'aval du Ministère de la Reconstruction. C'était à qui ferait le plus laid, le plus inconfortable, le plus grandiose dans le concentrationnaire : la façade de quatre cent mètres de Sarcelles et ses trois mille habitants. Par simple réinsertion sociale, on devrait contraindre les architectes à habiter ce qu'ils infligent aux ouvriers. Mais seulement le temps de durée de l'immeuble, choisi comme circonstance atténuante, la perpétuité, en France, ne dépassant jamais vingt ans,

 

Dans cette Université incroyable où les mots Arts, Gratuité, Beauté, n'étaient jamais prononcés, de vieux caciques comme Auguste Perret tenaient agréablement la place du totem peau-rouge qui se dresse devant le Musée de l'Homme. On le regardait curieusement, comme une relique de temps très anciens : celui du Théâtre des Champs-Elysées. Quand il venait à l'atelier, encore en 1952, c'est dans un silence religieux qu'il prononçait la phrase sacramentelle : "Un théâtre, c'est un panier dans une caisse". Puis il jetait un œil olympien sur les panais où planchaient les élèves, et disait : "C'est bien". C'est tout l'enseignement que je lui ai jamais vu dispenser.

 

Par contre, pour un architecte, il en eût remontré à plus d'un tailleur. Auguste Perret, chaque fois que je l'ai vu, était très élégamment vêtu d’un complet bleu-ciel, tirant légèrement sur la lavande, qui mettait en valeur son crâne chauve et sa barbe blanche. Il portait aussi une pochette en soie. On racontait qu'en 1937, à l'inauguration du Palais de Chaillot, il était allé ostensiblement pisser, pendant les discours officiels, contre l'œuvre immortelle de Carlu, qu'on lui avait préféré, puis il s’était essuyé avec sa pochette.

 

Perret était un vieil architecte historique, comme sa pochette, couvert de gloire et sympathique aux élèves. Hélas, un des derniers monuments qu'il commit, la Tour d'Amiens qui porte son nom, est une redite du vieillard que quarante ans après le théâtre des Champs-Elysées, il était devenu. Même les souvenirs de Perret ont disparu. La tête en plâtre, par Bourdelle, servait à l’atelier de ballon de foot à des imbéciles, ces futurs architectes dont l’Equipe et le Tour de France étaient la seule formation artistique.

 

Les Elèves ne se bilaient pas beaucoup. Je n’en ai vu aucun mourir de méningite. D’ailleurs ils ne venaient pas à l’école pour attraper de maladie. C’étaient en général des fils de notables provinciaux -notaires, industriels, évêques, que sais-je, qui mettaient en pratique, de façon innée et définitive, les vertus de leurs géniteurs. Ils étaient là pour apprendre un bon métier qui rapporte, un point c’est tout. La métaphysique de l'art : la Beauté, n'était pour eux qu'un mot dépourvu de sens. Aussi se roulaient-ils avec jouissance dans les barèmes de M, Le Corbusier, expert en meccano. Aligner des cellules les unes à côté des autres, en béton banché ou précontraint était 1eur ouvrage favori : leur esprit aussi était précontraint. Je me souviens de l’étonnement de l'un d’eux -un Marocain, pas mauvais cheval d'ailleurs- à qui je conseillais une fois de regarder les sublimes divagations de Claude-Nicolas Ledoux.

 

- Mais pourquoi faire ?

 

Il était absolument éberlué.

 

Les plus sympathiques étaient ceux qui, pas dupes du système s'y intégraient sans y croire : il fallait bien avoir un métier, "se donner un air", l'air de faire quelque chose, si utile en France, où on vous soupçonne tout de suite de je ne sais quelle noirceur si vous glandez. Justement, en dernier ressort, il y avait aussi les glandeurs, les branlotins. Dont, en tant que Dendrologue, j’étais une illustration des plus voyantes. Ces gens ne formaient nullement une bande, c'étaient des individus, un peu comme des fakirs, des gens, en état de cause, pas sérieux. Je dois dire que me carrière de Dendrologue a duré huit ans. C’était la fête continuelle : bals, pince-fesses, 4 Z’Arts etc. Amies et flâneries sur les quais avec ou sans 1es fanfares, avant que le bougnat Pompidou fasse passer les autos sur la berge du ravin qu’est devenue la pauvre Seine, Je n’ai nul regret de cette jeunesse, et même j'en tire une intense jubilation, quand je vois les bons élèves, les fils de notaires et d’industriels provinciaux, avec toutes leurs provisions, tirer par la queue le diable du chômage...

 

En fait, si on veut bien regarder son déroulement, les occasions qu’on a de prendre la vie au tragique sont minimes au regard de celles qu’on a de la trouver burlesque. La vie est presque toujours futile, illogique, ridicule.

 

Du boulevard Voltaire, Micheline a déménagé dans un quartier nettement plus civilisé : au onze rue de l'Université, pas loin de la rue du Pré-aux-Clercs où j'allais jouer enfant chez mes amis Limal. Ce onze est un vaste hôtel particulier avec une porte cochère imposante. Par des escaliers dérobés (dérobés à qui ?) on accède tout en haut, sous les toits, à des couloirs de chambres de bonnes à carrelage rouge, habitées par une faune étrangère qui remplace les domestiques depuis longtemps envolés.

 

Cette chambre mansardée a beaucoup de charme. On ne peut se tenir debout que dans la partie proche de la porte, le carrelage est bossu, et le jour descend d'une tabatière qui donne sur le toit. Heureusement il y a souvent du soleil et c'est toujours tenu avec la propreté scrupuleuse de la maitresse des lieux : eau de Javel et eau de lavande en mi-parties. Elle sous-loue 800 francs par mois ce comble mansardé, ce qui est dérisoire. Pierre l'y a suivie, et je leur fais des scènes atroces. C'est sur les bons conseils d'Henriette que Micheline a pris un ami "plus expérimenté". Au lieu d'être affligé, j'ai le mauvais goût d'être jaloux. Pierre me dit que Micheline cherche à se faire épouser, et elle me dit la même chose de lui, es c’est sur cette obscurité qu'un beau jour ils se séparent.

 

Alain vient jouer les fauchés dans les caves du quartier. Comme Colas, il a raté son bac à Stanislas, mais son père, qui ne plaisante pas avec ces détails, le lui fait repasser dans une boîte à bac rue Surcouf, dans le quartier si calme des Invalides. C'est une pension mixte. Je ne sais si les parents d'Alain sont au courant de cette particularité. Colas et moi allons le voir, de la rue de l'Université c'est une promenade. Nous le trouvons vautré dans une petite chambre, sur un canapé louis-Philippe Au mur des cartes postales des mannequins de Chirico, sur la table, parmi les cahiers et les livres, un pick-up braille l'Ornithology, de Charlie Parker. Cette boîte à bac est d'une sévérité bien jouée. Alain fume du tabac blond Half and Half, il nous fait les honneurs de la cour très ensoleillée où règne un aimable désordre, garçons et filles sous la garde d'un vieux petit bonhomme à costume croisé bleu-marine qui n'a pas l'air bien féroce. Tout en pétunant, Alain nous présente une brunette gentille, Françoise. Il a 19 ans, elle 17. Comme les parents d'Alain sont en vacances, ils vont à Montrouge faire l'amour, par provocation, dans leur lit. Tellement bien qu'à la fin des cours, en septembre, Alain décroche son bac et Françoise un bébé, sa fille Sophie ne demandant qu'à naître.

