"Fonsaguette", roman historique sous la révolution

les personnages de Fonsaguette sculptés par Jean ND Escande

Les personnages de Fonsaguette sculptés par Jean

AVERTISSEMENT

 

 

 

 Il y a du Capitaine Fracasse dans Fontsaguette, il y a du Monte-Cristo. Tout en somme, ce qu’aimait Jean dans la littérature populaire, tout ce qu’il y admirait : les descriptions à l’envi, poétiques, détaillées et précises, les brillantes métaphores, les vieux logis ruinés, les vies de garnisons, les batailles, les trésors cachés, les sympathiques bandits au grand cœur, qui se révèlent souvent plus propres que les honnêtes, les vengeances, les prédictions et les moments de clair de lune quasi surnaturels.

 

Car Fontsaguette se veut roman populaire ; et de fait c’en est un sur bien des points : les rebondissements, les personnages qui s’y croisent, s’y recroisent, s’y reconnaissent, s’y aiment, et s’y font du mal, le suspens, le souffle enfin, puissant, qui propulse les héros avec brio, tels les pions d’un vaste jeu d’échecs, comme dans les meilleures pages d’un Théophile Gautier ou d’un Alexandre Dumas Père.

 

Cependant Fontsaguette est écrit par un pur érudit, que dis-je, LE grand érudit devant l’Eternel, qui lui, n’avait rien de populaire. Les références littéraires, les citations latines et les chansons anciennes y sont nombreuses, jusqu’à un argot du XVIIIe connu d’une poignée d’élus sans doute, et la véracité historique, rigoureuse dans ses fourmillants détails et ses adroites circonvolutions, y est omniprésente. Jean s’est régalé à étaler son vivier de connaissances, et à brandir ses opinions à chaque page, comme autant de bouquets tout faits. Opinions politiques, opinions antimilitaristes, mais aussi ses dadas personnels : l’inconstance des hommes, la trop grande patience des femmes, leur faiblesse vis-à-vis du sexe fort.

 

C’est une formidable leçon d’histoire sur la Révolution ; à cela nul doute. Et aucun livre d’histoire ne révèlera au néophyte les incontestables horreurs de cette période, qui s’apparente à s’y méprendre aux camps de la Mort de la dernière guerre.

 

Les descriptions, les détails sont plus que soignés ; ainsi Fontsaguette, cette ferme du bout du monde dans la Montagne Noire – qui entre autres choses n’a pas eu beaucoup de troubadours pour la chanter, si ce n’est Jean -, est décrite à ravir ; on en sent les odeurs, on entend les cris des chiens, le concert des oiseaux dans les frondaisons ; on s’attable à la cuisine, on y vit ; Paris au XVIIIe est vivant comme l’est celui d’aujourd’hui, avec ses ruelles, ses églises, ses cochers, ses marchands, ses révoltes, ses horreurs, ses amusements et ses absurdités.

 

Néanmoins, ces détails que Jean s’est amusé à narrer, se développent longuement, quelquefois au détriment des grandes lignes du récit, survolées, si l’inspiration ne lui en est pas venue. Ainsi, Amsterdam reste inexistant : Jean préfère décrire à la place les clochers de Paris qui, dans le rêve du graveur Bance, sont nettement plus attractifs pour l’écrivain.

 

Et puis, il y a des anachronismes, des impasses, des longueurs. Il y a des personnages secondaires que l’on ne retrouve jamais. Jean ne peut s’empêcher de mettre son opinion sur les architectes (qui furent ses condisciples pendant huit ans aux Beaux-Arts) qui « logent volontiers leurs contemporains dans des clapiers dont eux-mêmes se gardent de faire usage ». Sans doute le propos est-il vrai, mais il a sa place ici comme un cheveu sur la soupe. Des passages, simples moments d’existence pris sur le vif, ne débouchent sur rien. Ainsi le marchand de fromages est-il amusant, certes, vivant, cela va sans dire, mais sans plus de but ; les trois bandits, à la fin, s’éclipsent honteusement, sans un mot, alors qu’ils auraient eu à dire, vu l’importance qu’ils avaient revêtu tout le long du récit.

 

C’est un roman vivant, inachevé et imparfait. Mais quoi ! La vie n’est-elle pas vivante - par définition -, inachevée et imparfaite ? N’est-elle pas pétrie de situations mirobolantes qui se révèlent être des impasses ? N’est-elle pas ornée de personnages flamboyants qui nous hantent un moment et disparaissent un beau jour sans autre forme de tambour ?

 

Dire le nombre de réminiscences et de souvenirs personnels que Jean a mis dans Fontsaguette, est incalculable. Chaque chose, chaque lieu, chaque personne qui a compté un tant soit peu dans son existence, se retrouvent dans le roman. Il est inutile d’en faire l’énumération : au néophyte, elle ne dira rien. Il suffit de retenir que Louis Bance, le graveur, c’est lui ; il en a l’orgueil, la vision désabusée du monde. Et il finit par épouser, après bien des aventures, Stefanie, la belle Polonaise, fille d’aristocrate guillotinée, dans laquelle on reconnaît l’amie de toujours, Stanie de Golish. Et puis tous les amoureux des « Enfants du Paradis » reconnaîtront évidemment le « Chand d’habits » et le « Vous avez souri, ne dites pas non, vous avez souri ».

 

Fontsaguette n’est pas fini. Les deux premières parties, abouties, dans lesquelles on sent une maîtrise parfaite des intrigues, une trame réfléchie menée tambour battant, eussent demandé une suite rigoureuse. Mais cette suite s’étiole dans les deux dernières parties inachevées ; des notes avaient bien été prises, ça et là, sur des papiers de rencontre, jamais numérotés, cela va sans dire, mais Jean négligea – ou se désintéressa, vu le peu de succès que le roman décrocha auprès des éditeurs - de les taper à la machine et son écriture, rapide, jetée avec fougue sur le papier par un esprit plus rapide encore, se révéla bien souvent illisible. Et puis, il y avait des doubles, des triples de Fontsaguette. Et chacun de ces doubles avait été retravaillé, en dépit des autres, chacun à des endroits différents. Un casse-tête que nous avons tant bien que mal reconstitué. Cependant il reste des manques, certes grossièrement ébauchés, auxquels nous avons pallié par de brèves phrases de liaison.

 

Jean note dans son journal, au tout début de 1970 : « Ces temps derniers à La Coste j'ai entrepris le roman auquel je pense depuis longtemps : l'histoire d'un volontaire de 92 ». Dès lors, Il y travaille d’arrache-pied, avec la passion qui lui était propre. Ce n’est pas rare qu’il écrive toute la journée : « toute la journée sous le porche les aventures d’Olympe » (Journal, 21 janvier 1970), sachant qu’il ne fait pas que ça : « J'alterne le tapage des lettres des Lacroix [lettres de grognards de Castres], heureusement très lisibles, et mon roman : je poursuis mes héros de la bataille de Tirlemont aux frasques des émigrés à Schonbornslust. La nuit dernière je me suis levé à 4 h. du matin pour continuer leurs aventures, c'était délicieux, le jour se levait et plein d'oiseaux s'ébrouaient le long du ruisseau, dans la brume. Le soir, je relis les mémoires de d'Espinchal, Saint-Priest, François de Cézac et autres émigrés pour me maintenir à température convenable. Il me semble que j'ai plus d'un point commun avec ces gens : le renfermement, l'inadaptation au milieu et à l'époque » (Journal, mars 1970).

 

Il se renseigne, il se documente : « Continué à étudier sur la carte Michelin n° 53 (Nord) la campagne de 93 : environs de Cambrai, Maubeuge et Valenciennes - que j'ai vues en 1956 encore bien abîmés par la 2e G.M. Bricard donne de bons renseignements, Vernère et Putigny aussi, mais pour la vivacité du récit c'est encore à Thiébault qu'il faut en revenir ». (Journal, 5 octobre 1970). Le 30 janvier 1970 : « Ce mois-ci écrit 55 pages pour "Fontsaguette"  car je crois que c'est le nom que je choisirai pour ce roman ». Beaucoup de chapitres qu’il note dans son journal n’existent plus, ou n’ont pas été retenus dans la version finale.

 

En écrivant Fontsaguette, Jean se met à en sculpter les héros : « Pour me délasser, ayant écrit tous les jours, le soir je sculpte un petit fantassin en bicorne dans un morceau de planche de l'ancienne bibliothèque (...) Je sculpte un petit hussard révolutionnaire dans un éclat de pin ». (Journal, 19 et 24 mars 1970). Il fit aussi huit dessins pour illustrer Fontsaguette.

 

Ce roman ne trouva jamais d’écho auprès des éditeurs, et fut refusé avec une jolie régularité ;  « L’inadaptation au milieu et à l’époque » dont parle Jean de lui-même avec justesse, n’y est sans doute pas étrangère. Et puis le récit est historiquement trop précis, sans la légèreté inconsistante qui paraît-il « plaît » aux lecteurs de notre temps. Jean s’est trompé d’époque : nul doute que né au XIXe, il eut pu prendre place sans balancer, dans les journaux à feuilletons, auprès d’un Balzac, d’un Dumas, d’un Gautier, d’un Eugène Sue, auprès des plus grands enfin.

 

FONTSAGUETTE

 

 

 

PREMIERE PARTIE

 

OLYMPE

 

 

 

LE GARDE-DU-CORPS DU ROI

 

 

 

Thézan atteignit hors d'haleine le sommet de l'escalier des combles. Il dut s'appuyer à la rampe, tellement son cœur battait. Avant même d'arriver à la porte de sa chambre, il ôta précipitamment le magnifique habit bleu de roi resplendissant d'or et d'argent, l'uniforme des gardes-du-corps. En courant, sa perruque poudrée tomba ; il la poussa d'un coup de pied dans un coin d'ombre. Il était habité par la haine et la peur.

 

En bas, le fracas des portes brisées à coups de crosses faisait retentir le palais. Du côté du parc, où donnaient les œils-de-bœuf, il pouvait voir deux cygnes évoluer avec grâce dans le bassin de Latone. Mais à perte de vue, le jardin automnal était désert. Le jour se levait sous un ciel gris de pluie.

 

Il était décidé à vendre chèrement sa vie. Il avait été volontaire pour rester au château, la veille, quand les compagnies des gardes s'en étaient éloignées par ordre du roi, pour ne pas risquer d'effaroucher la populace. Maintenant, il voyait bien qu'il n'y avait rien à faire contre un torrent débordé, surtout quand ceux qu'il menaçait rompaient eux-mêmes la digue qui les protégeait. La Royauté tendait le cou à ce blondin criminel de Lafayette, qui se croyait expert en révolutions pour avoir mangé du faisan à la table de Washington ! Mais lui, Thézan, ne se laisserait pas égorger comme du Repaire, que les mégères venaient de décapiter à coups de hache alors qu'il défendait de ses seuls bras la chambre de la Reine. Armant son fusil, il dosa soigneusement la poudre, glissa la balle sur la bourre et la tassa longuement de la baguette.

 

- Mort à l'Autrichienne !

 

Dans sa mansarde, il enfila la redingote cannelle qu'il gardait pour ses sorties, jeta son épée qui lui battait les jambes. Il eut un instant l'idée de gagner les toits et d'y attendre la fin de l'émeute. Mais il se savait sujet au vertige. Il ne voulut pas risquer de glisser sur les ardoises luisantes d'humidité, pour mourir aux pieds de la foule, comme un manant qui tombe d'un échafaudage.

 

Le vacarme continuait. Nul doute que les pillards, après avoir mis à sac le château, ne le livrent aux flammes. Il ne pouvait rester là.

 

Sur les rampes du bassin de Latone galopaient des gardes en fuite ; un ou deux fonçaient sur des chevaux manifestement emballés. Thézan les méprisa d'avoir fait mentir leur nom, et les envia de sauver leur vie, sinon celle du roi. Les cygnes voguaient vers un groupe de dieux marins. Le tumulte croissait, ponctué de cris de mort. Fait comme un rat ! pensa-t-il. Si seulement il pouvait sortir du château, retrouver Olympe dans sa chambre toute proche ! Le mieux serait de gagner les jardins, et de là le Labyrinthe... au fond du parc, il sauterait les douves et serait en pleine campagne.

 

Mais le difficile, justement, était d'arriver au jardin. Où étaient Solognac, Varicourt, Miomandre, les derniers fidèles comme lui ? Massacrés, sans doute. Le médaillon "A la Fidélité", avec son fond violet et ses lettres de sang, que leur avait remis la Reine au banquet des gardes, avait été pour tous un bien funeste présage... Il commença à redescendre l’escalier sans bruit.

 

Qu'allait-il faire s'il s'en tirait ? Fuir Versailles, d'abord. Et après ? Regagner à trente ans le petit manoir en ruines du Languedoc où se morfondaient ses huit frères et sœurs, dont certaines n'avaient pas assez d'argent pour se constituer une dot ? Recommencer cette vie mélancolique d'errance à travers les vignes, à chasser la grive en automne, à brûler des sarments dans les soirées d'hiver en écoutant pour la millième fois comme la Maison Rouge avait écrasé les lignes anglaises à Fontenoy ? Entendre le vent d'autan siffler dans les chevrons disjoints d'une toiture qu'il n'aurait jamais les moyens de réparer ? Si encore il pouvait partir avec Olympe ! Mais elle n’avait pas plus de fortune que lui... Une colère froide remplaça son affolement.

 

Quelqu'un montait en haletant au second palier. Inutile de chercher à se cacher : tôt où tard il serait traqué comme un lapin qu'on furète, au fond d'une mansarde : le couloir d'en haut n'avait pas d'issue. Cette mort ignominieuse le révolta. Autant en finir tout de suite, le mieux possible. Il épaula lentement : l'être qui se présentait à lui était une femme !

 

- Eh ! J’en tiens un ! Cria l'apparition.

 

Thézan tira, et la femme tomba à la renverse sur les marches, lâchant une hache qui rebondit longtemps avant de s'arrêter.

 

 

Quoique lointain, le bruit de la fusillade réveilla Olympe. Elle sauta du canapé où elle s’était endormie et courut à la fenêtre : à travers la mousseline des rideaux, la rue était encore noire des dernières traînées de la nuit. C’est plus haut qu’on se battait : sur la place du château. Tout lui parut désert dans les vastes bâtiments de l’Abreuvoir qui lui faisaient face, mais elle devinait des présences inquiètes. Il lui sembla voir bouger une tenture. Dans la cheminée, le feu se mourait.

 

Elle ne pouvait rester là tandis que Thézan, elle le sentait, était menacé. Sinon, ce n'était pas la peine d'être demeurée à Versailles, pendant que Madame (1) et la tante Gourbillon (2) filaient se réfugier à Rocquencourt. Ces garces avaient même emmené Marion, sa femme de chambre ! Elle frappa du pied, de rage : sa mule de satin rose la quitta. Quelle idée aussi d'être restée en grand habit de cour, avec les paniers, et une coiffure à la Montgolfière ! Elle s'approcha de la barbière et défit fébrilement l'échafaudage de cheveux. La poudre vola en un léger nuage. Les peignes et les épingle tintèrent sur le marbre.

 

C’était une brune de vingt-cinq ans, au teint mat, à qui la colère et l'anxiété faisaient froncer de jolis sourcils droits. Décidément il lui était impossible de sortir dans cette robe en pou-de-soie vieux rose à bouquets d'argent : elle serait écharpée par ces pouffiasses qui la veille au soir remontaient en hurlant la rue de la Paroisse, cherchant à piller les boutiques. Et Marion qui n'était pas là pour l'aider à dégrafer son bustier ! Elle le déchira, de contrariété. La robe, avec sa monture d'osier, s'affala sur le plancher.

 

Elle n'avait pas le temps d'ôter le corset, qui la forçait à se tenir raide et cambrée comme une poupée. Fouillant dans la garde-robe, elle en tira une indienne très simple, à mouches rouges sur fond moutarde, avec un pierrot blanc plissé. En dévalant l'escalier tortueux, elle coiffa ses cheveux épars d'un bonnet à l'enfant, orné d'un ruban bleu clair de lune. Dans la cour, il faisait froid et il pleuvait, mais Olympe n'en eut cure ; elle se jeta dans la rue en courant.

 

 

 

En remontant vers la place du château, elle revivait sa première rencontre avec Thézan. C’était moins de deux mois auparavant, pour la Saint-Louis. A l'entrée de la chapelle, noire de monde, derrière sa tante, elle s'était embarrassée dans sa robe, et serait tombée si elle n'avait trouvé pour s'appuyer le bras d'un des gardes. Le temps de se redresser, elle avait pu voir ses yeux verts, au regard si tendre. Mme de Gourbillon n'avait pas manqué de montrer sa mauvaise humeur, mais Olympe, pendant que les chœurs entonnaient le "Domine, salvum fac regem", avait soupiré de bonheur : sous ces ors somptueux et dans cette enivrante odeur d'encens, sa vie était en train de changer.

 

Depuis, elle avait multiplié les occasions de revoir Thézan et de lui parler. En quelques jours, elle avait tout su de lui. C'était un cadet de famille languedocienne, sans fortune, placé aux Gardes grâce à la protection d'un marquis-capitoul de Toulouse. La similitude de leurs situations dépendantes les rapprocha. Puis, le hasard s'en mêla : une adorable semaine du début de septembre, ils avaient été pressentis pour jouer en impromptu sur le théâtre de la Reine "Colombine surprise par l’Amour". Au cours des répétitions, il sembla à Olympe que toutes les répliques de la pièce allaient à son cas. Jamais elle n'avait appris un rôle avec tant d'entrain.

 

Thézan était en Arlequin, et elle en Colombine ; nul moment n'était plus doux que celui où ils se donnaient la réplique. Chaque soir, c’était un enchantement. Dans les coulisses poussiéreuses et mal éclairées, Thézan l’avait embrassée pour la première fois. Elle s'y attendait si peu qu'elle en était restée muette, les yeux clos ; pourtant, elle se rappelait ce moment merveilleux dans les moindres détails : la porte peinte en bleu d'un praticable contre lequel ils s'appuyaient, et qui grinça ; le panneau de toile peinte simulant un mur de brique avec du lierre; la peur qu'elle avait eu d'être surprise ; une lueur vacillante dans les yeux pleins de désir de son amoureux... Elle avait ensuite joué la scène de la confusion avec tant de naturel que la salle toute entière avait applaudi, et c'est le rose aux joues qu'elle avait salué la loge où se penchait la Reine, souriante.

 

Une mélancolie lui vint, avec les frissons du souvenir : c'est comme si elle avait encore serré Thézan dans ses bras. Moments délicieux et fugitifs, dont il fallait se hâter de profiter.

 

 

 

Le coup de fusil était passé inaperçu dans le vacarme. Le cœur battant, Thézan s'approcha de la morte ; il fut surpris de découvrir sous le fichu de cretonne un visage chauve et vulgaire d'homme de quarante ans. La barbe mal rasée, sous le fard qui coulait, mêlé à la sueur, ne laissait aucun doute. On lisait encore dans la perruque grasse l'adresse d'un "Cor de chasse", ou loueur d'habits. Un travesti : Voilà donc le secret de cette marche sur Versailles : des gredins soudoyés par les émissaires du duc d'Orléans. Comme pour lui donner raison, des louis d'or s'échappèrent des poches du mort, tombé à la renverse sur les marches. Et ces gens criaient "Du pain !" « Toute l'époque se découvre dans ces infamies » pensa-t-il.

 

A quoi cet assassin l'avait-il reconnu pour un garde ? Il se regarda : sa culotte et son gilet rouge l'avaient trahi !  En un instant, une idée lumineuse lui vint. Malgré sa carrure, il pourrait lui aussi faire illusion. Il défit son catogan : ses cheveux se répandirent sur ses épaules. Il ôta la robe de la fausse harengère, cacha tant bien que mal la tache de sang sur sa poitrine, puis descendit la hache en main, d'un pas assuré.

 

Dans le grand couloir, il rencontra les premiers émeutiers, mais ils ne firent aucune attention à lui : ils étaient en train de fracturer les tiroirs de secrétaires en bois de rose.

 

 

 

Sur la place du château, Olympe allait lentement dans la foule. L’aube pluvieuse trempait sa robe : elle regardait avec dégoût des putains et des poissardes se faire trousser le long des grilles. Un petit groupe de femmes avait l'air malheureux : c’étaient des artisanes ramassées dans les rues de Paris par les gredins, et forcées de marcher avec eux pour faire nombre, et donner un air populaire à leur émeute. Déjà Olympe avait du repousser les avances de louches ouvrières, en qui elle avait reconnu avec surprise des hommes déguisés : heureusement, ils étaient ivres à ne pouvoir se tenir. Elle gardait la tête froide, bien qu'hantée par la pensée horrible de se trouver brusquement en face du cadavre de son ami.

 

Devant la grande grille, un amas de gens grouillant comme des vers sur une charogne acclamait un perruquier. On lui avait donné à peigner et à poudrer des têtes coupées. Olympe eut le courage de s'approcher.

 

Le malheureux merlan, plus blanc que sa farine, mourait de peur. Des prostituées vomissaient en se tenant aux ferronneries. Près d'un pavillon, des gardes nationaux déliaient mollement des gardes du Roi que les mégères n'avaient pas eu le temps de décapiter. Et troquant leurs bonnets de fourrure contre des chapeaux galonnés, tous criaient :

 

- Vive la Nation, foutre !

 

C’était une scène où la terreur le disputait à l'abjection.

 

 

 

Olympe était sûre de n'avoir pas reconnu Thézan. Mais le  spectacle lui avait soulevé le cœur, et elle se sentit défaillir. Comme elle s'éloignait, une des égorgeuses posa une tête poudrée sur une borne, et toutes les femmes se reculèrent en riant pour juger de l'effet : du sang, sous ce qui avait été un cou, tachait la pierre. Et brusquement. Olympe eut un éblouissement : elle venait de reconnaitre Miomandre, avec qui elle avait si souvent dansé. Dans la figure blême, les yeux mi-clos montraient leur blanc, et la bouche s'entrouvrait sur un sourire hideux. Comme une somnambule elle retraversa la place. Le tintement d'une clochette la tira de sa torpeur ; elle était allée presque inconsciente chez Mme Pinon, la mercière, où elle se fournissait de coton à broder. Elle descendit deux marches de la boutique, tandis que la vieille dame surgissait des profondeurs.

 

- Qu'avez-vous, mademoiselle ! Mon Dieu ! Vous êtes pâle comme un linge. Quelle horreur ! Et cela dure depuis hier matin...

 

Elle se prodiguait, la faisant asseoir, lui faisant respirer du vinaigre, renversant de l'eau des Carmes sur son pierrot trempé de pluie.

 

- Thézan... le chevalier de Thézan, des gardes... Vous ne l'avez pas vu ?

 

Du milieu de la place montait un chant dont les paroles ajoutaient, pour elle, à l'atrocité du supplice de Miomandre et à l'incertitude où elle était du sort de son ami :

 

 

 

" Dans les Gardes-françaises,

 

J'avais un amoureux.

 

Fringant, chaud comme braise,

 

Jeune, beau, vigoureux."

 

 

 

- Thézan ? Non, je ne le connais pas. Pensez ! Nous vivons dans la terreur depuis hier. Je n'ai ouvert que parce que j'étais sûre qu'ils enfonceraient la porte s'ils la trouvaient fermée. Ils m'ont emprunté une cuvette et un broc à eau, et quand ils sont partis, je me suis aperçue qu'ils avaient dévalisé ma caisse. Heureusement, ils n'ont pas pensé à piller ma boutique : on voit bien que ces femmes-là n'ont pas l'habitude de coudre !

 

- Les voilà qui partent, dit Olympe qui regardait à travers le rideau. Ils redescendent l'avenue de Paris.

 

- Est-ce possible ! dit la mercière en voyant les têtes coupées qui surmontaient la cohue ; il paraît que des fleuristes des Halles ont mangé le cœur des morts, après le leur avoir arraché... Ne restez pas là, mademoiselle, ils pourraient croire que nous les narguons.

 

 

 

Olympe sortit quand le gros du flot se fut retiré. On voyait au milieu de l’avenue des caillots de sang, des vomissures, de sales loques. Des attardés braillaient le « Ca ira ». Comme hypnotisée, elle erra aux environs de la grille. Il ne restait plus que des ivrognes titubants ou des catins trop fatiguées pour suivre. Au loin, deux ou trois carrosses cahotaient, dominant les têtes, et des femmes grimpées sur les toits criaient :

 

- Nous ramenons le Boulanger, la Boulangère, et le petit mitron !

 

Par instant, le ciel menaçant faisait luire des éclairs de baïonnettes. Une large flaque de vin et de boue réfléchissait deux hommes demi-nus qui se disputaient la livrée d’un laquais. Sur une des façades latérale de la Cour de Marbre, un coup de vent claqua une fenêtre ; une vitre tinta. Olympe se mordit la main jusqu’au sang : elle n’avait plus d’espoir de retrouver Thézan.

 

La mort dans l’âme, elle rentra rue de l’Abreuvoir : dans la cour, elle vit au brillant des croisées que le feu s’était rallumé. Comme elle ouvrait la porte, une pauvresse coiffée d’un fichu de cretonne la prit dans ses bras :

 

- Ma bonne dame...

 

Elle l’avait reconnue, aux yeux. Elle s’appuya contre le mur du palier, toute blanche.

 

 

Gourgane sort de la mer

Comme la nuit s'éclaircissait, Gourgane s’aperçut que la felouque barbotait au plus dans trois pieds d'eau. Elle avait touché le fond. Sans hésiter, il sauta dans la mer, et tout de suite, il put marcher. Cela l'intrigua, car il ne distinguait pas les falaises du cap Créus où il avait cru aborder. Dans le lointain, les éclairs illuminaient une montagne aigue. Où était-il ? D’après ses calculs, si l'orage et la tempête ne l'avaient pas trop dérouté, il devait se trouver en face de Figuières, sur la côte d'Espagne. Son sarouel, la bourse de douros de Boumekeur et le kandjar tenaient sur sa tête, noués sous le menton par sa large taillole rouge. Il grelottait de froid et de faim : un verre d'eau-de-vie aurait été le bienvenu. Mais il ne s'agissait pas de calancher comme une petite-maîtresse, le nez dans la sauce, à une demi-lieue de la terre promise. En pataugeant, il traversa les lames courtes, blanches d'écume, et se laissa tomber sur le sable d'un lido. Derrière lui, du côté d'Alger d'où il venait, l’aube orange se levait dans le ciel noir où se fracassaient les nuages. La pluie fine continuait à tomber.

 

Son moment de prostration dura peu. Il secoua le sable de ses membres endoloris par cette nuit terrible et enfila ses vêtements trempés. Le sarouel de coton couleur de pâte d'amande collait à ses cuisses, et son gilet turc n'était plus qu'une loque. Seule la taillole, enroulée plusieurs fois autour de sa taille, lui procurait un peu de chaleur. Mais c'étaient surtout les douros qui le réconfortaient. Tournant ses yeux vers le large, il vit osciller - un coup à droite, un coup à gauche - la barque démontée. Elle disparaissait à travers les rideaux de pluie. Il décida de marcher parallèlement à la mer, vers l’ouest, où se dressait un bouquet de tamaris.

 

 

 

C'était donc son deuxième naufrage. Mais rien de comparable avec celui de la "Fraternité", un an et demi auparavant. D'abord, ce coup-ci, il était seul, et la "Fraternité" s'était ouverte avec 575 personnes à bord, sur les rochers du Banc d'Arguin, par une nuit auprès de laquelle celle qu'il venait de vivre n'était que de la gnognotte. Il ne perdait qu'une misérable barque turque, qui n'était même pas à lui, alors que la "Fraternité", son équipage de forbans marseillais et sa cargaison de bois d'ébène représentaient une grosse partie de son avoir. En un sens, ce débarquement sur cette plage inconnue était l'écho, assourdi, de ce coup de tonnerre qu'avait été la perte de sa fortune de négrier. S'il avait écouté les avis du bon Ali ould Mehdi ould Aamdache, son ancien second, il coulerait maintenant des jours heureux à Port-au-Prince, à écluser des ponches au milieu des plus belles esclaves, dans une plantation de tabac. Mais l'entregent et l'esprit d'aventures vous perdent aussi facilement une riche nature que la paresse et les voluptés du harem.

 

 

 

Tout en marchant, les muscles déshabitués de sentir le sol sous eux, il se revoyait dans ce désastre, à cheval sur le mat de misaine du brick, dont les échardes lui étaient rentrées dans les chairs. Un matin comme celui-ci, mais à des milliers de milles, les nageurs du roi Bongo venus piller l'épave de la "Fraternité" avaient mis longtemps à l'épouiller de ces vilains petits bouts de bois. Et le roi lui-même avait trouvé drôle de vendre le marquis, qui lui avait acheté son excédent de population : celle qui flottait, le ventre en l'air, au large du Banc d'Arguin. "Tout est bon pour faire le commerce", lui avait fait comprendre cette crapule noire, que la bonne farce faisait crever de rire comme une figue.

 

Des corsaires barbaresques s'étaient porté acquéreurs de Gourgane. De minables caboteurs qui suivaient cette terre brûlée par où on arrive à la Côte des Esclaves. Ils venaient acheter une dizaine de nègres, au plus ; mais comme les blancs ont la priorité sur le marché, ils avaient tout de suite jeté leur dévolu sur Gourgane. Le roi Bongo n'avait accepté pour son paiement que dix fusils de traite ; encore, pour montrer le peu de cas qu'il faisait du marquis, en avait-il rendu deux.

 

Sur la felouque, Gourgane avait eu beau parler la langue des corsaires, montrer son crâne rasé, et, en bon mahométan, psalmodier les prières, ils ne l'avaient pas moins revendu à Alger, après avoir partagé avec lui le pain et le sel. La ville haute resplendissait sous le soleil quand Mustapha Boumekeur, qui faisait lui-même ses achats, l'avait acquis comme secrétaire de ses domaines. Cet honnête musulman possédait une grande villa et des quantités de terre rouge où poussaient des figuiers de Barbarie, des citronniers et des orangers, sur les hauteurs d'El Biar. Et tout en grimpant les raidillons le marquis ne put que réfléchir aux bizarreries de la destinée et à la justesse des prédictions d'Ali Ould Mehdi, son ex-associé :

 

- Une fois, Moulana a béni ton voyage : qu'Il soit loué ! Il l'a béni une deuxième fois : Gloire à Lui, le Très-Haut ! Mais je ne t'accompagnerai pas une troisième, mon cher Seigneur, parce que Moulana ne donne jamais trois fois la chance...

 

Et il était resté au Caire, devenu gros marchand, après avoir commencé derrière le mat comme petit interprète. Alors, pour son malheur, Gourgane était reparti seul pour la Côte, avec la "Fraternité".

 

 

 

De toute façon, l’esclavage à El Biar n'avait duré que huit mois, le temps de remplir à la satisfaction de ce niais solennel de Boumekeur son rôle d'intendant des séguias. Gourgane s'était bien gardé de demander l'affranchissement : en toute occasion, au contraire, il louait Moulana de lui avoir procuré un si bon maître. Et Boumekeur souriait, en roulant son chapelet à gros grains d'ambre. Puis Mabrouka, la grosse noire nourrie de pâtisseries aux amandes, avait demandé pour son protégé la permission d'aller acheter lui-même à Alger les zlabias qu'elle affectionnait : lui seul savait les choisir. Entre deux gâteaux au miel, elle se montrait d'ailleurs exigeante, mais là encore Gourgane avait montré une étonnante bonne volonté. Il s'était pourtant plus vite fatigué d'elle que de son cornard. C'est ce qui l'avait incité à s'enfuir, une belle nuit, à bord d'une felouque volée dans une calanque, lesté de la bourse et du propre couteau du marchand. Il avait dû assurer seul les manœuvres, et au bout de cinq jours de dérive où il ne s'était nourri que de dattes et d'oranges, la tempête l'avait jeté sur ce rivage inconnu.

 

 

 

En voyant Gourgane, le premier mouvement du marin qui poussait sa barque à l'entrée de Leucate fut de s'enfuir. Content de s'être levé le premier de son village, il était sûr d'une bonne pêche, après une nuit aussi agitée. Dans son imagination troublée, l'apparition du naufragé, devant l’aurore jaune, prit l'allure fantastique de l’Evêque de Mer, que la tempête aurait jeté par-dessus le Grau de Leucate, en chasuble sacerdotale et les nageoires écartées.

 

- Aco es l'Abesqué dé Mar ! [C’est l’Evêque des Mers !] pensa le pêcheur en se signant, les pieds cloués au sol par la terreur.

 

Le Mamamouchi au crâne rasé gesticulait en baragouinant espagnol. Le pêcheur ouvrit le bec, et sa pipe tomba dans le sable.

 

Il poussa un juron : une pipe est plus précieuse que la peur.

 

Le charme fut rompu.

 

Tandis qu'il se baissait en disant "Macarel ! [Juron typiquement languedocien], et constatant avec satisfaction que son brule-gueule était intact, l'Evêque de Mer, agenouillé à vingt pas, ouvrait lui aussi de grands yeux.

 

- Macarel ? Mais où suis-je, bon Dieu de bois ?

 

- Moussu, siés in Franço [Monsieur, vous êtes en France], dit le matelot en embouchant sa pipe, et déjà déçu de voir parler ce qu'un instant plus tôt il avait pris pour un poisson fabuleux.

 

Alors Gourgane, dans son délire, fit ce qu'il n'avait jamais osé, même au plus profond des tempêtes : à genoux et levant les bras vers le ciel bouleversé, il remercia le Très-Haut dans les termes que prescrit le Coran.

 

 

 

MADAME

 

 

 

De haut en bas des appartements de Monsieur (3), à Versailles, c'était un envol de perruques. Les domestiques se cognaient dans les escaliers, les uns descendant des meubles, les autres remontant les mains vides, et tous pareillement mécontents d'avoir à jouer les déménageurs. Dans le grand salon, Madame tonnait comme une enragée, contre une volière de chambrières qui pleuraient, ce qui ajoutait à l'ire le la princesse. Mme de Gourbillon faisait bouffer ses plumes avec satisfaction dans ce tohu-bohu, et Monsieur, que l'emballage de sa bibliothèque si précieuse avait assombri, paraissait quelquefois à la porte de son bureau pour demander la comtesse de Balbi (4) : il cherchait deux dactyles et trois spondées qui lui manquaient pour un vers latin.

