Le journal de Jean Noël Dominique Escande couvre la période de 1951 à 2014, soit toute la seconde partie du XXe siècle, et le tout début du XXIe.

 

Le journal comporte plus de 10 000 pages dactylographiées ou manuscrites. Pendant les dix dernières années de sa vie, Jean « rangea » ses pages dactylographiées dans des feuillets plastiques transparents, et constitua une cinquantaine de gros classeurs de bureau, datés. Il a souvent « retravaillé » ses textes, en y ajoutant des anecdotes qu’il n’avait pas notées sur le moment.

 

Les cahiers manuscrits couvrent des périodes de voyage, où Jean n’avait qu’un cahier et un crayon sous la main pour noter ses impressions et ses faits.

L’année 1957 fut déterminante pour lui, puisque c’est pendant cette période qu’il rencontra l’amour de sa vie, Christine de Hédouville, qui devait devenir sa femme en 1961Lire la suite...

 

 

Journal posthume Jean ND Escande 1950-1951

 L’atelier du Père Cheval

 

Dès l'entrée, la fumée vous prenait à la gorge. Puis c’étaient des hurlements :

 - Dehors ! Dehors ! Feignant, voyou... (etc).

 Quelques voix essayaient d'intercéder :

 - Mais c'est Ducon...

 - Oui ! Soi-disant !

 En fait, malgré ces exclamations distraites, les élèves étaient absorbés par le dessin. L'atelier du père Cheval, dans un recoin de la rue Visconti, était une espèce de puits au 2° étage d’une maison délabrée. On y accédait par un escalier gras et glissant, en colimaçon, après avoir contourné l'échoppe de planches, peintes au sang de bœuf écaillé, du dernier savetier du quartier. 

Journal posthume Jean ND Escande 1952 - le bal des 4 z'arts

Hiver I95I-52.

 

Michèle me raconte en riant la visite qu'elle a faite à une de ses amies récemment mariée. Celle-ci, très fière de lui montrer son mari, l'appelle; et dès qu'il arrive il se met à loucher horriblement, tire la langue, s'effondre sur le canapé comme un sac de plâtre ...

 - Elle était furieuse.

 Je la raccompagne au métro Saint-Michel où elle prend le train de la ligne de Sceaux. Nous passons de longs moments sous le pont, quelque fois importunés par ces salauds de clochards, qui se croient partout chez eux. Elle a la peau très douce et porte un manteau "bleu canard", que je trouve plutôt bleu lavande pâle. Elle a des cheveux blond cendré et une grosse voix. Elle vit seule avec sa mère, dans un entourage de scientifiques, dont Leprince-Ringuet. Très travailleuse et organisée elle n'est pas vraiment sentimentale. Les corps féminins sont souvent plus naïfs plus accueillants et plus doux que les esprits qui les habitent.

 

Journal posthume 1953 - Gérard Lauzier , le troublion

En même temps que Gérard Lauzier, Jip et Claude, est arrivé l'an dernier un gros type barbu que rien que sur sa tronche les anciens ont nommé chef-cochon : Joubarbe. J'étais en train de discuter avec Jip sur la soupente, quand ce con-là a eu le culot de me donner un ordre. J'étais, comme on peut croire, sidéré.

 - C'est à moi que tu t'adresses ?

Il a l'élocution difficultueuse et entortillée du vrai faux-cul.

 - Si tu m'adresses encore une fois la parole, tu vois les panais, en bas ? Je t'y expédie aussi sec.

 Jip ne peut pas le sentir : ce Joubarbe est vraiment le faux derche, gluant avec les anciens et arrogant avec les nouveaux. Il forme une bande avec une petite Russe moche, Victoria, et un espagnol hâbleur et mélancolique qu'on appelle, naturellement, Carmen. Ce François Petit bout de pain-Corbeau, car telle est la traduction de son nom, est né quelques jours après moi, en janvier 1934 de l'autre côté des Pyrénées Comme tout Espagnol il se croit supérieur au reste des humains, mais c'est une sorte d'animal assez doux, dont le goût des superlatifs n'arrive pas à éclipser l'intelligence, portée à la tristesse mystique. 

Journal posthume 1954 Jean Escande

Janvier 1954.

 

J'aide Gérard à emménager une chambre minuscule dans un petit hôtel de la rue Saint-Louis en Ile. Une fois de plus il a déménagé à la cloche de bois. Il y a juste la place, en ce bout de couloir, de mettre un lit en fer et un matelas, mais Gérard s'en fout: il porte sur lui à peu près tout ce qu'il possède.

 - Si on gratte les murs, on gagnera sans peine un ou deux centimètres... Comme dans la phrase célèbre!

 Nous voilà donc à gratter les murs avec des tessons de verre. On enlève de sérieuses épaisseurs de papier, accumulées depuis pas mal d'années. Il me fait remarquer des phrases: "Reviens, je t'en prie" et "Reviens, je t'aime" écrites plusieurs fois au crayon par le locataire précédent, qui occupe maintenant la chambre à côté.

 -C'est Bigorno, l'auteur d'un "Sale air de pâleur".

Journal posthume 1955 Jean Escande

L'inondation quai de l'Yerres, à Villeneuve Saint-Georges.