 

Le snobisme d'Alain s'est déplacé de 1'existentialisme (il s'est fait virer de Stan parce que Cadavre, le préfet de première, a trouvé dans son pupitre l'Etranger de Camus) vers le surréalisme. Il donne dans le genre à la mode à Saint-Germain, lit Benjamin Péret et a le culot de nous taper d'un ticket de métro pour rentrer chez lui, alors qu'il a un scooteur garé près du commissariat de la rue de l'Abbaye. Il a eu aussi une histoire où son père a été obligé de porter le chapeau, car il a volé à l'étalage du Gibert de la rue de l’Ecole de Médecine un exemplaire de Lautréamont, "ce livre ne pouvant être que volé".

 

Son mariage s'est fait de la même façon, pour provoquer ses parents. Je crois qu'ils ne se sont jamais beaucoup occupés de lui. Le meilleur, c'est que Françoise et lui font un bon couple. Les parents les ont logés rue de Civry, une rue à dache, du côté du boulevard Exelmans, où personne ne va jamais. C'est un appartement de la famille. Alain s'est jeté dans l'étude du Droit. Mais auparavant il faut que je me remémore une de ses ruptures avec sa famille. Fréquentant Saint-Germain et lisant l'ineffable Breton ("Lâchez tout, partez sur les routes !") Alain, dont la vie chez lui était "intenable", nous fait venir un jour, Pierre et moi, à Montrouge pour déménager. C'est probablement l'exemple de Micheline qui lui est monté au cerveau. Il a loué une voiture à bras, et pendant que nous y entassons ses livres et ses disques, le phono joue "St James infirmary", c'est dire si le folklore est complet. Pierre et moi, abusés par ses discours, trouvons qu’il a bien raison de quitter une famille où sa personnalité est méconnue.

 

Il se réfugie chez un de ses amis, Grove, rue du Bac, un ivrogne qui veut devenir officier. Depuis Montrouge, c'est loin.

 

Vers cinq heures de 1'après-midi, nous passons devant le collège d'Hulst, où est Marie-Pierre, sa sœur. Comme c'est la sortie des écoles elle le voit et lui fait de grands signes mais il demeure de marbre.. Je commence à me demander s'il ne l'a pas fait exprès, de passer dans ce quartier ? Toujours est-il que le soir, vers dix heures, Colas bien ennuyé frappe à ma porte :

 

- Tu sais où est Alain ?

 

- Pourquoi viens-tu me le demander, à moi ?

 

(Il nous avait demandé le secret le plus absolu).

 

- Parce que ses parents le cherchent, et qu'ils m’ont téléphoné !

 

- Mais comment ont-ils eu ton adresse ? Dis-je, stupéfait.

 

- Il avait laissé son carnet sur la table au milieu de sa chambre !

 

- Eh bien ils n'ont qu'à chercher encore...

 

- C'est qu'ils sont en bas, et qu'ils vont monter...

 

Je donne donc l'adresse de ce libertaire en peau de lapin, et le soir même Alain réintégré le logis familial...

 

Micheline a fait connaissance d'un certain Keïta Fodéba, "chef des ballets africains". Je lui abandonne la parole :

 

"J'avais fait des dessins de ballets sur un sujet qui me plaisait ; la Rage de Vivre, de Mezz Mezzrow. Mlle Croissant, qui dirigeait le cours de dessin du boulevard Montparnasse, tombe un soir sur mon carton.

 

- Oh que c'est beau !

 

Elle monte à sa chambre et se met à pleurer, comme dans la chanson du Pont du Nord, cette personne n'ayant jamais pu déguiser un sentiment, même bon.

 

- J'aurais tellement aimé faire ces dessins !

 

Ayant pris conscience de leur valeur par l'envie qu'on m'en témoignait si ingénument, je m'achemine d’un pas guilleret vers la Boule Rouge, rue de la Harpe, un bistrot pour nègres où Claude Nasty a ses entrées. Par Claude, en une heure je connais tout le monde. Je fais entre deux bops la conquête d'un nommé Poupou, qui se dit cinéaste. Il me tire les lignes de la main sur le rebord du bar :

 

- Ma quelle chance étonnante ! Et rien que par des hommes de couleur ! Amours, délices et voyage Congo !

 - Vous ne voyez pas aussi quelques petits ballets ?

 - Si, si, bien sûr ! Théât’ et comédie ! Je vous vois samedi ?

 

Samedi le Poupou m'emmène aux ballets de Keïta Fodéba, un ami à lui. Je suis atterrée : c'est affreux. Je ne connais pas grand-chose aux ballets, mais la prétention et la vulgarité de ceux-là me sautent aux yeux.

 

- C’est jouli ?

 - Très.

 

A l'entracte, dans les coulisses, nous tombons sur Fodéba en bras de chemise, la sueur du génie sur son frontal et l'œil soupeseur. Je te passe la voiture américaine mi- pistache mi- framboise... Je suis le genre de fille à plaire à un noir, molle, blanche, la peau un peu verte...

 

- Ils sont du tonnerre tes ballets, me dit Fodéba, malheureusement "La Rage de Vivre" c'est impossible à monter : je n'ai pas de blancs dans ma troupe (les gangsters de la Grosse Pomme). Remarque, on pourrait peindre mes boys...

 

J'aurais fait n'importe quoi pour voir mes costumes et mes décors sur une scène, je devins donc l'amie de Fodéba. Je fis connaissance d'un tas d'étudiants noirs, dont un grossoyait une thèse énorme qu'il me dédicaça sur une prétendue civilisation noire inconnue, à laquelle l'Egypte antique doit quasiment tout. Comme il n'en reste rien, ça simplifie les recherches. La plupart de ces gens sont gentils, puérils et ignares à un point difficilement concevable. J'étais, pour ma part, très déçue, comme la plupart des filles qui ont voulu y tâter. Ils sont très flattés d'avoir des blanches, mais la réciproque ne dure pas. Leur réputation est bien surfaite.

 

De nuit blanche en nuit blanche, Fodéba ne me parlait plus de ballets. Un jour, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Bac, je tombe sur l'affiche de la prochaine tournée des "Ballets Africains", il l'avait fait dessiner par sa maitresse en titre, une autre gourde dans mon genre; il ne m'en avait même pas parlé. L'affiche était d'ailleurs affreuse, mais ça ne m'a pas consolée... J'ai déchiré mes dessins."

 

(Des années après, Keïta Fodéba fut fusillé par un autre Congolais, président de cette république, sous prétexte de complot).

 

La mode dans notre petite bande est de parler le wonderland (le langage d'Alice). On est flivoreux (frivole et heureux) bien qu'entouré de bournifleurs et de verchons fourgus, ce qui, dans la société courante, ne manque pas de créer certains problèmes de relation.