 

Olympe aurait bien voulu que ce déménagement fut le sien. Elle rêvait d'Agde, où elle avait passé son enfance, et des étendues de la Tamarissière où il serait si bon de courir avec Thézan dans le vent froid qui vient de la mer. Au lieu de quoi il fallait se tenir droite, serrée dans le busc, l'éventail à la main, et prête à répondre aux lubies de Madame et de la tante Gourbillon. Il y avait peu de chances qu'elle revint de sitôt au mont Saint-Loup, maintenant que la cour toute entière se transportait à Paris : une ville où personne n'habitait depuis plus de cent ans.

 

- Et aux Tuileries, encore ! Glapissait la comtesse de Provence.

 

- Il paraît que c'est sale, vieux, décrépit, humide ! Renchérit Mme de Gourbillon. Monseigneur le comte d'Artois a bien fait d'émigrer, Madame... Si Votre altesse Royale...

 

- Marguerite ! Mme de Gourbillon ! Voyez-vous ce que je vois ?

 

- Oui, Madame.

 

- Eh bien, laquais ! Non ! Vous ! Pas l'autre : Picart, Bourguignon, que sais-je ! Olympe ! Ce miroir! Dois-je le redire ?

 

La tante Gourbillon et Madame, prisant rageusement, se fourrant du tabac dans les narines, s'épanouissaient dans leur univers naturel, fait de hargne et de camouflets. Elles se donnaient la réplique comme un duo de chattes irritées, avec des voix haut perchées : tout allait à vau-l'eau, on marchait au hasard, le pouvoir auguste était bafoué, traîné dans la fange ; d'ailleurs elles l'avaient prédit, et elles le clamaient encore, elles n’en démordraient pas !

 

- Si le Roi, dès Juillet, avait fait tirer sur cette canaille, nous n’en serions pas là ! Mais sa trop coupable faiblesse...

 

- La Royauté... commença Madame.

 

Elle vaticinait, à moitié en italien, les yeux grand ouverts, sa tabatière d'or à la main, d'où tombait le tabac ; et Mme de Gourbillon hochait la tête, ponctuant la prophétie de claquements de mâchoires, comme une cigogne qui happe des grenouilles. Puis la comtesse de Provence, telle une Pythie, se monta, et dans sa fureur tapa du pied à défoncer le plancher : on allait à la mort, au massacre, à l’incendie ! Elle aurait mieux fait de retourner à Turin ! La France devenait une pétaudière, un mauvais lieu ! Pendant qu'elle hurlait, les domestiques en livrée prune de Monsieur décrochaient du mur son portrait. Que Madame était fine, dans ce chef-d’œuvre de Vigée-Lebrun : Vêtue de blanc, des sourcils noirs arqués, de grands yeux doux, elle n'avait qu’un lointain rapport avec la mémère cramoisie qui à quelques pas, tandis que le tableau tanguait dans son cadre à guirlandes, hurlait des imprécations, le doigt tendu, aux filles de chambre terrorisées.

 

Alors que sa sœur (5) avait déjà deux fils du comte d'Artois (6), Madame n'avait pu avoir d'enfant de Monsieur, qui se souciait d'elle comme d'une guigne. Aussi s'était-elle mise à boire. Madame avait dans sa jeunesse espéré jouer un rôle à cette magnifique cour de France, elle, petite princesse de Savoie laide et autoritaire, née d'un père roi besogneux. Mais elle s'était vite aperçue qu’elle n'aurait jamais aucune influence sur Monsieur. On les avait mariés trop jeunes, et Monsieur n'était pas son genre. Il préférait la comtesse de Balbi, cette gourgandine intrigante qu'on lui avait imposée comme dame d'atours. Monsieur et la Balbi faisaient de petits vers fins, lisaient Ovide et Catulle dans le texte et annotaient des auteurs licencieux. Sans dédaigner les affreux calembours, comme "Sumpti domes hic apportavit legato alacrem eorum”, ou "Certe quis, Venus, ilia tremens", qu'ils donnaient innocemment à traduire à leurs courtisans. Il ne restait à Madame que le vin de Champagne et la bonne Gourbillon.

 

Madame avait essayé de se rapprocher de la Reine, sa belle-sœur, mais Marie-Antoinette n'aimait pas la comtesse de Provence, parce qu'elle ressemblait à un sapajou, avec ses cheveux si noirs et sa lèvre si ombragée qu’on aurait dit qu'elle portait moustache. Puis la Reine avait eu à la cour le rôle qu'avait désiré y jouer Madame : belle, fraîche, joueuse, cette petite archiduchesse autrichienne avait rameuté tous les cœurs. Madame s’en était consolée, en pensant que sa belle-sœur n'avait pas eu plus qu’elle de chance en amour, car Louis XVI était un bien piètre amant. Cependant, les malheurs les avaient tardivement rapprochées. Quand Marie-Antoinette avait subi cette horrible campagne de calomnies, l'affaire du Collier, les libelles impunis, ce flot d'ordures déversé journellement, Madame, dans sa stérilité et sa solitude conjugales, l'avait sentie plus malheureuse qu'elle. Car Madame avait du cœur et le jugement droit, mais elle était laide et pleine de morgue : qui, à cette cour frivole, aurait pu lui pardonner ces péchés cardinaux ?

 

 

 

Ce n'était pas rien que Mme de Gourbillon, et d'abord à ses propres yeux. Lectrice de Madame, elle appréciait plus qu'aucune autre l'insigne honneur qui lui était fait de vivre en son auguste compagnie. Quel plaisir, au début, de se tenir devant Madame en se frottant les mains comme doit faire toute personne modeste et heureuse de plaire à une maîtresse de si haut rang! Puis de donner des conseils judicieux à Madame, en faisant mine de croire qu'ils venaient d'elle ! Quelle joie, de savoir qu'elle influençait Madame, que toutes ses pensées étaient dictées par elle ! Quelle jouissance, quand Madame disait :

 

- Gourbillon, que ferais-tu à ma place ? Est-ce que je dois prendre ce bouillon comme le conseille ce damné chirurgien, ou dois-je le lui jeter à la figure?

 

Mme de Gourbillon avait la comtesse de Provence toute à elle, et lui donnait avec componction des conseils de vieille fille qui s'adresse à une bréhaigne de haut lignage. A elles deux, elles formaient un couple parfait en robes puce, avec des pretintailles et des fanfreluches bien à elles, qui défiaient tout classement de couturier. Olympe savait que les freluquets de la cour avaient fait courir le bruit d'une amitié particulière entre Madame et sa favorite ; mais cette idée saugrenue lui donnait le fou-rire : il suffisait de les regarder pour que cette supposition éclatât dans tout son grotesque.

 

 

 

Cahotée dans la berline, entre deux dames de compagnie jacassantes, Olympe sourit : elle venait d'apercevoir, par la vitre, le beau Thézan, qui chevauchait au milieu de sa compagnie des gardes. Elle avait vu avec plaisir qu'il s'était placé du côté de la route pour chevaucher le plus près d'elle possible, et la cherchait dans toutes les voitures d'un regard inquiet. Leurs yeux s'étaient croisés, et à son sourire confiant, Olympe savait que Thézan l'aimait.

 

Enfin on quittait Versailles, et pour la première fois depuis bien longtemps, elle eut un sentiment de délivrance. Jusqu’ici, elle avait vécu dans l'appartement de sa tante, que venait toujours encombrer Madame, avec ses récriminations mesquines, ses recettes italiennes et son ennui perpétuel. Il fallait toujours rester debout et en habit de cour devant la princesse, multiplier les révérences : l'étiquette était tout ce qui restait à Madame, et là-dessus, elle se montrait terrible. Vraiment, l'aménagement aux Tuileries serait un dérangement pour beaucoup de monde, mais un moment de liberté pour moi, pensa Olympe. C’est avec soulagement qu'elle quittait Versailles dans ses feuilles mortes, comme le lit d'agonie de la royauté. La page de sa jeunesse gourmée dans le busc se tournait, définitivement. Et en fuyant la ville bâtie par le grand roi, elle se divertissait à voir sauter sur le pavé de Sèvres la débâcle de carrosses et de tapissières, de haquets (7) et de turgotines bourrées de laquais, des charrettes bâchées dans lesquelles, au hasard des cahots, elle apercevait le coin d'une commode, l'arrondi d'une console.

 

 

 

L’enfance d'Olympe s'était déroulée le long de murs tapissés de trompettes de Jéricho orange dans un luxuriant feuillage vert, à l’ombre de la cathédrale noire d'Agde. Elle se souvenait du port bruissant de bateaux, des évolutions des frégates que son père, commis de la Marine, l'amenait voir du grau. Et, de l'entente de ses parents, elle avait gardé la nostalgie d'une vie harmonieuse dans l'amour.

 

Ce bonheur avait été brusquement tranché par la mort de ses parents, lorsqu'elle était en pension chez les sœurs de Narbonne : M. et Mme de Gourbillon s'étaient tués en boghei en revenant de la voir, sur la route d'Armissan. A la suite de cette tragédie, la lointaine tante Gourbillon, qui vivait à la cour, avait réclamé la petite orpheline pour qu'elle fût élevée près d'elle.

 

Les sentiments d'Olympe pour sa tante étaient mitigés. D'une part, en parente orgueilleuse, Marguerite de Gourbillon avait vite fait sentir à sa nièce le poids de la haute protection qu'elle lui accordait. Elle la força tout d'abord à abandonner son accent méditerranéen, qui eut par trop juré dans le haut milieu qu'elle fréquentait. D'autre part, au lieu de la faire enfermer dans un couvent comme une fille de noblesse pauvre, elle avait fait donner à la sauvageonne une excellente éducation au couvent des Feuillantines. Certaines fois, selon son humeur, elle lui reprochait sa tenue, le pain qu'elle mangeait, ses manières ; un autre jour, elle la comblait d'attentions et de cadeaux, la présentait avec des compliments exagérés qui faisaient rougir la jeune fille. Aux Feuillantines, Olympe avait eu tout loisir de fréquenter les futures duchesses et les marquises en herbe qu'on y faisait pousser ; mais avant leur vingtième année, toutes ces espérances s'étaient alliées à d'autres grands noms, masculins ceux-là. Alors Mme de Gourbillon avait pris Olympe chez Madame : elle avait eu très nettement l’impression que sa tante voulait la garder pour elle.

 

Sous le climat gris et pluvieux de Versailles, si différent du ciel bleu éclatant du Golfe du Lion, Olympe avait appris à dissimuler son ennui sous les dures obligations de la cour. Elle avait appris aussi que le moindre relâchement, le naturel même étaient autant d'erreurs. Le persiflage des oisifs y détruisait plus facilement une réputation qu'une liaison impudemment étalée. Deux ans auparavant, au cours d'une promenade au hameau de Trianon, le comte de Giraumont (déjà âgé, pourtant, et si respectable) qui lui décrivait passionnément des fleurs du Mexique qu'il avait vues à Madrid - des dahlias - n'avait-il pas été dénigré par ce brutal de Rossetti, qui se croyait des droits sur Olympe parce qu'elle avait ri quelquefois à ses plaisanteries ? Les jeux de mots avaient couru sur sa prétendue liaison avec le comte, et quand Rossetti avait été tué en duel par un inconnu, derrière la machine de Marly, on en avait déduit que le meurtrier était le comte de Giraumont, soi-disant jaloux. La calomnie avait rejailli sur Olympe, mais elle avait eu pour effet inattendu de la faire craindre des freluquets. Aucune femme, surtout pas la Reine, n'était à l'abri des ignobles suppositions des "insolents", et des "agréables". Il était inutile de chercher la moindre trace de sentiment vrai dans un milieu où l'amitié était tournée en ridicule, l'amour réduit à la fonction physique.

 

 

 

Comment ferait-elle pour présenter Thézan comme un parti à Mme de Gourbillon ? Certainement, la tante se fâcherait de n'avoir pas trouvé elle-même le futur de sa nièce. A l'idée d'être mariée contre son gré, elle se révolta. Comment voir seulement Thézan en tête-à-tête à Paris ? Jamais elle n'aurait cru que les événements se précipiteraient si vite. Depuis la Saint-Louis - il n'y avait pas deux mois ! - elle se trouvait devant une nouvelle existence, incertaine, menacée, mais aussi devant cet amour qu'elle avait si longtemps attendu. Le fait d'être allée elle-même chercher son ami à travers la foule des assassins avait décidé Olympe d'un seul coup. Après tout, Mme de Gourbillon n'était son aînée que d'une dizaine d'années, et Olympe ne la craignait pas. Maintenant qu'elle avait une indépendance à défendre, elle se sentait pousser des dents et des ongles pour la protéger. Et, pour commencer, elle aurait une chambre à elle.

 

 

 

Il pleuvait dans la cour du Carrousel. La foule des courtisans de Monsieur se battait pour obtenir dans les plus brefs délais un appartement dans la nouvelle résidence du Prince. On débusquait des pièces sur le jardin des Tuileries des gens qui n'avaient nul droit à s'y installer. Le vieux château inhabité depuis la Fronde sentait le moisi et retentissait des cris aigres de passe-droits. En voyant cette foire, Olympe eut une idée : redescendant dans la cour en soulevant sa robe, insoucieuse de la pluie, elle repassa les grilles et se mit à courir vers le pont des Saints-Pères.

 

- Avez-vous retenu une chambre, Olympe ? Lui dit le soir Mme de Gourbillon.

 

- Dieu m'est témoin, madame, dit Olympe avec une révérence, que j'ai fait ce que j'ai pu, mais je suis arrivée trop tard : les dames de la Reine avaient déjà tout pris. J'étais au désespoir. Mme de Laage, en me voyant en peine, a bien voulu m'adresser à une parente à elle, Mme de Xivry, quai Malaquais, qui a consenti avec une rare bonté à me prêter une mansarde dans son hôtel.

 

- Quai Malaquais ! Mais c'est au diable, que cela ! Et votre service ?

 

- Il n'en sera pas gêné, Madame : je serais là dès le matin à l'ouverture des portes.

 

- Et comment viendrez-vous ? Il faut passer par le Pont-Neuf ou celui des Saints-Pères, c'est très loin.

 

- Le chevalier de Sélincourt, ancien garde de la Porte, qui habite chez Mme de Xivry, me conduira lui-même.

 

- Ma fois, faites comme vous l'entendrez. Après tout, pourvu que je sois, moi, auprès de Madame, c'est le principal. N'oubliez pas d'être là demain matin à l'aube.

 

- Je n'y manquerai pas, madame.

Mme de Gourbillon était dans un bon jour : Olympe avait gagné la première manche. Elle courut retrouver Thézan qui l’attendait petite rue des Ecuries, où les chevaux des gardes avaient été casernés.

LE THE CHEZ MME DE XIVRY

 

 

 

A l’entrée de miss Albane Breadalbane, les petits-maîtres du salon de Mme de Xivry se jetèrent spontanément à genoux sur le parquet en entonnant l'aria "Chantons, célébrons notre Reine", et Olympe, sur son ottomane, éclata de rire. Mais la jeune Ecossaise, passant devant ses bouffons admirateurs avec la contenance froide d'une vraie princesse, abandonna sa main au blond Léonce de Chamart, qui la baisa avec un respect passionné. Tout le salon applaudit.

 

Au milieu du cercle, miss Breadalbane désignait du doigt, avec orgueil, une petite ligne vert sombre, difficilement discernable au milieu des grands carrés blancs et des larges rayures roses de sa nouvelle robe : c'était, disait-elle, le signe distinctif du célèbre clan des Breadalbane, et les agréables se récriaient avec ironie sur l'ancienneté de cette maison.

 

Lancée dans l'histoire de dix ou douze générations de lairds à propos du tartan, l'Ecossaise parlait à perdre haleine de châteaux hantés, de sombres trahisons, de rois morts étouffés dans des tonneaux de whisky, de souterrains et d'oubliettes, de vengeances affreuses, de pluie continuelle et de brouillard, d'ombres terrifiantes et d'apparitions de dames blanches ; de fantômes jacobites errant depuis cinquante ans sur le champ de bataille de Culloden. Pendant cette tirade, les jeunes gens admiraient les mouvements de sa gorge, et les moins observateurs se fatiguaient la cervelle pour trouver en France autant d'exemples émouvants. Olympe remarqua la fraîcheur du teint et les gestes charmants de miss Breadalbane parlant français, tandis qu'elle secouait ses boucles noires avec de légers haussements d'épaules quand le sens d'un mot échappait à sa compréhension.

 

 

 

Cette jeune romancière, que les événements avaient attirée à Paris, avait épousé le propriétaire d'une revue de connoisseu londoniens : The Ancient Chronicle, bien qu'il s'appelât William Struldmurphy et fut d'ascendance irlandaise. Ayant fait ces concessions à son établissement et à sa morgue écossaise, Miss Breadalbane avait triomphalement repris son nom de jeune fille pour faire paraître dans la revue conjugale des articles sur la poésie des lochies, puis des romans personnels, tumultueux et passionnés, mais d'un style plat, qu’elle donnait pour des copies littérales de chroniques de la cour des Jacques.

 

Son emportement pour les idées nouvelles distrayait fort les enfants de Xivry et leurs amis : miss Breadalbane comptait, de retour à Londres, publier la relation de son ’’travel in France during the Etats-Généraux" : pour gonfler son papier, elle demandait à chacun des faits vécus.

 

- Ce matin, dit Philippe de Xivry, au coin de la rue de la Ferme des Mathurins, j'ai vu une vieille marchande de fleurs éclaboussée par un carrosse dont on avait voilé les armoiries par un nuage avec la devise : "Ce gros temps ne durera pas". Elle lui a jeté un regard de haine ; elle était admirable ! Ah ! Elle avait bien le visage de la pauvreté !

 

Content de lui, il jouait avec les breloques d'or de sa montre, tandis que miss Breadalbane, lui lançant un regard reconnaissant, tirait de son réticule un crayon et un carnet.

 

- Où était-ce, dites-vous ? Au coin de la Ferme des Mathurins ? Comment écrivez-vous cela ? C'est magnifique ! C'est dommage que je ne sois pas été - ah, c’est "que je ne sois pas allée" qu'il faut dire ? À la prise de ce vaste prison de la Bastille : ce devait être plus étonnant encore que le démolition de Kenilworth Castle par Cromwell ! Il y a un sujet extravagant de nouvelle dans cela.

 

Après un instant de réflexion, elle ajouta :

 

- Je n'ai vraiment aucune chance : j'ai manqué aussi le marché des femmes sur Versailles. Ce serait si amusant que les femmes londoniennes consentissent à prendre et raser cet affreux Tour de Londres !

 

M. Jeunet, qui s'était rapproché pour écouter, pinça les lèvres, outré de la frivolité de la jeune femme, et furieux de ne pas trouver un exemple éclatant, irréfutable, du républicanisme des Anglaises. Il lui déplaisait de penser que les peuples fussent encore enfoncés dans l'obscurantisme des royautés. Il fut plus dépité encore quand ce fat de Léonce de Chamart, parlant d’abondance, se mit à raconter la prise de la Bastille et la marche sur Versailles, telles qu'il les avait lues dans les gazettes. Les autres jeunes gens lui enviaient sa facilité d'élocution. La romancière copiait sans relâche des faits héroïques ressassés à satiété par trente journaux et auxquels le mirliflore, par souci de vraisemblance, ajoutait des détails enjoliveurs : il était descendu lui-même dans les souterrains de la sombre prison, où des vieillards gémissaient dans les fers ; il avait vu avec horreur des squelettes d'enfants de quelques mois enchaînés dans de sinistres in-pace, des restes de mères-grands tombant en poussière, un tas d'atrocités innommables.

 

- Enfin, dit-il, quand je me retrouvais à l'air de la Liberté, la commotion fut si forte, que je me pâmais comme une carpe.

 

- Pourquoi dites-vous : "se pâmer comme une carpe ?" demanda miss Breadalbane. Je n'aurais jamais cru que les carpes se pâmassent. C'est comme ce matin : j'ai entendu chez un volailler du marché Saint-Germain une soubrette accorte dire : "Il vaudrait mieux que vous le plumassiez", à propos d'un dindon, je crois, ou d'un petit bête comme ça. Vaut-il mieux dire : "Que vous le plumassiez", ou : "Que vous le plumiez ?"

 

- Que vous le plumassiez, dirent en chœur les agréables.

 

- Correct, dit miss Breadalbane triomphante. Eh bien, vous conviendrez avec moi, messieurs, que c'est fort curieux et instruisant, car ces deux mots de plumassier et de plumier désignent aussi un fabricant de plumes pour les chapeaux et un petit boîte pour les plumes à écrire.

 

Et satisfaite d'avoir étalé son érudition dans cette langue si difficultueuse, elle se renversa en arrière pour rire de tout son cœur.

 

 

 

La calèche roulait à toute allure, et Cécile de Xivry s'amusait beaucoup. Elle se sentait aussi un peu émue. Fallait-il que ce jeune homme tint à elle, pour suivre ainsi une voiture lancée au trot depuis la Bastille ! Ils avaient pris la rue Saint-Antoine, celle des Nonnains d'Hyères, le quai de l'Hôtel de Ville, et il courait toujours. Heureusement, à la hauteur du marché de la Ferraille, un encombrement avait arrêté la calèche, ce qui avait permis à son poursuivant de souffler. Même la voiture avait été immobilisée si longtemps qu'il avait été près de la rejoindre, et dans ce cas-là, qu'aurait-il fait ? Elle s'était alarmée. Serait-il monté lestement sur le marchepied pour lui déclarer sa flamme, et que dit-on dans ces occasions ? "Mais, monsieur”? Cela commence toujours par « Mais, monsieur » Et ensuite ? Ensuite, Cécile ne savait pas...

 

Au moment où il allait la toucher, la calèche était repartie, et Cécile avait été soulagée, mais un peu déçue. Elle regarda son poursuivant à la dérobée. Il était jeune - son âge, à peu près: 18, 19 ans. Comme il lui courait après depuis si longtemps, elle décida que ce devait être la réincarnation d'un cheval ; et comme il portait un habit brun, elle se dit qu'il avait une robe baie. Baie-brune. Mais quelle profession pouvait-il exercer ? (A part celle de coureur, qui ne devait être qu'occasionnelle). Clerc de notaire ? Non, pas assez relevé. Pâtissier ? Pas du tout : il serait en blanc. Huissier ? Il n'avait pas l'air assez revêche, et d'ailleurs, les huissiers sont vieux. Artiste ? Plutôt cela, oui : ce devait être un artiste. D'ailleurs à la réflexion, qui d'autre qu'un artiste aurait eu l'idée charmante et saugrenue ("Mais sublime, absolument, puisque j'en suis l'objet"), de courir après une calèche en plein Paris, au risque de se faire écraser par les centaines de voitures qui fonçaient dans ces rues étroites ? Elle eut de l'inquiétude pour lui, puis pour elle. Et s'il allait se précipiter au moment où la calèche s'arrêterait devant l'hôtel du quai ? Elle se rassura : dans ce cas, elle n'aurait qu'à crier au cocher : « Dans la cour! » Et le tour serait joué. D'ailleurs il avait l'air bien trop charmant pour être vraiment dangereux.

 

Quand la calèche s'arrêta, Cécile sauta légèrement, sans se servir du marchepied, grimpa quatre à quatre l'escalier de l'entresol et écarta précautionneusement les rideaux de la fenêtre du palier pour regarder de côté le jeune homme : il avançait sous les arbres, le long de la Seine. Il traversa la chaussée sans faire attention aux voitures, en regardant la façade de l'hôtel. Il ne fallait quand même pas que pour la première fois, il s'aperçoive qu'elle l’avait remarqué. En souriant, elle remit doucement le rideau en place, puis monta à l'appartement de sa mère d'un air dégagé.

 

 

 

Depuis le début de la soirée, Olympe n'avait qu'une envie : quitter l'ottomane pour aller se promener sur le quai. Il faisait encore assez clair pour admirer le coucher de soleil sur le parterre de l'Infante, de l'autre côté de la Seine, mais elle ne pourrait plus identifier les fleurs nouvellement acclimatées dont lui avait parlé le comte de Giraumont. Elle dut se contenter de regarder, par les hautes fenêtres ouvertes à cause de la chaleur qui régnait dans le salon, la cime jaunissante des peupliers du quai. Par moment, elle voyait les branches souples frissonner à travers les ferronneries entrelacées du balcon. Une élégante calèche, qui tourna le coin du Collège des Quatre-Nations, distançant les coucous sordides et les lourdes turgotines dans le poudroiement incarnat du crépuscule d'automne, vint se ranger sous la façade, et Olympe reconnut Cécile de Xivry dans la jeune fille qui en descendit. Immédiatement, un jeune homme en redingote brune traversa en courant derrière elle, et Olympe eut peur de le voir se faire écraser. Sans bouger de sa place, elle pouvait le voir, le nez levé, l'air déconfit, qui détaillait la façade de l'hôtel. "Cécile cherche un amoureux", pensa-t-elle en souriant. Un long moment après, la jeune fille fit son entrée, l'air grave et froid.

 

 

 

En entendant le valet annoncer « le chevalier de Thézan » Olympe rougit en se renfonçant dans son ottomane ; et pendant qu'il baisait la main de Mme de Xivry, elle regarda de côté la tête qu'elle faisait : elle croyait que chacun épiait les progrès de leur liaison. Mais Mme de Xivry avait un air naturel : elle faisait semblant d'écouter une grande jeune femme mise très simplement en robe anglaise, les cheveux sans poudre, qui faisait de la main des gestes définitifs et qu'on disait très intelligente parce qu'elle était démocrate. Près d'elle, un vieux gentilhomme souriait, les yeux au plafond, hochant la tète à ses opinions tranchantes, et M. Jeunet, qui s'était rapproché du groupe, se dandinait avec le plus vif désir de briller ; il parvenait à articuler :

 

- La Constitution... Réformes... un peuple libre..., chaque fois qu'elle reprenait haleine, mais elle lui coupait à nouveau la parole et il s'inclinait, en proie à la plus vive admiration.

 

- Qui est cette dame ? demanda Thézan à Olympe en se tenant derrière l’ottomane.

 

- La marquise d'Iroise. Elle vit séparée de son mari, mais M. d'Aumony, qui pourrait être son père lui en tient lieu, dit-on.

 

- De père ?

 

- Non, de mari.

 

- Et qui est l’autre ?

 

- M. Jeunet, son sigisbée.

 

Pour se donner une contenance, et masquer l’envie furieuse qu'ils éprouvaient de se trouver en tête-à-tête, dans ce salon où ils étaient des pièces rapportées, elle lui fit l'inventaire des personnes présentes : Mme de Xivry, revenue de Saint-Domingue après la mort de son mari, emporté par la fièvre jaune, avait loué l'hôtel du quai Malaquais sur les instances du chevalier de Sélincourt, ce grand vieillard en habit gris-argent.

 

-  Il paraît que c'est un ami d'enfance, et qu'il est amoureux d'elle depuis vingt-deux ans qu'elle est partie aux îles, dit Olympe avec admiration.

 

Thézan acquiesça. Ce milieu parisien était si diffèrent du vase clos de la cour où ils avaient vécu, qu'ils ne pouvaient s'empêcher de faire, à part eux, des remarques. Mme de Xivry portait une robe de velours frappé vieux rose, dont les cassures paraissaient blanches comme des traces de givre ; elle avait au creux des coudes des engageantes de dentelle en sabot, dont la couleur blonde faisait ressortir son teint de créole, mais comme une bourgeoise du Marais, elle portait à un tour de cou de satin noir un médaillon d'onyx cerclé d'or.

 

Ses fils, Philippe et Gilles, et leurs bruyants amis, ces MM. d'Antibaut, de Sorlin, de Chamart... étaient des fats ridicules dont l'air dégagé avait la goujaterie de l'adolescence.

 

- Il ne manque au tableau, pensa Thézan, qu'un charlatan et une drôlesse mais je crois bien que les voilà, en la personne du chevalier d'Evora et de son amie Mlle de Kientzheim.

 

Comme il était amoureux d'Olympe, il ressentait de l'humeur de ne pouvoir lui parler seul à seule.

 

Mme de Xivry, qui faisait le tour de ses invités, s'arrêta devant Olympe pour lui demander avec un sourire mondain :

 

- Etes-vous convenablement logée ?

 

Et Olympe rougit à nouveau en se confondant en remerciements : il lui semblait que Mme de Xivry faisait allusion à Thézan. Maie l'attention de l'hôtesse fut retenue par une arrivée inopinée : Sainte-Etrivière, les bras écartés comme dans une scène de reconnaissance, son chapeau d'une main et sa canne de l'autre, faisait son apparition dans ce salon paisible en hurlant d'une voix de stentor.

 

- Madame ! J'ai cru ne jamais vous revoir !

 

A Tournan-en-Brie, sa calèche avait versé ; il s'était battu avec un charron qui ne voulait pas remettre assez vite en état une roue brisée ; toutes les dames présentes le regardaient par-dessous, avec défiance, et Mme d'Iroise était mécontente de ce qu'il lui eut coupé le sifflet dans sa démonstration. Olympe trouvait au nouvel arrivant un air vulgaire.

 

- Quelque aventurier italien, qui s'appelle di Giovanni, ou Esposito, et dont à l'occasion d'une escroquerie on retrouvera le nom sur quelque registre des galères de Naples, pensa-t-elle. Et comme le chevalier de Sélincourt battait en retraite :

 

- Me permettez-vous, mademoiselle, de m'asseoir auprès de vous ?

 

Elle lui demanda qui était ce soi-disant marquis de Sainte-Etrivière.

 

- Non, c'est un vrai, mais dangereux, dit le chevalier avec rancœur. Il y a plus de dix ans que je ne l'avais vu. La dernière fois, c'était au Buffet d'Eau ; j'étais encore Garde de la Porte ; il cherchait querelle à tout le monde parce qu'il venait de perdre une fortune au jeu de la Reine. Il aborda le baron de Beauharnais et lui dit d'un air riant :

 

- A nous deux, il ne nous manque qu'un cheval.

 

- Est-ce qu'un âne bâté ferait l'affaire ? demanda dédaigneusement ce Beauharnais. Il n'avait pas fini de parler qu'il recevait une maîtresse gifle avec cette remarque :

 

- Les étrivières, c'est moi qui les donne.

 

Et le soir, ayant mal digéré un pan de fer, Beauharnais alla, comme on dit, souper chez Pluton... Naturellement, toute la prolifique famille du tué hurla à la mort, et comme c'était le second qu'il expédiait en moins de quinze jours, Gourgane fut obligé de fuir la France.

 

- Gourgane ! dit Olympe en riant. Quel nom singulier !

 

- On dit que ce sont les nègres qui l'appelaient ainsi, parce qu’il leur donnait la même nourriture qu'à ses pur-sang : la gourgane, une fève des marais.

 

- Il a été négrier ! dit Olympe avec dégoût.

 

- Mais je crois qu'il l'est toujours, et même maquignon, dit Sélincourt charmé de voir la jeune femme partager son opinion. Et comme Mme de Xivry s'avançait vers eux :

 

- N’est-ce pas, ma bonne amie, que Sainte-Etrivière est marchand d'hommes ?

 

- Mais oui, dit Mme de Xivry sans s'étonner. Je l’ai connu à Port-au-Prince. Il était suivi d'un équipage à moitié mahométan, dont il portait très élégamment le costume. On aurait dit le calife de Bagdad !

 

Le chevalier de Sélincourt se rembrunit.

 

- Avant que je ne parte de Saint-Domingue, il m'avait même proposé de m'acheter mon café et mon coton sur pied, au prix où nous les vendions cueillis : il prétendait s'y retrouver, par je ne sais quel tour de passe-passe.

 

- Un tour dont vous auriez fait les frais ! dit aigrement le chevalier.

 

- Rassurez-vous, Sélincourt : l'affaire, si j’ose dire, est tombée à l’eau, grâce à l'impéritie de mon intendant.

 

De la société de sa jeunesse, complètement dispersée en vingt-deux ans d'absence, Mme de Xivry n'avait retrouvé que Sélincourt, son plus ancien adorateur. C'était un ami d'enfance, plus âgé qu'elle, qui dès son retour avait abandonné sans regret son petit manoir de la forêt d'Halatte, les soirées au coin du feu avec ses braques, cette vie forestière qu'il aimait pour venir s'installer tout près d'elle dans une annexe de l'hôtel du quai. A cinquante ans passés, il était certain que Sélincourt ne se déclarerait plus. De son côté, elle ne se résoudrait jamais à remplacer l'image de son mari par quelqu'un pour qui elle n'éprouvait que de l'estime.

 

L’ambition secrète du chevalier était de faire épouser son neveu Antoine à Cécile de Xivry. Ainsi, si lui n'avait pu épouser la mère, le dernier de son sang épouserait la fille. Antoine était toute la parenté qui restait au chevalier, et il craignait de voir disparaître son nom. L’ennui, c'est que la réalité ne cadrait guère avec le projet de Sélincourt ; Antoine ne plaisait pas du tout à la coquette Cécile. De plus, la façon dont le chevalier s'y prenait pour parler de ce futur mariage avait pour effet invariable de faire chercher à Mme de Xivry des partis pour sa fille : elle n'avait toujours pas compris qu'Antoine de Sélincourt était sur les rangs. La délicatesse exagérée du chevalier lui donnait un langage nébuleux : elle croyait par moment qu'il essayait de la remarier. Ces malentendus jetaient le pauvre chevalier dans des transes : il soupirait, pliait ses jambes l'une sur l'autre, prenait une prise de tabac et la renversait sur son gilet. Il avait la timidité d'un amoureux de quinze ans et voyait partout des rivaux. Tous les jours à deux heures, il venait voir Mme de Xivry un peu cérémonieusement, l'appelait Raymonde, s'asseyait à dix pas et lui rappelait leur enfance commune dans le Vexin. Cette enfance était le plus beau souvenir du chevalier : aussi l'intrusion de Gourgane dans cette vie quiète, toute tournée vers le passé, lui était-elle particulièrement pénible. Tout comme les rires qui saluaient le récit bouffon, fait par l'intéressé, des aventures de Gourgane : comment, en costume fripé de barbaresque, et escorté d'une bonne part de la population, il était allé changer les douros volés chez Boumekeur à un marchand d'or des Barques, sur la promenade de Narbonne. Comment un exempt de police avait voulu le mettre en prison, et de l'algarade qui s'en était suivie. Albane Breadalbane riait comme une folle, et Mme de Xivry s'était levée pour mieux écouter. Les agréables frisés à l'oiseau royal faisaient de sales têtes. Sélincourt soupira : il avait intrigué tout l'hiver précédent pour avoir un portrait de Mme de Xivry, mais il avait pris de telles périphrases pour le demander qu'elle avait cru qu’il désirait qu'elle fasse son portrait, à lui. Et le pastel achevé, Sélincourt n’avait pas osé avouer que c’était le portrait de Raymonde, et non le sien, qu'il eut aimé posséder... Il pensa qu'avec Gourgane de tels malentendus seraient impossibles.

