Gramusse ou le prix de la vie sous l’Empire (Domaine près de Roquecourbe (Tarn) Au XIXe s.)

 

Par Jean Escande

 

 

 

 

 

 

L’histoire comme on la raconte sur les boîtes de bonbons.

 

 

 

Dans son livre, "La Vie Quotidienne en France en 1830", Robert Burnand, parlant des tables d'hôtes du Quartier Latin, où le diner coûtait 32 sous (1 F. 60 centimes) note : "il est vrai qu'en ajoutant 40 centimes, on pouvait se faire servir le dimanche soir "une perdrix aux choux, une salade de homard, une sole au gratin et une meringue à la crème". Le tout pour deux francs ! Même en multipliant par dix, où trouverions-nous un tel menu pour un tel prix?"

 

Robert Burnand n'a oublié qu'une chose : nous dire ce que représentent deux francs dans la première moitié du XIXe siècle, période particulièrement stable sur le plan monétaire. Tout simplement deux journées d'ouvrier. Pas d'ouvrier pauvre : non, d'ouvrier quelconque, comme il ressort des innombrables livres de comptes de l'époque. Son repas n'est à la hauteur de la bourse que d'étudiants fils à papa qui viennent trainer à Paris leur fainéantise en attendant que le cabinet de notaire soit libre. Les autres vivent pour quelques sous par jour... De nos jours aussi, avec l'équivalent de deux journées d'ouvrier, n' importe qui peut faire un déjeuner pantagruélique - et ne pas s'en vanter !

 

Un autre de ces charmants historiens qui s'inspire visiblement de ces boîtes de dragées ovales où l'on voit des bourgeois Louis-Philippe en redingotes violettes faire la cour à des donzelles en crinolines roses, G. Lenôtre, ne craint pas d'écrire dans Paris et ses fantômes un article intitulé "La vie pas chère", où il s'extasie niaisement sur le bon marché sous la Restauration. A l'entendre, on nage dans l'abondance, à se demander pourquoi tant d'esprits chagrins comme Henri Monnier, Charlet, Raffet, Pigal ou Daumier nous ont peint tant de miséreux. Par mauvais esprit, certainement. Le chef d'escadron de Constantin, nous dit-il, a une solde de 366 F. 25 par mois, un vrai pourboire. Et avec ça il vit comme un nabab ! Il ne se refuse rien ! Je pense bien : 366 F.25 par mois cela fait 245 journées d'ouvrier à 1 F.50 ! Si l'on compte la journée ordinaire d'ouvrier de nos jours à 450 F., journée moyenne, ce chef d'escadron gagnerait en 1995, 109.875 francs ! (1).

 

Mais quittons ce calcul fallacieux et restons à son époque, pour ridiculiser G. Lenôtre. "Au bain, nous dit-il, il se paie une croûte au pot" (quelque soupe) : 1 F. Pour lui c'est un casse-graine, pour un ouvrier, pratiquement toute sa paye, qu'il doit partager avec sa famille. La suite des comptes mirifiques de G. Lenôtre montre que la vie à l'époque était exorbitante. "L'officier qui s'habille élégamment paye un habit d'uniforme 130 F." : cent journées d'ouvrier ! De nos jours le même uniforme, en prenant pour base la journée d'ouvrier actuelle, coûterait 45.000 F. : le prix d'une voiture neuve !

 

"Viennent ensuite les comptes du ménage" écrit notre ineffable G. Lenôtre. "Ici on rencontre ces mentions qui font venir aux yeux des larmes d’admiration". Aux yeux de qui ? Certainement pas à ceux d'humains normalement constitués de notre époque qui auraient honte de noter de pareilles infamies : "A Rose, la cuisinière, pour trois mois de gages 45 F. A Jeannette, la femme de chambre, pour un trimestre également, 37 F. 60. A François, le valet de chambre, 62 F. 50, pour le trimestre encore". On notera que la femme est systématiquement payée moitié prix. Tous ces gens sont nourris, bien entendu, mais ce n'est pas avec ce qu'on leur donne qu'ils vont se constituer une retraite : ils travaillent toute leur vie pour rien. Si : pour manger...