 

Place Vendôme, cet hiver, un bijoutier expose une "Nature morte vivante" de Dali. Un pain, emprunté pour la forme et la texture, à Luis Melendez, et un verre de vin lévitent dans une chambre. C'est le seul tableau en vitrine, mais il vaut le déplacement. Rue des Capucines, en face du Crédit Foncier, un nommé Ernst Fuchs expose dans un local minuscule et tout en verre un immense tableau fait sur une toile rugueuse : un nu féminin vu de dos, une mitraillette dont un spécialiste dirait certainement la marque, et un cerveau humain. Sur le mur d'en face, une œuvre minuscule grande comme la paume de la main montre une Madone qu'aurait pu peindre un primitif italien il y a six cents ans.

 

- C'est une peinture à l'œuf, nous renseigne aimablement la jeune femme, et Pierre, Micheline et moi sommes très étonnés d'entendre sa voix, car dans ce genre de quartier et de boutique les figurants sont généralement muets.

 

Micheline déteste, en peinture, ce que j'aime : le merveilleux. Elle prétend que c'est une peinture intellectuelle, voire descriptive : le comble de l'horreur. Elle se veut peintre-peintre : ceux qui se soucient uniquement de matière (dont l'inintérêt saute aux yeux).

 

A l'agence de la rue de Moscou règnent deux ou trois faux étudiants d'une trentaine d'années, en blousons de cuir d'aviateurs américains de la guerre, qui entassent dans un vaste entrepôt le vieux papier que nous allons ramasser chez des particuliers, après qu'eux-mêmes aient posé chez les concierges des tracts indiquant la date de notre passage. Au mur du bureau, délabré et miteux, une grande carte divise Paris en secteurs, et chacun de nous le matin en arrivant reçoit l'ordre de prospecter un quadrilatère de rues dans tel quartier. Font partie de l'organisation beaucoup de pauvres bougres d'Europe Centrale qui n'ont pas les moyens de continuer leurs études dans les universités françaises, trop chères pour leurs bourses, et dont le passage rue de Moscou est l'avant-dernier palier avant l'état de clochard. Ce sont des personnes déplacées dont aucune organisation humanitaire ne s'est occupée. Beaucoup de Roumains, de Hongrois, de Yougoslaves qui ont passé l'âge des examens et qui glissent peu à peu vers la déchéance, en s'adonnant au gros rouge dès qu'ils ont quatre sous. Ils ont dans le temps fait le rêve d'être avocats, médecins..., et ils se retrouvent obligés de coucher à cinq ou six dans des chambres misérables de la périphérie, et pour gagner un peu d'argent, de ramasser du vieux papier à 17 francs le kilo. Peu de gens comme Ayel et moi sommes là pour gagner notre argent de poche, la plupart des malheureux apatrides font ce métier par la plus pressante nécessité. Encore leur société parallèle de faux étudiants est-elle structurée comme tout autre : il y a des riches et des chanceux, des veinards et des paumés, tant il est vrai que partout où se trouve un groupe d'humains il se crée immédiatement une hiérarchie. Il est reconnu que ramasser cent kilos de papier par jour fait une somme tout à fait rondelette de 1.700 francs qui suffit pour vivre honorablement, mais bien peu chez ces stakhanovistes du ramassage gardent l'argent pour payer leur loyer ou même manger convenablement : ils le boivent ou le jouent. De plus la moyenne n'est pas de cent, mais la plupart du temps de cinquante kilos, ce qui est insuffisant. C'est à peu près à cela que parviennent les ramasseurs. Chacun de nous possède une carte légitimant son action, dans le cas où nous serions arrêtés par les flics. On nous donne un triporteur hors d'usage, et vogue la galère !

 

Vers des quartiers le plus souvent excentriques et bien loin de celui de l’Europe d'où nous partons. On a intérêt à bien connaitre Paris. Heureusement la plupart des gens qui viennent là le connaissent par cœur, pour l'avoir les jours de déche arpenté en tous sens. Mais une chose est de connaître la ville, et une autre de s'y diriger en triporteur dans une circulation redevenue dense. J'en fais l'expérience un matin. Je devais prospecter la place Clichy. Ordinairement nous partons à deux, mais je ne sais pourquoi ce jour-là je suis seul. Je ne sais quelle rue descend assez rapidement vers cette place, mais pris entre deux rangs de voitures qui filent à toute allure, Je m'aperçois tout à coup que mon triporteur n'a pas de freins ! Celui-là dépasse vraiment la mesure ! Je comprends pourquoi à peine arrivés les Yougoslaves et les Hongrois se précipitent sur les triporteurs : bonne bille je me suis laissé refiler le dernier !

 

Je suis pris d'une peur intense, mais impossible de freiner, même avec les pieds : l'engin même vide est trop lourd pour moi et il m'entraîne avec une telle vitesse acquise qu'arrivé sur la place je percute, comme une bombe, le flanc d'un autobus, percutant la tôle... Je vais moi-même le frapper de la tête et ne me rappelle plus de rien. Quand je me réveille, plutôt assommé, le contrôleur, compatissant, m'a assis sur le trottoir. Tous les passagers de la plateforme me prodiguent leurs conseils, m'épongent le font en sang. Puis, comme un flic peut toujours arriver pour faire un constat dont ni le conducteur du bus ni moi ne nous soucions, ils repartent et je vais garer mon triporteur complètement défoncé devant un bistrot. J'ai un franc en poche : juste de quoi téléphoner rue de Moscou pour qu’on vienne me chercher. Mais le patron du bistrot, pris de pitié, ne veut pas que je le paye. J'ai le front et le nez en sang et la tête bourdonnante, les roues du tri sont en forme de huit, même la caisse, un énorme carré de fer, est pliée... Un des types en blouson de cuir vient me chercher avec une camionnette, il charge le tri et nous revenons rue de Moscou boire un café. Il ne pipe mot de l'affaire et je comprends qu'il a eu une peur bleue qu’un agent ait fait un constat, ou que je sois sérieusement blessé, car ni nous ni les triporteurs ne sommes assurés...

 

Une autre fois je fais équipe avec un homme plus âgé que moi, à la nationalité indéfinissable, en manteau râpé, aux chaussures défoncées, et dans je ne sais quel hangar de la rue de Tolbiac une femme qui vient de nous donner une pile de revues nous indique dans sa cave un véritable monceau de rouleaux de papier peint : il y en a peut-être une tonne ! Nous dansions de joie, notre fortune est faite ! Nous remplissons les deux triporteurs à ras bord, tassant les rouleaux, montant dessus pour les aplatir... Et finalement, tanguant et roulant au milieu des voitures, nous repartons pour la rue de Moscou, qui n'est pas la porte à côté. Nous arrivons fourbus, en nage. Mais au moment de jeter notre mirifique trouvaille sur la balance, un des blousons de cuir s'écrie :

 

- Qu'est-ce que vous me portez là ? C'est invendable ! Personne n'achète du papier peint : on ne peut rien en faire ! Ce n'est bon qu'à brûler !

 

Avoir fait tout ce travail et tout ce chemin pour rien ! Pour moi passe encore, qui ai mes parents, mais le pauvre bougre fait peine à voir, et je lui laisse l'argent des dix ou quinze kilos de bon papier que nous avons ramassés.