 

Mme de Xivry n'était pas fâchée d'avoir un ami cultivé et raisonnable, mais elle l'aurait préféré moins empesé. Comme elle avait renoncé à plaire, on l'eut bien étonnée en lui disant qu'elle était la cause de cet empois.

 

A la fin de la soirée. Olympe raccompagna Thézan jusqu’à la porte de l'hôtel. Ils hésitaient, disaient des paroles sans suite. Fait curieux, alors qu'à Versailles Alphonse s'était montré si entreprenant, dans les coulisses du théâtre de la Reine, ici il était tout désorienté.

 

- Venez, je vais vous montrer mon palais, chuchota-t-elle malicieusement.

 

Ils remontèrent par l'escalier de service, dans le noir, se guidant au mur et s'arrêtant toutes les dix marches pour s'embrasser. Malgré son émoi, Olympe avait envie de rire : elle se voyait sous les traits d'une héroïne des "Contemporaines" : la Jolie Pâtissière, ou la Parfaite Lingère. Les baisers passionnés d'Alphonse la bouleversaient, mais la chatouillaient.

 

- Arrêtez, Alphonse, jamais nous n'arriverons au bout. Est-ce que la passion est compatible avec l'enjouement ? lui demanda-t-elle au 3e palier avec inquiétude.

 

- Certainement : vous en êtes la preuve.

 

Arrivés sous les combles, dans le demi-jour du couloir, il la prit dans ses bras pendant qu'elle cherchait le verrou de sa porte. Ces mouvements dérangèrent son fichu menteur ; elle en fut énervée.

 

- Olympe ! Nous avons tant attendu ! dit Thézan en se méprenant sur son geste. Cette soirée était interminable.

 

Mais en souriant, elle lui prit la tête dans ses mains.

 

- Ce n'est guère raisonnable...

 

 

 

La mansarde était minuscule. En bout de couloir, c'était une pièce sous le toit, chaude l'été, glaciale en hiver, éclairée par deux lucarnes qui donnaient sur le panorama merveilleux, irremplaçable, de la Seine, des arbres et la ligne des toits du Louvre ; Olympe remplissait ses yeux du théâtre de son amour en pensant :

 

- Je me souviendrai de cela, plus tard.

 

Le carrelage de la soupente était bossué, et sa porte de guingois ; à cause des inondations de la Seine qui, presque chaque hiver, en envahissant les caves, font jouer les aitres des vieilles maisons du quai. Olympe avait joliment disposé une commode en merisier et un lit peint en gris avec de grands rideaux à ramages pourpre et argent, de la variété qu'on appelle "tombeau" et qui peuvent prendre place sous un escalier.

 

- Nous pourrons même nous chauffer, dit-elle en montrant une petite cheminée d'angle. Si tous les vents du ciel ne rabattent pas la fumée dans la pièce.

 

Elle lui faisait gentiment les honneurs de la chambre, et il était tout attendri de vivre dans cette intimité féminine.

 

Comme elle avait préparé une dînette de fruits dans un plat de Varages, ils mangèrent sur une de ces vendangeuses rondes qu'on peut renverser contre le mur quand elles ne servent pas. Puis Thézan se découvrit des talents d'amoureux : il alluma le feu dans l’âtre, pour préparer la bassinoire ; elle fit chauffer une tisanière.

 

Un flot de soleil couchant entra par les fenêtres ouvertes ; un léger courant d'air venu du fleuve agita les cantonnières de toile de Jouy rougeâtre, où des bergers et des bergères dansaient autour d'un Mai.

 

FANFARES DANS LE BROUILLARD

 

 

 

Une nuit de novembre, comme la flamme de la veilleuse tremblait au coin de la table de nuit. Olympe fut réveillée par des bruits vagues, une rumeur dans le lointain des toits. C'avait été d'abord, étouffé, un son de cor comme enrhumé, assourdi par une incalculable distance ; mais suffisant pour qu'elle se dressât sur un coude, ses cheveux dénoués. Une bûche rougeoyait encore dans l'âtre, projetant dans la pénombre la masse rassurante de la bergère où ils s'étaient tassés tous deux pour souper.

 

- Entendez-vous, Alphonse ?

 

- Oui, on dirait que c'est du côté de l'Enclos des Chartreux.

 

- Pourvu que ce ne soit pas le signal d'une nouvelle journée du 6 !

 

Il haussa les épaules, mais lui aussi s'était troublé à cet appel lugubre. Comme il s'asseyait sur le lit, un autre cor plus proche répondit du côté de Vaugirard.

 

- On dirait la Dampierre... Non, les Echos de Sèvres.

 

- Mais pourquoi ces fanfares en pleine nuit ? murmura Olympe en se serrant contre son amant.

 

Malgré le feu, la chambre, dans cette atmosphère d'automne, était humide, et leurs haleines se déposaient sur le tain de la glace qui éclairait le fond du lit.

 

- Ecoute, dit-il en posant sa main sur son bras : c’est vers Saint-Etienne du Mont, ce coup-ci. C'est le Débucher, il n'y a pas de doute, je le reconnais pour l'avoir entendu mille fois.

 

On aurait dit que les cors de chasse se relayaient. A peine l'un d'eux terminait-il son air qu'une fanfare, proche ou lointaine, éclatait en un lieu indéfini ; et à certains moments, c'était comme une symphonie de cors sur Paris endormi.

 

- C'est une conspiration, Alphonse, dit Olympe. Le signal d'un massacre.

 

- Comme vous vous alarmez vite, Ponette ! dit Thézan aux aguets lui aussi. Ce sont sans doute de joyeux chasseurs, qui ont fait le pari de réveiller leur voisinage, et qui se communiquent un rendez-vous pour demain.

 

- Vous croyez ? Il ne manque ni de commissionnaires ni de laquais pour porter les billets de rendez-vous...

 

- Que vous êtes romanesque !

 

Mais lui aussi était anxieux, comme devaient l'être des centaines de milliers de Parisiens qui au même moment écoutaient ces funestes messages dans le silence brumeux. Depuis les journées de Versailles, beaucoup de gens pressentaient des menaces de mort. Immobiles, ils écoutaient, à travers l'épaisseur du brouillard jaune qui couvrait les toits de la ville et faisait luire le pavé gras sous les lanternes, s'éloigner, très faibles, les appels de cors.

 

- On se croirait en plein bois, murmura Thézan.

 

Ils frissonnaient dans l'humidité froide qui pénétrait la mansarde par les fenêtres mal jointes. Une peur insidieuse se faisait jour en eux : Thézan se disait que s'il avait échappé une fois à la mort, c'est que la Camarde avait voulu lui donner un avertissement pour un avenir proche.

 

On reconnaissait maintenant "Mine de la Trémoille”, joué lentement, du côté de la Vallée de Misère, une mélodie comme gorgée d'eau de Seine ; puis, avant même que l'air fut terminé éclata en fanfare, dans une cour proche de la rue Guénégaud, le Bat-l’eau et le Laisser-courre. On distinguait jusqu’à la manière nerveuse dont l’exécutant enlevait la sonnerie : elle avait quelque chose de rapide et de menaçant, comme l’annonce d’une tempête. Puis, l'air retomba aussi rapide ment qu'il était venu.

 

Alors, vers les lointains populeux de Saint-Médard, comme à regret, avec un souffle de voix qui grelottait dans la nuit, monta la Rambouillet. Toutes ces joyeuses fanfares, si souvent entendues à Versailles ou à Marly, quand ils galopaient sur les feuilles mortes, prenaient pour Olympe et Thézan un aspect inconnu : celui de fantômes d’êtres chers ; c’était comme le spectre de la monarchie qui s’éloignait.

 

- La chasse Hennequin, c'est peut-être vrai, murmura Thézan. Vous croyez aux apparitions, Olympe ?

 

Elle ne répondit pas, pétrifiée. Les sonneries se perdaient, de plus en plus confuses, puis ce fut le silence ouaté de la brume. A l'entrée de la rue Mazarine, la chandelle de la lanterne embuée projetait un halo jaunâtre. L'horloge de Saint-Germain des Prés sonna trois heures. Une patrouille passa sur le quai, dans un cliquetis d'armes et de souliers traînés ; ou eut dit la répétition d'un immense drame. Le cri monotone : "Sentinelles, prenez garde à vous !" retentit du côté du palais : depuis que le roi l'habitait, on avait doublé la garde. Un fiacre attardé roulait sur les pavés. La ville en armes se retournait, oppressée par le cauchemar de la guerre civile.

 

Avec le jour, leurs terreurs disparurent. On entendait jouer dans la cour les enfants du concierge, et Olympe, tout en se peignant, décida d'avoir une discussion sérieuse avec Thézan.

 

- Mon cher cœur ?

 

Il leva la tête du foyer, où le café chauffait sur son trépied. Il était charmant, ainsi, les cheveux dénoués, sans poudre.

 

- Je pense à votre établissement.

 

- Voilà une idée méritoire !

 

- Il faut démissionner des gardes-du-corps, où vous n'avez nul avenir. Vous ne posséderez jamais assez d'argent pour acheter seulement une lieutenance, et si vous vieillissez dans des fonctions subalternes, vous vous aigrirez.

 

- Déduction irréprochable.

 

- Ecoutez-moi : il faut que vous entriez au service de Monsieur. Cela nous donnera l'occasion de nous voir tout le temps que nous voudrons. Madame et ma tante Gourbillon, bien que n'ayant qu’un crédit assez faible sur l'esprit du prince, nous aideront, j'en suis sûre. J'ai décidé de vous présenter.

 

- Mais c'est un enlèvement !

 

- Laissez-moi faire.

 

Elle était transportée à l'idée de faire quelque chose pour lui.

 

 

 

L'entrevue avec Mme de Gourbillon fut toute différente de ce qu'avait imaginé Olympe. Sa tante reconnut immédiatement le chevalier, et, ce qui était bien plus extraordinaire, elle lui sourit.

 

- Vous êtes ce garde si galant que j'ai vu à l'entrée de la chapelle du Roi, le jour de la Saint-Louis.

 

Elle condescendait à se souvenir, tombait elle aussi sous le charme, gardant un air gracieux, mais sévère ; majestueux, pour tout dire. Olympe était éberluée : non seulement sa tante s'était bien gardée de lui demander où il avait fait connaissance de sa nièce, mais elle ne s'enquérait pas plus de son domicile, de sa situation de fortune, de ses projets. Tout à leur duo, ils ne s'adressèrent pas une fois à Olympe. Certainement, c'était entendu, Mme de Gourbillon se ferait un devoir et un plaisir de recommander le chevalier de Thézan à son auguste maîtresse, qui avait justement besoin d'un écuyer, le dernier s'étant cassé la jambe. Il avait bien fait de s’adresser à elle : sa requête n'en parviendrait que plus aisément. Elle l'appuierait de tout son crédit.

 

- Bonsoir, monsieur.

 

En les quittant, elle adressa au chevalier un sourire affable, quoique retenu. Olympe se demandait si elle avait aussi bien fait qu'elle croyait en présentant Alphonse à sa tante ? Dans la cour du Carrousel, Thézan riait aux éclats de la mine mi-figue, mi-raisin de son amie. Une femme de 35 ans peut-elle être encore dangereuse ? pensait Olympe, étonnée.

 

 

 

Quelques jours après, un valet portant la livrée de Monsieur remit à Olympe une lettre en mains propres : c'était une réponse du palais. Le libellé en était savoureux :

 

- « Vu son attachement connu aux principes, écrivait la tante, le chevalier de Thézan est invité à entrer au service de S.A.R. le comte de Provence ». 

 

- Bon ! dit Thézan en rentrant de son casernement. Après tout, je ne fais que changer de frère.

 

Il alla se faire rayer des états de sa compagnie et vendit son cheval. Désormais, le matin, ils traversaient ensemble la Seine pour se rendre aux Tuileries, bras-dessus, bras-dessous, et Olympe assistait aux humeurs noires de Madame avec insouciance.

 

Thézan était fort discret sur son service au palais : il prétendait exercer des chevaux pour Monsieur quand le Roi désirerait aller à Saint-Cloud. Un soir, il demanda à Olympe un mot d'introduction pour une clinique. Etonnée, mais heureuse d'user de son influence, elle écrivit à M. Mossel, le chirurgien de Madame, qui dirigeait une maison de santé dans le bout de la rue du Petit-Vaugirard, près du Moulin de la Pointe.

 

 

 

 

 

 

 

LA MAISON DE SANTE DU PETiT-VAUGIRARD

 

 

 

Il eut été difficile, pour un des anciens gardes du Corps, de reconnaître le beau Thézan dans l’homme courbé sous la pluie dans un méchant habit noir et que secouait une quinte de toux. Cet homme large d’épaules, mais vêtu da papier qui frappait ce matin de novembre à la porte verte de la maison de santé de M. Mossel avait toute l’apparence d’un phtisique au dernier point de la consomption. Les pommettes, d'un rouge ardent, et cette façon qu’il avait de serrer convulsivement le haut de son habit élimé ne laissaient aucun doute sur la gravité de sa maladie.

 

Thézan laissa retomber pour la seconde fois le marteau de cuivre, et tournant le dos à la rue boueuse où sautaient les fiacres, rejaillissant dans les flaques, il dit sans la regarder à la femme venue lui ouvrir :

 

- Je désirerais parler à M. Gabriel Mossel, le maître de cet établissement. Oui, c'est pressé : je souffre...

 

- Justement il vient de terminer sa consultation. Si vous voulez bien entrer...

 

A la voix mélodieuse, Thézan releva la tête. Il s’était tellement attendu à voir une vieille servante grincheuse comme on en trouve, hélas, dans la plupart de ces établissements de souffrance, qu'il fut surpris du sourire radieux qui surmontait une robe vert d’eau relevée d’un fichu de linon bis. La jeune femme était d’une rare fraîcheur.

 

- C’est à Mme Mossel, peut-être, que j’ai l’honneur de parler ? dit-il en enlevant à la hâte son tricorne. Veuillez m’excuser, Madame, je suis distrait par ma maladie.

 

Et en effet il fut pris, à point nommé, par une effroyable quinte.

 

- A elle-même, monsieur.

 

Il se ravisa. Il s’était rendu chez ce chirurgien avec un mot d’introduction d’Olympe, selon les instructions reçues, mais en voyant la jeune femme, il décida brusquement de ne plus s’en servir et de se rendre intéressant par lui-même ; son tempérament d’homme à bonnes fortunes reprit le dessus.

 

- Je suis traqué, Madame, dit-il à voix basse en se donnant quelques trémolos. Je suis un des gardes du Corps en fuite depuis l’affreuse journée du 6. J’ai erré avec mes camarades dans la forêt de Rambouillet, et il y a à peine quatre jours que j’ai osé rentrer à Paris. Plusieurs de mes infortunés camarades ont été massacrés sous mes yeux, et je n’ai dû la vie qu’à la promptitude de ma fuite. Je ne sais où aller. J’errais par hasard dans cette rue, et je pensais que peut-être, un établissement hospitalier comme le vôtre...

 

Il s'intéressait vivement à son roman à mesure qu'il se le racontait, et constatait avec plaisir que Mme Mossel n'y était pas indifférente. Elle suivait son récit la bouche entrouverte (elle avait des dents jolies, petites et très régulières) et la palpitation de ses cils montrait assez qu'elle compatissait aux souffrances du malheureux proscrit. Encouragé par tant de complaisance, il enjoliva son récit : il avait perdu son cheval, son épée ; sa fuite était honteuse, pour quelqu'un qui avait juré de mourir pour le Roi. Il était bourrelé de remords. Il ne connaissait personne à Paris qui s'intéressât à son sort. Emporté par son élan, il se donna aussi - quoique jusqu'ici il n’eut aucune preuve - pour la victime de persécutions vagues et mystérieuses, mais terribles, et Mme Mossel s'amusait beaucoup. Quand elle sentit faiblir l'affabulation :

 

- Entrez, lui dit-elle dans un souffle de conspiratrice. Et s'effaçant le plus maladroitement possible devant la porte, elle s'arrangea pour le frôler.

 

 

 

Devant le chirurgien, Thézan se sentit la supériorité de l'homme qui plait vis-à-vis du mari auquel sa femme est habituée depuis trop longtemps. Il faut croire pourtant qu'il n'était pas le premier à trouver la belle Mme Mossel à son goût, car M. Mossel en personne avait l'air renfrogné de quelqu'un qu'on dérange pour faire la cour à sa femme. Pour le conquérir à son tour, Thézan déploya tout son charme : il sortit la lettre parfumée d'Olympe et la lui colla sous le nez avec un bon sourire.

 

- Monsieur, dit-il en saluant avec zèle le gros homme au regard froid qui se tenait devant lui comme la statue du Commandeur, voici un billet de Mlle de Gourbillon qui se recommande à vous.

 

- Mlle de Gourbillon ? dit une voix revêche. Vous êtes un commissionnaire de Madame ?

 

- Mais non, monsieur.

 

Le chirurgien lut la lettre d'Olympe, pendant que Thézan examinait le parloir glacial aux murs tendus de tissu vert pisseux. Une telle retraite conviendrait-elle aux projets du palais ? C'était bien une idée d'Olympe, de l'expédier dans cet asile d'égrotants et de cacochymes. Elle rirait bien, en le voyant en compagnie de vieillards crachotants et de vieilles bourgeoises à prétentions. Là au moins elle le savait loin des dames parfumées qui cherchaient de l'occupation à Paris depuis qu'elles n'avaient plus leur terrain naturel de Versailles.

 

- D’après ce billet, que puis-je pour vous, monsieur ? dit le chirurgien impatienté.

 

- Me faire suivre un traitement pour une phtisie que je ne ressens pas encore, dit Thézan avec impertinence.

 

- Monsieur, bien que cette lettre se réclame de hautes protections, vous comprendrez aisément qu'il m'est difficile de faire de ma maison de santé une cache pour réfugiés politiques.

 

- Eh bien, j'irai ailleurs, dit Thézan déjà soulagé de se voir hors de ce sale parloir, mais regrettant sa belle introductrice.

 

- Oui. Je regrette, voyez-vous. Pourquoi ne pas vous retirer dans votre province, si vous n'êtes pas en sécurité à Paris ? Si ma charge ne me retenait pas ici, croyez bien qu'à cette époque je serais chez moi, en Languedoc.

 

- C'est que je n'aime pas beaucoup le Languedoc, dit Thézan. Monsieur...

 

- Vous connaissez le Languedoc ? dit le chirurgien en le rattrapant par la manche.

 

- Un peu : je suis né dans un manoir à colombier, près de Castres.

 

- Le Languedoc ! dit l'homme de l'art dont le visage s'éclaira soudain et prit une expression plus humaine. Ah, monsieur, que ne disiez-vous d'abord ! C'est la faute à votre sacrée lettre, où il n'y a même pas votre nom ! Il fallait me dire tout de suite que vous étiez du Languedoc. Je suis de Lagrasse, où mon père était lui-même chirurgien ; nous sommes proches voisins, à vol d'oiseau.

 

Visiblement, le rappel du pays natal attendrissait M. Mossel. Il ne tarissait plus : son beau-frère Laperrine était officier de santé à Capendu ; s'il ne tenait qu'à lui, il aurait filé depuis un moment, surtout à cette époque, où après les vendanges, la chasse battait son plein dans les vignes rouges ensoleillées.

 

- Venez, je vais vous faire dresser une chambre près de la mienne, nous pourrons parler à loisir.

 

Et prenant Thézan par le bras, il monta l’escalier.

 

Pendant que Thézan s’habillait pour dîner, le chirurgien lui disait son ennui de vivre à Paris. Il y avait fait une certaine fortune ; mais tout ici lui déplaisait : la pluie, la grisaille, les naïades, et maintenant ces enragés décidés à mettre la société en rondelles, quand vous voyez arriver la quarantaine, et qu'il serait agréable de souffler un peu, après avoir travaillé comme un planteur toute votre jeunesse. Il n'avait pas mal réussi, dans le fond : il était devenu le propre chirurgien de Madame. Et là-dessus, il lui parla des humeurs de la princesse, de son caractère exécrable, de la difficulté qu'il avait de la soigner pour ce qu'il fallait bien appeler son ivrognerie, aucun autre mot n'existant dans le langage de la bonne société pour désigner un vice aussi populaire.

 

Car enfin y avait-il une apparence quelconque qu'une princesse de Savoie, fille de roi et femme d'un prince du sang, put s'adonner à la boisson comme la dernière des poissardes ? Elle lui donnait bien du fil à retordre, avec ses crises d'éthylisme.

 

Thézan était au courant de toutes ces histoires : les domestiques, à Versailles, appelaient Madame "la Mère la Fiole", et elle était un de leurs sujets préférés de plaisanterie. Aussi rit-il des plaintes du chirurgien, qui s'était assis sur son lit.

 

- Tiens, vous êtes comédien ? dit-il en voyant l'uniforme que Thézan n'avait pu s’empêcher d'emporter.

 

- Non : garde du Corps en fuite.

 

- Ah oui, j'oubliais, dit négligemment M. Mossel. Aucune importance. Je vous habillerai en frater et vous me servirez d'aide dans mes petites opérations ; comme cela vous pourrez circuler librement dans Paris. Par contre, vous me parlerez des garrigues et de la couleur qu'elles ont en automne. Il y a au-dessus de Lagrasse une ferme, qui s’appelle Clamençou, où j'ai souvent chassé le perdreau rouge. Laissez cela : vous dînerez avec nous. Je vous disais donc : le perdreau rouge, et la grive, au moment des vendanges...

 

 

 

Des portes claquèrent dans l'appartement, et Cécile fit une entrée maussade. Sa mère leva la tête de sur sa tapisserie avec un air orageux qui fut totalement perdu pour la jeune fille ; quant au chevalier il haussa les sourcils devant le spectacle de cette petite personne, enveloppée d'une vieille robe de chambre à ramages, un livre à la main, et la tête hérissée de papillotes.

 

Cécile était en pleine crise de séduction. Elle devait à tout prix essayer ses charmes au plus tôt, afin d'acquérir pleinement confiance en elle, d'où les papillotes. Elle aurait vu une fois miss Breadalbane charmer Jeunet en lui expliquant, à quatre pattes sur le tapis du salon, le principe d'une course de lévriers à Wimbledon ; mais elle avait des doutes sur les chances de succès d'une telle méthode. Elle aurait préféré quelque chose de plus classique : un composé entre la mondaine (pour le naturel, la vie journalière), et la princesse de théâtre. C'est une recette qu'elle voyait appliquée avec un bonheur constant dans les romans de M. Crébillon fils. Aussi la présence du chevalier, toujours installé près de sa mère comme un magot chinois, avait-elle de quoi la renfrogner : comment rêver tranquillement de M. de Meilcour avec un être pareil sous les yeux ? Traversant la pièce en diagonale, elle alla s'affaler dans une bergère, sans quitter des yeux "Les Egaremens du Cœur", qu'elle parcourait conjointement avec les "Amours de Faublas", pour concilier la méthode Louvet avec celle de Crébillon.

 

- Cécile, montez dans votre chambre, et allez-vous habiller, dit Mme de Xivry.

 

Elle obéit, la rage au cœur. Elle était décidément incomprise. La veille au soir, elle s'était disputée avec cet imbécile de Jeunet à propos de la liberté de pensée : il n'avait pas voulu reconnaître qu'il avait tort d'avoir une autre opinion que la sienne. Cette opiniâtreté l'avait mise en rage. Si seulement elle retrouvait ce jeune homme qui l'avait suivie depuis les ruines de la Bastille en courant derrière sa calèche, elle pourrait essayer ses moyens, car celui-là avait l'air bien mordu.

 

Comme elle n'avait pas le temps de mettre au point une entreprise de séduction comme en préconisaient les romanciers, elle décida de retourner dès le lendemain chercher son coureur, et de se débrouiller par elle-même.

 

 

 

 

 

 

 

UNE GRAVURE DE LA BASTILLE

 

 

 

- Tu l’as bientôt finie, cette "Brise de La Pastille", fainéant ? dit amicalement à Louis Bance son camarade Basset.

 

Par les fenêtres qui donnaient rue de la Cerisaie montaient les rumeurs de l'immense chantier de démolition, et il faisait un magnifique temps d'automne parisien.

 

- Il faut que les tirages soient prêts pour demain matin, dit Bance sans lever la tête de sur sa plaque de cuivre. Sans quoi les concurrents me dament le pion et rac !

 

Il fit un signe avec son index sous son nez pour montrer que dans ce cas, le profit ne serait pas pour lui.

 

- Qu'est-ce que tu mettrais, là, derrière l'arrestation du gouverneur ? J'ai eu une idée pour cette scène intéressante, mais après... plus rien. Il faut faire de l'idyllique : c'est pour les Anglais.

 

- Fous-y un bougre qui joue du violon... deux amoureux qui coupent gentiment une tête... une scène d'actualité, quoi. Dis donc, dit Basset en se penchant par-dessus l'épaule du graveur, qu'est-ce que c'est mal dessiné ! Tu ne fais pas honneur au papa Robert, qui a passé sa jeunesse à te donner des cours... il aurait mieux fait d'aller boire un coup !

 

- Avec ça qu'il s'en privait... Et puis, c'est du travail alimentaire, dit Bance en terminant le violoneux que venait de lui suggérer son ami. Je ne vais pas me fatiguer. Ce qu'il y a de bon avec Palloy, c'est qu'il paie comptant. Il vend la Bastoche sous toutes ses formes : démolitions en tout genre ! Du presse-papier à la borne-fontaine ! Ah, évidemment, il s'agirait d'une scène d'amour ; même mythologique... Io et son taureau (par exemple)... on mettrait des gants ! Mais un événement « hystérique » comme on dit...

 

- Palloy : on peut dire qu'il a la bosse du commerce, celui-là! Il paraît qu'il a fait fabriquer par les serruriers du faubourg plus de sept mille clefs des prisons, toutes authentiques, inutile de le souligner ! Les antiquaires anglais lui ont déjà pris la moitié du lot : tout le monde en veut. Et vu le prix, ça ne vaut pas la peine de s'en priver...

 

On entendait le bruit de milliers de pics et de pioches frappant les pierres de la vieille prison, au travers d’un chant vague.

 

- Ces saligauds nous feront crever avec leur poussière... Ferme donc la fenêtre, Basset ! J’ai toussé tout ce matin comme un perdu, et derrière le mur du jardin, j'entendais éternuer dans leur cloître les petits pères Célestins comme des chats qui bouffent un piaf... Tiens, regarde, la poussière se colle à ma feuille - c'est curieux, d'ailleurs, cette poussière qui vient se déposer sur l'image de ce qui ne sera bientôt plus qu'un souvenir.

 

- Et élégiaque, avec ça ! Diable, un mauvais souvenir. Paraît qu'on a trouvé là-dedans les squelettes de millions de braves républicains que l'infâme Royauté immolait à ses lâches turpitudes... Il y en aurait sur une épaisseur de 25 étages ! C'est pour ça que la Bastille était si haute.

 

- En quel temps vivons-nous, dit Bance. Pousse-toi de mon soleil !

 

- Qu'est-ce que c'est que ça ? dit Basset. Des portraits de femme ? Tu donnes dans le commercial ?

 

- Rien du tout, dit Bance. Et saisissant brusquement les croquis que regardait son ami, il en fit une boulette qu'il expédia par la fenêtre.

 

Il n'était pas du tout content de ces dessins, exécutés de mémoire : une petite jeune fille à l'air arrogant, sous un chapeau à l'Anglaise beaucoup trop vaste pour elle. Il avait noté ses cheveux blond cendré et ses yeux bleu-froid, mais c'est surtout sa voix qui avait frappé le graveur : elle montait et descendait drôlement, comme celle d'un chat. La seule fois qu'il l'avait vue, elle se promenait parmi les groupes de démolisseurs ; mais au moment où il allait l'accoster, elle était montée dans une calèche. Il avait suivi la voiture en courant jusqu'au quai Malaquais, d'abord par jeu, pour se dégourdir de sa longue station assise, puis par un de ces mouvements irraisonnés qu’on éprouve pour quelques personnes. Il n'en savait pas plus : le concierge lui avait claqué la porte au nez quand il avait demandé le nom de la jeune fille. Depuis, il pensait souvent à elle. Mais il se garda bien de conter cette aventure à Basset. Il ne dit pas non plus que la veille, il aurait dû se rendre avec ses parents au Plessis-Sautegrue, près de Senlis, pour les fiançailles de sa sœur. Au lieu de quoi, prétextant un travail urgent, il avait fait le pied de grue à regarder les trains de bois flotté descendre la Seine, devant l'hôtel du quai Malaquais, d'où personne n'était sorti de la journée.

 

Heureusement, il n'avait rien perdu : cette réception bourgeoise au Plessis devait être le comble du ridicule.

 

- Eh, dis donc, j’y pense : ça ne te dirait rien de dessiner des caricatures ? Je vois que tu as un joli coup de crayon, bien que tu te tiennes mieux à table que devant ta planche à dessin... Mon père cherche un petit gars pas trop intelligent, un bon dessineux, quoi, qui lui ferait ce léger travail : j'ai pensé à toi.

 

- Merci pour l'intelligence.

 

- De rien. Il fournit lui-même les légendes : "J’savions ben qu'ça s'rait un jour not’tour, morguenne !" Il faudrait mettre ça dans la bouche d'un glaiseux à cheval sur le dos d'un ci-devant, qu'est-ce que tu en penses ?

 

- C'est bien, pas bête... Et neuf, surtout ! Evidemment, pour le sensationnel, il ne faut pas trop demander à la famille Basset... Moi, tu sais, je rechigne pas au boulot, (comme certains) je fais ce qu'on me commande... Ton papa est un peu pingre, bien sûr...

 

- Dis donc, dit Basset faussement offensé, respecte la famille, tu es pas aux Etats- Généraux, ici. A propos, écoute celle-là : "Le Serpent du Jeu de Môme", pour le Serment du Jeu de Paume, c'est pas beau, ça ?

 

- Tu deviens bien osé, dans tes plaisanteries, pour un basset.

 

- Vrai, tu es d'une humeur de chien... Pourtant on peut pas dire que tu te fatigues... Oh la la, quel bâclage ! Tu viens faire un billard ?

 

- Pas le temps, mon petit Basset, un autre jour.

 

- Houlà ! Les fusils des gardes-françaises ! Quelles cannes à pêche ! II y en a un qui n'a même pas de bras ! II est sûrement allé à la guerre, celui-là, ça doit être le seul ! Ma barbouille est un peu mieux, sans me vanter! dit-il avec satisfaction en regardant le tableau tout frais dont s'inspirait Bance. Moi, mon petit père, j'irai dans les musées, que tes saloperies traîneront chez les bouquinistes ! C'est un vrai pêcher de gâcher le cuivre et d'esquinter comme ça un pauvre burin qui n'a pas son mot à dire ! Quand on ne sait pas graver, on se fait gadouilleur !

 

Bance se leva d'un bond, empoigna un pinceau, le trempa de rouge dans une palette, et tomba en garde.

 

- Défends-toi, lâche factieux !

 

- Pare celle-là, sale aristo !

 

- Touché !

 

Basset porta la main à son cœur et s'écroula avec un parfait naturel, en hoquetant. Dans sa chute, il entraîna la plaque gravée qui retentit sur le carrelage.

 

- Esquinteur de boulot ! Buveur de la sueur du peuple !

 

Bance reprit son travail et signa : gravé par L.J. Bance aîné, en 1789, pendant que Basset, gonflant ses joues et faisant mine de tenir un cor de chasse, sonnait un hallali imaginaire.

 

- Voilà, c'est terminé. Jules ! cria Bance à un gamin qui sous le porche s'obstinait à fumer une pipe qui lui retournait le cœur. Lâche ta bouffarde, et porte ça en vitesse au père Palloy. Tu le trouveras dans ses gravats. C'est pressé. Tiens, voilà un sou, ça te donnera de l'élan. Et file ! Maintenant, mon petit Basset à poil ras, allons faire ce billard.

 

LA PARTIE DE BILLARD

 

 

 

« Au Bras d'Or », que son patron méditait de rebaptiser "Aux Vainqueurs de la Bastille", pour relancer le commerce, nos deux artistes trouvèrent le billard libre à cette heure matinale, et le citoyen Pelle-Noire tout prêt à disputer une partie à cinq sous. Le "Bras d'Or", de la rue Saint-Antoine, n'était pas un lieu bien relevé, il y avait là des ouvriers couverts de plâtras qui venaient se rafraîchir de la démolition en buvant un demi-setier de vin d'Argenteuil, des gredins en mal d'embauche pour quelque émeute bien payée, des soi-disant blanchisseuses dont le panier vide était un prétexte. Quelques couples de bourgeois éclairés, la cocarde tricolore en soie au chapeau, venaient regarder ce singulier peuple sous le nez afin de pouvoir raconter dans les salons leur expérience de la Fraternité. Les habitués les fixaient entre le cou et le menton, quitte à leur laisser momentanément leurs illusions communautaires, d'ailleurs le patron s'empressait de vendre à ces personnes de marque sa piquette le double qu'aux lapins du faubourg : aussi tout le monde était-il content.

 

L'adversaire de Bance, un noiraud à l'œil vif, possédait une science particulière du carambolage, auquel il s'exerçait des après-midis entiers. Le patron le laissait faire, car c'était une des attractions de sa guinguette poussiéreuse que M. Pelle-Noire. Pour diverses raisons, il eut été embarrassant de rien lui refuser... Derrière lui, son amie Lison, repasseuse de fin, admirait les prouesses de son homme.

 

- Ah, ce coup-là, Pelle-Noire, tu es unique !

 

- Et je vas remettre ça, tu vas voir.

 

Bance s'énervait : il n'avait pas assez de recul avec cette foule qui maintenant se pressait autour du billard. Il manqua éborgner Basset avec sa queue.

 

- Tire-toi, Arthur ! Allons, messieurs : un peu de large...

 

- Héla ! Tu as billardé !

 

- Pas fait exprès...

 

- Un point en moins !

 

Bance perdit la partie et paya.

 

- Patron, une tournée ! cria Basset. C'est Palloy qui les allonge !

 

L'adversaire de Bance s'essuyait les moustaches d'un revers de main.

 

- Tu tires pas mal, camarade, mais tu t'énerves, dit Pelle-Noire sentencieusement. Si tu n'avais pas queuté en cours de partie, tu avais toujours un point d'avance sur moi.