 

G. Lenôtre est si bien au courant des mœurs de l'époque qu'il décrit qu'il ne prend même pas la peine de regarder dans un dictionnaire. Il y aurait appris qu'on n'écrit pas un canard mulâtre mais mulard. "Je ne sais pas ce que c'est qu'un canard mulâtre », récidive notre historien pour rire, "ni si ce palmipède métis"... etc, etc. Dans un autre article du même recueil il écrit : "Si, par l'effet de quelque sortilège, Nicolas Vauquelin revenait, pour une heure, sur la terre et qu'on le postât au carrefour de la rue Bonaparte et de la rue de l'Université"... Eh bien, effectivement, le bonhomme ferait une drôle de gueule, parce tout simplement il n'y a pas de carrefour de la rue Bonaparte et de la rue de l'Université. La rue Bonaparte ne fait un carrefour qu'avec la rue Jacob qu'elle coupe en son milieu, et la rue de l'Université qu'avec la rue des Saints-Pères, dans laquelle elle prend naissance. Quand on a habité toute sa vie rue de Varenne, M. G. Lenôtre, on prend la peine d'aller vérifier, avant d'écrire n'importe quoi : l'Histoire est une science de précision.

 

 

 

*

 

Ceci est un pastiche.

 

 

 

Regardons de plus près, dans les récits des contemporains. Un très noble lord anglais, Blayney, a laissé le souvenir de sa captivité en France, de 1811 à 1814, dans le droit style de ses devanciers, le "Voyage d'Humphrey Klincker" de Smollett, et le "Voyage Sentimental" de Sterne, si imités à leur époque. Mais lord Blayney n'a ni les grâces, ni l'indulgence amusée et si sympathique de Sterne. C'est une véritable caricature de sa caste, de sa nation et de son époque. Cela donne à peu près ceci : "Lundi, en partant de Bayonne, j'ai fait charger mon modeste équipage de trois cents jambons dont je compte faire mon ordinaire chaque matin jusqu'à ce que j'arrive à ce maudit, cet exécrable Verdun où je vais hélas languir dans les fers de l'Ogre Corse... Mardi j'ai fait acheter et voiturer très doucement par mes jockeis 500 bouteilles de cet excellent vin de Bordeaux dont chaque quart d'heure je bois une rasade à la défaite totale de cette abominable nation... En lançant un regard de triomphe à ces misérables grenouilles qui errent sur les routes de leur maudit pays, qui a plongé le pauvre Angleterre dans le plus noire des guerres... Les Français sont sales, laids, hideux même et positivement unbrittisch, je ne sais comment qualifier un aussi horrible nation. Je viens, pour me remettre, de manger, seul à ma table d'auberge, un turbot de douze livres, plus un jeune dindonneau bien gras entouré de quelques vegetables, un roast-beef de six livres avec son garniture, et enfin un de ces modestes gâteaux à la frangipane qu'ils appellent des Pithiviers. Toute une foule d'enfants hâves et déguenillés me regardait faire, ce qui ne manquait pas de m'importuner ; je priais plusieurs fois le coquin d'aubergiste de les chasser à coups de pieds, mais ce gueux prétendit que les enfants étaient à lui et qu'ils resteraient là s'ils voulaient. J'en ai profité pour ne pas lui donner, en partant, le pourboire qu'il escomptait. En sortant, comme je réprimais un de ces légers vents indice d'une excellente digestion, un maigre soldat de le Garde National m'a jeté un sale œil, ce peuple est véritablement incivil. J'en ay profitay pour entrer dans le meilleur auberge de le ville boire quatre ou cinq bouteilles de Château-Margaux et autant de Lafitte à la santé de notre bon roi George, dont c'est aujourd'hui l'anniversaire..."