 

Nous soupçonnons, certainement avec raison, les dirigeant de ces organisations pseudo-estudiantines de garder pour eux une bonne partie de l'argent. Pierre et moi quittons la sinistre rue de Moscou pour une autre organisation, rue Saint Jacques, du côté du métro Glacière, qui a l'air plus régulière. C'est un vaste entrepôt dans un terrain vague, tenu par une fille jolie et renfermée, dont les bougres, jaloux et envieux, prétendent qu'elle se satisfait toute seule. On voit là moins de traîne-misère qu'au quartier de l'Europe et plus de vrais étudiants, l'ambiance y est plus joyeuse, il y a même un bistrot où on boit du vin chaud, mais alors que ce quartier Glacière, l'hiver, porte bien en son nom ! Que d'engelures j'attrape à monter et descendre les étages du vieux Paris ! Car on nous expédie de plus en plus loin, du côté de la porte d'Italie. (Pierre y fera connaissance d'une jolie arménienne). Un étudiant en Droit, jovial et débrouillard, nous affranchit complètement. Il faut agir seul. N'aller à l'organisation que pour emprunter un tri, et ramener le minimum pour ne pas se faire vider. Etre bien poli, bien aimable avec les concierges. Il fait leur connaissance, finit par décrocher la permission de vider les caves et les greniers... Il descend gracieusement les poubelles. Finalement la récupération des vieux journaux n'est devenue pour lui qu'un appoint qu'il va vendre au poids rue Saint Jacques quand il ne peut faire autrement. Il va plutôt chez les chiffonniers du bas de la place Maubert, rue de 1'Hôtel-Colbert, qui donnent 27 francs du kilo. Cet Emmanuel nous y amène. Il les connait tous. Ces gens habitent de magnifiques hôtels particuliers du XVII° s. devenus des bouges à l'abandon, où les chiffs entassent vieux os, peaux de lapins, vieux fers...

 

Une odeur à couper le souffle vous prend dès l'entrée, malgré les colonnes ioniques. Au fond de ces semi-caves, les brocs et leurs copines, sans âge, sales comme des peignes, touillent des frichtis qui ma foi sentent bien bon, et ne crachent pas dans le jaja...

 

Emmanuel tire la meilleure partie de sa subsistance de la vente de livres qu’il découvre dans les greniers. C'est devenu un spécialiste. Il s'est fait une collection de catalogues de ventes et visite les libraires d’anciens du boulevard Saint-Germain et de la rue de Castiglione. Il garde des raretés.

 

- Quand je serai vraiment dans la merde, je pourrai toujours les mettre en vente à Drouot...

 

Il n'aime pas les bouquinistes des quais, qui lui font concurrence. "C'est des envieux". Au besoin, il leur achète de bons titres qu'il va revendre à des libraires huppés. Peu à peu il fait son trou dans cette profession passionnante de libraire d'ancien, et je ne doute pas qu'un jour il ne s'installe tranquillement dans quelque annexe de la rue Saint Jacques.

 

Vite, avec l'argent gagné, nous allons nous commander un uniforme, c'est ainsi qu'on appelle les complets de velours à côtes. Il n'y a qu’une boutique pour les faire, rue de Sennes, après la rue du Sabot et sur le même trottoir, près d’une confiserie, une boutique sombre très vieux chic, avec un ou deux costumes en vitrine. Dedans, de larges tables recouvertes de verre, des aunes à mesurer le tissu, et dans des placards marron et beige des coupons, presque uniquement de velours, dont on sent la délicieuse odeur de sous-bois et de champignon séché. Une petite bonne femme brune, toute vêtue de noir, à la figure couperosée, tient seule la boutique, parlant sans cesse, gaie et bonne marchande. Pierre se commande un uniforme de velours vieux vert et moi noir. Elle nous dit qu'elle fait aussi, accessoirement, les gilets. Les couleurs en vogue sont peu nombreuses : marron, noir, vert bouteille, vieux vert, il faut être vraiment excentrique pour se commander ce bleu marine foncé, peu usité. La mode passera au blanc crème, avec fente sur la cheville du pantalon, et à un rouge grenat qui ne fut d'ailleurs guère porté. Comme je me suis habillé dans cette boutique de la rue de Rennes pendant des années, je n'ai guère vu évoluer cette mode des pantalons à la hussarde, comme on les portait cent ans auparavant chez les charpentiers, et les rapins, preuve que les modes ne changent pas tant que ce qu'on veut nous faire croire.

 

L'ensemble, veste et pantalon, vaut d'ailleurs assez cher : 17.500 F. pour un costume à façon (mais il n'y en a pas de tout prêt).

 

Pour parfaire le tout, nous achetons chez un antiquaire du boulevard Raspail, proche du 14 où j’ai joué enfant, un lot de têtes de mort en ivoire qu'il vend dans une coupe 50 centimes pièce.

 

- Je les détache des croix jansénistes, parce qu'ainsi je les vends mieux.

 

Nous voilà donc avec des têtes de mort du XVII° s. admirablement sculptées, avec tibias, suspendues en breloques à la poche de montre de nos pantalons. C'est extrêmement élégant. Tous ces crânes en miniature finissent dans les mains de nos petites amies du moment.

 

Dans le métro, Pierre simule une attaque d’épilepsie, se roule par terre, puis ouvrant les portes qui séparent les wagons, il passe d'une rame à l'autre, au risque de se tuer. Les gens s'écartent de lui comme d'un fou.

 

Michel

 

Michel donnait une surboum dans la chambre où il aménageait rue de Longchamps, en face du lycée Janson. On voyait les poutres de cette mansarde, et le phono à aiguilles de bois jouait Temptation Rag et Blues for Waterloo. Nous n'étions pas nombreux : Ayel avait amené Paul Pernet, un de ses copains de la rue de Babylone, bellâtre mou et voyou parfaitement déplaisant qui avait beaucoup de succès près des filles pas difficiles. Avec moi cela faisait quatre garçons, si l'on compte Michel comme tel, et en fait de filles il y avait les trois sœurs Socquet : Micheline, Jacqueline et Evelyne. Je vis tout de suite que Micheline possédait une sœur très intéressante : Jacqueline, Jacquie, la chère Jacquie, grande brune bouclée aux yeux doux de myope avec un air ingénu, une voix enfantine. Très naturelle, gaie et cultivée elle me plut tout de suite puisque je me précipitais sur elle pour lui jeter avec une aimable sottise :

 

- C'est vous qui lisez Gide ?

 

J'entrepris de lui faire passer ce mauvais goût, bon tout au plus pour Michel, qui en était d'ailleurs à pratiquer les mœurs des héros de Genêt. Je ne dis pas à Jacquie !

 

- Comment pouvez-vous lire cette vieille ordure ? Mais c'est ce que je pensais.

 

Pendant ce temps, au vif déplaisir de ses sœurs, Evelyne, la plus jeune, qui faisait alors, je pense, du secrétariat dans une agence de voyages, tomba dans les bras de Pernet. Par les fenêtres basses, on voyait l’enfilade de la rue de Longchamps. Micheline dansait avec Pierre et le phono, agité par Michel, moulinait de ces airs de jazz que je trouvais si ridicules.