 

Ils se connaissaient depuis qu'ils jouaient au billard dans le quartier. Pelle-Noire était serrurier au faubourg, mais il résidait plus souvent au "Bras d'Or" que dans son atelier. Bien que bon artisan, Pelle-Noire ne ressentait pour l'ouvrage qu'un attrait mitigé, et ces temps de révolution ne le poussaient pas fort. Il manquait pourtant encore cinq mille clefs véritables à la collection du père Palloy. Pelle-Noire n'avait pas son pareil pour donner le coup de fini, en enduisant le fer d'huile et en le passant au feu. On viendrait le chercher au moment de terminer la série et il travaillerait, s'il le fallait, nuit et jour. Le patron pouvait y compter ; mais en attendant, Pelle-Noire jouait au billard.

 

Ce surnom lui venait de son refrain préféré :

 

 

 

Pelle-Noire, Pelle-Blanche,

 

Pelle en haut, pelle en bas,

 

Paye pour ceux qui n'en ont guère,

 

Paye pour ceux qui n'en ont pas.

 

 

 

Certains prétendent que Pelle-Noire n'avait pas besoin de travailler pour vivre, et que son métier de serrurier n'était qu'une enjolivure de son destin. Son papa, paraît-il, aurait été rompu vif en place de Grève, bien des années avant, parce qu'il faisait partie de la bande des chauffeurs de Poulailler - mais ce détail est controversé par les historiens. Quoiqu'il en soit, Pelle-Noire tirait orgueil dans son milieu de ce père mort sur la roue à la fleur de son âge. D'aucuns disent même que le soir, aux chandelles, où le billard est bien plus cher, il faisait sa partie avec des gens en lévites qui éprouvent une curiosité naturelle pour tout ce qui se passe au faubourg. Mais personne ne se fut avisé de lui reprocher ces fréquentations, car Pelle-Noire était aussi un ami de Fleur d'Epine.

 

- Dites, M. Bance, vous ne pourriez pas me faire une petite chose, là, une enseigne, quelque chose de bien, pour la guinguette ? dit le patron à Bance comme il allait sortir.

 

- Voici mon camarade Basset, peintre, et des plus fins ! Pour vous servir, père Lanquetot.

 

- Je voudrais y mettre quelque chose d'attrayant, voyez-vous... "Au Canon de la Bastille", qu'est-ce que vous en pensez ? Ca rappellerait à la fois la bouteille et l'assaut de la prison... "Au Canon", ou "Aux Vainqueurs "? "Aux Vainqueurs de la Bastille", c'est peut-être plus commercial? Vous me prendriez combien ?

 

- Ca dépend de ce que vous voulez : un seul canon, ou plusieurs vainqueurs ?

 

- Eh bien, dit le marchand de vin, tiraillé entre le sens du commerce et le désir de ménager sa bourse, ça dépend du prix...

 

- Oh, vous savez, ça n'ira pas chercher bien loin ; je suis pour arranger la pratique, moi. Quelques livres... Six livres ? Dix livres ? Allons pour six.

 

- Foutre ! C'est que c'est cher ! Et si on ne mettait qu'un canon, avec trois boulets en tas de chaque côté ?

 

- Bien sûr, père Lanquetot, si vous voulez racler sur tout... un ou deux gardes-françaises, bien frisés, bien pomponnés, auraient fait plus rupin...

 

- On demande Pelle-Noire ! cria un individu de mauvaise mine en pénétrant sous la tonnelle.

 

- C'est l'Eglantier et sa bande : tirons nos chausses d'ici avant qu'ils ne prennent votre tôle d'assaut, papa Lanquetot, dit Bance. Ça a l'air d'être la mode, maintenant.

 

- Je viens demain avec ma palette, on s'arrangera toujours, dit Basset en serrant la main du marchand de vin.

 

- Demain sans faute !

 

- Oui, oui, préparez l'enseigne, et une fiole de Vouvray. Du vrai, hein ? Pas de votre picrate de Surène!

 

- C'est promis !

 

- Décidément, dit Basset, je suis destiné à changer les enseignes. Dernièrement, mon père a voulu que je transforme celle de notre boutique : "A Sainte-Geneviève"; il trouvait que ça ne faisait plus assez moderne... Et il m'a fait peindre un basset. Voilà donc Sainte Geneviève, qui était là depuis près d'un siècle, devenue "Au Basset" pour plaire à la clientèle. Et puis, ça fait moins cafard.

 

- On n'arrête pas le progrès, dit Bance.

 

A ce moment, levant les yeux vers le haut des ruines de la Bastille, déjà arasées de moitié, il aperçut au milieu des démolisseurs une jeune fille qui déambulait sous son ombrelle. Ce n'était, de loin, qu'une silhouette, mais son profil était élégant ; elle se détachait sur les nuages et le ciel bleu avec une grâce charmante. Un contremaître criait :

 

- Gare dessous :

 

Un flot de gravats et de poussière croula dans les fossés aux applaudissements des badauds. La jeune fille se pencha curieusement au-dessus des douves, en tendant le cou : Bance la reconnut.

 

- Bon, eh, bien, au revoir, mon vieux, dit-il à Basset.

 

- Comment ? dit son ami stupéfait. Tu n'es pas fou ? Et le dîner ?

 

- C'est que j'ai oublié de te dire : il faut que je parle à Palloy ; rapport à la gravure, ce bougre est extrêmement pointilleux.

 

Et quittant Basset, il se précipita en courant dans l’enceinte de la vieille prison. Les cours étaient encombrées de poutres et de matériaux. On lisait çà et là sur des écriteaux encadrés de tricolore : ENTREPRISE PALLOY. Dans l'escalier du donjon, des ouvriers qui descendaient dîner l’arrêtèrent plusieurs fois. Tout le monde se donnait du "Pardon, citoyen", bien poliment. En haut, des badauds se désignaient des clochers, dans des lorgnettes de cuivre : Saint-Etienne du Mont, la Tour du Temple, le Dôme du Val-de-Grâce. Les dames portaient de fraîches robes rayées de gris ou de bleu doux. Hors d'haleine, le graveur s'assit sur ce qui avait été un mâchicoulis. Son cœur battait à tout rompre, d'impatience et d'anxiété. Avant de l'aborder, il voulut se donner la joie de détailler plus longuement la jeune fille. Elle portait une redingote de drap citron à rayures satinées vert pomme, boutonnée de haut en bas de larges pièces plates marquées d'un cheval cabré. Dans son pierrot rabattu, bouffait une écharpe de mousseline pailletée d'or que sa respiration soulevait. Elle montrait du doigt à une étrangère vêtue d'écossais un point dans le lointain bleuâtre de Chaillot. Très penché sur sen front, son chapeau lui ombrait le visage comme une voilette. C'était une élégante en herbe qui tenait encore de la verdeur acidulée de l'enfance, tout en ayant déjà l'allure fringante d'une jeune femme à la mode. Bance la considérait avec faim. Comme elle sentit son regard, elle se retourna, et leurs yeux se croisèrent.

 

LE DEJEUNER DU PLESSIS

 

 

 

M. Dupont-Prudence contempla la tablée avec satisfaction. A sa droite, sa seconde femme, Marion, sa chère épouse, puis, de part et dautre le long de la vaste table posée sur des tréteaux sous le fenil pour cette réunion dominicale, ses seize enfants, huit de son premier mariage, huit du second, régulièrement espacés d'année en année, sauf deux cas de gémellité : deux garçons, puis deux filles, un cas dans chaque mariage. Tout chez M. Dupont-Prudence, jusqu'à sa descendance, était symétriquement disposé, comme les dossiers verts de son étude. En face de lui, M. et Mme Bance et leurs filles, invités d'honneur, puisqu’il s’agissait des fiançailles de son fils aîné Georges avec Mlle Henriette. Les enfants mangeaient sans bruit, avec le respect et la circonspection de mise à la table d’un tabellion de province, car tel était l’état de M. Dupont-Prudence (Justinien-Pamphile) notabilité de la paroisse du Plessis-Sautegrue, en bordure de la forêt d’Halatte, toute proche de Senlis.

 

Entre les godiveaux et la pièce de bœuf braisé, le notaire coulait un œil observateur vers ses invités. "Tenue curieuse, malgré une certaine prestance", pensait-il, car enfin ces gens n'étaient rien d'autre que des artistes, des sortes de va-nu-pieds... ayant quand même, c'était heureux, une espèce de commerce qui pouvait répondre de la dot : un pignon sur rue du côté de Saint-Séverin. Il était allé se renseigner par lui-même près des gens du quartier : oui, les Bance étaient bien d'honorables commerçants installés là depuis plusieurs générations, et qui ne devaient un sou à personne. N'importe : Georges avait eu une drôle d’idée d'épouser cette petite ; mais M. Dupont-Prudence s'était juré d'être libéral à l'égard de ses enfants, et ils se marieraient tous face à la Nature, selon leurs désirs les plus purs, en vue de l’accomplissement des lois les plus sacrées.

 

Il faisait beau sous le fenil, qui sentait bon le foin sec, où les rayons du soleil d’automne mettaient des taches jaunes, et des oiseaux jouaient dans les branches des marronniers de la cour, nais M. Dupont-Prudence ne voyait ni le foin ni les marronniers. Sa pensée errait dans des sphères supérieures : celles où l’on construit avec l’aide de la logique et de la raison la société idéale. Il se sentait tout désigné pour cela, ayant lu beaucoup de livres qui s'attachent à cette question, et les ayant parfaitement compris. En appliquant les schémas de MM. d'Alembert et Montesquieu, le changement de régime, où les hommes intelligents comme lui, par exemple, auraient des places prépondérantes, n'était qu'une question de quelques lois judicieuses. Il se sentait capable d'en discourir abondamment, ayant discerné en la personne de M. Bance un de ces interlocuteurs polis qui soutiennent la conversation juste ce qu'il faut pour permettre à un réformateur hardi d'exposer son plan sans crainte de le voir coupé par des niaiseries.

 

M. Dupont-Prudence avait lieu d'être fier. Sa vie, toute entière consacrée aux chicanes de ses concitoyens, à leurs différents en matière de bornage et de prises d'eau, ne lui avaient rien laissé ignorer des méandres insondables de l'âme humaine. Le couronnement de sa carrière avait été l'envoi justifié à l'Assemblée du Baillage de Senlis, dans les rangs de ce Tiers-Etat qui jusqu'ici n'était rien, mais qui aspirait à devenir quelque chose. Bien qu'élu par sa paroisse, le tabellion n'avait pas été envoyé aux Etats-généraux. C'avait été pour lui une rude déconvenue ; il avait pourtant rédigé avec le plus grand soin, d'après le modèle qu'on lui avait envoyé, le cahier de doléances du Plessis-Sautegrue. Il s’était consolé de son échec en se faisant faire le costume entièrement noir des députés au Tiers, qu'il portait depuis en permanence, et avait pris la première diligence pour Versailles : il voulait assister à la naissance de cette nouvelle société si admirablement décrite par nos talentueux gens de lettres.

 

Ce n'est pas sans un grand sens de ses responsabilités et une certaine émotion dont il n'avait pas été maître que M. Dupont-Prudence avait vu s'ouvrir ces Etats-Généraux dont il n'y avait plus eu en France d'exemple depuis le sage Henri IV. Tout l'avait passionné, et il s'était senti des démangeaisons de faire des remontrances, non certes au Roy, qui est au-dessus de tout ce que nous pouvons concevoir, mais à cette noblesse décadente et à ce clergé irréligieux qui pompent indûment le suc de la Nation. Son grand moment avait été l'apostrophe de Mirabeau : "Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté des baïonnettes, et que nous n'en sortirons que par la force du peuple !" Voilà comment aurait parlé un Romain.

 

Avant l'ouverture des Etats, et dans le cas où il y aurait été élu, il s'était promis de faire quelques tirades brèves, dans le genre que nous fournit l'histoire ancienne, mais il avait dû se contenter de les entendre faire aux autres. A la réflexion, il aurait tempéré son ardeur par cette sensibilité que nous devons au plus grand des Suisses : Jean-Jacques Rousseau, le libre citoyen de Genève. Plus d'une fois, M. Dupont-Prudence s'était aussi imaginé dans le rôle de Mirabeau - sans les coucheries, bien entendu, qu'il réprouvait de toute sa conscience. A sa place, il se serait abstenu de tout éclat qui l’eut intempestivement fait remarquer, mais il aurait montré la conduite ferme et incorruptible d'un Spartiate. Il aurait toujours voté selon son sentiment, qui se trouvait chaque fois être celui de la majorité. Il ne s’en étonnait pas, d’ailleurs : la majorité du Tiers-Etat n'était-elle pas ce qu’il y avait de plus vertueux, de plus pondéré en France ? La meilleure preuve en était tous les Dupont et Durand qui émaillaient ses rangs, comme autant de fleurs dans une prairie. M. Dupont-Prudence avait beaucoup écouté, beaucoup appris et beaucoup retenu à entendre tant de belles phrases pleines de sagesse et de constructions admirablement abstraites dont ne pouvait sortir qu'une France régénérée sous l'égide du légitime descendant de Saint Louis.

 

- Le Roy est un honnête homme, mais il est mal conseillé : telle avait été la conclusion de M. Dupont-Prudence à son retour au Plessis-Sautegrue.

 

 

 

Il connaissait tout de sa paroisse : la capacité des terres en séterées, ce qu’elles pouvaient rendre en différents grains, l'assiette des nombreux impôts, les besoins en ponts et chaussées, en commençant par les chemins de sa ferme, qui avaient le plus urgent besoin d'être réparés, le nombre de têtes de vaches et de chevaux qu'on pouvait rencontrer dans le pays, ce qu'était capable de payer chaque particulier pour le bien commun en conservant de quoi vivre décemment de son travail continu ; le produit de chaque journal de terre, de chaque quartier de la forêt. Son cher cahier de doléances était un modèle du genre : tout y était rangé par article, chaque article divisé en paragraphes, eux-mêmes subdivisés en simples phrases lapidaires. Et tout cela était clair, juridique, froid et pompeux comme M. Dupont-Prudence lui-même, pénétré de la hauteur de sa charge et de ses responsabilités envers le Roy, la Nation et le Plessis-Sautegrue.

 

 

 

Comme petite récréation à ce repas de famille, pour impressionner ses hôtes et inculquer à ses enfants leurs futures responsabilités de citoyens, qui comportent un peu plus de devoirs que de droits, M. Dupont-Prudence avait décidé de leur faire au dessert la lecture des principaux paragraphes des "Droits de l'Homme et du Citoyen". Cela lui paraissait un divertissement louable pour leur jeunesse, qu'il avait désirée studieuse, et qui lui rappelait avec douceur les meilleurs passages de "l'Emile" et du "Contrat Social", ces ouvrages immortels que nous devrions tous savoir par cœur.

 

- "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", lut-il avec une certaine solennité. Comme c’est juste. Dès la naissance, nous sommes tous égaux. Tu écoutes, Henri ?

 

- Oui papa.

 

- Ainsi, dit M. Dupont-Prudence en fleurissant sa démonstration d'un exemple bien choisi, il est indéniable qu’un notaire, par exemple, ou un maire, sont bien plus utiles au bien commun qu’une personne titrée.

 

Il sarrêta brusquement : il était difficile, par contre, de soutenir qu’il existât une égalité quelconque entre lui et son frère Jules, ancien adjudant au Royal-Bourgogne et devenu la honte de la famille, cet oncle dont on ne parlait jamais aux enfants et qui vivait des charmes          de deux filles du Palais-Royal. Comment supposer aussi que ces boutiquiers en gravures, objets profanes, puissent être d'une utilité quelconque à la société ? Le développement qu’il avait préparé s’arrêta dans sa gorge. Les enfants même étaient-ils égaux ? Dès la naissance, l’un n‘était-il pas intelligeant, l’autre idiot, et toutes les lois du monde y pourraient-elles quelque chose ? Sa fille Anne-Marie, par exemple, n'était-elle pas plus spirituelle, plus vive, plus fine que ce balourd d’Henri, et pourtant ce n’était qu’une fille, qui ne serait jamais notaire ?

 

Les enfants, insensibles au scrupule moral de l’auteur de leurs jours, n'écoutaient pas. Gagnés par la béatitude de l'automne et la somnolence qui suit les dîners dominicaux, ils dormaient à moitié, se disputaient ou plaisantaient tout bas. Les deux mères, se rapprochant, échangeaient des recettes tirées tout droit de la Cuisinière Bourgeoise. Les filles pouffaient en se passant un ruban.

 

Seul M. Bance, clignant des yeux au soleil derrière ses lunettes, opinait du menton vers le notaire, sans qu’il fût possible de savoir s’il manifestait son attention, ou s’il essayait de chasser une torpeur digestive. Il pensait, en fait :

 

- Le futur beau-père de ma fille est un pompeux Imbécile : je suppose que, les circonstances aidant, il ira loin dans la voie du succès.

 

M. Dupont-Prudence prit le sourire du marchand de gravures pour un encouragement, et c'est d'une voix ragaillardie qu’il reprit son exposé.

 

- Article Deux. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Les droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

 

Anne-Marie était bien ennuyée, aussi écoutait-elle, seule sans doute de toute la tablée, son père avec attention. Elle se fichait pas mal que le principe de toute souveraineté résidât essentiellement dans la Nation, car elle avait des soucis plus pressants : elle ne pouvait dissimuler plus longtemps qu’elle était enceinte. A force de jouer au berger et à la bergère avec Jacquet, le garçon de la ferme d'Avessan, il fallait bien que cela arrivât. Elle avait longtemps cru que ces malheurs-là ne frappaient que les gens de peu, Lison, la fille de charge, par exemple, que ses parents avaient vertueusement chassée quand ils s’étaient aperçus de la chose - mais elle était bien obligée de s'apercevoir par elle-même que Jacquet n'était pas si adroit qu'il s'était vanté. Elle se demandait avec angoisse ce qu'elle allait faire. Jacquet, lui, était ravi, et ne voulait que l'épouser : à certains moments, elle pensait même qu'il l'avait fait exprès.

 

 

 

De cave inondée et de fille enceintée,

 

Le dommage en est tôt réparé,

 

 

 

lui avait-il dit. Voire. Comment annoncer cela à ce père législateur, dont elle s'était tant moquée avec son Jacquet ? Comment prendre pour confidente sa mère, confite en dévotions, en couches et en bonnes mœurs, par parties égales ? Jacquet lui avait proposé de s'enfuir avec elle à Paris. Mais pour quoi faire ? Il l'aimait, c'était certain, autant qu'elle, mais le moment était dur à passer. Plus elle attendrait, et plus ce serait pénible à avouer. Une plaisanterie lui vint à l'esprit: depuis son enfance, on lui passait ses boutades, et elle savait que secrètement son père avait un faible pour ses cheveux roux. Autant en profiter tout de suite : en présence de ces invités, l'éclat serait atténué par souci de respectabilité familiale. Justement, c'était à son tour d’être interrogée sur les Droits de l'Homme. Elle se leva avec grâce et récita :

 

- La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits.

 

- Très bien, approuva M. Dupont-Prudence. Admirable.

 

- Ainsi, dit Anne-Marie devant la tablée qui l'écoutait bouche bée, mon père, est-ce qu'en se mariant on nuit à autrui ?

 

- Nullement, dit le notaire en se rengorgeant : ce que nous faisons aujourd'hui est l'illustration du contraire ; le mariage est un droit imprescriptible inscrit dans la loi naturelle.

 

- Alors je déclare que je veux me marier.

 

- Te marier? dit le notaire stupéfait. Mais tu as besoin du consentement de tes parents : Tu n'es même pas l'aînée ! Et avec qui, s'il te plait, t'est venue cette fantaisie?

 

- Avec Jacquet, le fils des fermiers d'Avessan.

 

- Jacquet ! Un berger ! Tu n’es pas folle ?

 

- Mais, mon père, je ne nuis à personne... C'est l'exercice des droits naturels de chaque homme.

 

- Tais-toi, raisonneuse !

 

- Mon père, c'est que je suis enceinte.

 

La foudre tombant sur la tablée n'eut pas causé plus de ravages. M. Dupont-Prudence s'écroula dans son fauteuil en rugissant. Et il fallait que cela lui arrive devant ses invités, le jour même des fiançailles de son fils ! Et avec un manant, un pouilleux ! En un éclair, il pensa que les lettres de cachet, abolies par l'immortelle prise de la Bastille, avaient du bon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA LETTRE DE CHANGE

 

 

 

- Continuez, je vous en prie, maître Dupont-Prudence, vous m’intéressez vivement, dit le marquis de Sainte-Etrivière en se mettant à l'aise. Il posa son pied droit sur son genou gauche, se tapota le menton de l'index, et prit l'air bienveillant d'une personne sensée qui écoute un demeuré lui raconter des sottises. Finalement, comme ces singeries lui demandaient un certain effort, il se carra dans le fauteuil, dont son poids fit craquer le dossier ovale, et tirant de sa poche des raisins secs, il s'amusa à en cracher les pépins sur les dossiers de l'étude.

 

Le marquis se sentait d'humeur folâtre. Il avait passé une excellente nuit à "La Femme Sans Tète", de Senlis, avec une dame qu'il ne connaissait que de la veille ; il se sentait en bonne forme, plein de bonté envers cet homme noir, si sentencieusement réjouissant que le sort lui avait adjugé pour notaire, en même temps que différents biens meubles et immeubles sur le terroir du Plessis-Sautegrue, le plus joli village du Senlissois et propriété du chef de sa mère, née Aufret de Galentin. M. Dupont-Prudence lui avait demandé de venir d'urgence, et le marquis avait déféré avec affabilité à sa requête, quittant pour quelques jours les salons de jeu parisiens qui étaient sa véritable patrie. Il pensa qu'avec de fortes moustaches noires, un tarbouch (8) en place de sa perruque fiscale et un large sarouel de mousseline, ce tabellion ferait un parfait cadi (9). Puis il ôta mentalement les moustaches, la langue et un autre attribut au notaire, et décida qu'affublé d'un cimeterre, il pourrait jouer à la perfection les muets du sérail.

 

- En septembre dernier, monsieur le marquis, vous avez demandé à M. Swallow, votre correspondant à Londres, de vous fournir pour 102 000 livres de marchandises diverses, telles que meubles précieux, porcelaines des Indes, bijoux d'or et d'argent... et sur une autre liste, des manicles, barres de justice, objets destinés à différents commerces.

 

- Vous êtes un très exact historien, maître Dupont-Prudence : les porcelaines étaient pour les planteurs de Saint-Domingue, et les manicles pour leurs esclaves, j'essaie de contenter mes clients.

 

Le notaire s'inclina, et le marquis souhaita qu'il pose sa main sur son cœur.

 

- M. Swallow vous a envoyé la facture détaillée des marchandises, montant exactement à la somme dont vous disposiez, et vous a indiqué par la lettre que voici qu'il les avait fait charger dans un navire devant aborder le 15 octobre au Havre.

 

- Oui. "L'Emerillon".

 

- M. Swallow écrivait qu'il vous enverrait par retour du courrier, à votre acceptation, le connaissement, c'est-à-dire la liste officielle du fret embarqué, contrôlé par un expert assermenté, qu'on appelle le courtier maritime.

 

- Cela se peut. Et en quoi diable toutes ces fatigantes minuties peuvent-elles me concerner ? Je vous le demande.

 

- J'arrive au fait, monsieur le marquis. Vous avez accepté !

 

- Bien entendu !

 

- Vous avez signé et daté à M. Holding, banquier à Londres : "Monsieur, par tout août prochain, payez par cette seule et dernière lettre de change à l'ordre de M. Swallow, Sister Lily street, 92, la somme de cent deux mille livres, sans autre avis de votre très humble... etc." Signé : le marquis de Sainte-Etrivière, à Paris le 12 septembre 1788.

 

- En effet, je me souviens parfaitement : c'était peu de temps avant mon départ. Que s'est-il passé ensuite ?

 

- Eh bien les marchandises ne sont jamais arrivées au Havre... Il n'y avait rien pour vous à bord de "l'Emerillon", quand j’ai envoyé M. Chaugros prendre livraison au Havre des marchandises que vous aviez commandées... M. Swallow a trouvé que votre lettre de change signée était largement suffisante, il l’a endossée, et envoyée pour paiement d’une dette de même somme à un marchand de Southampton, M. Nothinghill... Car votre traite, dument payée, a ensuite circulé comme un billet de banque : C’est de l’argent, 102 000 livres ! souligna M. Dupont-Prudence, en voyant en un éclair les immenses terrains qu’il eut pu acquérir pour cette somme fabuleuse. J’ai été avisé par M. Bonicarde, votre ami à Londres, que M. Swallow avait fait faillite avant la conclusion de l’opération, et qu’il n’avait jamais fait charger les marchandises sur l’Emerillon ! Comment vous le faire savoir ? Vous étiez reparti à l’époque sur la Côte des Esclaves. Nous nous sommes pourvus en justice pour vous faire décharger de votre acceptation : votre pourvoi est fondé sur le dol et la fraude dont vous êtes victime.

 

- Ainsi donc, tout va pour le mieux. Ma bonne foi a été surprise, on va me rendre justice, et voilà tout.

 

- Hélas, monsieur le marquis, dit le notaire avec commisération : vous ne savez pas la suite de l’affaire. Ni combien il est difficile de rentrer dans son argent une fois qu’on l’a donné... Votre lettre de change, étant payable à ordre, M. Nothinghill de Southampton auquel M. Swallow de Londres l’avait remise, l’a endossée à son tour au profit d'un négociant d’Haarlem envers lequel il était débiteur... Nous nous sommes retournés contre ce M. Grotek d'Haarlem qui à son tour a fait effet contre M. Nothinghill de Southampton, qui est tombé sur M. Swallow... lequel a exhibé votre acceptation... Le Hollandais et le marchand de Southampton soutiennent que puisque vous avez accepté la lettre de M. Swallow, vous vous êtes rendu débiteur NON SEULEMENT envers lui, mais ENVERS EUX, et aussi envers tous les bénéficiaires successifs de la lettre...

 

- "Lui et tous les autres esclaves de l'Anneau"... On se croirait dans un conte des Mille et Une Nuits. Si j’ai bien compris, M. Dupont-Prudence, je me suis fait pigeonner de 102 0000 Livres ?

 

- Pigeonner est le mot exact, monsieur le marquis... Vous avez eu trop confiance en cet Anglais.

 

- Et qu’avez-vous fait pour y remédier ?

 

- Nous avons bien intenté un procès à ce M. Swallow, mais...

 

- Mais ?

 

- ... Mais on ne peut rien contre un failli. M. Swallow a fait une banqueroute complète, totale. Il est présentement à Newgate, la prison pour dettes à Londres.

 

 

 

M. Dupont-Prudence regardait le marquis, qui, la tête appuyée sur ses mains croisées, avait l'air plongé dans de profondes réflexions. La perte énorme des 102 000 Livres, bien qu'elles ne fussent pas à lui, était beaucoup plus sensible au notaire qu'au marquis de Sainte-Etrivière. Maître Dupont-Prudence calculait combien d’années il lui faudrait, en volant de droite et de gauche, pour arriver à réunir une somme aussi colossale, que dans un moment d'irréflexion, ce fils de famille ridicule avait dilapidée d'un trait de plume. Sous ses dehors respectueux, le notaire méprisait son client, qui, se levant brusquement en sifflotant comme un charretier qui essaie de charmer un pinson, expédiait d'une chiquenaude un pépin de raisin resté accroché su revers de sa redingote rouge. Il prit sa canne à pommeau d'agate et son chapeau à l'androsmane.

 

- A propos, j'y pense... dit négligemment le marquis en serrant le bras du notaire qui sursauta : il y a bien les terres de ma mère, ces jachères qui ne valent pas un clou, ici, au Plessis. Voyons, combien y a-t-il d'arpents sur Malgenêt et Avessan ? Pourquoi diable ne pas les vendre ? Montrez-moi le compoix.

 

- Oh ! Monsieur le marquis, dit le notaire en sentant la sueur perler sous sa perruque, car il administrait les terres de feue la mère de monsieur : vous savez bien que les terres de madame sont inaliénables !

 

- Oui, oui, sacredieu ! Foutu cadeau, que des terres inaliénables ! Combien ont-elles rapporté pendant l'année écoulée ?

 

- Hélas, monsieur le marquis ! L'hiver a été terrible, vous le savez ! Le blé a gâté sur pied... le chènevis n'a rien donné...

 

- Connu, connu ! Combien ?

 

- Je vous ai préparé votre compte, monsieur le marquis : 759 livres, huit sols, cinq deniers, et encore, c'est parce que j'ai abandonné aux pauvres de la paroisse la part de gestion qui me revenait... Les temps sont durs, et il faut entraider ses concitoyens.

 

- Donnez toujours. Merci. C'est peu. Eh bien, maître Dupont-Prudence, il ne me reste plus qu'à vous remercier pour vos bons offices. Vous verrez M. Tableau, mon intendant, qui vous dédommagera des frais de cette regrettable affaire. Adieu, monsieur.

 

- Décidément, pensait le notaire au pied du perron, le chapeau à la main, pendant que le marquis remontait dans sa calèche, ces aristocrates sont tous des têtes de linottes. J'ai bien mis 3 000 livres de côté cette année sur ses biens. Et cette affaire de marchandises fantômes vérifie le proverbe : « Qui fait ses affaires par commission va à l’hôpital, en personne ».

 

- A Paris ! cria le marquis.

 

 

 

Tandis que la calèche enfilait à toute allure la route qui va du Plessis-Sautegrue à Senlis, et que Tom et Timo, les deux négrillons, roulaient des yeux effarés en se retenant d'une main aux ridelles et assujettissaient de l'autre leurs bonnets de tigre où étaient piquées des plumes de demoiselles de Numidie, le marquis pensait avec plaisir à Olympe. Le rôle d'odalisque, à son idée, irait à ravir à ses cheveux noirs et à ses yeux qu'il se plaisait à croire éplorés. Elle s'accompagnait si délicieusement de la harpe, quelques soirs auparavant, à la soirée de cette bonne Mme de Xivry ! Il se remémorait cet instant avec l'émotion dont il était capable : on n'avait pas encore amené les tables de jeu pour ne pas interrompre la chanteuse, et avec ses yeux tournés vers le plafond, en robe blanche, ses longs cheveux noirs dénoués à la Paméla, elle ressemblait tout à fait à une Circassienne du Grand Fondouk de Venise.

 

Un ridicule, son chapeau galonné à la main, regardait la chanteuse avec une certaine ironie qui n'avait pas plu au marquis. Qui était ce Faisant, ou Pesant, pour lequel elle chantait, coulant vers lui des regards tendres ? Un blondinet sans importance, dont il serait aisé de se débarrasser, sous le premier prétexte.

 

Heureusement, il n'en était pas à se procurer une belle esclave en écartant son soupirant par un duel. Il était actuellement à fond de cale, la "Fraternité" était dans l'eau, et beaucoup d'autres projets avec, à cause de cette signature prématurée, intempestive et incongrue à un petit escroc anglais. Le marquis envisagea sa situation avec lucidité, et un certain plaisir : après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on fait naufrage, qu'on devient l'esclave de puants barbaresques, et que pour couronner le tout, on perd le reste de sa fortune sur un coup de dés. Il n'était pas dans son caractère de se laisser étioler par le pessimisme, et il se disait qu'à tout prendre, quand on a la santé, le reste n'est que vent, fariboles et rémoulade. Il avait perdu sa fortune ? Eh bien, il la referait, voilà tout. Ce n'était pas un si grand drame. C'était bien pis quand il s’était retrouvé à cheval sur son mat, buvant plus de paquets d'eau de mer qu'il n'ingurgiterait jamais de porto, déchiré d'échardes et en pleine nuit africaine. Tout compté, le coup de la lettre de change était moins pénible. Et puis, il lui restait encore des liquidités. On ne l'aurait pas comme ça. Ah mais ! Tandis que la calèche sautait sur le pavé de Gonesse, il se sentait même ragaillardi, et son esprit, prompt à passer du découragement passager à un optimisme inébranlable, lui fit voir la vie couleur de rose. De toute façon, pensa-t-il, il serait toujours supérieur à un cloporte comme ce Dupont-Méfiance, qui gratouillait au fond d'une étude poussiéreuse pour gagner sa misérable vie. En un éclair, la vue d'un arbre illuminé par le somptueux automne donna au marquis l'idée qu'il cherchait : dès rentré chez lui, il mettrait en vente son hôtel de la rue de Varennes, qui lui pesait singulièrement depuis qu'il vivait sur mer. Il allait saborder tout ce saint-frusquin qui l'encombrait. Il n'était pas, lui, de ces fainéants élégants qui passent leur vie dans des salons à se traîner sur des ottomanes. Et il rit à cet impromptu. Après liquidation, il irait aux Indes, ou à Surinam, avec cette Olympe, si elle voulait ; la promesse tenait toujours. Arrivé dans la cour de l'hôtel, et comme les roues tournaient encore, il cria au valet vert et incarnat qui s'élançait pour déplier le marchepied :

 

- Va me chercher un marchand d'enseignes !

 

 

 

Une heure plus tard, sur la porte de l'hôtel de Sainte-Etrivière, s'étalait un magnifique écriteau jaune avec des lettres noires qui n'avaient pas eu le temps de sécher :

 

 

 

MAISON A VENDRE (S'adresser au concierge).

 

 

 

Huit jours plus tard, les employés des maisons de commerce du faubourg Saint-Honoré clouaient chez le marquis des caisses qui contenaient, les unes des pots-pourris en Sèvres ou en porcelaine de Strasbourg, les autres des panneaux de laque de Coromandel. Ce que plusieurs générations avaient accumulé dans leurs existences oisives filait chez les antiquaires. Au milieu de cet emballage, dans les chansons des déménageurs, foulant une épaisse couche de paille et de papier, le marquis se promenait en sifflotant, les mains aux poches de sa redingote, la chemise débraillée, le tricorne de travers et la cravate dénouée. Il se croyait sur le pont de feue "La Fraternité", au moment de l'embarquement de sa marchandise à deux pieds, et dans les coups de marteau, il lui semblait entendre le ferrement des manicles. Pour se donner un peu d'air, tant il était aise d'exister, il discutait âprement avec les patrons des maisons qui pour une affaire aussi importante n'avaient pas voulu envoyer leurs commis, et s'étaient dérangés eux-mêmes. Le catalogue de la vente en mains, ils vérifiaient soigneusement chaque pièce, et l'on entendait crier :

 

- Une table de nuit incrustée d'une marqueterie de fleurs de divers bois...

 

- Deux grands vases de porcelaine de la Chine couleur céladon à coquille, montés sur un pied en bronze d'or moulu...

 

- Une commode à trois tiroirs, à pieds de biche, plaquée en bois de rose et de violette, tablette en marbre sarancolin...