 

Lord Blayney est prisonnier sur parole : il va et vient comme il veut en France, avec sept ou huit chevaux, domestiques en livrée, une véritable meute de chiens. Il ne fréquente que les grands de ce monde : le général Sébastiani, qui l'a fait prisonnier en Espagne, sa belle-mère Madame de Coigny. Lord Blayney est intéressant car il ressemble, jusqu'à la caricature, aux dessins de Gillray et de Rowlandson qui montrent ces John Bull apoplectiques, la face pleine de boutons et la perruque en arrière, qui se goinfrent de tranches de rosbif (le surnom leur est resté) pendant que de faméliques Français rongent des navets...

 

Dès son entrée en France, le 28 Janvier 1811, lord Blayney, les yeux écarquillés de curiosité pour voir comment on vit au pays de l'Ogre, se met à décrire les moindres particularités des lieux qu'il traverse : "J'arrivai bientôt à un petit village appelle Castets et situé au fond d'une vallée profonde, au bord d'une chute d'eau. Les maisons étaient en bois. Elles étaient propres et avaient un air de gaîté. Leur agrément, joint à l'honnêteté de l'aubergiste, m'engagea, quoiqu'il ne fut encore que midi, à passer le reste de la journée dans cet endroit. C'était la fête patronale du village. Des groupes de paysans s'étaient rassemblés pour danser et disputer le prix de la course. Je fus surtout frappé du costume agréable et simple des paysannes. Mon hôte m'assura avec un soupir que cette gaîté apparente cachait une profonde misère, parce que la stagnation du commerce ne permettait pas aux habitants d'exporter les produits de leurs forêts, qui formaient leur unique richesse. Cependant, le prix du blé avait presque doublé, et celui du sucre et du café, qu'une longue habitude avait rendus presque nécessaires dans ces contrées, était monté de 20 à 24 sous la livre jusqu'à six francs. Je pensais en moi-même que le sucre et le café faisant partie du superflu, on pouvait bien à la rigueur s'en passer et que d'ailleurs les riches seuls en sentaient la privation, tandis que la cherté des grains pesait sur la plus basse classe du peuple, le pain étant un objet de première nécessité. On peut observer que le prix exorbitant des denrées coloniales, en ayant considérablement réduit la consommation, a par la même raison diminué les revenus et la prospérité à un point que Napoléon ne prévoyait peut-être pas lui-même". (Blayney, pages 11 et 12). (2).

 

A part la rengaine incongrue et depuis maintes fois utilisée des pauvres "qui ont moins de besoins que les riches", la première vision de la France napoléonienne du très noble lord rend un son juste. Il n'y manque, en pendant, que la peinture exacte de la Gracieuse Nation Anglaise, où on prostitue les petites filles dès l'âge de 7 ans, où on tue les matelots à coups de garcette pour qu'ils ne se révoltent pas (à bord des navires de guerre) et où des enfants de moins de dix ans traînent dans les puits de mines des wagons de charbon.

 

 

 

L'entrée dans une auberge, une gargote, un hôtel, est une aventure dangereuse dont on ne peut prévoir ni le déroulement ni la fin. Assez organisé, notre lord Blayney indique doctement à ses compatriotes : "Un diner, ou plutôt un souper, avec une bouteille de vin ordinaire, du feu et un lit, ne doivent pas vous revenir à plus de 4 francs par tête. Les tables d'hôtes, dans les endroits où s'arrêtent les diligences, sont de deux à trois francs. Pour ce prix on vous donne deux services, le dessert et une bouteille de vin". (Page 48). Quatre journées d'ouvrier pour une couchée, ce n'est quand même pas ce qu'on appelle bon marché... Mais il y a pire, en juin 1819, Henrica van Tets, une charmante Hollandaise qui voyage beaucoup avec son mari, déjeune à Béziers. Elle qui ne note d'habitude aucune dépense (c'est une femme riche au-dessus des contingences) a tenu à garder le souvenir de ce mémorable coup de fusil : "Nous eûmes six côtelettes, des fraises, du café, deux tasses de café, deux œufs, une omelette ; le prix fut de dix-huit francs. Jamais sans doute déjeuner ne fut plus cher..." (Voyage d'une Hollandaise en France, page 113). (3.)