 

Pour en finir avec Pernet et son flirt d'un soir, cette Evelyne, ils eurent des destins forts différents. Pernet calquait sa vie sur un médiocre roman de Carco : François Villon. Il essaya du théâtre, se maria, eût des enfants, divorça et sombra dans l'alcoolisme, tout cela en bien peu d'années, il avait trop de facilité avec les filles, beaucoup de veulerie et aucune armature morale. Evelyne fit un premier mauvais mariage avec un gratte-papier de son agence de voyages, qui dira, je crois, un peu plus de huit jours. Depuis elle épousa un laird écossais producteur de whisky, porta un tartan aux couleurs de son clan, (dans les bleu-ciel) eût un château en Ecosse, un yacht, un golf et s'ennuya, "C’est le genre qui se rabat sur le nettoyage pour meubler le vide de ses journées" dit sa sœur aînée. Il y avait "de tout monde" dans cette petite surprise-partie de la rue de Longchamps en Janvier 1952 : un peintre (Micheline), un grouillot d'architecte (Ayel), une avocate lancée (Jacquie) un pédéraste (Michel) et deux châtelains : une en Ecosse (Evelyne), et moi, "gentilhomme de cette campagne au ciel aigre".

 

Le destin en avait décidé ainsi, mais évidemment nous ne le savions pas.

 

 Jacquie

 

Je sortis beaucoup avec Jacquie. Elle était gaie, possédait un caractère vif et drôle et s'habillait avec coquetterie : je me souviens d'une jolie et large robe bleu sombre à grosses fleurs blanches et roses, très large, qui dansait autour de ses jambes, au coin du boulevard Raspail et de la rue de Sèvres, comme elle sortait du métro en agitant le bras et venant, en souriant, à ma rencontre. Elle avait un joli sourire, une voix enfantine, et sur le côté droit du cou une petite cicatrice en forme de fraise qui me semblait fort désirable. Elle se peignait avec une frange de cheveux noirs rabattus qu'on appelait des petits chiens et mettait sa coquetterie à ne pas porter de lunettes mais les premiers verres de contact qu'on fabriquait, moyennant quoi elle ne reconnaissait personne à cinq mètres et il fallait la prendre par le bras, ce qui l'étonnait beaucoup... Plus tard, elle porta de ces jolies lunettes américaines en forme de papillon, toujours bleu-sombre avec des inclusions de couleurs vives.

 

Navré que Jacquie fut agnostique j'essayai de la convertir au catholicisme, qui me semblait alors une religion enviable puisque c'était la mienne. Enviable d'un côté, parfaitement haïe de l'autre...

 

- Comment peux-tu être athée ?

 

Cette charmante athée me répondait avec vivacité. "Quel dommage ! Pensai-je. Si par hasard je vais au ciel, Jacquie n'y sera pas.” Voilà ce qu'on pense à dix-huit ans.

 

J'allais la chercher à la Fac de Droit, rue Saint Jacques, et nous descendions le Luxembourg. Mais elle n’avait presque jamais le temps, surtout pas pour flirter : elle était déjà hantée par l'envie, le besoin d'arriver, besoin tout social qui l'a d'ailleurs mené à une belle carrière... Cette idée "d'arriver” socialement m'était incompréhensible. Je ne pensais pas que le travail fut le moyen d’arriver à quoi que ce soit, dans la vie.

 

Jacquie avait deux amies, juvéniles comme elle, qui contrastaient avec sa personnalité, mais l'expliquaient ; l'une, qui s'appelait Evelyne comme sa sœur, subissait son ascendant, blonde et douce, l'autre, une belle brune à grand nez avec des lèvres ourlées comme un personnage féminin crétois (avec l'œil de face dans un visage de profil) était une orientale qui eût beaucoup d'aventures, non seulement avec des messieurs mais parait-il avec d'autres dames.

 

 

 

Jacquie est devenue une avocate célèbre, très bien mariée à Hubert, un liquidateur qui s'occupe à régler les comptes de divers scandales comme ceux de Pouillon, ou la bijouterie Chaumet. Pleins d'argent et d'affaires, pas bêcheurs pour autant pendant des années ils nous ont fait vivre, moi, Christine et Angélique en nous achetant d'abord des tableaux anciens pour meubler leurs divers appartements, puis les nôtres, de tableaux. Jacquie d'après Micheline faisait son Droit parce qu'elle n'avait pas osé entreprendre une carrière d'écrivain. Comme à Micheline, un an plus tôt, après son bac, leur père lui avait dit :

 

- Que comptes-tu faire dans la vie ?

 

- Avocate.

 

-Très bien, dit le père échaudé par le coup de la couturière. Mais tu paieras tes études toi-même.

 

Elle donnait donc des cours de maths et de sciences à des abrutis de bonne famille.

 

- Je les pilerais !

 

Comme elle dit ensuite des gens qui viennent chez elle pour divorcer et qui se dédisent :

 

- Ces cons-là ! Qu'ils payent et qu'ils me foutent la paix !

 

Le divorce n'entre pas dans ses vues, sauf pour lui rapporter.

 

- Mais pourquoi travailles-tu tant ? m'enquerrais-je.

 

- Jaime ça...

 

- Tu n'aurais pas besoin d'en faire tant !

 

- Oui mais j’aime ça...

 

 

Gout qui me confondait déjà quand j'allais la chercher à la Fac de Droit, en face du Panthéon. Je compilais à la Ginette d'obscurs poètes du XVI° siècle ou les Carrés d'Hozier, mais c'était complètement gratuit, ça ne me servirait jamais à rien et je le savais. L'érudition inutile a toujours été mon seul penchant.

 

Quant à Michel il n'avait pas eu beaucoup de chance pour ses débuts dans la vie. Enfant d'un premier mariage sa mère avait divorcé, s'était remariée, avait eu d'autres enfants. Il s'était élevé comme il avait pu, chez sa grand-mère, rue Nicolo, une de ces voies anciennes du XVIe. A la mort de sa grand-mère, Michel avait eu un amour malheureux, disait Micheline, pour une Josiane, c'est par déconvenue qu'il avait glissé dans son goût pour les garçons. Il vivait plus ou moins chez les Eynard, des vieilles filles qui donnaient des cours de dessin au Montparnasse. Il eût des histoires assez louches avec des nordafs et finalement dans sa vie la chance se présenta sous les traits d'une vieille dame très distinguée qu'il amusait : il avait exactement les traits de son mari plus jeune. Il vivait chez eux, rue Victor Hugo, se faisait monter des poulets rôtis de chez Potel et Chabot (dont Michel disait : « Tiens, on dirait du carton »), pratiquant le spiritisme, visitant des ventes de charité démodées et jouant aux petits chevaux. Ils avaient, Mme Jabouin et lui, une adoration pour l’incroyable tombeau de Marie Bashkirtseff, qui est dans le même quartier. Il faisait dans sa chambre de la peinture qu’il ne montrait à personne sauf à Micheline qui la déclarait « somptueuse et immontrable ». Après la mort de ses protecteurs il dut pour vivre entrer comme vendeur au Bon Marché où il devint chef de rayon, très rangé et très sérieux, à la bagagerie.