 

- Une cassette pour mettre des bijoux, de laque ancienne, avec deux corps en or de relief, garnis de scènes de campagne sur plaques d’ivoire gravé, et de poignées de bronze doré... Deux chats de porcelaine de Canton accroupis, colorés et panachés en vert et noir, sur des socles de même porcelaine avec plantes en relief...

 

Le marquis regardait avec amusement tous ces riches et inutiles bibelots. Il n'aimait pas beaucoup ce mobilier voluptueux et fragile, où sa mère se complaisait, mais dont lui, dans sa vie errante, n'avait que faire. Il était ravi aussi de se débarrasser de la nombreuse maisonnée qui vivait à ses crochets, intendant pillard, cuisiniers pratiquant en maîtres l'art de faire danser le panier, chambrières hardies, comptant sur leurs charmes pour se faire un établissement, valets insolents : tout le monde sur le pont. Désormais, son navire serait sa seule demeure.

 

Il descendrait à Agde dès la vente de son hôtel, et se rachèterait un nouveau brick. Il en supputait déjà la finesse, et méditait divers accommodements pour rendre le voyage plus confortable à ses passagers. Il voyait bien qu'en France on en était à prôner le retour à la sauvagerie : autant tirer ses grègues avant qu'on ne le bouille, lui, marquis de Sainte-Etrivière. Ce n'est pas qu'il tint à son titre ni à sa caste, puisqu'il avait déjà dérogé en se faisant commerçant, mais il avait trop de connaissance des hommes pour croire aux tirages désintéressés sur la fraternité.

 

Retournant les tiroirs d'un bonheur-du-jour, il en renversa le contenu sur un magnifique tapis de la Savonnerie qui attendait son tour d'être roulé. Saisissant des paquets de lettres noués de faveurs, il les jeta au fond de la cheminée sans les ouvrir et y mit le feu. C'était toute la vie de paresseux titrés qui s'évanouissait ainsi en flammes. Cependant, il glissa dans ses poches une paire de petits pistolets de la manufacture de Versailles, fort simples en acier, dont les chiens fonctionnaient admirablement : ils lui sauveraient peut-être la vie au hasard des rencontres. Les marchands, pendant ce temps, continuaient leur inventaire :

 

- Trois douzaines d'assiettes des Indes, décor mural, avec des dragons peints, marli doré... Un lustre à larmes de cristal... Perlot, enveloppez-le soigneusement. Deux girandoles de bois doré... Un miroir de Venise...

 

Quand la dernière charrette, soigneusement calée de paille, eut quitté la cour, le marquis se fit servir un déjeuner rapide sur un coin de caisse par deux valets impassibles dans leur livrée verte à revers écarlate, dans l'enfilade d’appartements maintenant déserts et jonchés de papiers froissés. Une cheminée de marbre blanc veiné, gracieusement contournée, veuve de son miroir vendu lui aussi et de ses contrecœurs emportés avec le reste, contemplait tristement la scène. Le marquis s'essuya la bouche à une serviette damassée qu'il jeta au laquais le plus proche.

 

- Qu’est-ce que c’est que cet argent ? dit-il en regardant le livre de comptes que lui présentait M. Tableau, son intendant.

 

- Les honoraires de Me Dupont-Prudence, M. le marquis.

 

- Très bien, je les lui remettrai moi-même, dit-il en empochant la somme. Donnez-moi le relevé.

 

- Comme M. le marquis voudra.

 

- Dites, M. Tableau, pouvez-vous me loger ? Pour un jour ou deux.

 

- Certainement, M. le marquis.

 

- Bien. Demain, renvoyez les domestiques, après leur avoir payé leurs arrérages.

 

- Oui M. le marquis. M. le marquis ne gardera personne, même pas Picart ?

 

- Personne, mon cher Tableau, je veux être libre comme l'air. S'est-il présenté quelqu'un pour l'hôtel ?

 

- Plusieurs marchands de biens, M. le marquis. Mais aucun n'offre ce que vous en demandez.

 

- Nous traiterons dès demain avec le plus offrant ; je suis pressé de réaliser. Dites, M. Tableau, qu'allez-vous faire, maintenant ?

 

- Me retirer dans une petite terre que j’ai dans le Berry, M. le marquis.

 

- Et vous aurez raison, Tableau. Au train où vont les choses, je crois que le séjour à Paris sera bientôt malsain. Qu’en pensez-vous ?

 

- Mon Dieu... M. le marquis... Tous ces pillages, évidemment... L’année a été dure... La Manufacture de Révillon... L’assaut des Invalides... La tuerie de la Bastille... Le Roi prisonnier aux Tuileries... C’est beaucoup !

 

- Je vois que vous comprenez sans qu’on vous fasse de dessin, mon cher Tableau. C’est le début de la tempête, et vous pensez vous mettre à l'abri : c'est juste. Moi aussi, figurez-vous. Croyez-vous que je fasse une sottise en vendant mon hôtel ?

 

- M. le marquis est bien libre... C’était une grosse charge, dit l’intendant qui avait payé sa maison du Berry en volant son maître.

 

- En effet ! Ecoutez-moi bien, M. Tableau : même si vous croyez que je vends à perte, vous verrez avant un an des gens qui tireront moins que moi encore de leurs bicoques, car on ne leur laissera même pas la chemise... Peut-être même pas la vie.

 

 

 

Ce petit matin glacial et brumeux de décembre, Olympe sortit pour faire son marché. C'était le dernier jour de l’année, et elle était décidée à soigner le réveillon qu’elle voulait offrir à son cher Thézan. Il lui semblait très important de passer avec lui les premières heures de cette année 1790 dont elle ne présageait que du bonheur. Elle avait refusé d'aller passer la soirée chez Mme de Xivry pour être toute à son amoureux.

 

En se hâtant vers le marché de Buci, elle ne sentait pas le froid qui rosissait ses joues, crispait ses doigts sur son panier et lui pinçait les oreilles sous le bonnet à l'Enfant d'où s'échappaient quelques mèches brunes. Ses yeux brillaient pendant qu'elle choisissait avec amour un pâté de lièvre en croûte, une bouteille de Bourgogne, deux pigeons bien dodus - elle pensait : deux tourterelles -, et se réjouissait de tourner la broche devant sa petite cheminée. Elle ajouta un ananas de Montreuil, des poires superbes - des louises-bonnes -, du lait et des œufs pour faire l’île flottante que lui préparait sa mère quand, petit fille, elle voulait la régaler. Quelle fête ce serait ! Quelle ferveur elle mettrait à sa dînette, comme un philtre pour s'attacher son amoureux ! Et [elle frémissait] en pensant qu'elle finirait l'année dans ses bras.

 

Dans sa joie, elle n'entendait pas les bruits alarmants qu’échangeaient les ménagères entre deux appels de marchandes de quatre-saisons. Depuis l'automne, les nouvelles les plus absurdes circulaient : cent mille hommes marchaient sur Paris pour mettre la ville à feu et à sang ; on avait désigné les quartiers.

 

- Et dans chaque quartier, ma bonne, les rues, les maisons des personnes promises au massacre...

 

Un vaste complot devait noyer dans l'assassinat tout ce qui avait voté dans le sens de la Nation, les députés du Tiers, les ministres intègres. Aux carrefours, des gens attisaient ce feu, dénonçaient des complots contre la sécurité des paisibles citoyens. Des soldats débandés fraternisaient chez les marchands de vin, promettaient aide et assistance à qui leur filerait un litron. Et cette terreur soigneusement entretenue paraissait très sérieuse aux boutiquiers ; il était agréable de penser qu'ils étaient assez importants pour intéresser le pouvoir, et leur opinion, suffisante pour le faire trembler.

 

La nuit, sans raison, les églises se mettaient à sonner le tocsin, toutes ensemble, et le jour il ne se passait rien ; c'est comme l'immense répétition d'un drame qui se préparait, avec des épisodes tirés de romans noirs : des souterrains reliaient le château des Tuileries à celui de Vincennes, d'où le Roi s'enfuirait, pendant que des troupes allemandes égorgeraient la population... Les citoyens, tirés du sommeil, étaient entretenus dans un état d'angoisse qui leur faisait ajouter foi aux plus absurdes racontars. Tout le monde était en armes, et dans les quartiers populaires, comme l'Abbaye Saint-Germain, il était courant d'être servi par un épicier en uniforme, le crayon sur l'oreille, qui vous mesurait un setier de pois cassés le sabre au côté, ferraillant contre un tonneau de harengs saurs... Le savetier, dans son échoppe, passait son tablier de cuir sur un vieux dolman de chasseur et portait sur la tête, en permanence, un casque à crinière. Aucun de ces gens n'avait fait un seul jour de service militaire, mais ils posaient, l'air rogue, aux guerriers patinés par la vie dangereuse des casernes.

 

L'inquiétude se glissait parfois insidieusement dans le cœur d'Olympe, comme la nuit des cors de chasse. Et si Thézan était obligé de se battre ? Il pouvait être rappelé à la formation d'un nouveau corps pour garder le Roi. Quelles occupations mystérieuses avait-il à la maison de santé du Petit-Vaugirard, dont il parlait si peu ? Elle regrettait presque de l'avoir introduit chez Monsieur. Elle croyait le rapprocher d'elle, et jamais il n'avait été si évasif. Au moins, ce soir, lui avait-il promis de la retrouver dans la mansarde. Pourvu qu'il tienne parole ! Elle serait trop déçue...

 

Comme elle relevait sa robe pour sauter le ruisseau de la rue de Tournon, les roues d'une voiture l'éclaboussèrent, et un homme se précipita sur elle.

 

 

 

- Mademoiselle... Je suis navré : ce coquin sera fouetté ! Olympe... Me permettez-vous de vous appeler Olympe ! Avez-vous décidé de mettre fin vos jours avant de commencer la nouvelle année ? Si jeune ! Si belle ! Vous avez l'avenir devant vous... Ce panier est trop lourd, donnez-le moi. Voilà. Montez, maintenant... Mais si ! Je vous raccompagne ! Cocher, quai Malaquais !

 

C'était le marquis de Sainte-Etrivière. Avant de pouvoir placer un mot, elle se retrouva assise près de lui, sur les coussins cramoisis de la voiture, qui avançait lentement dans la foule du carrefour Buci. Devant son air contrarié, il éclata de rire.

 

- Non, ce n'est pas un enlèvement... Du moins pas encore ! Figurez-vous, pourtant, que je vous cherchais. Je suis allé aux Tuileries m'enquérir de vous. Une dame - belle encore, ma foi, et qui se dit votre parente -, m'a remis dans le bon chemin.

 

- Gracieusement?

 

- Ma foi...

 

Olympe ne put s'empêcher de pouffer de rire en imaginant sa tante recevant Sainte-Etrivière, et lui, la voyant égayée, profita de l'avantage en lui prenant les mains.

 

- Ecoutez, Olympe : je m'embarque. Oui, j'ai brûlé mes titres, vendu mon hôtel... Je vous propose de partir avec moi. Vous voyez, c'est franc et carré, je ne sais pas mentir... Un mot de vous, et je vous épouse.

 

Elle essaya de dégager ses mains.

 

- Vous ne m'avez même pas demandé mon avis !

 

-  Eh ! Qu'est-ce que je fais, en ce moment ?

 

Elle appuya sa tête contre le coussin, tant c'était inattendu. Un instant, elle fut follement tentée d'accepter, de fuir toutes ses angoisses à propos d'Alphonse [de Thézan], la vie incertaine dans ce pays soulevé. Ce serait si facile de s'en remettre corps et âme à cet homme qui savait si bien ce qu'il voulait... Lui, maintenant, au cahot de la voiture, la fascinait, l’envoûtait, tissait autour d'elle un réseau d'arguments chaleureux, de promesses.

 

- Nous irons où vous voudrez, en Inde, en Perse... Je vous parerai comme une maharané... Des centaines d'esclaves            préviendront   vos moindres désirs... Ou préférez-vous aller ? En Amérique, dans une grande maison de bois, avec les planteurs de la Louisiane ? Dites un mot, et votre existence est assurée, libre et heureuse...

 

Mais elle eut un sursaut. Comment avait-elle pu oublier Thézan, même un instant ? Lui avait besoin d'elle, besoin de la retrouver dans la petite mansarde... Comment avait-elle pu songer à l’abandonner au milieu des dangers vagues mais terribles qu'il courait sans doute chaque jour ? Et puis c'est Alphonse qu'elle aimait, qui la considérait comme une femme, non comme une esclave qu'on achète... Pourquoi pas la perle du harem de ce Sainte-Etrivière, tant qu'il y était ? Elle dégagea ses mains d'un mouvement brusque. Au fond cet homme n'était qu'un aventurier, c'est bien ainsi qu'elle l'avait jugé chez Mme de Xivry, où il la couvait de son œil de fauve. Il la désirait, voilà tout, comme il n'avait su que désirer des amours de rencontre. Le premier engouement passé, elle irait grossir le nombre des houris déclassées qui avaient cessé de plaire au pacha. Elle était dégoûtée du métier révoltant de négrier qu'avait pratiqué le marquis, et trouvait sa façon ordinaire d'être, de parler, comme si tout allait de soi, particulièrement scandaleuse. Elle ne savait pas très bien   ce que signifiait ce mot de houri dont se servait Sélincourt à l'égard des conquêtes du marquis, mais ce mot lui parut abominable.

 

Il avait cessé de parler et la dévorait des yeux, d'un air à la fois suppliant et moqueur qui l'apeura. Elle détourna son regard en rougissant.

 

- Ce n'est que du désir, pensa-t-elle.

 

Et elle s'appliqua à répondre :

 

- Je regrette, Monsieur : je ne vous aime pas.

 

Phrase qu'elle corrigea en ajoutant :

 

- J'aime le chevalier de Thézan.

 

Ils étaient arrivés sous les arcades de la rue de Seine. Les marchands d'estampes en plein air décrochaient les gravures que le vent de Décembre menaçait de déchirer. Olympe sauta légèrement à terre, son panier à la main, sans qu'il fit mine de l'aider.

 

- Adieu, monsieur.

 

La calèche tourna.

 

- Non, pas adieu : au revoir ! dit Sainte-Etrivière à la portière en lui lançant un baiser.

 

Et comme elle haussait les épaules, il éclata de rire.

 

 

 

 

 

 

 

LES OPINIONS DE FLEUR D’EPINE

 

 

 

Depuis deux mois qu'il était dans la maison de santé de M. Mossel qui avait une épouse si agréable, Thézan avait eu plusieurs entrevues avec un autre patient, qui souffrait de la cataracte et vivait dans une petite pièce aux volets constamment fermés. Il ne pouvait supporter la lumière du jour, et c'est pour le distraire que M. Mossel avais proposé à Thézan de tenir compagnie à ce M. Fourès, ancien officier. Le pauvre homme restait couché dans un fauteuil, les yeux protégés de lunettes bleues, mais réfléchi, affable et disert : il lui avait demandé de faire avec lui une partie de Jeu de l'Oie, et c'est Mme Mossel qui avait fait avancer le pion du malade, en s'arrangeant pour presser de temps en temps la main du chevalier.

 

Au bout de quelques jours, M. Fourès avait demandé à Thézan si vu les événements, il ne connaîtrait pas une personne capable de rendre le plus grand service à un prince en péril ? Mais évidemment, il faudrait quelqu'un de sérieux, discret, sur lequel on puisse compter à toute éventualité. Pour diverses raisons, dont la plus grave était sa mauvaise vue, il ne pouvait se déplacer lui-même.

 

- Et que s'agit-il de faire ? avait demandé Thézan, tandis que Mme Mossel apportait des tasses de tisane émolliente.

 

- C’est assez délicat : voici...

 

Mme Mossel sortit, et ferma la porte sur elle.

 

- ... il faudrait s'aboucher avec une bande importante de gens sans aveu, de Paris même ou des environs immédiats.

 

Un peu de jour filtrait à travers les fentes des volets clos.

 

- Et ensuite?

 

- Ensuite, leur proposer de travailler pour nous : vous direz toujours : M. Fourès. S'ils acceptent, vous recevrez d'autres instructions.

 

Thézan avait trouvé le travail d'une ridicule facilité. Il avait tout de suite accepté, sans réfléchir. Et il n’en avait pas soufflé un mot à Olympe : c'était la première condition de son accord, avec M. Fourès.

 

 

 

C'était là sûrement l'occasion de s'illustrer qu'il cherchait depuis son enfance, et qu'il n'avait pas trouvée aux Gardes du Corps. En joli garçon à qui il semblait que tout réussirait dès qu'il aurait quitté sa province, Thézan était persuadé que son savoir-faire n'attendait que l'occasion de se faire jour. Il se croyait propre à ces missions de diplomatie secrète pour avoir porté quelques billets d'un officier de Monsieur à des comparses. Son titre d'écuyer de Madame n'était qu'une façade pour de plus dangereuses missions ; il brûlait de se distinguer, et l'ambiance trouble de la ville l'excitait et l'apeurait à la fois comme la fumée de la poudre grise un cheval de bataille. Aussi se mit-il en campagne, déguisé en frater, pour accompagner le bon M. Mossel dans sa tournée des malades indigents des hôpitaux. Le chirurgien soupirait après sa province, et pendant qu'il refaisait les pansements, Thézan était sur des charbons ardents : il pensait trouver dans ces lieux de douleur quelque grinche blessé dans une rixe nocturne qui le mettrait sur la trace de sa bande. Il dut bientôt déchanter. A l'Hôtel-Dieu, et dans les sinistres mansardes où M. Mossel allait porter ses secours, il ne voyait sur les grabats personne qui fut susceptible de lui fournir le moindre renseignement sur une bande de brigands. Les patients étaient de pauvres gens, usés par des vies de labeur, qui éprouvaient suffisamment de peine à terminer leur temps sur terre sans s'attirer de nouvelles avanies. Thézan rentrait le soir fatigué d'avoir traîné ses souliers dans la boue noire de Paris, qu'on dit indélébile parce que pleine d'éclats de fer qu'y jettent les roues des charrois. Et il ne trouvait pas toujours M. Fourès pour lui faire son rapport, car Mme Mossel allait charitablement le promener, quand il faisait beau, le long des jardins du Luxembourg.

 

Il décida d'aborder les bouges de la capitale, et passa encore une quinzaine infructueuse, à écouter des âneries politiques dans des cafés où une humanité falote consomme, pour survivre, des bavaroises et du thé léger. Au Café de la Régence, aux Mille Colonnes, au Café Turc, il suivit d'interminables parties de dominos. Dans les guinguettes de Montmartre ou de Ménilmontant, à la Courtille ou aux Porcherons, il avala des piquettes aigres qui lui démolirent l'estomac. Il prit peu à peu l'aspect indéfinissable d'un rôdeur de barrière, le dos rond, la démarche rapide. Mais il acquérait un flair et une souplesse auxquels les parades des gardes ne l'avaient pas habitué. Un soir qu'il revenait, fourbu, de la barrière du Trône, il s'affala sur un tabouret à l'entrée d'un mastroquet proche de la masse découronnée de la noire Bastille ; un écriteau peint à neuf, grinçant au vent, montrait deux gardes-françaises brandissant leurs bonnets à poils : "Aux Vainqueurs de la Bastille, J. Lanquetot, propriétaire.” Il demanda une limonade, qu'il avala d'un trait, tant il était altéré. Il faudrait qu'il pense, le soir, à barrer aussi sur son carnet cette gargote sans intérêt : c'était la 231ème, ou 232ème, depuis qu'il s'était mis en chasse. Des jeunes gens jouaient au billard : il les regarda faire, machinalement.

 

- A toi, Pelle-Noire, cria l'un d'eux.

 

- Attends, Cœur-de-Rose.

 

Ils parlaient un langage étrange, dont la plupart des mots, bien qu'existant dans le français de tous les jours, avaient l'air détourné de leur sens. Le chevalier s'intéressa à la partie.

 

 

 

La moutarde commençait à monter au nez de Pelle-Noire, mais il se maîtrisa. D'abord, ce n'était pas à lui à parler, mais au chef, Fleur d'Epine. Se retournant dans la foule des pègres, il le vit, assis tout seul sur un tabouret au milieu de cette assemblée debout, et silencieuse.  La lueur rougeoyante des chandelles agrandissait les ombres sur les murs décrépis. Le chef ne disait toujours rien, dans son habit bleu-barbeau, les poings fermés sur les cuisses, et le corps penché en avant pesant sur les avant-bras.

 

Chacun avait le droit, dans la bande, de discuter sa part de butin : cela faisait partie du code des grinches. Là où ce Rosset exagérait, c'est quand par ses discours fumeux il outrepassait la question des parts, la mettait sur un plan oblique. Pelle-Noire s'étonnait que le chef n’ait encore rien dit.  A la place de Fleur d'Epine, il aurait depuis longtemps fermé sa gueule de gros faux-jeton à ce Rosset. Jusqu'ici, le partage du butin s'était déroulé sans encombre : la joncaille en tas égaux, pesés à la balance, et les bijoux distribués un à un n'avaient pas soulevé d’objection. Jusqu'au tour de ce Rosset, qui tout de suite avait fait des difficultés, ergotant, se trouvant, non point directement lésé, mais parlant d'autres méthodes qui seraient bien plus rentables : on mettrait tout en commun, en vue de coups plus gros, pour le bien de tous, etc, etc. Pelle-Noire ne comprenait rien à ces minuties. Tous les brigands écoutaient, en fumant, silencieux, selon la terrible discipline qui régnait dans la bande. La discipline, Fleur d'Epine s'entendait à en faire régner une près de laquelle celle du Grand Pré était une aimable plaisanterie.

 

Derrière la cloison humide contre laquelle il s'appuyait, Pelle-Noire écoutait rouler les flots des égouts qui donnent dans le troisième sous-sol de cette maison extérieurement délabrée de la sinistre rue de Lanneau.

 

 

 

Fleur d'Epine voyait très bien où le Suisse voulait en venir. Il ne commandait pas à deux mille hommes depuis six ans sans avoir eu à lutter contre les prétentieux qui cherchaient à prendre sa place, ou les fripouilles qui essayaient de chouraver. Pour les premiers, le cas était prévu dans le code : s'ils agissaient franco, c'était le duel au couteau, à la loyale : deux cas en six ans, Vertami et le Bancroche, morts tous les deux, puisque Fleur d'Epine vivait encore. Quant aux dissimulateurs de biens volés, ou aux mouchards, il existait aussi un châtiment approprié : la mort, donnée par le supérieur direct du coupable avec l'assentiment des pègres de sa partie. Ainsi, un chauffeur était tué par le chef des chauffeurs, un indicateur par le chef des indics. Mais Fleur d'Epine avait toujours tenu à ce que la bande toute entière soit témoin et juge, pour que les rancunes personnelles fussent réduites au minimum. Le délinquant était condamné à l'unanimité, et souvent Fleur d'Epine le tuait de sa propre main, assumant ainsi toutes les responsabilités. 23 en six ans. C’était dur quelquefois, surtout quand il s'agissait de potes qui dans un moment d'égarement avaient étouffé un brillant. Comme Lureau, son second, à la Grande Peur, qui avait perdu la tête en trouvant la cassette d'une comtesse. Mais la loi était là. Girodot, qui avait dénoncé Lureau, était passé lieutenant de Fleur d'Epine : il est juste que les défenseurs de la loi soient récompensés. Si Fleur d'Epine n'appliquait pas lui-même la loi, il le savait, les grinches le prendraient pour un foie blanc, et il pourrait faire sa croix de par Dieu.

 

Le Suisse, apparemment, avait d'autres idées dans sa petite tête que la terrible loi qui de tout temps avait régi la bande. Pelle-Noire le trouvait bien jeune. C'est Girodot qui avait amené ce Rosset, et Pelle-Noire n'aimait pas le premier lieutenant, le "dauphin", comme on disait. Il devenait tortueux, le Beau François. Qu'étaient encore ces manigances ? Il ne se passait pas une semaine, maintenant, sans qu'il essayât d'introduire quelque fantaisie, quelque nouveauté dans le travail. Cela inquiétait les esprits. Pour Pelle-Noire, comme pour tous les grinches présents, les discours humanitaires du Suisse étaient manifestement une manœuvre de Girodot. Cependant, personne ne se fut avisé de souffler mot sans que le chef le lui ait demandé.

 

Pelle-Noire imaginait l'eau profonde, sale et inconnue qui mugissait derrière le mur salpêtré.

 

Rosset continuait son discours. "On se croirait dans un club", pensa Pelle-Noire avec ironie. C'est tout simplement le commandement lui-même que le Suisse mettait maintenant en cause, le principe même de l'autorité, disant que bientôt on serait en république, et que dans ce cas il n'y aurait pas de raison qu'on ait de chef, qu'on serait tous chefs, et que chez les frères chacun commanderait comme il voudrait. Au moment où Pelle-Noire ne s'attendait plus à rien, Fleur d'Epine saisit le couteau ouvert sur le coin de la table et le planta dans la poitrine de Rosset.

 

 

 

Maintenant, à terre, il coupait la tête du Suisse. Le sang jaillissait sur son visage et Pelle-Noire, pourtant accoutumé à de semblables spectacles, détourna les yeux vers le mur. Il vit le visage de Beau François et des quelques autres couverts de sueur. Quand Fleur d'Epine se releva, horrible, dégoulinant de sang frais et la tête du mort à la main, il dit au sautereau :

 

- Va chercher la baille.

 

Puis il fit le tour de l'assistance, qui baissait les yeux, montrant aux voleurs qui se reculaient le trophée macabre. Seul Cœur de Rose souffla une bouffée de fumée su visage du mort, que Fleur d'Epine jeta dans un coin de la salle.

 

- Voilà le gonze. Maintenant, esgourdez, les aminches : il y a un singe, ici, et c'est moi. Y a pas de république dans ma bande. Ceux qui veulent voter pour viennent tout de suite déposer leur bulletin : voilà mon veto.

 

Et il montra dans sa main poisseuse le couteau gluant.

 

- Vive Fleur d'Epine encore et toujours ! crièrent les brigands avec soulagement.

 

- Ca va. Les mômes, emportez ce gâcheur jusqu'à l'égout, et gaffe !

 

Pelle-Noire se recula, du temps qu'on ouvrait la porte qui donnait sur l'eau immonde : il entendit un jaillissement, et ce fut terminé pour l'épisode du Suisse. Le Sautereau referma soigneusement le loquet.

 

 

 

- A cette heure, disait Fleur d'Epine arrêté devant Beau François qu'il fixait au fond de ses yeux bleus, les étrangers, les Pruscos, les Espingpouins et les Macaronis : terminé. On reste entre pinces, tous mectons de Pantin, pas de saligouins pour venir semer la zizanie.

 

Il attendit un moment, puis dit brutalement à Beau François :

 

- Où avais-tu ramassé cette ordure ?

 

- Tu sais bien, murmura Girodot : il est venu avec ces gens de Bagnolet...

 

- Fini pour les Bagnolet aussi : c’est pas le genre de travail de la maison. Compris ?

 

Girodot fit un signe d'assentiment, et Pelle-Noire exulta intérieurement. Il ne regrettait qu'une chose : que Fleur d'Epine ne s'en soit pas pris à Girodot comme il s'en était pris à Rosset. Il haïssait le Beau François depuis la mort de Lureau, qui la méritait, bien sûr, mais on n'en méprise pas moins les mouchards. Surtout quand ils se montrent aussi bassement intrigants que monsieur Girodot.

 

- Autre chose : si je touche double part, il y a une raison, que vous connaissez tous : c'est moi qui monte les coups, et c'est moi qui commande. C'est moi que je suis toujours le premier aux marrons. Une bande a besoin d'un chef. Ceux qui n'avaient plus de morve aux narines en 85 et qui respirent encore vous diront le bordel que ça a été à la mort du papa Poulailler, quand il a eu son extinction de voix.

 

Un murmure d'assentiment courut l'assemblée d'assassins : beaucoup se rappelaient en effet avoir vu pendre Poulailler, le prédécesseur de Fleur d'Epine, et la pagaille qui avait suivi sa mort, avant que le chef actuel ne prenne les choses en main.

 

- Alors, je tiens pas à ce que ça recommence. Les affaires marchent du tonnerre de Dieu et c'est pas ces foireux d'aubins qui viendront brouter dans mon entreprise. Si les michets sont assez stupides pour jouer au petit jeu de "Embrassons-nous, v'là ma bourse", avec élections et autres bavasseries, libre aux michets ! C'est même des dispositions dans lesquelles il vaut mieux les entretenir... mais ici, pas de discussion. Ce citoyen avait un pet en travers, qui savait pas par quel côté sortir, vu qu'il avait une gueule de cul... Le v'là guéri.

 

Les rires saluèrent la détente qu'apportait la plaisanterie.

 

- Vaut mieux se taire que mal s'exprimer, se permit de dire Pelle-Noire en bon courtisan et tout à fait satisfait du coup droit qui atteignait le prestige moral du Beau François en la mort de son homme de paille.

 

- Justement. Maintenant, fini les ritournelles. Au rapport. Girodot, dévide ton jars.

 

 

 

Les rapports se succédaient devant le chef, qui s'était lavé dans un seau et auquel deux largues passaient une chemise de soie. Assis à la table, le Grêlé, ancien avocat condamné pour faux en écritures, prenait note des renseignements rassemblés par Chenu, le lieutenant des petits yeux, les garçons et les filles qui couraient les foires pour guetter, déguisés en mendiants, les fermiers qui vendaient leur bétail, les marchands qui avaient fait de bonnes affaires :

 

- A quelles auberges étaient-ils descendus ? Voyageaient-ils seuls ? Ou à combien ? Etaient-ils armés ? Combien de chevaux, de charrettes ? D'où venaient-ils ? Pour aller où ?

 

L'interrogatoire se poursuivait, avec le minimum de réponses, leur concision et la précision des détails. Il y avait telle ferme où le métayer avait vendu dix vaches, l'autre, sa récolte de foin. Il s'agissait de villages des environs de Paris : Tournan, Fontenay-Trésigny, Courpalais, Faremoutiers...

 

- Et le blé ?

 

- Maraichin a dit que c'était difficile de le faire entrer dans Paris, chez les boulangers à nous, à cause de la douane.

 

- Maraichin est un imbécile, qui n'a qu'à s'occuper de ses affaires : découvrir les tas de blé. Idiots ! Vous ne savez donc pas que depuis que les barrières ont été incendiées ii n'y a plus de contrôle, et qu'on entre à Pantruche comme dans un moulin ?

 

Puis vinrent les revendeurs.

 

- A combien la fourgate du boulevard Antoine prend-elle le jonc ?

 

- Six... Sept quand elle est de bonne humeur.

 

- Pas assez cher. Où se croit-elle arrivée, cette dinde ? Vous porterez le jonc chez Barbet, rue Denis, au fond de la cour du 32, à l'entresol, c'est d'accord avec lui depuis hier soir. Vous direz que vous venez de la part de M. Corchepot. Barbet prend à huit, pour le pomponne, il faut s'adresser à la Marthon de la rue du Roi de Sicile et attendre son offre : c'est prudent et pas pressé, mais toujours payé recta. Prenez quand même les garanties d'usage. Maintenant, adieu les affaires courantes, vous pouvez disposer.

 

 

 

Le rapport était terminé, mais enfin, tout cela, c'était la routine. Pelle-Noire se demandait comment il allait amener le sujet qui l'agitait. C'était la première fois qu'un aussi gros coup se présentait à lui ; et sûrement, cela allait lui mener de l'importance dans la bande. De par ses fonctions de serrurier, Pelle-Noire était un gonze précieux de la bande à Fleur d'Epine : combien de fois n'avait-on pas fait appel à son savoir-faire pour crocheter une lourde trop finement serrée ! Cela avait évité bien des pertes dans le pillage de plusieurs fermes ; c'était plus discret, et puis fracturer les serrures faisait moins de bruit qu'enfoncer les battants au madrier. Fleur d'Epine appréciait Pelle-Noire et lui voulait du bien, mais enfin jusqu'ici il n'avait eu qu'un emploi subalterne de technicien. Il s'en voulait de n'être pas un des chauffeurs qui faisaient le plus dur travail, mais il savait bien qu'il n'aurait pas eu la cruauté nécessaire pour passer aux femmes une camisole de poix à laquelle on mettait le feu, ou tuer des enfants devant leurs parents pour leur faire avouer où ils planquaient leur magot. Souvent, Pelle-Noire était réveillé par des terreurs et de angoisses suite des spectacles affreux auxquels il assistait dans les expéditions nocturnes.

 

Depuis qu'il avait été contacté "Aux Vainqueurs de la Bastille" par ce messire assez communément vêtu, mais dont les mains blanches et la façon recherchée de s’exprimer désignaient assez l'extraction, Pelle-Noire ne dormait plus. Le pèlerin avait beau essayer de dévider le jars, il ne faisait par contraste que s'enferrer de plus en plus. Pelle-Noire s'était d'abord amusé de ses contresens, jusqu’à lui dire :

 

- Vous fatiguez pas. Je comprends le français comme tout le monde. Quand même !

 

L'autre s'était alors complètement déboutonné. Voilà : il s'agissait de réunir une bande de 2 à 5 000 individus prêts à seconder 24 000 hommes de troupe suisses et allemands qui devaient remettre en selle, dans le courant de Janvier, la royauté chancelante.

 

- C'est des blagues ? Avait demandé Pelle-Noire, le souffle coupé.

 

- Pas du tout.

 

- Et c'est payé comment ?

 

- Comptant.

 

- Quelle preuve ?

 

Sans répondre, avec une certaine fatuité, Thézan avait posé sur la table de billard le contenu de la bourse en louis que lui avait donné le malade aux lunettes bleues.

 

- C'est pour vous... pour prévenir votre chef.

 

- Et si je foutais le camp avec ?

 

- Oh, avait dit l'émissaire avec un indéfinissable sourire, vous ne le ferez pas. Vous seriez vite rattrapé.

 

- Par vous ? dit Pelle-Noire avec ironie.

 

- Non, dit Thézan : par vos amis.

 

- Et comment le sauraient-ils ?

 

- Mais par le patron de cette bicoque, qui est certainement en train de nous écouter discrètement, derrière cette cloison...

 

- C'est juste, dit Pelle-Noire en riant. Mais vous comprenez que je ne peux prendre de décision moi-même. J'en parlerai. Rendez-vous ici après-demain soir.