 

Dix-huit journées d'ouvrier pour un repas à deux ! Ces Hollandais se sont fait fusiller sur place...

 

 

 

Le journal du propriétaire de Gramusse.

 

 

 

Cette abondance et le bon marché de la vie, il faut bien que quelqu'un les paye. Tout simplement le peuple, qui vit, sinon carrément dans la misère (du moins dans les villes) comme sous la Révolution, mais dans la gêne. Qu'on en juge par les extraits du livre de comptes que tint, du 1er Juillet 1814 au 1er Janvier 1819, le propriétaire de Gramusse, domaine près de Roquecourbe. Il n'a cure des événements politiques sauf pour des contributions extraordinaires, des achats de drapeaux et autres mauvaises plaisanteries qui ne durent guère l'amuser. Marié, il a deux fils, Jules et Chéri, qu'il aime tendrement, auxquels il fait donner une instruction soignée et qu'il comble de colifichets, petits couteaux, livres... Le propriétaire de Gramusse, qui ne nous a pas conservé son nom (qui serait facile pourtant à retrouver) est un protestant qui fait travailler des artisans à refaire des grilles, des portes, des charpentes ; des femmes à des lessives, des journées pour couper le bois, des jardiniers pour tailler des haies... Sur cinq ans les prix ne varient pas : les hommes sont uniformément payés un franc par jour (sauf le charpentier : 2 F.) et les femmes moitié prix : 50 centimes. Voici quelques exemples :

 

 

 

Une journée et demie à la tailleuse : 75 centimes.

 

2 journées de charron : 2 Francs. Une journée pour fendre du bois : 1 F.

 

2 journées et 200 buissons : 2 F.

 

A Bernard Pouzenc pour couper le bois du Testourel 3 journées et demie : 3 F. 50.

 

14 journées à Suzon Boileau femme de charge : 7 F.

 

2 journées pour travailler les asperges et les artichauts : 2 F.

 

 

 

Un journalier, défalqués les 52 dimanches et 13 jours chômés, à un franc par jour gagne donc plus ou moins 300 F. par an. Il a intérêt à avoir un jardin, un poulailler, quelques arbres fruitiers, une vache ou une chèvre, quelques ruches, deux ou trois moutons... Celui qui n'a que ses bras pour vivre ne fait pas gras ! Notons que Jean-Jacques de Riols, officier de dragons en retraite (et blessé), n'a lui que 600 francs par an...

 

Or que coûte la vie dans le même livre de comptes ? Eh bien elle n'est pas bon marché. Commençons par les denrées les plus abordables. Les pommes de terre ne valent pas cher : 0 F.03 le kilo. A condition que ce soit une bonne année ! 241 kilos de patates valent 7 francs 20. En semence c'est un peu plus cher : 0 F. 04 le kilo. Le kilo de sardines est à 12 sous : 60 centimes. Un jambon frais de trente livres vaut 13 F. 50, soit 0 F.90 le kilo. Une autre fois un jambon de 24 livres vaut 9 F. 80 (0F. 81 le kilo). 25 quintaux de pommes de terre (125 kilos) valent 43 F. 15 en 1817 : c'est une mauvaise année. Cinq kilos de riz Caroline à onze sous la livre montent à 5 F. 10. C'est très cher : imaginons un ouvrier qui de nos jours devrait travailler un jour pour se payer un kilo de riz ; celui-ci serait à 400 Francs...

 

Il faut multiplier par 400 si on veut l'équivalence en argent actuel ! En fait le travail est sous payé, et il le restera tout le long du siècle. Mais restons avec les équivalences tirées des salaires du temps. La morue est traditionnellement un plat de jeûne, de carême, de funérailles : elle n'est pourtant pas si bon marché :

 

Une morue : 1 F. 12. 3 livres de morue pour un repas : 1 F. 17. 2 livres de morue sèche : 1 F. 40. Une morue de 3 kilos : 4 F. 60 (1 F. 53 le kg).