 

Michel est de nous tous le plus visiblement doué pour le dessin, mais il passe le plus clair de son temps, une écharpe en soie sur les épaules, à fréquenter les thés de vieilles dames de la rue de l'Abbaye et celui des impétrants de l'Ecole Nationale d’Administration, rue Saint Guillaume. Il dessine avec une rapidité et une verve stupéfiantes, je l'ai vu faire, de chic, toute une série à l'aniline sur les courses, pour la maison Hermès : c'était sidérant. Mais ensuite il jette ou brûle la plupart de ses dessins. Avec Micheline ils possèdent une mythologie particulièrement décadente, à base de vieux cons comme Genêt ou Miller, les objets si laids de 1925, se complaisant mi par goût mi par jeu dans l'équivoque et le malsain, esprits brillants autant que faisandés. Je lui vis peindre, une fois, un de ces bébés en celluloïd qu'on remonte et qui marche à quatre pattes, le tout doré, les yeux faits, avec des colliers de perles au cou... C'était parfaitement hideux et d'un goût si douteux qu'il en riait aux éclats.

 

Pierre, Simone Desprez, Cécile et moi parions que nous allons rendre visite à Sartre, qui habite, au dernier étage de l'immeuble du Bonap' un appartement sous les toits. Nous sonnons. Une vieille dame à cheveux blancs, très aimable, nous ouvre :

 

- Mais oui ! Entrez donc II ne va pas tarder à arriver ! Je suis sa maman !

 

Elle insiste. Interloqués nous nous dégonflons et redescendons l'escalier, plutôt penauds. J'étais d’ailleurs contre l'idée d'aller voir ce salaud, que je déteste. Tout en lui me dégoûte : son abjection, son physique de crapaud. Sa mère, vieille bourgeoise provinciale, était très naturelle et a paru étonnée que nous ne restions pas. De la pièce où elle nous a fait entrer et où nous sommes restés cinq minutes, on voyait d'en haut la place Saint-Germain, en plein soleil, et justement midi sonnait. Il y avait des broderies blanches sur les meubles, comme dans une maison tranquille de n'importe quelle province.

 

Chez Yo, "Aux Deux Académies", le bistrot crasseux de la rue Bonaparte, un sculpteur tient ses assises, devant un bock. Par chance il est espagnol et s'appelle Pablo ! On pense si les autres l'écoutent avec révérence. Il a une grosse gueule de manant des Asturies, des lunettes épaisses à double vitrage, et se cogne dans tous les poteaux avant de trouver la sortie. Il palabre tout seul s'il le faut, de façon continue. C'est un théoricien. Ses copains l'admirent beaucoup.

 

Voilà un type ancien, proche de la disparition, ce cœlacanthe de café qui se croit toujours au temps de Courbet. On devrait l'empailler.

 

Avec Paul, le mari de la jolie Russe de la rue Visconti, je fais le métré de surfaces corrigées. On nous envoie dans des quartiers lointains. Déjà quand nous ramassions les vieux papiers, avec les charrettes à bras de la rue Saint-Jacques, il nous était donné d'entrer dans des demeures et des existences que je n'aurais jamais soupçonnées. Je me souviens de vieux immeubles encore décents d'une placette inconnue, du côté de Clichy : des maisons brunes ou marron avec des escaliers de bois jadis cirés mais aux marches usées jusqu'à la corde, des chaînages de briques fatigués, de la meulière effritée aux angles... Créées pour les couches inférieures de la petite bourgeoisie bureaucratique sous Napoléon III elles ont déchu dans l'échelle des immeubles. Elles sont maintenant habitées par une humanité étrangère, quelquefois accueillante et souriante; si peu de gens font attention à ces émigrés.

 

Ces derniers jours il pleut et nous devons métrer de vieilles maisons de la rue des Pyrénées qui essayaient de se hausser du col vers 1900 pour singer une bourgeoisie moyenne. Mais depuis longtemps elles ont renoncé à toute position sociale. Les sonnettes des porches donnent dans des couloirs étroits, les escaliers humides qui sentent le chou ouvrent sur des vieilles femmes ou de ravissantes Arméniennes étonnées, dont les maisons sont manifestement fières.

 

(Pierre a eu un commencement d'aventure avec une Arménienne de la place d'Italie, mais il a eu peur des frères à couteaux). Rien à voir, naturellement, avec les habitations aristocratiques des 6° et 7°, mon quartier, rue de 1'Université, rue des Saints-Pères, rue de Verneuil, rue de Poitiers, où les escaliers ont des tapis rouges et des tringles en cuivre qui font de si belles sarbacanes. Ici, rue des Pyrénées, rue de Belleville, c'est pauvre et sans grâce. Ce sont d'interminables voies populaires. Les portes jadis vernies sont peintes en faux bois qui plus qu'écaillé, montre la trame : du sapin. Dans une chambrette sous les toits, une jeune femme à l'air mauvais, en pantalon noir, est restée tout le temps du métrage les bras croisés, à nous regarder sans un mot. Les murs étaient tapissés de livres de poche bien rangés. Elle défendait son minuscule territoire. Par contre, nous discutâmes avec un vieil entrepreneur et sa femme. Ils nous racontèrent comment, avant 14, les ouvriers travaillaient dans les hôtels particuliers d'Auteuil ou de Neuilly :

 

- On devait venir, Monsieur, en semelles de corde, pour ne pas faire de bruit... Et on nous faisait passer, naturellement, par l'escalier de service. Il y avait toujours en bas un larbin en favoris pour nous attendre avec le gilet rayé, l'air dégoûté. Ah ceux-là en avaient, à notre égard, de la morgue ! Quant aux patrons on ne les voyait jamais. Quand on faisait un trou dans un mur, par exemple, pour de petits travaux, il fallait mettre dessous un journal plié en cornet pour ramasser la poussière, que messieurs les larbins en gants blancs n'aient pas, surtout, à la balayer... Quand je vois ce que font les ouvriers maintenant ! Toute cette boue qu'ils trimballent avec leurs souliers dans les escaliers cirés ! Il aurait fallu voir ça ! On se serait fait jeter dehors séance tenante !

 

Pendant qu'il nous raconte ça de son lit, car le pauvre homme est alité, l'eau suinte du toit sur les murs. Quelle vie ! Toute une existence besogneuse et honnête pour en arriver là, cela crève le cœur.

 

Pierre, venu nous rejoindre place du Trône, nous chante l'air analogue aux circonstances (le froid, la pluie) :

 

On devient la Fille au Maillot Jaune,

 

Qu'admirent sur les tréteaux forains,

 

Les artilleurs du fort voisin,

 

Place du Trône.

 

Le fort voisin, c'est celui de Vincennes, et la fille au maillot jaune une contemporaine de la Goulue.

 

Ce printemps, en tirant la charrette du côté de la Glacière, il chantait cet air dramatique et mélancolique qui m'a toujours évoqué une garrigue sèche, l’été, avec des cades et des arbousiers, un mur en ruines surmonté d'une églantine fanée et un oiseau qui s'envole dans la solitude en faisant "pschiitt" dans un discret froissement d'ailes.

 

Au sang qu'un Dieu va répandre,

 

Ah ! Mêlez du moins vos pleurs,

 

Chrétiens qui allez entendre,

 

Le récit de ses douleurs...

 

Je connais parfaitement ce cantique attribué à Bossuet, qu'on chantait, accompagné à l'orgue, dans la chapelle du grand collège, à Stanislas, qui donnait dans la cour de 3°, rue N.D. des Champs.