 

Et maintenait il y était, la bourse gonflant sa poche. Une sueur d’appréhension couvrait son front. Parfois, il se disait qu'il allait être vivement félicité pour avoir levé un si gros lièvre ; à d'autres moments, il se demandait si ce n’était pas sa vie qu'il jouait pour détenir un tel secret. Dans certains cas, mieux vaut ne pas en savoir trop. Mais alors, comment monter dans la hiérarchie de la bande ? Ce n'est pas en crochetant des serrures qu'il prendrait la place de Girodot. Justement, le moment paraissait bien choisi, avec cette baisse de popularité que venait d'enregistrer le Beau François. Pelle-Noire reprit confiance : les brigands discutaient entre eux bien poliment, du renchérissement des denrées, qui causait la ruine du pauvre monde, et du mauvais temps qui n'en finissait pas, une vraie misère. On parlait aussi beaucoup du manque à gagner en mauvaise saison, en évitant les sujets et jusqu’aux mots ayant trait à la mort subite. Peu de rentiers du Marais auraient eu une conversation plus urbaine. Pendant ce temps, Fleur d'Epine apprenait par cœur les feuillets du greffier, avant de les jeter au feu. Des femmes dressaient la table au milieu de la salle, avec rapidité, apportant les bouteilles d'Anjou et de champagne, la salade à l'ail, disposant des oies et des canards rôtis dans une magnifique vaisselle plate qui provenait du pillage d'un château des environs de l'Isle-Adam. Comme on manquait de dessert, on envoya des gamins chercher des tartes à la cannelle chez un traiteur de la rue des Carmes, qui n'avait rien à refuser aux grinches.

 

Il y avait dans ces souterrains la fine fleur de plusieurs bagnes, venus de Brest, de Toulon ou de la Rochelle, et leurs largues : de soi-disant repasseuses de fin, des blanchisseuses de bogues et tout le gratin de l'entôlage. Dieu merci, pensait Pelle-Noire, on n'en était plus à se cacher dans les carrières désaffectées de Montmartre, comme des voleurs forains. Depuis Juin-Juillet, on avait les moyens de s'étaler en plein jour. Et d'abord, on avait pu rentrer à Paris au grand complet : la campagne est si triste, en toute saison ! Il n'arrête pas d'y pleuvoir ; et puis personne n'affectionne outre mesure le lieu de son travail. Tandis qu'ici, au moins, on avait les tréteaux du boulevard du Temple, la Comédie tous les soirs, l'Opéra, les Comédiens de Bois, la Parade... Les anciennes houris et les vestales des guinches, montées en grade, se carraient dans du linge blanc et ne se chaussaient plus la jambe que de soie, comme les duchesses. Elles regrettaient leur jeunesse perdue à faire des démolisseurs, des porteurs d'eau, voire des Auvergnats : maintenant qu'elles avaient les moyens, la jeunesse s'était tirée des pattes, et ce n'était pas la blonde de Valenciennes qui leur blanchirait la trogne, rouge du vin aigre d'Argenteuil ou pâlie par l'abus de la rogomme... Il faut savoir prendre le bon temps quand il passe, même si c'est minuit sonné. Et puis, elles avaient toujours la satisfaction de se venger sur les débutantes, des morveuses qui regimbaient et ne reconnaissaient pas toujours l'autorité de leurs aînées.

 

- Mes camarades, dit Fleur d'Epine pendant que ses lieutenants dévoraient leurs oies rôties, chacun avec sa largue debout derrière sa chaise pour remplir son verre, il y a une question qui se pose. Vous savez que les affaires marchent à plein. Le Grêlé vous l'a dit dans son dernier compte-rendu : les railles ne savent plus où foutre le blaze avec la panique générale ; les tribunaux sont devenus pleins d'indulgence pour nos peccadilles... C'est le règne de la Vertu et de la Fraternité ! Le nouvel ordre des choses, foutre, a du bon ! Maintenant, évidemment, tout bouillon a son os. Les faux-sauniers se sont flanqué brigands depuis qu'on a supprimé la gabelle: leur gagne-pain fout le camp, et à leur place, on chercherait aussi à se reclasser... Mais faudrait voir à ce qu'ils ne viennent pas esquinter la boutanche à papa. Non pas que je craigne que ces bougres-là nous broutent tout de suite la laine sur le dos, mais on va être obligés d'ouvrir l'œil, tu entends, papa Chenu ? D'autre part, les concurrents radinent de partout : d'Autriche, d'Italie, d'Espagne, on sera bientôt plus assez pour endiguer l'invasion. Camarades, vous laisserez-vous bouffer le foie par ces pouilleux ? Jamais !

 

Le déclanchement de la révolution avait été une formidable aubaine pour la bande à Fleur d'Epine : du fait du relâchement social, il y avait eu beaucoup plus d'ouvrage, payant. La Grande Peur, surtout, admirablement exploitée, avait bien rapporté, arrosés qu'on avait été pour flanquer la panique. Une fois c'était pour le duc d'Orléans, une autre pour l'Angleterre, une troisième pour l'Autriche, et finalement c'est toujours le même boulot, qui rapporte du 500, et jusqu'à du 1 000 %, Puis, le pays sens dessus dessous, c’avait été un vrai plaisir de le mettre en coupe réglée : pillages du château à la chaumière, vol et viol à tous les étages sociaux. Il s'agissait maintenant de ne pas se laisser piquer le fromage. Et, naturellement, ça n'allait pas toujours sans peine. D'autres que Fleur d'Epine avaient eu en même temps que lui les mêmes idées, ce qui avait occasionné de véritables batailles nocturnes pour éliminer les amateurs de tout poil qui prétendaient au gâteau sans avoir rien fait pour l'amarrer. Fleur d'Epine se sentait à un tournant de sa carrière : il fallait faire un choix politique, parce que les payants commençaient à renâcler, et espéraient toujours que le parti d'en face financerait des désordres qui lui rapporteraient à lui-même. Le choix lui répugnait considérablement, et c'était moins pour monologuer devant eux que pour leur demander un avis qu'il n'avait pas l'habitude de consulter qu'il avait réuni cette nuit-là ses compagnons dans la cave de la rue de Lanneau.

 

D'une part, il avait déjà reçu des offres très nettes des partis de gauche, des Jacobins, entre autres, mais Fleur d'Epine se méfiait des "Frères et Amis" avec lesquels il faudrait fatalement partager. Dans son idée, le partage était le début d’une liquidation : un œil, les deux yeux ; une dent, toute la gueule ; il ne connaissait que ça. Ça commence par vous passer la main dans le dos, et un beau jour ça y laisse un poignard. Connu.

 

Par ailleurs, il ne se faisait pas d'illusions sur la durée des biens terrestres, révolutions comprises : après, fatalement, les choses reviendraient comme avant et on aurait de nouveau du mal à gagner sa croûte. Il faut bien prévoir l'avenir. On ne peut pas passer sa vie à brûler les pieds des gens pour leur extorquer leur or : un beau jour, ils n'ont plus rien ; ni or, ni pieds....

 

Quant à l'argent, donc, il resterait toujours l'apanage des riches, le gibier naturel de Fleur d'Epine. Il ne tenait nullement à vivre dans une société communautaire où ses talents d'organisateur n'auraient pas eu de place. Il aimait l'ordre social à l'état naturel, avec ses petites imperfections.

 

- C'est pour ça que je dis : les gars, ménageons la faïence, et ne bouffons pas tout comme des malappris. C'est nous qu'on est les patrons, mais il faut rester en place : c'est ça qui est le plus difficile.

 

La péroraison terminée, un bourdonnement d'approbation s'éleva de l’assistance : le chef avait raison. Faire des économies pour les vieux jours et vivre confortablement de la bonne retraite étaient le but que se proposaient justement tous ces honnêtes travailleurs, qui n'avaient pas eu la chance d'entrer dans la société par la grande porte : il leur avait fallu y faire un trou. Ils avaient choisi, beaucoup par nécessité, certains par goût, un métier difficile, fatigant et dangereux, qui n'était pas rose tous les jours. Est-ce qu'à la dernière ferme des Ormes on n'avait pas été obligés de brûler puis de tuer le fermier ? La fille était devenue folle, et après elle, il avait fallu achever les quatre garçons de ferme au couteau. Tout ça pour six cent écus, en fin de compte. Bien sûr, c'était quelque chose, mais il avait fallu en donner cent à Jeannot l'Endormi, dont un des valets avait tranché la main quand il avait poussé le volet par où la bande était entrée. Jeannot était infirme, maintenant, invalide, et se faisait passer à Étampes pour un pauvre diable abimé par les contre-révolutionnaires. La municipalité lui avait fait décerner une couronne civique, mais ça ne lui rendait pas sa main. Il ne pouvait plus exercer, le fait est là. Et on dira ce qu'on voudra, tant qu'il n'y aura pas de sécurité sociale, les classes laborieuses ne seront pas à l'abri des injures de l'air.

 

 

 

- Remarquez, "Fleur de Rose, Fleur d'Epine, C'est un nom qui coûte cher", dit Pelle-Noire en riant pour faire sa cour au chef. "Car il coûte le double du triple de la valeur de cent écus" : ça en fait six cent tout net, et pour une fois la chanson est exacte.

 

- Oui, dit Fleur d'Epine : six cent écus, c'était le tarif à Poulailler, quand je suis devenu son gendre. Mais diable : Ce qui était bon à prendre il y a quelques années est devenu une misère, de nos jours. L'argent n'est plus ce qu'il était ; ça n'a pas de solidité, et de plus, les péquenots le camouflent. Si on avait des liquidités, je crois que le moment serait venu d'acheter de l'or. Mais, toujours comme l'oiseau sur la branche, on n'a pas les moyens. Aussi, je propose qu'on écoute ce que viendront jacter les envoyés des partis politiques. Si quelqu'un à quelque chose à teindre, qu'il étale sa marchandise.

 

Girodot se leva, et promena ses yeux froids sur l'assemblée. C'était un homme avare de paroles, cruel et dévoré d'ambition. Il se demandait s'il allait dire sa véritable opinion ou biaiser. Mais la mort de son protégé l'obsédait : Fleur d'Epine n'était pas encore manchot. Et lui n'avait pas encore assez d'appuis dans la bande. Il décida de dire la vérité.

 

- Pour ce qui est de moi, commença-t-il lentement, en pesant ses mots, je crois qu'il faut aller dans le sens de l'histoire. Les Français se sont révoltés, et on aura raison de les fourrer de plus en plus dans le pétrin. Maintenant...

 

- Vas-y, cause toujours.

 

- Je ne cacherai pas que j'ai été personnellement touché, hier au soir, par une envoyée des Frères et Amis.

 

- Une gonzesse ! dit Pelle-Noire avec mépris.

 

C'est bien là où le bât blessait Girodot. Une gonzesse, c'était exact ; une certaine Théroigne de Méricourt, d'ailleurs devenue sa maîtresse dans la soirée : il ne cacha pas ce détail non plus. Cette bonne manière lui avait coûté : elle était hystérique. II s'excusa en disant que le métier avait des exigences, et on le plaignit ; mais il lut la réprobation dans les yeux de ses compagnons et le peu de cas qu'ils faisaient déjà de la  Méricourt : on n'avait pas l'habitude de prendre l'avis des femmes. Cependant, ce qu'il taisait, c'est que cette Théroigne lui avait fait miroiter, pour lui-même, la place de chef de bande : on enfouraillerait Fleur d'Epine sur quelque manigance, et le tour serait joué. Le savoir-faire expéditif du Beau François réglerait le sort des récalcitrants.

 

- Elle m'a proposé de rééditer le coup de la Grande Peur, comme l'an passé, dit Beau François. Ce n'est pas neuf, mais ça paie à tous les coups : le peuple en redemande et on a la galerie pour nous. Incendier les moissons et faire courir le bruit que le roi fera tirer les troupes étrangères sur le peuple, c'est toujours assuré d'un franc succès. Elle m'a dit aussi qu'il vaudrait mieux en rajouter : on ne peut pas se permettre, au point où on en est, de se faire dépasser par la gauche. C'est nous ou quelqu'un d'autre, qu'elle a dit ; les chalands ne manquent pas.

 

- Des menaces... Ce n'est pas une monnaie d'échange, dit Fleur d'Epine. Qu'est-ce qu'elle propose ?

 

- Des rentes viagères sur les biens ecclésiastiques, quand ils seront nationalisés.

 

- Du papier, encore du papier... Et pour le quibus ? (10).

 

- Paraît que pour le moment y a pas beaucoup de numéraire ; on peut faire que des promesses.

 

- En tout cas c'est une offre, dit Fleur d'Epine. Je te remercie de ta franchise. A toi, Chenu.

 

Chenu était un gros homme madré, toujours déguisé en maquignon, dont il avait la tournure matoise. Debout, il se dandinait d'un pied sur l'autre.

 

- C'est pas qu'il y ait pas du bon dans ce qu'a dit Beau François, dit-il finalement, mais moi, je serais plutôt pour attendre et voir venir. D'abord le roi est prisonnier aux Tuileries, maintenant, et les michets croiront plus si facilement que de sa cage il peut faire tirer les troupes. Il faudrait trouver quelque chose de plus fin. Puis l’incendie des moissons, je vous le dis carrément, c'est pas populaire. J'écoutais ce que disaient les glaiseux à la foire d'Etampes : c'est la famine qui se prépare, les gars, comme en 88. Faudrait voir qu'à force de les pressurer ces gens-là s'organisent pas en bande comme nous. Manigancer Le bordel ça marche une fois, mais à la seconde ça risque de vous retomber sur la gueule... C'est le manque d'imagination qui perd les plus grands génies.

 

- Qu'est-ce que tu ferais, alors ?

 

- Je sais pas... je laisse ça à des plus calés. Je dis ce que j'entends, voilà tout.

 

- Bon, tu peux te rassoir. Cœur de Rose ?

 

Cœur de Rose se leva. Chef des tortureurs, c'était un jeune homme impeccablement mis, l'air tranquille d'un avocat de province qui cherche une affaire, mais d'une affreuse cruauté. On ne se servait de lui que dans la phase ultime d'un chauffage, et quand il n'y avait plus moyen de faire autrement.

 

- Moi, dit-il d'une voix douce, j'aime pas les pauvres.

 

Ce qui souleva les rires.

 

- J'aime les riches bien gras... Et je voudrais pas que la race s'en perde... Mon père disait toujours ; "Les biaux jours de Mandrin reviendront, Marcel ; ils reviendront les biaux jours... mais faudra pas abuser pour qu'ils durent !" Pauvre homme ! Il est mort les quatre membres retournés, devant 10 000 personnes. Il me disait aussi : "Petit, faut te garder une poire pour la soif. Plume la poule avec précaution, parce que si tu la tues, tu auras plus jamais d'œufs." C'est vrai, ça. Et moi, j'ai le respect paternel et l'amour filial. Je dis que la bande, c'est une maison centenaire et un capital qu'ont su épargner nos vieux : c'est pas à nous à l'écorner dans des placements hasardeux.

 

- On est conservateur, dans ta famille, dit Beau François.

 

- Justement. Moi je dis que les richards, c'est notre patrimoine naturel, et on commence à leur foutre la trouille : ça passe la frontière à tire-larigot. On sera bien avancés, quand ils seront tous allés se faire plumer en Prusse.

 

- Bon, dit Fleur d'Epine. Voilà un résumé des opinions. Du solide, maintenant.

 

Alors Pelle-Noire sentit que son moment était venu. Il leva la main en regardant le chef, du bout de la table où il était assis, devant son pilon d'oie auquel il n'avait pas touché. Fleur d'Epine inclina la tête, tout le monde se tut, et Pelle-Noire se leva.

 

 

 

Il raconta tout, avec fougue : comment ce Thézan lui avait fait une offre inespérée ; il parla des Suisses et des Allemands qui étaient en marche des diverses garnisons de province pour submerger Paris, dit qu'il y avait intérêt à être plutôt du côté du manche, et Fleur d'Epine souriait du flot d'éloquence naïve du petit serrurier du faubourg Antoine. Ce Thézan, si le plan de contre-révolution réussissait, avait mandat pour leur promettre à tous des places honorables dans les emplois dont ils n'occupaient que l'envers : la vraie gabelle pour les faux-sauniers, le contrôle des importations pour les contrebandiers, les offices de gendarmerie pour les tortionnaires, de hauts grades dans l'armée pour les spécialistes des coups de main. Ces propositions n'étonnaient pas les pègres. On en voyait tant, depuis un an ! Militaires prêchant l'insurrection, curés réclamant la légitimation de leur concubinage, grandes dames désireuses de jouer les vachères : il était bien normal que dans cette foire, le pouvoir réel aille aux voleurs, seule force organisée dans la cohue ! Le fait que les puissances en difficulté fassent appel à ses services ne montait d'ailleurs pas à la tête de Fleur d'Epine. On en avait vu bien d'autres dans le temps, partis comme lui de la mistoufle, qui étaient parvenus au rang de général et qui y avaient fait aussi bonne figure que les sempiternels freluquets qui avaient toujours la chance de bien naître. Mandrin lui-même, s'il avait été plus avisé, n'aurait-il pas du demander, dans ses entrevues secrètes avec le Régent, la place de lieutenant-général de police ? Il l'aurait aussi bien occupée qu'un autre, connaissant les dessous des affaires des grinches. Car on a beau dire, l'assassinat et la filouterie ne sont pas des métiers d'avenir ; il y a un moment délicat où il faut savoir se ranger du côté du manche, ne fut-ce que pour se donner un air. Rien d'impossible, ni même d'improbable, dans ce qu'on lui proposait par l'intermédiaire de Pelle-Noire. Mais Fleur d'Epine se méfiait.

 

- Qu’est-ce qu'on t'a donné pour jaspiner ?

 

- Ca, dit Pelle-Noire en jetant sur la table les 3 000 écus de Thézan. Et c'est juste pour vous en causer. Le reste suivra en temps voulu, si on se décide pour le chemin de la Vertu.

 

 

 

Le tas d'or, soigneusement compté par le Grêlé, fit grosse impression. Plus que les paroles de Pelle-Noire, c'étaient là, palpables, les preuves d'une bonne foi manifeste.

 

- Le compte y est, dit l'ex-avocat en se redressant et remettant d’aplomb sa perruque que l'opération avait fait glisser. C'est du nanan !

 

- Tous vrais, alors, pas de monnaie de singe ? demanda Fleur d'Epine.

 

- Penses-tu ! Pas un de faux. Regarde le coin, c'est un A : la Monnaie de Paris. Ca sort tout droit du quai Conti. Ces pièces n'ont jamais servi.

 

- Mais alors... dit Fleur d'Epine ébranlé et n'osant en croire sa joie, si c'était vrai ?

 

- C'est un émissaire d'un prince en personne qui m'a parlé, dit Pelle-Noire en se redressant. Evidemment, ça ne vaut pas les rentes de la Méricourt sur des terres qui ne sont pas encore vendues... Oui, citoyens ! Ne put-il s'empêcher d'ajouter. Les jacobins, qu'est-ce qu'ils vous promettent ? L'impunité et les certificats de civisme : tout ce qu'on est capables de faire nous-mêmes dans notre imprimerie clandestine. Des arguments pour boulangers à la retraite !

 

Fleur d'Epine le rappela à l'ordre, mais la tablée riait doucement à l'éloquence du gamin. Ah, c'était un marrant, celui-là ! Et puis, on n'était pas mécontent de voir appliquer en douce des coups de genoux au Beau François, qui déplaçait beaucoup trop d'air, ces temps derniers.

 

- Tu m'amèneras ton bougre demain, au Gros-Orme, à la noye, dit Fleur d'Epine.

 

- Bien patron.

 

- Tout le monde est d'accord pour bosser avec ce gonze ? Pas d'abstention ? C'est un gros coup, faut réfléchir, dit Fleur d'Epine.

 

Il leur donna un quart d'heure pour se faire une idée, puis on vota à main levée. Toutes les mains se levèrent, sauf celles de beau François.

 

- Alors accepté, dit Fleur d'Epine. Ça marche pour demain.

 

Pelle-Noire jeta un coup d'œil triomphant à Girodot : il l'avait enfoncé.

 

 

 

 

 

 

 

« JEUNES FILLETTES, PROFITEZ DU TEMPS »

 

 

 

Pendant qu'Olympe chantait le célèbre aria : J'ai perdu mon Eurydice, Bance admirait Cécile de Xivry. Il la voyait de profil, très droite, le nez court et le menton aigu : l'air arrogant, pensa-t-il, mais si touchant chez un être jeune. Se sachant regardée, elle eut un regard lointain, intéressé par la mélodie. Elle savait que ce qui donnait à Bance cette expression concentrée, c'est l'envie qu'il avait d'elle, et elle trouvait cela intéressant. Les sentiments que le graveur pouvait éprouver à son égard étaient autant d'hommages. Mais il fallait bien qu'elle se l'avoue : elle ne l'aimait pas. Il était flatteur d'être admirée sans condition : elle se sentait une importance à laquelle ne l’avaient pas habituée les moqueries de ses frères ou l'indulgence de sa mère. Ce vieux singe de Sélincourt lui-même la regardait de plus près depuis qu'elle avait amené Bance au salon : elle constatait avec satisfaction que le fait d'avoir attiré l'attention totale d'un seul lui valait l'attention soutenue de tous. C’était extrêmement agréable.

 

Le jeune homme était d'ailleurs intimidé par le faste du salon du quai : l'immense plafond gris comme perdu dans le soir, la harpe dorée qui brillait sur le fond obscur des meubles, la flamme vacillant au vent des fenêtres le faisaient pénétrer dans un autre univers. Olympe avait la main gauche sur le cœur, et elle chantait d'une voix de gorge, douce, posée, sans ampleur, les plaintes d'Orphée : "Rien n'égale ma douleur". Bance se reconnaissait dans la musique de Gluck.

 

 

 

Depuis qu'il avait fait connaissance de Cécile et d'Albane Breadalbane, sur les ruines de la Bastille, il n'avait pas passé de semaine, cet hiver-là, sans les voir deux ou trois fois. Sous prétexte de faire visiter Paris à l'Ecossaise et à la Créole il les avait promenées du Jardin du Roi à la place Louis XV, des hauteurs de la Courtille à l'Allée des Veuves, ne négligeant pas une curiosité, et miss Breadalbane prenait des notes sur tout.

 

Dans sa naïveté, le jeune homme, pour se faire plus beau, venait les chercher à l’hôtel du quai en uniforme de garde national de son quartier : un habit bleu à plastron blanc, avec la veste, les bas blancs. On ne reconnaissait plus l’artiste débraillé. Ceux qui ne le reconnaissaient plus, non plus, c’étaient les clients de la boutique paternelle : Bance s’était trompé deux fois en cherchant pour un amateur les 52 gravures de Stradanus sur la chasse, et Palloy avait eu à se plaindre d’une « Marche des Femmes du Peuple Parisien allant chercher à Versailles la Royauté Régénérée », dont le travail était visiblement bâclé. Le graveur, amoureux, passait tout son temps libre au quai Malaquais.

Les marchands d’estampes en prenaient leur parti : ils avaient d’ailleurs d’autres soucis familiaux ; le scandale causé à la réunion du Plessis par le mariage forcé d’Anne-Marie Dupont-Prudence avec son berger, avait retardé celui de lady Keldéguen et du fils aîné du notaire. On ne pouvait décemment, avait déclaré le digne tabellion, marier en même temps une Fille Coupable et un Fils Respectueux ; et il prononçait ces mots en les enflant de majuscules, comme s’il eut épelé au Salon les titres de médiocres toiles de Greuze.

Lady Keldéguen avait assez mal pris la chose ; mais comme c’était une jeune personne fort dissimulée, elle s’était contentée de mordre deux ou trois fois sa lèvre inférieure. La mimique avait été perdue pour tout le monde : son fiancé l’adorait, et sa future belle-famille ne jurait que par elle. Elle justifiait de moins en moins son surnom « Quelle Dégaine », car depuis qu’elle était en instance de matrimoniat, la jeune fille, devenue coquette, s’attifait extrêmement : le jeune Dupont-Prudence avait appris le chemin des bonnes maisons : le Petit-Dunkerque, au coin de la rue Dauphine (pour les bijoux), et Mme Rosalie Bertin, la propre modiste des princesses, pour les chapeaux. Avec l’air de ne jamais rien demander, miss Keldéguen était fort dispendieuse.

Depuis ses fiançailles, elle acquérait une dignité qui s’ajoutait au sérieux qu’on lui avait connu jusque-là, et dans la boutique du marchand d’estampes, elle tenait le comptoir avec la grâce juvénile de la déesse du commerce en taille-douce et pointe sèche : les deux pôles de son caractère, prétendait son frère le graveur.

 

Au début de l'an 90, qui fut très doux, Cécile et Albane désirèrent visiter l'atelier de la Cerisaie : elles voulaient apprendre à dessiner. Bance les y mena, mais une fois là, les jeunes filles découvrirent une grosse corde qui pendait d'une poutre, où l'on accrochait les épreuves à sécher ; elles voulurent en faire une escarpolette.

- Venez nous balancer, mon cher Louis ! criait Albane Breadalbane qui appelait drôlement les gens par leur prénom.

Et toute l’après-midi ils s'étaient balancés, faisant craquer les vieux étais de l'atelier de gravure en riant comme des fous. La concierge qui du pas de sa loge avait vu passer le jeune homme et les élégantes jeunes femmes, en avait conclu avec perspicacité et vraisemblance à une partie triangulaire : aussi, l'œil collé à la serrure était-elle déçue dans ses espérances. Et pourtant, en fermant les yeux, les grincements du bois, qui ressemblaient à s'y méprendre à ceux d'un sommier, permettaient toutes les suppositions.

 

Au bout d'un mois, Bance était devenu indispensable au salon de Mme de Xivry pour y amuser les jeunes filles. Comme il leur avait déjà fait visiter Paris, il fallait inventer des parties de campagne de plus en plus lointaines. D'ailleurs, si Albane Breadalbane admirait tout, de confiance, copiant sans relâche sur son calepin, Cécile faisait la moue. Un jour qu'ils se promenaient à la pointe de l'Ile Saint-Louis et tournaient le dos à la Maison du Centaure, sous les saules pleureurs qui ombragent le quai, elle lui avait dit, comme il décrivait avec lyrisme le paysage parisien émergeant de la brume :

- Non, voyez-vous, je ne trouve pas cela si joli. C'est triste, ce fleuve sombre... Je préfère les maisons blanches de Léogane, le long de la mer, sous le soleil... C'est neuf...

Piqué par ce crime de lèse-parisianisme, Bance avait décidé de les amener dans un endroit étrange, où il s'était rendu une fois déjà, sans oser en escalader les murs, avec les graveurs de son atelier : la Chapelle des Veuves, à Villeneuve-Saint-Georges.

A l'angle que forme l'Yerres et la Seine, est une propriété circonscrite par la route Paris-Melun, et le sentier de halage des péniches qui remontent vers Paris.

A l'époque où nous parlons, cette propriété, aux murs d'enceinte couverts de lierre, était abandonnée.

C’était un ancien manoir à tourelles octogones, bâti sous Charles IX pour un connétable écossais dont on avait oublié le nom, mais pas le surnom : les courtisans volontiers facétieux du temps des Valois avaient surnommé "La Chapelle des Veuves" ce vieil homme grave qui avait la garde de la Reine Blanche : Marie Stuart, veuve de François II, avant son retour en Ecosse.

Or on sait que tout ce qui toucha, de près ou de loin, à cette reine malheureuse, comme Marie-Antoinette, fut maudit.

La Chapelle des Veuves, dont le nom désigna aussi bien le propriétaire que le manoir, n'échappa pas à la règle.

A plusieurs reprises, et notamment sous Louis XV, des financiers rachetèrent le terrain proche, et bâtirent aux alentours, dans ce coin charmant de la Seine majestueuse et de l'Yerres sommeilleuse des vide-bouteilles et des maisons de rendez-vous fort achalandées. On dit même que Marigny, le frère de la Pompadour, n'était pas le dernier à s'y rendre, du château d'Etiolles tout proche. Non plus que plus tard les beaux-frères, vrais ou supposés, de la du Barry.

Seule, dans cette élégante et voluptueuse agglomération, la Chapelle des Veuves faisait une enclave délabrée, sombre, sinistre et mystérieuse, dont les étrangetés alimentaient, en fin de partie fine, les conversations des demi-castors et de leurs entreteneurs.

On disait qu'il s'y passait nocturnement des choses insolites, et que bien qu'il n'existât pas un seul jardinier dans ce parc à l’abandon, les allées en étaient toujours soigneusement ratissées. A l'automne, nulle feuille morte ne souillait le jardin, pourtant lugubre sous la lumière jaune des jours de brouillard.

Une fois, Mme du Barry, qui s'était aventurée là de nuit avec M. le duc de Brissac pour tirer au clair ce qu'elle qualifiait de racontars de domestiques, était revenue toute blanche, n'avait pas terminé la soirée et avait filé à Luciennes. Elle n'était jamais, malgré les supplications de ses hôtes, revenue à Villeneuve Saint-Georges.

Depuis, peu de gens parmi les viveurs des pavillons galants se rendaient, même au grand jour, à la Chapelle des Veuves.

Il y traînait comme un relent de meurtres et d'affaires anciennes, mal expliquées.

L'inondation qui, chaque vingt ans, amène la Seine dans ces lieux, envahit le chemin de halage, couvre le parc et gagne jusqu'à la route, écartait les amateurs de propriétés riveraines : sans ce désastre toujours à craindre, le prix du terrain de la Chapelle des Veuves eut valu des millions. Mais l'inondation, et la mauvaise réputation du lieu hanté contenaient toujours les architectes qui, comme on sait, ne sont pourtant pas gens à s'épouvanter pour si peu, et logent volontiers leurs contemporains dans des clapiers dont eux-mêmes se gardent de faire usage.

Les lotisseurs entreprenants n'eussent pas hésité à jeter bas le petit château de cartes élevé comme maison de campagne par le connétable oublié : mais le plus curieux, c'est que depuis deux-cent ans, malgré la proximité de Paris et le prix des terrains, les héritiers de ce bout de lande à sorcière transplanté en France, restaient inconnus...

Et malgré la prescription déjà longue qui eut du faire revenir le domaine à la couronne, personne ne se présentait pour l’acquérir...

Les notaires, de Boissy-Saint-Léger à Châtenay-Malabry, ignoraient complètement à qui appartenait cette ruine de guingois, au milieu de ces arbres pourrissants.

C'est là que Bance avait décidé d'amener Olympe, Albane Breadalbane et Cécile de Xivry: puisqu'elles voulaient de l’étrangeté, elles ne pourraient trouver mieux dans ces environs si charmants de Paris. Antoine de Sélincourt s’était joint à eux.

 

Albane Breadalbane, qui avait un penchant pour Jeunet, le sombre poète des "Lois de l'Univers", et le savait amoureux de son égérie, Mme d'Iroise, interrogeait habilement Cécile sur cette habituée du salon de sa mère.

- Mme d'Iroise est la fille d'un traitant de la rue Saint-Guillaume, M. Bleuet, dont le père a fait fortune dans les bons du Mississipi, au moment de l'affaire de Law. On a laissé passer une génération pour décrasser les Bleuet, et on a marié la petite-fille de l'agioteur à un gentilhomme de la chambre du Roi : M. d'Iroise. Celui-là est d’une famille ruinée qui pensait redorer son blason grâce à la fortune "bleuâtre"... mais ils ont tous été trompés dans leurs espérances matrimoniales : une fois la dot payée (et mangée) par M. d'Iroise, le papa banquier de la rue Saint-Guillaume n'a plus voulu avancer un sou. Et la petite demoiselle Bleuet a payé bien cher l'honneur d'être marquise à dix-neuf ans et présentée à la cour. Les avanies quotidiennes de sa famille l'ont dégoûtée du métier. Ses belles-sœurs, Morgane et Philiberte, qu'elle appelle Morgue et Pimbêche et qui ne se marieront pas faute de dot, faisaient tous les jours des allusions au milieu de la basoche d'où sortent les Bleuet. Elles affectaient de ne parler en présence de leur belle-sœur que d'actes notariés, de papier timbré, ventes, lods et sous-seings (privés), finalement, elle refusa de revenir chez elle, l'hôtel d'Iroise étant tous les jours le théâtre de scènes montées par sa belle-mère, qui ne lui pardonnait pas "d'avoir épousé son fils".

- Et depuis ? demanda Albane, curieuse de la destinée de sa rivale.

- Depuis, elle est devenue l'amie de M. d'Aumony, autre gentilhomme de la chambre, veuf, qui a trois enfants de l'âge de Jacqueline [d’Iroise] et qui donc pourrait être son père.

- On voit bien que c'est une fille à vieux, dit Albane.

- Peut-être... Révoltée par son mariage, Mme d'Iroise est devenue démocrate, amie de Lafayette, Mirabeau et consorts. Elle entraine M. d'Aumony dans ses théories réformatrices. Jeunet est amoureux d'elle mais quoique démocrate en théorie, elle est bien trop orgueilleuse pour s'en courroucer, dit malignement Cécile.

- Cependant ! s'exclama Albane avec ardeur. Il est très bien !

- Vous trouvez ? Passe encore qu'il lui dédicace des épitres ridicules en l'appelant "Libertas" et qu'il la tutoie en alexandrins, mais franchement, c'est un grotesque...

Bance riait franchement, et Antoine de Sélincourt, qui conduisait la calèche dans les rues de Villeneuve, faillit la faire verser.

- C'est une sorte de cuistre envieux, dit Cécile déchaînée : vous n'avez jamais remarqué son teint jaune ? On dirait qu'il est nourri de citron... Puis il vit toujours dans les jupes de sa maman, c'est

étrange pour un révolutionnaire, ne trouvez-vous pas ? Comme il n'a ni grâce, ni souplesse, il veut créer un univers raide et disgracieux comme lui. Pour le moment il n'est que ridicule, mais je le crois destiné à devenir dangereux.

Bance était étonné de l'énumération sèche et comme géométrique que la jeune fille qu'il aimait faisait des gens de leur connaissance. Il ne s'apercevait pas que lui-même parlait sur ce ton, propre à cet âge tendre, et qui n'est qu'un voile de pudeur sur des sentiments inavoués. Chez beaucoup de contemporains, d'ailleurs, la sensibilité ne se développe qu'après trente ans, et va ensuite en se bonifiant. D'autre part, on ne saurait trop mal augurer d'un jeune homme qui saurait parler aux filles : de fil en aiguille, on voit chaque jour où cela les mène.

 

Cependant, on était arrivé devant le domaine. A peine la calèche pleine à ras bords fut-elle arrêtée devant la grille rouillée, et qu'Albane Breadalbane vit de l'autre côté du mur croulant du petit parc apparaître la façade noire de la Chapelle des Veuves, qu'elle ressentit comme un choc.