 

 

 

L'huile d'olive est chère : un litre coûte une journée d'ouvrier.

 

3 litres d'olive à 20 sous l'un : 3 F. Certaines années le litre double de prix : 2 F.

 

 

 

La volaille est meilleur marché : les poules coûtent entre 1 F. 20 et 1 F. 30 l'une. 2 paires : 4 F. 60, en juillet 1816.

 

 

 

Les pommes ne sont pas chères : une fois 25 kilos coûtent 3 F. 15 (0 F. 12 le kilo) ; une autre pour le même prix on en a pratiquement le double, 47 kilos. Toujours pour 3 F. 15 une tierce fois on a 25 kg de pommes et six de poires...

 

 

 

L’eau-de-vie, très à la mode à l'époque chez les soldats et les ouvriers est de prix variable : 1 F. 55 la bouteille ; une autre 1 F. 30 le demi litre.

 

 

 

Le fromage : une pièce de 2 kg 500 coûte 2 F. 95.

 

 

 

Les oies et les canards, produits éminemment locaux, sont loin d'être donnés. 2 paires d'oies pesant onze kilos : 13 F. (1 F. 18 le kg).

 

Un chapon : 1 F. 14. 3 paires de canards pesant 15 kilos : 20 F., soit 1 F. 33 le kilo.

 

 

 

Alors que le miel vaut 1 F. 50 le kilo (trois journées de lessive...) on atteint avec le café, le sucre et le chocolat des sommets où ne peut prétendre l'homme du peuple.

 

 

 

Le kilo de café est à 2 F. 85, il monte à 2 F. 85 en janvier 1816. Voici ce que voit lord Blayney dans son voyage des Pyrénées à Verdun entre 1811 et 1814 : "Presque partout on avait substitué au café l'usage d'eau mêlée de sucre ou de sirop, dont le verre ne revient qu'à deux sous, tandis que la tasse de café en coûte douze, ce qui est infiniment au-dessus des moyens de ceux qui passent leur journée dans ces lieux de réunion, pour tuer le temps et pour épargner le bois" (de chauffage... Blaynay, page 67).

 

 

 

Le kilo de sucre est à 4 F. 83. La cassonade est moins chère : 3 F. 40. Un pain de sucre de six livres 1/4 coûte 10 F. 95, soit 3 F. 66 le kilo. Encore n'est-ce pas cher. En 1811 à Verdun, Blayney note à propos des célèbres dragées fabriquées traditionnellement dans cette ville : "Les décrets impériaux, qui ont fait monter le sucre jusqu'à 6 Francs la livre, en ont réduit la fabrication de plus des trois-quarts" (page 88). La hausse du prix incroyable du sucre et du café est la conséquence directe du Blocus Continental : ces denrées venaient d'Amérique. A Mussidan, le 23 février 1811, Blayney entre dans le café le plus renommé : "surpris que personne ne demandait du café, il me fut répondu que cette boisson étant autrefois aussi nécessaire en France que le thé en Angleterre, n'était plus qu'à la portée des riches. Le peuple était également forcé de se passer de sucre qu'il aime à la folie, car quoiqu'on l'ait amusé de l'espoir d'en extraire du raisin, de la betterave etc... on n'en avait pas encore vu dans le commerce. On a introduit à la vérité un sirop de raisins, mais il suffit d'en avoir goûté une fois pour n'avoir pas envie de s'en servir une seconde, car en premier lieu, ce sirop ne contenant qu'une très petite quantité de principe sucré, son usage devient aussi cher que celui du sucre de canne, et secondement, il renferme un acide qui agit d'une manière désagréable sur l'estomac" (Blayney, page 39).

 

 

 

Quant au chocolat, c'est un record : 10 francs 70 le kilo. Il descendra néanmoins à 6 francs en 1815, avec la fin des guerres et le retour des produits exotiques...