 

Alain s'en moquait en chantant : "Un caillou, c'est une pierre, une pierre, c'est un caillou", mais je trouve à cet air jésuite une grande poésie évocatrice de solitude.

 

Pierre est une nature élégiaque. Il importe à l'atelier des chansons douces et sentimentales qui jurent avec son physique : les airs de "la Croqueuse de diamants » :

 

J’suis né dans un chou un soir sur le carreau

 

Parmi les laitues, le radis, le raifort,

 

Entre la Samaritaine et l'Sébasto

 

Mon père encaissa l'coup du sort.

 

Car on a son orgueil

 

Dans la rue Montorgueil.

 

 Dans le métro, Paul nous fait part de ses préoccupations à propos de sa femme, de ses multiples belles-sœurs, de sa belle-famille de la rue Visconti. Ça ne va pas fort. Je ne sais que lui dire.

 

Dans mon coin, toutes les filles travaillent,

 

Travaillent à d'honnêtes métiers.

 

Qu'elles aient l'air tendre, ou bien canaille,

 

L'travail n'empêch' pas la beauté.

 

C'est après moi qu'elles se chamaillent.

 

Je suis devenu très fort au croquis. Cette passion me permet de connaitre intimement les quartiers de la ville, vaste et diversifiée au point qu'en passant d'une rue à l'autre on change d'époque et de civilisation. Reste toujours présent à mon esprit le vieux marché Saint Honoré, qu'on détruit ignoblement pour en faire un garage souterrain. C'est tout un pan de la Révolution qui disparait. Il y a un minuscule bâtiment jaune à fronton, en face de l'hôpital Saint-Antoine, qui pour moi évoque les années de peste. Comme la mode est à Claude-Nicolas Ledoux, nous dessinons ce qui reste des hôtels et des barrières d'octroi qu'il a élevées à la fin du XVIIe s. dans le mur des Fermiers Généraux. C'est au point que certaines parties de Paris eussent pu s'appeler Ledouxville. La rotonde de la Villette, le pavillon du parc Monceau, les barrières du Trône et du boulevard Denfert, l'hôtel d'Hallwyll. C'est l'hiver, nous achetons une baguette de pain, un litre de lait et nous passons la matinée à dessiner dans la brume et le froid, au milieu des voitures et des camions de livraison. Ce sont des paysages féeriques. Je rends visite, à Carnavalet, au portrait de cet étonnant architecte accompagné de sa petite fille. (Je crois que c'est un Fragonard). Je m'étonne qu'un personnage à l'air si ouvert, vivant sous le bon roi Louis XVI, ait de son propre mouvement créé une architecture aussi lourde : on dirait la Gênes fasciste, ou le métro de Moscou, ce qui est la même chose. Il aurait pu œuvrer pour l'Exposition Universelle de 1937. Plutôt que les froids et polis et grêles Percier et Fontaine, c'est lui qui aurait dû être l'architecte de Napoléon : gigantisme, alignements militaires de colonnes, il aurait dû dessiner la rue de Rivoli. Les énormes colonnes balourdes que dans le genre de celles de Poestum il a élevées aux Propylées de Paris ne recouvrent que de vagues guérites de gabelous, devenues des placards à balais pour la voirie parisienne ! Ses blocs de glace figés dans les oculis de la Cité Idéale d’Arc-et-Senans sont le rêve d'une société qui voyait venir l'atroce âge industriel. Ces gens-là étaient bien pressés de changer de monde... Comme Ledoux en remet dans l'épais, le menaçant et l'inutile, pas étonnant que le peuple, dès les prodromes de la Révolution ait incendié ses barrières. Car enfin de quoi s'agissait-il ? De taxer de misérables carottes et navets qui dans de pauvres charrettes venaient approvisionner les quartiers populaires. Il y a dans Ledoux une enflure, une emphase de mauvais goût de cette niaise époque qui voulait du changement à tout prix. Ses gabelous étaient logés dans des casemates qui rappellent les maisons fortes de la guerre de 40.

 

On tremble à l'idée de ce qu'il aurait inventé si on lui avait demandé de dessiner des casernes.

 

Sans le moindre contact avec le monde extérieur, les architectes se prennent pour des réalistes, alors que ce ne sont que des rêveurs. Ni plus ni moins qu'une actrice qui doit incarner une femme intelligente tombe tout de suite dans le grotesque : elle ne sait même pas ce que cela veut dire. Ledoux, architecte mondain pour danseuses se prit, c'est certain, pour un novateur en matière sociale, avec ses ateliers groupés en cercle autour d’une cour-prison, son lupanar en forme de phallus. Il s'est aussi complètement planté que Fernand Léger se mettant à la portée des ouvriers, avec ses fresques pour petits crétins. Autant que Mercier imaginant la Cité Idéale en 2040. C'est la mode, à chaque fin de siècle, les réformes, le nouveau. "Du passé faisons table rase !" Vieilleries que tout ce fatras ! Ces enthousiastes imbéciles ont été incapables de prévoir les suites. La société du XIXe s., née de l'Immortelle Révolution (se méfier des contrefaçons) fut mille fois plus dure pour les travailleurs industriels ! A côté le sort des paysans avant 89 était une aimable bergerade ! Cornemuses et doux zéphires sous les ormeaux des hameaux ! Rarement, après de tels rêves, les humains habitèrent de tels taudis. Ledoux n'a même pas prévu les corons du Nord : ils existaient déjà pourtant, à son époque. Il ne va pas voir sur place : il cogite dans son atelier aux précieux lambris, tout comme un architecte de nos jours habite un château Louis XIII en dessinant des barres de cent métrés de long et trente de haut pour loger 2.000 personnes. Comme tous les progressistes il imagine, à travers son kaléidoscope, des changements aimables et féeriques comme il en voit dans les décors à vue de l'Opéra. C'est un de nos gracieux socialistes. (Rousseau, Diderot, pauvres naves). "Ça ira ! » Hélas ! Les révolutions n'engendrent que la ruine et la guerre. Les gens s'y battent vraiment, avec 1eur peau, y meurent pour de bon et leurs cadavres puent. Les survivants s'entassent dans des taudis et tout est à recommencer, jusqu'au prochain progressiste. Comme dit la chanson : "Vive le son du canon".

 

  Au XX° s. nous avons un Ledoux à la sauce de notre temps, qui se veut fonctionnel, rationnel : l'ineffable Le Corbusier. Un Suisse, comme Rousseau. Ah Corbu ! Qu’est-ce qu'on en entend parler, de ce pitoyable ! Son Nombre d'Or ! L'homme debout le bras levé, quel que soit son sexe, race... Le Modulor ! Quelles tristement moches balivernes ! L'église de Ronchamps ! La Maison du Fada ! Tout y est prévu au milli poil, et rien ne fonctionne...

 

L'humanité, masse bouillonnante et débordante, se fout bien d'habiter les lapinières correctes et glacées de l'architecte suisse. C'est avec plaisir que j'enregistre ses échecs, comme cette folle ville de l'Inde. L'humanité aime les jeux de hasard, la beuverie, en tout temps le sexe. Elle ne veut pas vivre entassée ! Elle se moque bien des appartements rationnels. Elle hait instinctivement le communisme. Elle ne veut pas être planifiée. La vie est déjà assez chiante ! Elle ne veut pas de la sagesse étriquée de M. Jeanneret, mais le bordel, la guerre, le massacre et la partouze, qu'on en finisse une bonne fois pour toutes, mais qu’au moins on se soye bien marrés...