C'était une sorte de malaise indéfinissable comme il nous en prend devant des choses très anciennes, qui nous montrent que le passé est toujours présent, vivant et terrible, parmi nous.

La jeune femme, pourtant si folâtre et décidée, resta songeuse devant ce fantôme de demeure, essayant de discerner dans les sentiments confus qui l'agitaient la part de mystère banal que recèle un lieu abandonné.

Mais ce pittoresque courant était surmonté par une impression oppressante de "déjà vu". Elle était bien certaine, pourtant, depuis qu'elle était en France, de n'avoir jamais mis les pieds là.

Il avait fallu cette circonstance fortuite d'une promenade à la campagne décidée par ce graveur qu'elle ne connaissait que comme un amuseur et un joyeux drille.

Il ne pouvait y avoir de rapport entre lui et ce retour du passé inconnu qui la frappait.

Même, elle ne pouvait se référer à ses rêves comme à un point de repère : elle n'avait jamais rêvé de cet endroit.

Pourtant, elle le reconnaissait, indéniablement.

Il lui semblait se trouver devant ces débris comme devant un morceau de lande d'Ecosse transplantée en terre d'Ile-de- France.

- Il me semble être déjà venue ici, murmura-t-elle en frissonnant.

Mais tous se récrièrent.

- Vous plaisantez ! On l'aurait su. A moins, ma chère Albane, que vous ne fassiez des escapades à notre insu, ce qui ne serait pas beau.

- Je vous assure que si.

Après avoir attaché le cheval à la grille, ils pénétrèrent avec curiosité dans le jardin, bien entretenu, néanmoins, mais ils ne se décidaient pas à entrer dans le bâtiment, qu'on voyait dans les ombrages, au bout d'une sorte de verrière.

- Ce n'est pourtant pas grand-chose, dit Antoine de Sélincourt, moi, je vais vous montrer comme on fait.

- Et ayant parcouru les allées, il pénétra hardiment dans le château en ruines.

Alors, tous eurent le courage de l'y suivre.

L'intérieur était sombre, et leurs yeux venus du dehors mirent un moment à s'habituer à la demi-obscurité qui régnait dans cette sorte de caveau.

- Au-delà de ce couloir, il y a une chambre noire avec une cheminée de pierre, s'entendit dire Albane Breadalbane.

Sa voix résonnait curieusement sous la voûte humide.

- Quelle idée ! dit Antoine de Sélincourt en ouvrant une porte.

Dans le noir, par le jour qui filtrait des fenêtres, il distinguait en effet une cheminée avec des montants et un entablement de pierre, fort haute.

- Vous aviez raison, Albane. Du diable si je me serais attendu à ça.

- Ah, n'invoquez pas le diable ici ! dit Cécile, pourtant peu impressionnable, mais sur laquelle agissait le parfum capiteux de la terreur.

Et la disposition des lieux correspondait trait pour trait à ce qu'en disait au fur et à mesure l'Ecossaise :            elle reconnaissait, sans les avoir jamais visités, les aitres (11) et le site de la Chapelle.

- Au premier, il y a une chambre garnie de cuir de Cordoue, et une autre peinte en rouge sang-de-bœuf.

Comme Antoine de Sélincourt allait ouvrir les fenêtres, une ombre passa dans la pièce abandonnée, qui sentait le champignon et la moisissure.

- Attention ! cria Cécile.

- Que vous êtes nerveuse ! Ce n'est rien, dit Antoine, en poussant vivement les volets.

 

- Je vous dis, dit Albane Breadalbane d'un ton étrange, qu'il s'est passé ici des choses terribles... Cela me revient peu à peu, dit-elle comme chassant un nuage sur son front. Il m'est déjà arrivé une chose bizarre l'autre jour en visitant l'église Saint-Germain avec Cécile et M. Bance : vous en souvenez-vous ? Nous cherchions la tombe de Descartes, et nous allions quitter les sombres chapelles qui sont derrière le grand chœur, quand je me suis approchée avec curiosité d'un gisant de marbre : un vieil homme en armure qui avait l'air de songer sur un livre. Or, en lisant l'épitaphe latine, je m'aperçus qu'il s'agissait du tombeau de Guillaume Douglas ! Un de mes ancêtres qui fut chef de la garde écossaise d'Henri IV ! Et dans le mur au-dessus était scellée une plaque de pierre noire, un blason facilement reconnaissable : il y avait un dobbie, l'emblème de ma famille ; un dobbie est un fantôme, et c'est l'insigne funèbre de mon clan, qui compta une des sorcières que Macbeth et Banquo rencontrèrent sur la lande... Et j'y pense ! Banquo est si près de Bance ! C'est presque le même nom ! Le tombeau était là, et la pierre des Breadalbane m'y attendait depuis toujours !

Elle poussa un cri en posant sa main sur sa bouche : à ce moment, le rayon de soleil pâle qui jouait sur la Seine, dont on voyait l'immense étendue plate par la fenêtre ouverte caressa une plaque sculptée au fond de la cheminée, une plaque mangée de rouille : dans les trescheurs du blason d'Ecosse, flanqué des licornes héraldiques et de la devise : "In aeternum, 1575”, le lion rouge des Stuart était remplacé par une forme vague : le dobbie des Breadalbane !

Sur le mur face à la cheminée était accroché un miroir.

Pas un de ces charmants miroirs en long surmontés d'un trumeau où un berger renverse une bergère dans un champ de fleurettes, et qui n'ont jamais réfléchi que les ébats de dames et de leurs amoureux : non, mais un de ces méchants petits miroirs godronnés d'ébène comme on en sculptait sous le règne de Catherine de Médicis.

C'était étrange de penser que ce miroir était là depuis si longtemps dans ce lieu de destruction, suspendu à une grosse fiche rouillée par sa cordelière déteinte, qu'on devinait avoir été jaune comme la richesse et noire comme la mort.

Que personne n'eut pensé à le voler dans cette maison déserte tenait du prodige.

Mais personne n'en fit la remarque.

L'ébène était verdi, et pareillement le tain, qui avait réfléchi tant d'existences mortes.

Olympe, qui s'en était approchée la première, se recula brusquement, comme piquée par un scorpion des ruines.

Albane Breadalbane, qui voulait s'y mirer, comme pour atténuer le choc de la révélation qu'elle venait de recevoir, s'en recula à son tour avec horreur.

Et quand Cécile s'en approcha nonchalamment, elle fuit de la pièce, comme effrayée par ce qu'elle avait vu.

Antoine de Sélincourt se passa la main sur le front après avoir regardé dans le miroir, et demeura songeur.

Or il arriva un fait étrange, comme il en arrive souvent dans les révélations ; personne ne dit un mot de ce qu'il avait vu.

Ils se retrouvèrent tous, muets, dans le parc, où jouait le soleil de Mars.

Un vieux jardinier s'y tenait, l'air sévère, une faux à la main.

- Nous ne savions pas que le château était habité, dit Bance pour s'excuser.

Le jardinier ne répondit pas.

- Quelle drôle de maison ! dit Antoine de Sélincourt.

Mais personne ne parla de la cheminée, ni du miroir. Nul ne dit non plus ce qu'il y avait distingué - pour lui seul.

Le jardinier restait silencieux, gênant.

- Il ne doit pas venir grand monde ici, dit Albane Breadalbane.

Le faucheur hocha la tête.

- Les gens qui y viennent, articula-t-il enfin d’une voix faible et comme rouillée par l’eau de Seine, savent pourquoi ils y sont venus.

Et tournant les talons, il disparut au détour de l’allée.

 

Le retour sur Paris fut silencieux. Il semblait que l'impression de la Chapelle des Veuves ne dut pas quitter l'esprit de ses visiteurs. Pourtant, plus ils se rapprochaient de la ville, plus les excursionnistes reprenaient leur gaîté, comme si la proximité de tant de lieux vivants, habités, chassait la mauvaise impression produite par la promenade interdite.

- Voyez le soleil comme il est rouge ! dit Antoine de Sélincourt comme la calèche s'engageait sur le pont Neuf : c’est signe de pluie ou de vent.


"SAUTE. MARQUIS !"

 

 

 

Depuis qu'il avait quitté les gardes-du-corps, Thézan avait rapporté ses affaires quai Malaquais. Profitant de son absence, Olympe déplia la redingote cannelle qu'il mettait lorsqu'il venait la voir à Versailles. Une lettre pliée s'en échappa : elle l'ouvrit avec curiosité. L'ente, sans suscription ni date, commençait abruptement :

 

"Je m'adresse avec confiance en vous, mon cher chevalier, pour vous prier de me rendre un service important, et je crois assez à votre amitié pour être assurée que vous ne me refuserez pas. Je vous ai fait part de mes malheurs, vous y avez paru sensible, et m'avez donné en cette occasion les marques d'attachement les plus touchantes, ce qui a contribué à augmenter de beaucoup celui que j'avois pour vous. Je suis dans ce moment même plus malheureuse que quand vous m'avez vue l'été dernier, me trouvant dans la situation du monde la plus critique. Il me faut rendre au premier jour à Castres, parce que mes moyens ne me permettent pas de laisser mon fils Théodore plus longtemps au collège, et que cet enfant seroit exposé à être dans la rue, si je ne me trouvois à l'échéance de sa pension. Je suis donc forcée de partir, et pour surcroît de malheur, je suis obligée de mener avec moi une malheureuse enfant à qui j'ai donné le jour il y a un mois. On ne veut pas s'en charger ici dans mon absence et je ne puis souffrir que mon fils meure de faim. Tel seroit son sort si je l'abandonnois : et quoique je déteste son père dont le souvenir seul me révolte, son fils ne m'en est pas moins cher ; ce pauvre petit n'est pas la cause de mon infortune, et ses malheurs me le font chérir et augmentent ma tendresse pour lui.

 

Telle est la position affreuse où je me trouve aujourd'hui, d'être obligée de trimbaler mon malheureux enfant avec moi, et de révéler à ma sœur un secret qu'elle auroit toujours du ignorer, mais qu'il est inévitable qu'elle ne sache pas, puisque ce n'est que par elle que je puis avoir une nourrice. Cette nouvelle sera pour ma sœur et mes parents un coup de foudre ; elle gémira sur moi et sur mon enfant ; mais après viendront les reproches et les remontrances ; elle est dévote à l'excès, mais je ne puis éviter sa colère ; et quelque grande qu'elle soit contre moi, je dois la supporter avec patience, puisqu'il y va de la vie de mes enfants. Et que ne souffre pas une mère pour la conservation d’êtres qui la touchent d'aussi près ! Mais il est essentiel que ma sœur ignore de qui vient ma grossesse, car la dernière fois qu’elle vint à Paris, elle m'a fait des plaisanteries sur vous, voyant que j'avois le plus grand plaisir de me trouver avec vous ; si elle m'eut su grosse de deux mois, elle seroit furieuse contre moi de me supposer deux inclinations à la fois ; et bien loin de m'accueillir dans cette circonstance, elle me repousseroit avec indignation. Cher chevalier, il est des choses que le papier ne peut supporter, et d’ailleurs en vous les écrivant, ces détails vous fatigueroient par leur longueur! Je me réserve de vous conter le tout de vive voix ; mais je vous préviens que si ma sœur me forçoit dans les derniers retranchements à lui nommer le père de mon enfant (ce que j'éviterai toujours le plus que je pourrai), après lui avoir fait donner sa parole d'honneur qu'elle n'en parleroit jamais en rien à la personne, ni qu'elle ne lui témoigneroit pas le plus léger refroidissement, je lui dirois alors que vous en êtes la cause ; cela doit vous être égal, mon cher chevalier, vous n'en éprouverez jamais le moindre désagrément de vouloir consentir à ce que je désire ; vous tirerez d'une grande peine une mère éplorée qui ne sait où donner de la tête, et qui vous permet, si on vous faisoit la moindre plaisanterie à ce sujet de manière à vous déplaire, de produire les pièces justificatives telle qu'est cette lettre et le petit brouillon que je vous envoie. Par ce moyen vous n'êtes engagé en rien, si ce n'est de m'écrire des lettres plus tendres que toutes celles que vous m'avez écrites jusqu'à ce jour, de me tutoyer, en un mot, de jouer le père de mon enfant : je l'ai appelée Dorothée, car, comme son frère Théodore, ce sont vraiment des dons que le Ciel m'envoie, et je dois les accepter avec soumission comme tels... Ce petit stratagème ne fera tort à personne, et me procurera au contraire infiniment de tranquillité : pourquoi ne voudriez-vous pas vous y prêter, mon cher chevalier, et refuseriez-vous de rendre service à quelqu'un qui vous est autant dévoué que je le suis ? Je vous ai choisi, parce qu'il auroit été possible que j'eusse été la mère de votre fils. En pesant toutes ces raisons, vous vous ferez, je suis sûre, un plaisir de m'obliger : donnez-moi promptement de vos nouvelles, mon cher chevalier, et tirez-moi de l'inquiétude mortelle que me cause votre silence. Je suis sans cesse dans les transes d'ignorer votre situation dans d'aussi terribles événements ; vous savez l'amitié bien tendre que j'ai pour vous, et je voue laisse juger de l’état pénible où je suis ; vous m'aviez tant promis de m'écrire ! Pourquoi, si vous m'aimez, m'affliger autant ? Adieu, mon cher chevalier, écrivez-moi au plus vite pour ma tranquillité. Je vous embrasse de tout mon cœur, et c'est comme je vous aime.

 

Comme le modèle de lettre que vous trouverez ci-inclus est pour vous prier de me l'écrire, désormais il faudra que toutes vos lettres soient d'un style semblable.

 

Copie de la lettre que vous devrez m'adresser :

 

Je ne saurois exprimer, mon adorable amie, la joie que j'ai éprouvée en apprenant ton heureuse délivrance ; tu étois bien persuadée du plaisir que me causeroit une aussi agréable nouvelle ; aussi t'es-tu empressée à me l'écrire. Combien je rends de grâces au Seigneur de ta conservation ! Il est donc vrai que ma chère et aimable Lislène m'a rendu père ; ah ! Comme j'aime tendrement cette chère enfant, et quel bonheur pour toi de la voir ! Prends-en bien soin, ma chère amie, et ne t'alarmes pas sur l'avenir de ce petit être que je chéris au-delà de ce que je pourrois te dire ; embrasse bien ma chère petite Dorothée, et reçois pour ton compte mille et mille tendres baisers et caresses. Adieu, ma chère mignonne ; pardon si je te quitte aujourd'hui aussi vite, mais le devoir me le commande impérieusement. Adieu, encore une fois, je suis à jamais ton tendre et fidèle ami ».

 

 

 

A la lecture de cette lettre, Olympe resta assommée. Ainsi donc, depuis l'été précédent, au moment même où il lui faisait des serments d'amour à Trianon, Thézan avait une maîtresse à Paris ! Peut-être l'avait-elle croisée cent fois à Versailles ! Peut-être la connaissait-elle ! Et cette maîtresse avait un premier enfant naturel, et comptait lui faire endosser, au moins pour la galerie, la responsabilité du second ! Elle était honteuse et furieuse d'avoir été la dupe d'une telle fourberie. En relisant, elle se persuada que cette Lislène, qui avait une sœur à Castres, était une amie d'enfance de Thézan ; mais parmi les Méridionales qu’elle connaissait, aucune, dans le milieu de la cour, ne portait ce prénom. Et couvrant tout cela, il vivait avec elle, Olympe ! Sans doute était-ce cette femme qu'il allait retrouver sous prétexte de ce qu'il appelait "le service de Monsieur". Comme elle avait été folle de croire en ses serments ! Et dire que c’est elle-même qui lui avait procuré cet alibi en l’amenant à Madame ! Sa fureur l’étouffait.

 

Au retour de Thézan, elle se précipita sur lui, en brandissant la lettre. D'abord étonné, il éclata de rire en ouvrant le papier.

 

- Vous m'accusez bien légèrement, Ponette : cette lettre, bien qu'elle touche de près à quelqu'un de ma famille, ne m'est pas adressée, et je ne vous en aurais jamais parlé si vous ne l'aviez trouvée. Du reste ce n'est pas un secret : la dame qui écrit, je puis bien vous l'avouer, est ma sœur Sigolène, dite Lislène. Rassurez-vous, elle est en sécurité à Fontsaguette avec ses deux enfants, qu'elle a eus de liaisons : Lislène n'est pas très réfléchie dans le choix de ses amoureux...

 

- Comment cette lettre se trouve-t-elle entre vos mains ?

 

- C'est bien simple : le chevalier de Montchal, garde du corps comme moi à qui Lislène l'a adressée, est venu me la porter quelques jours avant son émigration ; c'est ainsi que j'ai connu les malheurs de ma sœur. Je n'aurais jamais cru qu'il y eut quelques liens entre eux ; Montchal m'assura qu'ils étaient purs, et d'après la lecture de la lettre, on ne peut effectivement rien soupçonner de plus qu'un tendre attachement. Comme convenu avec Lislène, il consentait à passer pour le père de ses enfants, et même à l'épouser, si son père n'avait juré, en ce cas, de le déshériter. Ne sachant plus que faire, il est venu me raconter toute l'histoire. J'ai envoyé tout l'argent que je possédais à Sigolène, qui est revenue chez nous se mettre à l'abri des orages de la fortune.

 

- Pourquoi ne m'aviez-vous pas dit tout cela à l'époque ? dit Olympe. Je me serais occupée de Sigolène et de sa petite Dorothée, pour qui je sens déjà le plus tendre attachement.

 

- Nous ne nous connaissions pas assez, à ce moment, dit Thézan.

 

- C'est me faire injure, Alphonse... Et qui est cette sœur de Castres dont elle parle et qu'elle redoute tant ?

 

- Ma sœur Madeleine, Mme de Lussas, qui a épousé un homme riche d'écus et pauvre de cervelle ; une redoutable dévote sans cœur. Théodore était au collège sous un nom supposé ; mais par respectabilité provinciale, jamais ma sœur, qui habitait pourtant à deux rues de lui, n'a permis à ses enfants de lui rendre visite.

 

- Qui est le père de Théodore ?

 

- Vous en savez autant que moi : Lislène a refusé de le dire même à Montchal, et dans le début elle était fâchée que j’aie appris tout cela. Maintenant nous serons au moins trois, en plus d'elle, à connaître ses secrets : ce n'en seront bientôt plus.

 

- Pauvre Sigolène ! Comme elle a dû souffrir !

 

- Certainement. Mais moins que ce qu'on peut présumer : c’est un caractère très gai. Passés les premiers ennuis, elle a fort bien réagi. Je ne doute pas qu’un jour elle trouve un homme digne d'elle ; elle sera plus aimable à vivre que notre aînée si revêche.

 

 

 

Au cours de la soirée, mis en veine de confidences, Thézan confia ses craintes. Il avançait sur un terrain peu sûr, ne sachant pas qui étaient exactement M. et Mme Mossel, le mystérieux M. Fourès. Au jour fixé pour le soulèvement des royalistes dans la capitale qui devait être le 6 Janvier 1790, Jour des Rois, et choisi justement pour son symbole, le complot avait échoué par une série de coups du sort inexplicables. Les lieutenants de Fleur d'Epine furent empêchés d’agir. Certains disparurent ; un homme, près des Tuileries, fut tué, sans que les pègres pussent découvrir dans le milieu son assassin. C’est le moment où tout Paris s’occupait du procès du pseudo-marquis de Favras. On sait que cet homme, nommé Mahy, du village de Favras, avait été chargé par Monsieur d’organiser un soulèvement armé parmi les anciens gardes-françaises. Monsieur se faisait des illusions : les gardes, passés à la Révolution, n'avaient pas la moindre envie de travailler pour le gros comte de Provence. C’était pour la plupart des maquereaux qui vivaient de l’ouvrage tarifé des filles de la rue Saint-Jean Saint-Denis. Ils étaient même à l’occasion assassins, moyennant finances. C'étaient des troupes rêvées pour les partis de gauche, auxquels le fait d'avoir vertueusement scié le cou au gouverneur de la Bastille et à quelques invalides avait donné une susceptibilité de rosières. Ils dénoncèrent avec indignation Favras. Monsieur en avait des palpitations dans la bedaine, et se préparait à lire l’Office des Morts, bien que ce fût du latin d'église. Il fit tout au monde pour que Favras ne parlât pas : il lui fit promettre successivement la vie sauve, puis un vrai marquisat, héréditaire, pour ses fils, s'il consentait à se laisser pendre sans nommer Monsieur. Ce qui prouve bien qu'il était rien moins que marquis, car on eut décapité un vrai noble : la Révolution, avant tout soucieuse des formes, montra bien qu'elle connaissait les égards dus aux gens titrés.

 

Olympe, rassurée sur la lettre, suivit le procès de Mahy de Favras. Comme ses contemporains, elle n'y comprit pas grand-chose. A l'issue d'une audience, elle caressa la joue d'une petite brune vive, aux yeux pétillants, qui sautait à cloche-pied dans les couloirs humides du Vieux Châtelet. On les eut fort surprises toutes les deux en leur révélant que vingt-cinq ans plus tard, la petite fille, qui s'appelait Zoé Talon, deviendrait la favorite de Monsieur, devenu Louis XVIII par un de ces coups formidables de la destinée, pour lui avoir remis les pièces ténébreuses du procès Favras.

 

- Comment t'appelles-tu, ma mignonne ? dit Olympe.

 

- Zoé, et je suis la fille du magistrat qui juge ce procès.

 

Un jeune garde national, qui frôla Olympe, s'excusa longuement : c'était un des gardes de Favras pendant les audiences, le futur général-baron Thiébault. Quand ses mémoires parurent, plus de cent ans après ces événements oubliés de tous, une main inconnue avait arraché les feuilles du manuscrit relatives à cette ténébreuse affaire... Elle ne tendait à rien moins, présume-t-on, qu'à faire déporter ou assassiner Louis XVI et le dauphin au profit du gros comte de Provence. On comprend que le cœur de celui-ci palpitât en attendant le silence éternel de son émissaire.

 

 

 

Le soir de la pendaison, la place de Grève avait été illuminée de flambeaux, pour faire plaisir au bon peuple qui n'a déjà pas tant de divertissements et qui apprécie le progrès en toute chose. Au pied de l'échafaud, sur la place noire de monde, un gamin, voyant Favras hésiter sur l'échelle, lui cria avec ce sens spirituel de la répartie qui [est] une des parures parisiennes :

 

- Saute, marquis !

 

On l'applaudit beaucoup. Il sembla à Thézan, qui de la foule assistait à l'exécution, reconnaître dans sa lorgnette les traits du mystérieux M. Fourès. Avec la nuit, l'éloignement, il ne put en juger. Cela lui avait pourtant fait froid au cœur. Comme il jouait des coudes pour se rapprocher de la potence, il heurta Pelle-Noire, qui se trouvait là dans son élément. La foule poussa un grand cri : le marquis se balançait au bout de sa corde.

 

- Et voilà la pièce jouée, dit Pelle-Noire. Si on allait prendre un verre ?

 

Il connaissait un cabaret borgne encore ouvert, de l’autre côté du Pont des Tournelles, rue de Bièvre : le Café des Américains. Thézan se laissa entraîner. Il était préoccupé par ce qu’il avait vu.

 

Au coin du pont et du quai, face à de hautes maisons noircies qui forment là comme une petite place boueuse et rechignée, Pelle-Noire s’approcha d'un aveugle qui s’accompagnait d’une vielle, et lui dit par plaisanterie :

 

- Ca te va bien, Carcan, de chanter « Iris, ta beauté m'éblouit », quand tu n'as plus de quinquets... Vieux farceur !

 

- Ah le petit... Je te reconnais ! C'est que je n'ai pas toujours porté la visière verte ! J'avais encore mes mirettes, quand vivait ta jolie maman... Et où vas-tu comme ça, sans lumière ? Tu n'es pas seul : je sens une présence.

 

- On ne peut rien te cacher, l'oncle : je suis avec un ami.

 

- Benedictus qui venit in nomine Domini ! Tu ne m'as toujours pas dit où tu allais.

 

- Au Café des Américains, l'oncle ; on t'invitera, si tu veux.

 

- Non pas... Et même, je vais te donner un bon conseil de famille, le petit... Tu bois trop et tu parles trop. Que dirait ta bonne sainte femme de mère si elle te voyait boissonnant, jabotant comme ça, hein ? Il ne faut plus aller au café ; le boujaron est cher, ça monte à la tête, et pfuit...

 

- Merci bien, l'oncle, dit Pelle-Noire tout à fait sérieux à ces remontrances morales, et glissant un écu dans la sébile (12) de l'aveugle.

 

- Dieu te bénisse, mon enfant ! Nasilla le vielleux sans lui faire l’injure de mordre sa pièce pour voir si elle était bonne.

 

Pelle-Noire était songeur. A Saint-Julien le Pauvre, il laissa Thézan, prétextant un rendez-vous rue des Irlandais.

 

- Aimez-vous la campagne ? lui dit-il au moment de le quitter.

 

- Quelle question ! dit le chevalier en riant. C'est selon.

 

- Allez-y faire un tour. C’est la grâce que je vous souhaite.

 

- Comment l'entendez-vous ?

 

Mais Pelle-Noire s'éloigna sans répondre.

 

Le lendemain, Thézan trouva porte close à la maison de santé du Petit-Vaugirard. L’établissement était fermé, en raison, disait l'écriteau pendu au heurtoir, d'une « Epidémie varioleuse ». Désappointé, errant, il chercha plusieurs fois à voir Fleur d'Epine aux Vainqueurs de la Bastille. Mais autant le brigand était facile d’accès auparavant, autant depuis l'échec du complot il se montrait peu. Le chevalier réussit un soir à le coincer, à l'improviste, ce qui ne plut guère au chef des grinches.

 

- Continuer ? Non : j'aimerais mieux rendre l'argent, dit Fleur d'Epine.

 

- Mais vous n'avez aucun soupçon ?

 

- Pas le moindre.

 

Il fut évident pour Thézan qu’il ne voulait rien dire. Peut-être avait-il peur. Quelle terrible puissance le guettait ? II n'en dit rien. Ils se quittèrent froidement.

 

Un soir, comme il longeait les jardins de Babylone, se hâtant dans la bourrasque de Mars qui secouait les lanternes, une grosse turgotine jaune lancée à fond de train depuis le boulevard des Invalides manqua l'écraser contre le mur ; il eut la chance de pouvoir se glisser dans le renfoncement d'une de ces portes, bouchées, qui donnent dans les parcs de l’Archevêché, pendant que les roues du monstre faisaient voler le crépi du mur. A peine le véhicule était-il passé qu'il s'enfuit dans une ruelle sombre qui rejoint la rue de Sèvres : de là, il put voir des hommes examiner les traces des roues, sauter sur la crête du mur pour voir s'il ne gisait pas, blessé, dans le parc.

 

Il comprit alors le sens de la promenade à la campagne que lui avait conseillé Pelle-Noire. Il décida de ne plus suivre deux fois le même itinéraire pour se rendre aux Tuileries. Mais un matin, comme il passait par la triste et froide rue des Orties, le long du palais, un pan de mur tombé d'une maison en démolition s'effondra sur ses pas, le ratant de peu. Il mit la matinée à retourner quai Malaquais, en brouillant les pistes, entrant dans des maisons louches à double issue du quai des Théatins, stationnant dans des cafés auprès de joueurs de dominos, regardant de côté, dans les vitrines, si personne ne le suivait. A repenser aux fanfares dans la nuit brumeuse, la terreur de la ville hantée le ressaisissait.

 

 

 

 

 

 

 

L’AVENTURIERE

 

 

 

Comme par un fait exprès, au moment même où Thézan était en proie à ces menaces vagues et terribles, Olympe reçut la visite d'un homme jeune encore, à l’air indéfinissable, qui la mit mal à l'aise. C'était un matin très tôt, pendant qu'elle allumait son feu : elle entendit frapper. Etonnée, elle alla ouvrir, serrant son fichu.

 

- Mlle de Gourbillon ?

 

- Elle-même.

 

- Mademoiselle, dit l'homme sans entrer, je désirerais vérifier quelques renseignements sur votre amie Aurore de Kientzheim.

 

- Que lui est-il arrive ? dit Olympe alarmée. Il y a longtemps que je ne l'ai pas vue.

 

Sans répondre, le visiteur tira de sa poche une série de cartons et se mit à lire :

 

- Le 8 Décembre 1788. Mlle Aurore-Blanche, soi-disant danseuse de l'Opéra, n'est inscrite ni aux Français, ni aux Italiens. Elle se fait appeler de Kientzheim ; est connue dans les milieux qu'elle fréquente sous le nom de "La Belle Alsacienne", et, par ses intimes, sous celui de "Sucre et Miel". Née à Francfort-sur-l'Oder, de nationalité prussienne, elle se nomme réellement Judith Goldstein. Demeure depuis environ six mois rue Princesse, faubourg Saint-Germain, change souvent de domicile. Sa mère vit encore à Francfort : elle avait fait apprendre à sa fille le métier de culottière. A eu plusieurs protecteurs successifs, dont le sieur Morgenstern, espèce de domestique sans attributions définies chez M. le duc de Saxe-Teschen à Bruxelles, qu'elle quitta "parce qu'il la battait", (Voir interrogatoire). Depuis son arrivée à Paris (fin Juin 1787) elle est visitée par le chevalier d'Evora, se disant portugais, dont les revenus annuels proviennent d'autres demoiselles en chambre...

 

Le policier jeta un rapide coup d'œil circulaire sur la mansarde.

 

- ... et de la fréquentation de plusieurs tripots, dont plusieurs lui ont déjà fermé leurs portes. On suppose que le couple, aux abois, a été pressenti pour travailler au bénéfice d'une puissance étrangère.

 

Il regarda Olympe : elle était anéantie.

 

- Est-ce exact ?

 

- Mais monsieur, comment voulez-vous que je le sache ? Vous m'assommez d'un tas d'horreurs... 

 

- Les fiches que je suis chargé de vous lire sont vérifiées plutôt deux fois qu'une, mademoiselle.

 

Aurore de Kientzheim ! Si fine ! Si distinguée ! Si aimable ! Comment eut-elle pu se douter ? Puis, elle se souvint de certains détails étranges dans la vie de cette jeune femme qui avait voulu à tout prix être sa meilleure amie, et qui était venue lui rendre visite si souvent à Versailles. Elle avait une grande admiration pour Monsieur et désirait lui être présentée : mais la tante s'y était refusée. Olympe était allée une fois à Paris chez Aurore, rue Princesse : une chambre bizarre, où des robes et des bijoux de grand prix côtoyaient des cuvettes ébréchées, un lit qu'on avait négligé de faire. Par contre, chez Mme de Xivry, Aurore était toujours éblouissante : Olympe était persuadée qu'à un moment elle avait eu une liaison avec Philippe, le fils aîné des Xivry. Cependant, le policier continuait sa lecture, de la même voix basse, sans timbre.

 

- Le 13 décembre 1788. La demoiselle Aurore-Blanche se promène tous les jours, seule, jusqu'à l'Ile des Cygnes. Sur la Seine transformée en patinoire, elle a rencontré, aujourd’hui et avant-hier, S.A.R. le duc d'Orléans qui suivait un traîneau. Chaque fois, ils ont parlé ensemble un quart d'heure, puis la demoiselle "de Kientzheim" est allée trouver Mlle Olympe de Gourbillon, avec qui elle a passé le restant de l'après-midi. Mlle de Gourbillon est la nièce de Mme Marguerite de Gourbillon, lectrice de Madame, comtesse de Provence.

 

- Comment ! dit Olympe terrorisée. Que veulent insinuer ces cartes ? Nous ne parlions que de patinage artistique !

 

- Bien sûr, dit le policier avec un sourire affreux. C'est ce qu'on dit toujours, pour désigner ce genre d'activités.

 

- Que voulez-vous dire ?

 

- Mon Dieu, mademoiselle, vous le savez aussi bien que moi ? Si cette Aurore allait d’abord trouver le duc d'Orléans, elle ne venait pas vous proposer d'enfiler des perles, je suppose ?

 

Et il rit de telle façon qu'Olympe rougit. Elle se souvint brusquement de ce qu'on disait du duc et de ses soupers du Palais-Royal.

 

- Mais ce n'est pas tout, dit le policier. « Le 21 Décembre. Des renseignements pris par nos services à Evora (Portugal) il ressort que le "chevalier" qui s'arroge le nom de cette villa s'appelle Amadeus Kriegel, né en 1759 à Berlin, de parents silésiens : il émargerait au cabinet noir prussien ».

 

L'homme à la voix unie abandonna sa lecture, et relevant la tête :

 

- La demoiselle Goldstein, actuellement en sûreté, nous a confié que vous ne pouviez rien lui refuser pour différentes raisons, la principale étant un grand service qu'elle vous a rendu.

 

- Comment cela ? dit Olympe. Je ne comprends pas.

 

- Dame... Quel service peut-on se rendre, entre femmes, qu'on ne puisse pas avouer ? Elle a dit que la divulgation de celui-là était de nature à faire échouer tout mariage...

 

- Comment, monsieur? dit Olympe en lui montrant la porte, rouge d'indignation.

 

L'ignoble allusion lancée, le policier se retirait, d'ailleurs, avec un air victorieux.

 

- Votre ami, le chevalier de Thézan (Alphonse)... ancien garde-du-corps du roi, [est] en fuite depuis la journée du 6 Octobre... où il a joué un rôle encore mal établi...

 

- Sortez, monsieur.

 

- Je dois vous prévenir, mademoiselle, que les hautes protections dont vous jouissez actuellement ne vous seront pas toujours favorables.

 

Comme son pas décroissait dans l'escalier, Olympe se laissa tomber sur la bergère. Ses jambes pliaient sous elle. Elle passa la journée prostrée, devant son feu éteint. Le soir, au retour de Thézan, elle se jeta dans ses bras. Ses habits étaient piquetés de taches de boue : il avait couru tout le jour pour essayer de savoir ce qu'était devenu M. Fourès. Mme Mossel, quand il lui en avait parlé, avait pris un air étonné, peiné, comme s'il ne savait pas déjà que ce pensionnaire avait quitté depuis longtemps la maison de santé du Petit-Vaugirard.

 

Elle lui raconta la visite du policier. Alors lui fit le rapprochement entre ces menaces et celles dont on le poursuivait, la disparition de Fourès...

 

- Partons d'ici, Alphonse, dit-elle en frissonnant. Je connais un endroit où l'on n'ira pas nous chercher.

 

- Où cela, mon amour ?

 

Il l'appelait "mon amour" chaque fois qu'il avait peur.

 

- Dans une cabane de jardiniers.