 

Les objets de ménage ne sont pas donnés non plus : 4 F. 30 six couteaux de table ; 2 plats de terre 90 centimes ; 4 pots de terre jaune 1 F. 20. Douze assiettes et douze gobelets (verres) : 3 F.18 Une soupière 3 F. 50... Imagine-t-on un ouvrier travaillant trois jours et demi pour s'offrir une soupière? Une douzaine d'assiettes blanches vaut 2 F. 15, douze grands gobelets 3 Francs... Deux petites chaises 1 F. 10. La bouteille d'eau de fleurs d'oranger vaut 1 F. 20. Deux douzaines d'assiettes 5 francs.

 

 

 

Le vin, qui joue un grand rôle dans les lithos de Charlet et de Raffet, pleines de militaires entre gaillard et cochon, chez les ouvriers, qui ont la dalle en pente, chez les chansonniers comme Debraux et autres héros des goguettes, ces caveaux où l'on célèbre le culte du divin Bacchus, de façon souvent plus académique que réelle, du moins pour les chanteurs, le vin donc, depuis des siècles chéri en France, n'est pas cher. La bouteille d*ordinaire ne vaut que quatre sous : avec une journée d'ouvrier on peut quand même s'en payer cinq. Mais quel vin ! "Un Français seul est capable de le boire" note le perspicace Blayney, qui oublie que les armées de lord Wellington sont aussi ivrognes que faire se peut. "C'est à l'acidité de ce vin que j'attribue la maigreur des hommes, car les femmes, qui ne boivent que de l'eau, possèdent ordinairement un embonpoint très raisonnable" (page 67).

 

 

 

Pour son plaisir, le propriétaire de Gramusse s'achète souvent du tabac à 3 F. 60 la livre, le prix d'un kilo de sucre ou de café. Les vêtements sont chers : si la façon de deux gilets de flanelle d’Angleterre ne vaut que 2 F. 18, celle d'une robe (on fournit le tissu) ne coûte que 4 F., celle d'une lévite et d'un pantalon de ratine 6 F., une jupe de molleton grimpe à 12 F., la façon de 22 chemises à 18 F.80 ; et une robe à 30 F. 50 : plus d'un mois de salaire d'ouvrier ! Quant à ce manteau gros bleu il dépasse toutes les espérances : 110 francs ! Le tiers de salaire d'une année d'un curé ! Une jument de trois ans vaut exactement le même prix ; une vache 125 F. une jument "poil soupe au lait de 4 ans et demi" : 200 Francs..

 

Mais ce sont là des dépenses exceptionnelles, redescendons au niveau du courant : une paire de souliers de femme : 5 F. 10. D’enfant : 2 F. 15. Un gilet doublé : 8 francs. Douze mouchoirs de poche (c'est exorbitant) : 42 F.! A ce compte-là, une plaque de fer fondu (pour mettre au fond de la cheminée) n'est pas chère : 13 F. 85. Deux roues de charrette valent 24 F. mais un joug de bœuf, entièrement taillé à la main pour les deux bêtes auxquelles il doit s'adapter, ne vaut que 1 F. 50 !

 

On ne sait pourquoi le savon est si cher. Un pain de savon de 5 livres 88 coûte 4 F. 85 (1 F. 66 le kilo). Une autre fois 6 F. 10. Alors qu'un cent de fagots de broust ne vaut que 5 F. 200 fagots de sarments 10 francs et une charretée de paille 12 F. Une paire de lunettes ne coûte qu'un franc quarante...

 

Il y a évidemment des dépenses exceptionnelles, folles : une pendule avec sa caisse : 81 F. 15. Deux couverts d'argent : 68 F. 75. Une fontaine en étain pesant 24 livres et demie : 49 F. Proportionnellement tous ces objets, si on prend toujours la journée d'ouvrier à un franc de sous l'Empire et bien au-delà (1 F. 10 trente ans plus tard, sous Louis-Philippe...) sont aujourd’hui très bon marché chez les antiquaires ! La même pendule, à 7 000 F. actuels, ne représente plus que 18 journées d'ouvrier à 400 F. et non 81 ! Les deux couverts d'argent, à 1.200 F. représentent 3 jours de travail et non 68 et ainsi de suite ! [Le texte a été écrit avant le passage à l’euro, dans les années 1990].