 

(Si on me demande un amphi sur l'architecture, je suis prêt.)

 

En attendant il faut s'organiser pour passer le temps de façon agréable.

 

C’est à qui inventera de nouvelles formes de rendu. Jindrich inaugura de dessiner, le premier, au crayon à bille qui venait d’être inventé : cela donnait des impressions de brouillard et d'automne comme on en trouve souvent en Ile-de-France. Mais c'était assez laid de matière. Ragot, lui, dessinait avec une allumette brûlée trempée dans l'encre de Chine. Je mis un moment à la mode le rendu au lait, comme Fernier avait imaginé celui à l'escalope : jeter une escalope grillée à la poêle sur un panais d’architecture, puis interpréter en plan, coupe et élévation la tache de graisse ainsi obtenue. Cela ne s'adresse, évidemment, qu'à des gens doués d'un minimum d'onirisme et d'interprétation des taches. Le rendu au lait, employé à la place de l'eau dans l'aquarelle, donne de jolies couleurs irisées qui malheureusement s'écaillent au bout de quelques jours.

 

Notre Persane, Papazian, avait mis au point un extraordinaire rendu à la cire, qui se généralisa devant les bons résultats obtenus : on coule de la cire chaude sur un rendu à la gouache, et on crée des effets à la pointe d'un clou ou avec le tranchant d'une lame de rasoir. Mais beaucoup utilisaient encore le rendu archi-classique, au sel, déjà utilisé par les peintres pompiers à la fin du XIXe s. : on jette du gros sel sur une aquarelle fraîche, et on le retire quand il en a absorbé toute l'eau. Cela donne d'assez beaux effets de marbrures, dont tout le travail, est, évidemment, dans l'interprétation.

 

En art, il n'y a pas de recette : il faut être doué. C'est d'ailleurs la seule supériorité de l'artiste sur le tourneur-fraiseur : il travaille autant que lui, mais en plus, c'est beau. Malheureusement, comme on sait, l'univers est composé à 99 % de tourneurs-fraiseurs...

 

Un des rendus les plus anciens est celui du souffle-en-cul, petit instrument à capillarité à l'aide duquel on projette en soufflant une pluie très fine d'encre de Chine ou de tout autre liquide sur le papier. C'est une cuisine banale et assez mécanique. Il y a aussi les procédés au tampon, dont se servent toujours les teinturiers, aux Indes, pour faire leurs merveilleuses cotonnades fleuries : il faut se hâter de les acheter et de les contempler, car eux aussi, les malheureux, sont menacés par le machinisme atroce et morne, tueur d'art.

 

 Automne 1951

 

"Ce singe, serait-il catholique, par hasard ?" Hélas, le singe est rien moins que catholique, et il n'y a pas de hasard. Ce n'est qu'un singe de Marseille, cité qui en a produit beaucoup, portés là par des dauphins distraits. C'est Gérard Lauzier, qui un beau jour nous tombe de quelque bananier retour des îles. Ses parents, divorcés, l'ont abandonné et il doit se débrouiller tout seul, ce qui lui donne un air touchant, mais pas reconnaissant, par exemple : il fait ses ordures dans la main de tous ceux qui lui rendent service.

 

Gérard joue sa vie comme ces acteurs américains de 5e ordre qui ont trouvé par hasard de l'embauche dans un film européen : il en remet. C'est un rôle de composition. Il admire beaucoup les acteurs veules, dégoutants qui jouent les traîtres, il copie leurs clignements d'yeux, parle en tordant la bouche et rit aux éclats à ses propres plaisanteries. Il s'amuse de lui-même comme un singe joue avec sa queue. Beaucoup de gens qui apprécient les hominiens se régalent à le voir faire ses tours. Le plus ordinaire consiste à s'affubler de lunettes bleues ovales (un vieux stock que j'ai trouvé aux Puces et qui date de l'expédition de Madagascar), d'une canne blanche, et de faire des réflexions obscènes aux femmes auxquelles il demande de lui faire traverser la rue Jacques Callot.

 

Sur les murs de l'atelier il dessine au fusain le Christ, sa croix sur l'épaule, écrasant un malheureux centurion aveugle (les aveugles sont un de ses sujets favoris). Le Christ faisant du stop, la croix sur 1'épaule, le pouce dressé, enfin plein de dessins désopilants dans le genre de Maurice Henry. En dessinant, il tortille son museau en tous sens, comme il le fait à ses personnages. Il imite Siné, fort à la mode à France-Obs qui dessine lui aussi le Christ aux skis, faisant la planche à voile... Un dessin qui ne vous fatigue pas les méninges, comme disent les marchandes de la rue de Buci.

 

Il habite une chambre dans un hôtel étrange, tout contre le cinéma Bonaparte. La porte donne directement sur la place Saint Sulpice, et on monte cinq ou six étages dans l'obscurité, en se demandant où a pu passer la façade. Il vit là avec un nommé Mir... danseur de ballets plus ou moins hongrois, qui constate :

 

- Maintenant, moi, pour vivre, je me fais ...

 

Depuis, Gérard a décarré de cette piaule infecte sous les toits, qui puait le pied, en emportant pour les vendre les chaussures du malheureux Mir.

 

Alain et Françoise habitent à l'autre bout de Paris, rue de Civry, qui donne dans le boulevard Exelmans, un appartement sous le toit d'un immeuble moderne. Les murs suintent l'eau, car le béton a été très mal fait. Ils ont tapissé l'entrée de numéros du Petit Journal du début du siècle qui représentent des meurtres ou des catastrophes. Ils s'entendent très bien avec Micheline. Alain fume du tabac de Virginie dans des pipes d'écume cerclées d'argent et collectionne des recueils anthropométriques et des albums de photos obscènes assez répugnantes. Son snobisme a évolué vers l'étude du Droit, ça tombe bien, puisqu'il le fait. A la Fac, il rencontre Jacquie mais ils s'évitent, étant trop dissemblables. Les livres s'entassent dans cet appartement confortable, bien clos et intime, malgré les géographies humides qui dessinent sur les murs, dès qu'il pleut, des continents inconnus. La petite Sophie est un ravissant bébé, très sage.

 

La nuit, en revenant vers une heure du matin de diner chez eux, je passe devant la chapelle de l'Apparition de la Sainte Vierge, je descends le boulevard Exelmans, je traverse le viaduc d'Auteuil où mes pas résonnent sous les voûtes, et je remonte tous les quais, de Javel au quai Malaquais. Ce n'est pas la porte à côté et j'ai le temps d'admirer le pont Mirabeau sous la lune, l'Ile des Cygnes dans l'obscurité, le chemin de fer des Moulineaux, le pont d'Iéna, la Tour Eiffel, le pont de l'Alma... Aux Invalides je me sens chez moi. Dans ces longues courses nocturnes, je ne rencontre jamais personne. Pourtant, ces endroits archi-déserts entre le viaduc d'Auteuil et le pont Mirabeau me semblent propices à des agressions comme on en lit dans Fantômas, mais apparemment les grinches ont déménagé ailleurs.

 

 

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