 

Dans la troisième semaine de Janvier 1955 la Seine déborda. Le long du quai de Bercy, après la gare d'Austerlitz, l'eau affleurait la chaussée et des gerbes de vapeur blanche remontaient des bouches d'égout.

Chose étonnante, des clochards dormaient sur les plaques de fonte des mêmes égouts, à un mètre ou deux du fleuve en crue, dont ils n'étaient séparés que par des murettes en parpaings hâtivement élevées par les services de la ville ou les Ponts et Chaussées. Il y a des gens qui ne s'affolent pas...

 

Journal posthume 1956 Jean Escande... part en tournée

..........(sic)

.....Vitold continue à émettre des aphorismes saugrenus. Il m'emmène comme opérateur pour cette tournée de conférences dans le Nord parce que Roman, pour je ne sais quelle brouille, a refusé de l’accompagner. Roman est l'ancien mécanicien de "l'Opération Tortue" et il en a marre de son frère "depuis la Libye" spécifie-t-il. L'appareil de projection est une ancienne machine à arc, où deux baguettes de magnésium brûlent en se rapprochant, incandescentes. (Quand ça leur vient bien).

 

Samedi, dans une boutique de sports de la Place des Vosges, Vitold a voulu à toute force se glisser dans un sac de couchage, en spécifiant qu'il partait pour une expédition polaire. La tête du vendeur était à peindre. 

 

Journal posthume 1957 Jean Escande

 ........On pourrait croire, à lire ces notes, le journal d'un dandy du siècle dernier, qui ne songe qu'à ses plaisirs. Pas du tout. La plupart du temps, je n'ai pas un sou. Depuis que j'ai 17 ans mes parents ne me donnent pas d'argent (avant non plus, d'ailleurs). Je peux toujours manger et coucher chez eux, mais si je veux m'habiller, voyager, il faut que je fasse la place comme nègre volant, c'est-à-dire que je travaille pendant des temps assez courts (15 jours est un maximum) dans des agences d'architecture qui se sont mises en retard pour un projet. Heureusement le nègre volant est plutôt bien payé, surtout s'il dessine bien : son tarif horaire est généralement supérieur au nègre professionnel. Les agences établissent rarement des feuilles de paye : elles paient de la main à la main. 

Journal posthume 1958 Jean Escande - " Du flouze" est édité au Seuil

.....

- Les cubistes étaient des cons... des fruits secs ! Et l'abstrait c'est le pompiérisme actuel ! On ne pourra même pas s'en torcher,

des abstraits, tellement c'est croûteux... Les brocs en feront des feux de joie, aux Puces les matins d'hiver pour se chauffer... Oui monsieur !

C'est invendable ! Aux chiottes vous les retrouverez vos abstraits-abstraits !

Car il y a maintenant des abstraits-abstraits, comme il y a des femmes-femmes... Les petites boutiques de la rue de Seine qui les exposent ne tiennent pas six mois. Et ils ont des suiveurs ! Bissière a son Untersteller, notre cher directeur ! Tout ça est à se 

tordre !

Emporté par la passion je deviens lyrique, me lance dans l'éloge des pin-up que les camionneurs collent sur leur calandre, et de ces femmes grandeur nature, en tôle découpée, qui sur les boutiques des plages vantent l'ambre solaire, ou les pellicules Agfa (ou Gevaert)....

 

Journal posthume 1959-1960 début 61 Jean ND Escande

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Guignols au pesage. Le capitaine Bret, des montés, tout petit, ridiculement infatué, rond, prétentieux, balançant la tête de droite à gauche d'un air suffisant quand on lui parle, une moue dédaigneuse lui tire les coins de la bouche. Dans le civil, pourrait peut- être prétendre à l'état de lad, de jockey. Toujours habillé façon vieille cavalerie, tendant par condescendance deux doigts à ses margis musulmans qui le saluent, sortes de lévriers maigres aux énormes oreilles, le calot rouge enfoncé sur leurs petits crânes crépus. Il fait le tour des baraquements comme un Louis XIV dérisoire dans ce Versailles à sa taille, désignant du bout du stick un tas de crottin à enlever comme le Grand Roi eût fait d'un marbre de Carrare qui aurait cessé de lui plaire....

 

Journal Posthume Jean ND Escande, Anecdotes, ajouts 1960.

Paco R., dit « Carmen » avait une telle réputation de puceau que quand on le voyait la mode était de se chuchoter, la main devant la bouche :

 - Il parait qu'il baise.

 Même Jip, autre homme chaste, avait succombé aux charmes d'Agnès. Pas Paco. Il était tombé amoureux (mais cela ne se sut que bien plus tard) d'une petite Russe du genre baba, assez grosse, moche, dépourvue du moindre attrait, qui devint la femme de ce gros J. faux-jeton.

Les correspondances secrètes qui ont toujours existé entre l'Espagne et la Russie depuis l8l2 se firent jour encore une fois. Une sœur de Carmen portait un prénom russe : Olga. Leur père, aristocrate colonel descendant du roi mythique Pelayo, avait été en 1938 fusillé par les franquistes, pour qui les mots colonel et républicain ne pouvaient rimer.