 

Seul le loyer n'est pas cher. Le propriétaire de Gramusse paie pour la maison que loue sa belle-mère 30 F. par an, 2 F. 50 par mois. (2 jours et demi d'ouvrier : il devrait aujourd'hui compter le double). Un an d'école pour son fils Chéri lui revient à 60 F. : on comprend qu'à ce prix-là (soixante journées d'ouvrier...) les fils ne prolétaires ne pouvaient guère prétendre à une quelconque instruction... Par contre il loue pour cinq ans à la commune de Roquecourbe le jardin qui est devant chez lui pour la somme, très modique, de 15 F. Soit 3 F. par an (3 journées d’ouvrier) : ce qui explique l’attachement des gens à leur jardin ; il était vital.

 

De temps en temps, le propriétaire de Gramusse vend les produits de sa ferme : "Vendu un cochon que j'avais pris de Gramusse et que j'avais engraissé et s'est trouvé ladre : 57 Francs." (Février 1816) Le cochon était plein de vers, ce qui ne l'a pas empêché de le vendre. Espérons que les acheteurs ont fait bien rôtir leurs côtelettes, sans quoi ils risquaient de mourir de la trichinose !

 

Deux agneaux valent 27 F.

 

Pain : "Compté à la boulangère pour le pain qu'elle nous a cuit depuis le 2 Octobre 1816 jusqu'à ce jour 27 Août 1817 : 18 F. 14." Comme il ne spécifie pas la quantité de pain achetée, on reste dans l' ignorance de son prix au kilo.

 

 

 

*

 

 

 

Le livre de comptes de Jean-Jacques de Riols, tenu à la métairie de Rieusséquel (Saint Amans Soult) de 1815 à 1827 rend le même son de cloche. "Le domestique Antoine entre à mon service le 25 Mai 1819 au prix de 80 F. par an et une paire de souliers. "Comte pour la servante Bélou commence son année le 7 Avril 1820 au prix de 90 F. Payé jusqu'à ce jour 10 Septembre 1821 qu'elle s'en est allée". "Jean Martel est entré à mon service en calité de domestique au prix de cent francs par an le 11 Février 1821". "Louis Martel et sa femme Suson entrent comme domestiques lui le 20 Juillet, elle à la Saint Michel 1821 au prix de 190 F. entre tous deux".

 

J.J. de Riols vend les produits de sa terre : "Doit Brieu, de Crambaut-Bas, 6 quintaux 66 livres (333 kilos) de pommes de terre à 1 franc sept sous le quintal : 9 francs" (17 Avril 1822).

 

Le 13 février 1823 Carayol, brassier (ouvrier agricole) de Lacabarède achète 12 quintaux (600 kilos) de pommes de terre : 19 francs 10 sous. (1 F. 62 le quintal).

 

 

 

Voici quelques revenus choisis, au cours de mes études, sur des personnages qui ont réellement vécu, et non dans des colonnes abstraites d'Histoire Economique, toujours sujette à caution selon l'idéal politique de l'historien.

 

En 1805, l'Abbé Auziés, curé d'Escoussens depuis quarante ans, reçoit du gouvernement impérial 233 F. 33 de pension annuelle.

 

Son compatriote l'abbé Puyo, curé d'Arfons, 333 F. 33.

 

Sous l'Empire et la Restauration, un artisan charron est payé 30 sols par jour (1 F. 50) sans nourriture, et avec nourriture : 18 sols (moins de UN franc). En supposant qu'il travaille 5 jours par semaine et qu'il ne soit jamais malade, cela fait par an 390 Francs. Au mieux. Et avec ça il doit nourrir sa femme, ses enfants, se soigner etc.

 

Une femme de lessive, à 50 centimes par jour, si elle est veuve et chargée d'enfants, est dans la plus complète misère.

 

Passons aux rentiers, aux fonctionnaires retraités, aux classes moyennes :

 

Après 6 ans de présence et 6 campagnes, soit 12 ans de services de 1806 à 1812 au 25° Dragons, le sous-lieutenant Jean-Jacques de Riols, estropié dans une charge dans la guerre d'Espagne, a 600 F. par an de retraite.

 

Son ami Lejeune, qui quitte aussi l'armée en 1812 et qui doit compter beaucoup plus d'annuités et de campagnes, touche, lui, 703 F. de retraite plus 250 F. de sa Légion d'Honneur, soit 953 francs "à manger par an" spécifie-t-il. Il ne doit pas être très gras.

 

Tout ça a condition de faire très attention et d'être particulièrement économe.

 

En effet la vie, n'en déplaise aux mirettes dorées de MM. G. Lenôtre et Robert Burnand, est littéralement hors de prix.

 

Un pantalon vaut 36 F. Deux paires de bas de coton : 6 F. Un habit complet plus une lévite (sorte de cache-poussière) : 220 F.

 

Un repas d'auberge : 2 à 3 francs. Tous ces chiffres tirés du livre de dépense de Jean-Jacques de Riols l'année de son mariage avec Lucie Brun (1815).

 

 

 

Maintenant regardons ce que serait de nos jours l'équivalence toujours en prenant la journée d'ouvrier comme base.

 

 

 

JOURNEE D'OUVRIER.

 

 

 

1815 : 1 F. 50. 1995 : 8 heures à 56 F. 25 = 450 F.

 

Un pantalon : 38 F. (24 Journées d'ouvrier) vaudrait de nos jours la somme astronomique de 16.200 F. ! Or il vaut dans les 300 F...

 

Deux paires de bas de coton : 6 F. (4 journées d'ouvrier) vaudraient 1.800 F.! Elles valent, au mieux dans les 60 F...

 

Un habit complet plus une lévite (mettons un imperméable) valent en 1815 220 F. (147 journées d'ouvrier). En appliquant le même barème, cette modeste garde-robe vaudrait de nos jours 66.150 F. ! Elle atteint, en fait, à peine 2.500 F...

 

Un repas d'auberge en 1815, n'en déplaise à nos historiens rigolos, coûte 2 à 3 F, et pour ce prix il est médiocre (2 jours d'ouvrier).

 

Le repas équivalent de nos jours coûterait 900 Francs et celui qui voudrait se le payer ferait à ce prix un festin de Balthazar ! Or on fait un repas convenable pour 100 F.

 

Et c'est ce que Lenôtre appelle "La vie pas chère" ! Faut-il qu'il ait eu le mythe du "Bon Vieux Temps" rivé à la boîte crânienne ! Le "Bon Vieux Temps" c'est aujourd'hui, sans conteste aucun ! Un vrai Pactole !

 

 

 

Gramusse :

 

 

 

Une robe de femme vaut 21 F. (Août 1814)

 

1 paire de souliers d'enfant : 2 F. 50

 

1 chapeau 5 F.

 

1 marmite en fer : 8 F. 61

 

1 tourtière en cuivre : 12 F.

 

 

 

Blayney :

 

 

 

Page 38 : Mussidan (Dordogne)

 

76 : il perd 300 louis : 6.000 F. (6.000 journées d'ouvrier)

 

91 : d'une fortune considérable

 

94 : francs et livres

 

95 : une poularde 2 louis : 40 F. (c'est le prix de Io paires de poules)

 

145 : bouteilles de champagnr

 

154 : dinde

 

 

 

Notes :

 

(1) : La variation de la journée d’ouvrier est de 1 F. 30 à 1 F. 50 à Paris, 1 F. en province.

 

(2) : Lord Blayney. Une captivité en France (1811-1814). Louis Michaud, ed. 168 bd. Saint Germain, Paris 1910.

 

(3) : Voyage d'une Hollandaise en France en 1819, retrouvé et publié par Maurice Garçon. J.J. Pauvert, 1966.

 

 

 

 

 

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