 

 

 

 

 

 

 

L’ENCLOS DES CHARTREUX

 

 

 

Pour une fois, le marquis ne disait rien. Il était fasciné par un personnage qui se tenait à contre-jour au milieu du salon du quai : cet être singulier avait la contenance d’un prisonnier qui, d’un cachot noir, aurait brusquement été rendu à la lumière du jour. Il clignait des yeux comme un vieux rat, se dandinait d’un pied sur l’autre, tenait ses mains serrées comme dans un manchon et ne pipait mot. Le marquis de Sainte-Etrivière se demandait ce que pouvait bien faire un tel pèlerin chez Mme de Xivry. Il portait un habit fort commun de drap marron, qui sentait son "décrochez-moi ça ” du quai de la Ferraille, des bas chinés noir et bleu, rayés en rond par surcroit de précaution, et une veste caca Dauphin qui hurlait affreusement avec des culottes vert bouteille, reprisées aux genoux. Enfin sa perruque, beaucoup trop petite, et du type dit "fiscal", dissimulait mal une calvitie totale.

 

- Dom Hurlaut, je vous présente le marquis de Sainte-Etrivière, dit Mme de Xivry.

 

Le moine fit un geste de dénégation.

 

- Par pitié, Madame : dites M. Hurlaut.

 

- Et pour moi : le capitaine Gourgane : dit le marquis en riant. Pour vous servir, maître Hurlaut ! A temps nouveaux, peau neuve : vous avez bien raison de changer de cuculle ! De plus, je rembarque : c’est pour cela, Madame, que je viens vous faire mes adieux.

 

Le chartreux eut un mince sourire. Il avait l’allure ferme et froide d’un homme qui va affronter de nombreux dangers.

 

- Eh bien, il faut que je rentre, dit-il comme le capitaine vidait une tasse de café.

 

Visiblement, il désirait écourter sa visite : Gourgane ne l’entendit pas ainsi ; une fois sa curiosité piquée, il fallait qu’on la satisfasse.

 

- Mon père... M. Hurlaut, profitez donc de ma calèche, je vous raccompagne. Où désirez-vous que je vous dépose ?

 

- A l’Enclos des Chartreux, dit le père avec une légère hésitation en faisant ses adieux à Mme de Xivry et au chevalier de Sélincourt.

 

- C'est sur mon chemin.

 

- Ainsi vous allez embarquer, monsieur, dit le chartreux quand ils furent installés.

 

- En effet, je vais prendre possession d'un bateau que j'ai fait gréer à Agde, et sur lequel je compte partir incessamment.

 

- Peut-on savoir pour où ?

 

- Les Indes.

 

- Ne pourriez-vous emmener un passager ? dit le chartreux après un instant de réflexion.

 

- Pourquoi pas ? Pourvu qu'il paie son passage... Surtout recommandé par un saint homme comme vous, mon père... Qui serait ce voyageur ?

 

- Moi.

 

- Vous ! dit Gourgane stupéfait. Et depuis quand les chartreux quittent-ils leur maison ?

 

-  Depuis qu'ils n'en ont plus, dit le père Hurlaut : nos biens sont sécularisés par le décret du 15 Mai, et notre ordre est tout entier dispersé : c'est la raison du vêtement que vous voyez, et du renoncement au mutisme qui fait partie de notre règle, ajouta-t-il avec tristesse.

 

- Ah, diable... On en est là ! Il est temps, comme vous dites, de s'esbigner. Quand passerai-je vous prendre? Nous ferons voyage ensemble, vous avez l’air d'un joyeux luron.

 

- Venez me chercher ce soir à la petite porte de l'Enclos des Chartreux, à 22 heures, boulevard d'Enfer : je suis le dernier à y demeurer, mais on me jette à la rue à mon tour.

 

- Bien mon père... D'accord, M. Hurlaut.

 

Gourgane s'impatientait. Cela faisait déjà un moment que dix heures avaient sonné à Saint-Etienne du Mont, et il avait agité en vain le marteau de la porte du cloître donnant sur le boulevard d'Enfer : le bruit avait réveillé les échos profonds de bâtiments qui paraissaient vides.

 

- Ce moine roupille comme un sonneur, grommela-t-il en tirant sa montre : ça va bientôt être l'heure de matines, mais depuis qu'il est nationalisé, il ronfle comme un fonctionnaire...

 

Tout en marchant, il était arrivé à la porte du fond de l'Enclos : par gaminerie, et presque sans y penser, il posa le pied sur la poignée, s'agrippa au linteau, et se retrouva à cheval sur le mur. Il pensa que prochainement il pourrait à nouveau courir dans les vergues et les haubans, et cela lui fit plaisir de voir qu'il n'avait rien perdu de sa souplesse.

 

Il sauta le mur, et retomba dans l'ombre bleue, sous la pleine lune. Ses pieds s'étaient enfoncés dans le sol meuble, et il eut une peur rétrospective en pensant qu'à quelques pouces de son point de chute il aurait pu aussi bien traverser un châssis de salades. Maintenant, il allait voir ce que trafiquait le frocard. Il avança dans l'ombre des espaliers.

 

L'Enclos des Chartreux était solitaire et bien calme sous la lune ronde. On sentait là l'existence passée de centaines de pères et de frères qui s'était déroulée à l'ombre quiète de ces murs, en oraisons et en cultures de ces jardinets qui sont la caractéristique de l'ordre cartusien. C'était, en plein Paris, depuis des siècles, comme une oasis de piété que l'Enclos des Chartreux, célèbre dans le monde entier par les magnifiques peintures de Lesueur. Maintenant, les cellules étaient vides, et Gourgane, en jetant un coup d'œil dans chacune d'elles, avait l'impression de visiter une ville morte. Un oiseau bougea dans un arbre ; il s'immobilisa, un pied en l'air, puis le reposa à terre, fâché d'être impressionné par le silence de ces lieux.

 

 

 

La neuvième cellule était éclairée par la lune, et on n’y voyait personne. Mais il y avait encore un mobilier : une table, sur laquelle un nécessaire de voyage était posé, et une chaise où avait été jeté un manteau. Sur un lit bas, dans l'ombre, on distinguait une forme : pas de doute, dom Hurlaut s'était endormi, tel Frère Jacques. Gourgane s'approcha.

 

- Eh bien, mon père...

 

Le moine le regardait fixement. Gourgane prit sa main : elle retomba, molle. Dom Hurlaut était mort ! Gourgane réalisa soudain que s'il était vu là, dans ce lieu désert, il courait le risque d'être pris pour son meurtrier ! Comme il reposait le corps, un livre s'échappa du lit ; il le ramassa machinalement et gagna la porte ; une voix toute proche derrière la fenêtre cria :

 

- A l'assassin !

 

Il traversa le jardin en diagonale, comme un cerf, pour être plus vite au mur. Il grimpa avec difficulté, ses bottes raclant les pierres. Des pas en sandales couraient derrière lui, claquant dans la terre humide. Enfin il arriva à se hisser, bascula, tomba, les mains en avant, bénissant le sol que ce coin éloigné de Paris ne fut pas pavé !

 

- Qui va là ? dit une voix dans le lointain ; et le capitaine entendit la sentinelle qui marchait le long du mur de l'Enclos armer le chien de son fusil. Il courut en se tenant le plus possible dans l'ombre maigre du mur. La détonation ne le surprit pas. Il filait en courant le long des grilles du Luxembourg. Rue Saint-Jacques, il courait encore.

 

 

 

C'était un livre de cuir, au fermoir de cuivre. L'aspect en était vénérable, et patiné par des générations de bons pères. On lisait sur la page de garde, en face d'une image de la Vierge dans un cartouche ("Mater Pulchrae Dilectionis"), le titre en gosses lettres : Liber Collectarum et Epistolarum Totius Anni, ad usum ordinis cartusiensis. Un livre de prières. Il haussa les épaules : cela ne pouvait visiblement intéresser qu'un autre moine. En feuilletant distraitement les pages, il s'en échappa un signet, retenu par un ruban violet. C’était un simple morceau de papier plié en deux et marqué :

 

- Fr. des Loges, Gr. Test. 236-8. XXX. Le sindic des Chtrx, dans la chambre de l'Evêque.

 

- Tiens, tiens, dit Gourgane.

 

Pourquoi Dom Hurlaut, avant de mourir, avait-il eu le temps de cacher sous lui ce livre de prières ?

 

Il suivit le texte page à page. C'était, imprimé en rouge et noir, une liste des collectes et des épitres à dire chaque jour de l'année dans cet ordre cloîtré. A la dernière page, on avait ajouté et collé un feuillet supplémentaire, un additif manuscrit à la liste des saints à honorer. L'additif se terminait par ce texte non moins sibyllin, d'une encre plus fraîche que le reste :

 

- 7, 13, 18. Ex libris castelli escorchensis diocesis vaurensis. Bruno + Cartusia.

 

Gourgane regretta brusquement de n'avoir pas plus poussé dans son enfance l'étude des Condones et Du De Viris Illustribus.

 

- J'en aurai quand même le cœur net, dit-il comme l'aube blanchissait sa fenêtre. Tom ! Attèle la calèche. Sélincourt, qui est savant comme un rat d'église, me donnera bien la clef de ce rébus.

 

 

 

 

 

 

 

AU DESERT DE RETZ

 

 

 

Face au miroir doré, surmonté de deux colombes qui se becquetaient, Olympe achevait de se farder. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre ovale : on coupait les foins dans les vastes prairies qui s'étendent en-dessous du Désert, et le parfum des herbes évoquait délicieusement les amours adolescentes, qui se déroulent dans les fenils au cours de parties de cache-cache, au moment des regains.

 

Le Désert de Retz était encore le rendez-vous de la société élégante, mais depuis les bouleversements, les visites s'y faisaient rares. Rien d’étonnant à ce qu'Olympe ait trouvé à cacher Thézan dans cette propriété de Chambourcy : par le comte de Giraumont, elle avait fait connaissance de M. de Monville, riche amateur de botanique, qui avait su transformer ce coin de la forêt de Marly, dont l'ancien nom est Retz, en un séjour enchanteur. M. de Monville ne savait rien refuser aux jolies femmes, et il avait laissé à Olympe la jouissance d'une chambre dans la Colonne Ruinée, le principal ornement du domaine.

 

 

 

Dans cette pièce si curieuse, peinte en gris avec des rechampis bleus et qui affectait la forme d'une tranche d'ananas, les deux amants passaient des jours heureux. Ile avaient complètement oublié les heures sombres, et Olympe avait hâte de vivre ; il lui semblait qu'un premier chapitre de son existence avec Thézan s'était clos sur la visite du policier.

 

Elle aimait ce coin de campagne, habité de maraîchers paisibles et de savants horticulteurs qui avaient acclimaté là la culture des pêches à la Montreuil. La Colonne Ruinée dominait le terrain bossu et marécageux dont M. de Monville avait fait surgir, comme d'un coup de baguette magique, la retraite dorée que lui enviaient la Reine malgré son hameau de Trianon et le comte d'Artois malgré Bagatelle. Par la fenêtre ovale, elle voyait les frondaisons rougissantes des érables, mélangées aux masses bleutées des sapins du Canada, et au vert sombre des cyprès retombants de Nootka. Dans la laiterie, un valet solitaire fendait du bois. Un grand danois blanc à taches noires - celui de Jasmin, le coureur qui précédait le carrosse de M. de Monville, filait dans les taches d’ombre et de lumière en direction de la colline où se dressait le Temple de Pan. La Pagode Chinoise se mirait dans son étang, réfléchissant à la surface des eaux bleu-noir sa  masse bizarre, brune, rouge et or. Au sommet, la statue d'une dame de l’Empire Céleste en robe bleue et jaune causait un coup au cœur à Olympe chaque fois qu'elle l’apercevait : il lui semblait qu'elle lui faisait signe de la rejoindre au fond des eaux.

 

Cette Chinoise, qui surmontait la pagode comme une veilleuse maléfique, était l'esprit, le génie de ce lieu solitaire, somptueux et plein de souvenirs équivoques. M. de Monville était âgé, maintenant, et ne fréquentait plus guère les dames que pour leur beauté. C'est ainsi qu'il avait invité Olympe à venir herboriser avec lui au Désert, entendant tacitement qu'elle y amène Thézan traqué ; l'amateur de jardins avait acquis en sa vie inutile et décorative trop de scepticisme pour penser qu'il put encore être fréquenté pour lui-même. La botanique, disait-il, était sa dernière passion.

 

- Une passion qui remplace toutes les autres, mademoiselle, car vous jugez bien qu'à mon âge on ne peut guère plus parler qu'au passé.

 

 

 

Olympe entendait encore sa voix, comme il se penchait sur un cache-pot en faïence de Delft.

 

- C'est admirable, une fleur de fuchsia. Quelle forme gracieuse ! Cela ressemble à un chapeau tibétain à quatre cornes relevées en pointes : il ne lui manque, pour que l'illusion soit complète, que les rangs de grelots...

 

Il s'était arrêté pour la lui offrir.

 

- Ne dirait-on pas la chinoiserie d'un Boucher qui aurait pratiqué la peinture sur soie ?

 

Olympe avait souri en remerciement à M. de Monville, si fier de ses tulipières, qui lui permettaient d'avoir des crocus et des jacinthes en plein hiver. Elle déplorait que Thézan ne lui parle jamais de fleurs. Le fuchsia, rouge-orangé, luisait au bout de ses ongles. Le chapeau tenait à la tige par une perle oblongue vert-jade, et les pétales semblaient en crêpe de soie d'un mauve frais.

 

- Je suis coiffée comme la poupée du diable.

 

Elle portait une courte redingote bleu-de-roi, très pincée à la taille, de celles qu’on appelle un coureur. Cela lui donnait un air gentiment cavalier, démenti par la douceur de ses yeux. Sur sa poitrine s’étalaient de grands revers en pointe finement lisérés d’écarlate, de tournure militaire, qui s'ouvraient sur un gilet de basin blanc à boutons de mosaïque. La large jupe bleue tombant jusqu’à ses pieds s'ornait sur le devant de deux trèfles rouges allongés, en galon de laine, descendant bas.

 

- J’ai l'air d'une gravure de modes, pensa-t-elle en tournant très lentement pour juger de l'effet de sa tenue. Plutôt satisfaite, elle posa sur ses cheveux noués en catogan un chapeau noir à bourdaloue tricolore, orné sur le côté d'une énorme cocarde-chou aux couleurs de la Nation. Deux plumes de héron frissonnaient au vent matinal qui faisait onduler la garniture de la cheminée, semée d'amours brodés. Dans un coin, un groupe licencieux de terre-cuite, qu'elle avait caché d'un voile, se découvrait sous la brise. Mal satisfaite de son chapeau, qui lui donnait trop l'air "grande dame", elle répandit ses boucles brunes sur ses épaules. Puis elle se coiffa d'un vaste bonnet tuyauté, dont les passants étaient ornés d'un ruban de velours nacarat : ainsi, elle ressemblait à une paysanne des chœurs de "Vénus au village". L’effet, sur le fond de verdure du parc, était plus réussi. La fumée blanche, si épaisse, des tas d'herbes qu'on brûlait derrière la Pyramide, montait en spirales grasses dans l'air transparent de ce matin d'été, dans la campagne des environs de Paris.

 

 

 

Elle était heureuse de savoir à présent à quoi Thézan passait ses journées, heureuse d'avoir pu lui offrir cette retraite somptueuse où cacher leurs amours. Depuis qu'il était toujours avec elle, ils se promenaient chaque matin jusqu'aux clôtures, d'où l'on a une si belle vue sur les prairies où courent librement les chevaux. Puis, ils avaient, plusieurs fois déjà, visité les étranges appartements de la Pagode, où flottait une odeur légèrement rancie de poudre et de parfums enfuis qui est la marque des mauvais lieux élégants. Des gravures de Moreau le Jeune et de Beaudoin ornaient les murs, derrière des jupons de gaze. Les tiroirs des bonheurs-du-jour contenaient des jeux de cartes plus faits pour la contemplation intime que pour d'innocentes réussites, et Olympe sortait toujours le rouge aux joues du boudoir de la Pagode.

 

Elle se plaisait à croire que Thézan était recherché : elle se causait des peurs délicieuses dès que des inconnus se promenaient dans le Désert : elle poussait Thézan dans le labyrinthe du théâtre de verdure, le déguisait en femme avec son fichu de mousseline pailleté d'or. Ils tremblaient toujours d'être dérangés, et pourtant ce n'était toujours que le grand danois qui leur léchait la main en les regardant d’un air sérieux qui les faisait éclater de rire.

 

Sous prétexte de faire visiter à Thézan la Colonne Ruinée, elle l'attirait à la cave, portant haut une chandelle qui grésillait dans l'air humide et éclairait de façon fantastique la hauteur immense de l'escalier en spirale, comme une gravure noire de Piranèse ; et il se prêtait au jeu chaque fois, bien que le piège fût innocent et connu.

 

- Comme vous êtes bien, Olympe ! Vous avez l'air d'une Amazone.

 

Il entrait sans frapper, ne faisant pas plus de bruit qu'un chat, et la surprise la faisait frissonner.

 

- Il ne vous manque qu'un sabre en baudrier, et deux pistolets à la ceinture... En attendant, voici des giroflées jaunes que j'ai cueillies pour vous sur les terres de votre protecteur.

 

- M. de Monville n'est pas mon protecteur, dit Olympe en se redressant fièrement. Je vous prie, monsieur, de cesser votre persiflage. De plus, vous ne m'avez même pas embrassée. Posez là ces violiers...

 

 

 

Elle était ravie : c'est pour lui qu'elle avait coupé ce costume à la mode, et qu'elle venait de passer la matinée à se parer.

 

- Pas de poudre, pas de rouge... des cheveux naturels... C'est une vraie tenue républicaine, conclut-il en riant.

 

Lui aussi avait fait toilette. En habit de "demi-converti" très strict et d'un rouge éclatant avec sa double rangée de boutons d’acier, il était magnifique aux yeux de son amoureuse. Ses boucles d'un blond châtain descendaient sur son collet de velours noir, et son gilet, sa culotte, ses bas, ses souliers à boucle étaient également noirs.

 

- Vous avez vu ? C'est le nouveau genre. Tout le monde en abbé ou en représentant du Tiers... Un jour viendra où nous serons tous tout nus, pour plus d'égalité... Diable, cette cravate me serre.

 

En un éclair, il vit la corde de chanvre qu'on avait passée, une nuit encore proche, sous la lueur incertaine des flambeaux de la Place de Grève, au cou du soi-disant Marquis de Favras.

 

- Et il se trouvera des gens - surtout des femmes, je suppose - continua-t-il en plaisantant de façon un peu forcée, pour réclamer l'égalité complète : les laides demanderont par décret qu'on ôte aux jolies leurs poitrines, leurs yeux et leurs jambes qui les offusquent tant. Ne riez pas, Olympe : dans ce domaine, les dames prendront vite les choses à cœur.

 

 

 

Au cours de la promenade ensoleillée, Olympe ne put s'empêcher de penser avec nostalgie que c'était un vrai temps à se marier. Néanmoins, elle n'osa parler de ce projet à Thézan : elle ne voulait pas lui donner l'impression qu'elle lui forçait la main. Et elle ne pouvait faire agir ni le comte de Giraumont, célibataire endurci qui avait passé sa vie à fréquenter les serres, ni M. de Monville, qui avait écoulé la sienne entre les bras des filles d'Opéra.

 

- C’est une fatalité de ma destinée, pensait-elle, d'être l'amie de vieux messieurs devenus par force raisonnables.

 

- Vous plaisez aux vieux beaux, lui disait quelquefois Thézan, qui s'en était aperçu.

 

A quoi elle répondait rituellement :

 

- Vous êtes bien la preuve du contraire.

 

Il aimait Olympe, pourtant, à sa manière ; de cela, elle était certaine. Mais pas assez pour l'épouser. Comme beaucoup de gens de sa génération, Thézan n'avait pas de grandes convictions religieuses, sans pourtant rien renier des croyances de sa famille. Mais après une enfance campagnarde dans les bois, il avait vécu dans les casernes des Gardes, proches de la Cour, où la religion était une affaire de pratiques purement extérieures, comme la Parade ou la Relève : une cérémonie imposante, obligée par le protocole qu'avait instauré le Grand Roi. Tous les exercices pieux s'étaient vidés de leur substance, et il n'en restait plus qu'une enveloppe brillante et fragile, cible des moqueries des esprits "avancés". Olympe haïssait et méprisait les Tilly, les Lauzun, l'entourage des écervelés qui papillonnaient autour de la Reine. Dieu merci, une partie avait déjà émigré avec le comte d’Artois, ce phénix des lâches, à Coblence : on ne risquait pas de les revoir de sitôt.

 

 

 

Ce n'était pas de gaîté de cœur qu'elle menait une vie irrégulière : elle eut mille fois préféré l'assurance raisonnable du mariage à l'incertitude de la liaison. Mais elle avait eu la faiblesse de céder à Thézan, et depuis, elle se trouvait embringuée dans cette situation fausse dont elle voyait les conséquences terribles dans la destinée de Sigolène. Deux enfants naturels sur les bras ! Cela lui donnait des frissons. Thézan avait beau en plaisanter, on voyait bien que ce n'est pas lui qui élevait les enfants de sa sœur. Il est vrai, pensait-elle, que les femmes se prêtent bien souvent à la mauvaise opinion qu'en conçoivent les hommes : les livres licencieux qui traînaient au coin des tables de jeu, chez Mme d'Iroise, les gravures que se passaient en riant les amis de Philippe de Xivry en plein salon de sa mère montraient l'irréflexion de ces dames. Comment, avec de pareils exemples, espéraient-elles se faire respecter ? De temps en temps, elle se reprochait sa faiblesse pour Thézan : elle aurait dû se refuser à lui. Mais elle n'en avait pas la force, parce qu'elle l'aimait.

 

Les mariages qu'elle voyait autour d'elle, comme celui de Mme d'Iroise, arrangé pour des raisons de fortune, se révélaient désastreux. L'amour, la solidité de sentiments réciproques, n'y avaient aucune part. La fidélité était bafouée comme un ridicule, et ce n'étaient pas les déclarations creuses sur la Vertu et la Sensibilité qui lui redonneraient un lustre... L’ignoble Rousseau, qui posait au vertueux censeur, n'avait-il pas abandonné ses enfants ? Quand elle était déprimée Olympe voyait que cette gangrène des mœurs avait gagné jusqu'aux classes les plus sérieuses de la société. Tout l'édifice n'était qu'une façade lézardée, mal replâtrée par les convenances, derrière laquelle s'étalaient les situations les plus scabreuses, qui n'avaient même pas l'excuse du plaisir... D’une cinquantaine de couples qu'elle connaissait à la cour ou à la ville, à peine deux ou trois tenaient-ils debout. Encore, s'il n'y avait eu que les duchesses et les marquises à se mal conduire, ce n'eut été que moitié mal ; mais ce qui prêtait beaucoup plus à conséquence, c'est l'immoralité même de la base jusque-là restée solide : le peuple. Avec bon sens, Olympe jugeait que cette négation de l'amour par la jouissance, façon vicieuse d'envisager la vie, était pour beaucoup dans la ruine de l'ordre. Et que quand celui-ci serait détruit, dans la misère et les massacres, il en viendrait un beaucoup plus terrible...

 

Thézan l'aimait, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai que depuis le début de leur liaison, il n'avait pas proposé une seule fois le moyen de la régulariser. Par lui-même, il ne parlait de rien, se contentant de prendre le temps comme il passait. Ou s’occupant de chimères politiques qui ne pouvaient lui rapporter que des mécomptes. Elle avait pensé se refuser à lui, mais elle n'était pas sûre qu'il ne la prenne pas au mot, et la seule pensée d'être abandonnée lui était insoutenable. Elle avait attendu l'amour si longtemps. Puis, chaque fois qu'elle était résolue à le mettre au pied du mur, il suffisait qu'il arrive, et tout de suite l’ambiance du Désert devenait capiteuse. Seule, elle enrageait de sa faiblesse et prenait courageusement des décisions - qu'elle remettait toujours à plus tard en le voyant.

 

 

 

Ce qui consolait Olympe, c'est qu'elle n'était pas la seule dupe du charme d'Alphonse : il avait le don d’envoûter tous ceux qu'il voyait. Madame et la tante Gourbillon, ces dragons, étaient exemplaires, à cet égard. Jamais elle n'avaient fait une réflexion à Olympe sur sa liaison avec le chevalier. Au contraire elles le couvraient, en son absence, de compliments, qui l'eussent inquiétée de la part de toutes autres. Ce n'étaient qu'exclamations sur sa grâce à cheval, ses prévenances, son empressement : peu d'hommes avaient jusqu'ici montré autant de patience envers l’orgueilleuse princesse ; elle en était la première stupéfaite. Mieux : le chevalier paraissait rechercher les ordres de Madame, et Dieu sait qu'elle n'en était jamais à cours ! Manifestement, il était né avec le don de plaire. Olympe se demandait si cette brillante qualité ne cachait pas une absence de profondeur dans le caractère : il lui semblait que Thézan disait à chacun ce que chacun désirait entendre. "C'est un miroir", pensa-t-elle. Souvent, elle eût préféré qu’il ait du caractère tout court.

 

 

 

En homme à la mode, Thézan ne respectait guère les femmes, pour lesquelles il n'éprouvait pas d'estime. Mais il avait la finesse de ne jamais le montrer : Olympe était seule à connaître ce détail, qui la désolait. A cet égard, la phrase d'un de ces auteurs dont on trouve chaque année les productions entassées dans les boîtes des quais la hantait :

 

- "Partout où les femmes ne seront pas respectées à l'égard des divinités, l'ordre social sera perturbé".

 

Du moins, c'est ainsi qu'elle se souvenait de ce passage. Elle ouvrit son carnet, où elle avait consigné cette pensée entre un croquis de renoncule et l'aquarelle d'un iris : c'était exactement : "Dans tous les pays où les femmes ne seront pas honorées en public comme des objets sacrés, plus que les prêtres même, il n'y aura pas de mœurs." L'auteur écrivait assez gauchement, et elle préférait sa propre maxime.

 

Cependant, elle ne désespérait pas de changer Thézan.

 

 

 

Elle avait mainte fois rêvée à son mariage. La cérémonie dans la petite église de Chambourcy, serait rapide. Elle avait déjà coupé et cousu elle-même ces vêtements neufs, pensant qu'ils leur serviraient plus tard de costumes de ville. Le richissime botaniste leur prêterait son parc pour y faire les noces. Il n'y manquait que l’acceptation de Thézan.

 

M. de Monville, à ce projet, s'était beaucoup amusé de ce qu'il appelait un "mariage républicain" dans sa propriété. Il y voyait une représentation, un peu saugrenue mais charmante, des cérémonies de l'Age d'Or épicées des idées des temps nouveaux.

 

- Quelle idée délicieuse! Très Jean-Jacques... Une chaumière et un cœur, la Vertu dans le Jardinage... En effet, le mariage, pourquoi pas ? C'est très neuf, ça ; je n'y avais pas songé... Quelle singularité, mademoiselle, qu'un mariage d'amour ! Il semble à première vue que ces deux mots se détruisent, mais au fond, c'est peut-être un préjugé... Vous connaissez le proverbe: "S'il est de bons mariages, il n'en est point de délicieux". Vous ferez mentir ce vilain adage d'un vieillard aigri.

 

Il avait ajouté :

 

- Moi-même, j'ai été marié, une fois, ou deux ? Je ne m'en souviens plus. Mais si peu, et si peu de temps ! Cela ne vaut pas la peine d'en parler. Ma foi, je n'aurais jamais eu l'idée de me marier par amour.

 

C'est de lui-même qu'il avait proposé de mettre le parc et la ferme à la disposition d'Olympe. Et tout de suite plein d'imagination :

 

- Si vous le désirez, mon auguste ami, le duc d'Orléans, viendra, avec mesdames de Buffon, de Genlis...

 

Olympe avait reculé devant cette sale compagnie, qui organisait des soupers nus au Palais-Royal, tout en se gargarisant de réformes sociales. A la réflexion, il lui parut symptomatique que de pareils débauchés aient eux aussi soif de naturel et de simplicité.

 

 

 

Enfin, il fallait bien se marier quelque part, et aussi bien à Chambourcy qu'à Agde, qui était au diable. Qui assisterait à la cérémonie ? Si Olympe faisait le compte, du côté de sa parenté, elle ne pouvait guère compter que sur sa tante Gourbillon. Sans doute le comte de Giraumont accepterait-il de la conduire à l'autel, et Monsieur et Madame de paraître avec affabilité, pendant quelques minutes, comme des divinités qui condescendent à s'incarner. Pour la dot, elle serait maigre : le revenu des quelques vignes du Mont Saint-Loup qu'elle tenait de ses parents avait été placé chez un notaire. Une partie avait servi à payer l'éducation d'Olympe : il ne devait pas rester grand-chose. Le plus clair de ses biens consistait dans le trousseau que les dames des Feuillantines faisaient broder à leurs élèves pauvres : tous ces draps, ces chemises, ces taies d'oreillers par douzaines marquées de son initiale lui rappelaient les longues soirées d'hiver où elle tirait l'aiguille dans la chambrette de sœur Sainte-Sidonie. Elle se réjouit aussi d'inviter Amélie de Boissy qui serait son témoin.

 

Elle continua de rêver, en serrant le bras d’Alphonse. Après la cérémonie, bénie par le curé de Chambourcy, bonhomme prudent dont elle était allée faire connaissance un dimanche après vêpres, un cortège s'organiserait dans le parc et se promènerait sous les ombrages magnifiques, comme aux premiers temps de la création. Ce serait cet automne, pour que le Désert fût dans tout son éclat. Des arbres aux quarante écus épanouiraient leurs éventails d'or, et les érables leurs mains de pourpre au-dessus du gazon d’émeraude. Devant la chaumière, des cuisiniers vêtus de blanc, avec de hauts bonnets plissés, s'activeraient autour de tréteaux masqués par des nappes, comme dans les Noces de Riquet à la Houppe. La Pyramide, où l'on aurait mis le vin à rafraîchir, serait décorée de lierre et de myrte. Le temple de l'Amour serait toujours ouvert ; il n'y aurait plus jamais ni guerre ni révolution, et leur vie s'écoulerait au royaume de l'harmonie, à l'ombre des espaliers.

 

Le repas serait disposé dans la grande salle du bas de la Colonne, entièrement ouverte sur le parc et dont l'ombre fraîche protégerait les convives des ardeurs du soleil. Le parfum des centaines de pots de fleurs qui ornaient l'extérieur de la Colonne embaumerait l'air, comme aujourd'hui. Il ferait un temps calme, sans un souffle de vent, et les invités de la noce seraient gais sans excès. Elle jouerait de la harpe. Tout respirerait la paix du cœur...

 

 

 

- Vous comprenez bien, Olympe, que ce policier ne vous a raconté l’histoire de la Kientzheim que pour vous effrayer, dit Thézan.

 

Lui aussi suivait sa propre idée.

 

            Olympe, désagréablement surprise, revint à la redoutable réalité : tel était Alphonse, toujours à vivre dans un passé funeste ou un avenir menaçant, alors qu'il eut été si facile de profiter du présent.

 

- Il aurait dû vous arrêter, s'il avait eu des preuves suffisantes contre vous. Comme on aurait pu me supprimer... Croyez-moi : on désirait seulement nous écarter, et nous sommes tombés dans le panneau.

 

- Que voulez-vous dire ?

 

Mais elle le devinait déjà. La réponse ne l'en frappa pas moins :

 

- Il faut que nous retournions à Paris... J'ai reçu un avis... Oh, une simple invitation pour la Fête de la Fédération de tous les Français, le 14 Juillet, au Champ-de-Mars...

 

- Est-ce si important ?

 

- Comme une fête, ma chère Olympe, dit-il avec calme. Rien de plus. N'êtes-vous pas bien aise d'assister à une fête ?

 

- Je suis très bien ici, Alphonse : vous, moi, cela me suffit.

 

- Sans doute, mais il y a certaines obligations auxquelles je ne puis me dérober.

 

            Elle était sûre qu'il lui cachait quelque chose.

 

 - Et puis c'est bien joli, la campagne, les arbres, disait Thézan, mais enfin il y a quatre mois que nous sommes ici : il ne faudrait pas abuser de l'hospitalité de M. de Monville...

 

Elle acquiesça de la tête, sans répondre. Elle voyait son beau rêve brisé. De toute façon, elle ferait toujours ce qu’il voudrait. Comme il lui vit les larmes aux yeux, il l'embrassa.

 

 

 

 

 

 

 

LE MARQUE-PAGES

 

 

 

D'abord mécontent d'avoir été réveillé à une heure aussi matinale, le chevalier de Sélincourt avait souri quand Gourgane lui avait tendu le "Liber Collectarum" à déchiffrer, en l'assurant que lui seul pourrait mener à bien la découverte de cette énigme : le vieux gentilhomme était sensible à l'appel qu'on faisait à ses qualités incontestables d'archéologue. Par contre, Gourgane s'était bien gardé de lui dire d'où il tenait le livre, et en quelles circonstances il l'avait trouvé.

 

- Voyons : « Fr. des Loges, Gr. Test. 236-8. XXX ».  Mais c'est enfantin ! dit le chevalier en riant. "Fr. des Loges" pourrait désigner, à première vue, un frère lai chargé de l'entretien des cellules monacales, où un franc-maçon désigné pour balayer la loge... La seconde hypothèse, vu le livre, est écartée d'avance, et la première, si j'en crois ma jugeote, ne tient pas non plus : il doit s'agir plutôt de François Villon, ancien poète, qui s'appelait aussi des Loges, ou de Montcorbier... Ceci posé : "Gr. Test" indiquerait, non pas l'Ancien Testament des écritures (ce qui serait logique de la part d'un ecclésiastique) mais le Grand Testament du même Villon... A partir de là, si mon hypothèse est exacte, tout est clair : 236-8 sont les numéros des vers dans cette œuvre ; on ne peut pas être plus explicite...

 

Et tournant les pages d'une fort belle édition de Villon qu'il venait de saisir dans sa bibliothèque :

 

- Un huitain a huit vers comme son nom l'indique, huit fois trente donne 240... Les vers incriminées doivent se trouver dans le 30e huitain... Et voyez : c'est même indiqué clairement par "XXX" : 30 en chiffres romains !

 

 

 

"Les autres sont entrés en cloîtres

 

De Célestins ou de Chartreux."

 

 

 

Or le marque-page est bien dans un livre de prières de Chartreux : il n’y a donc pas le moindre doute.

 

- Oui, mais que veut dire ce galimatias ? dit Gourgane.

 

- Ca, mon cher marquis, je n'en sais rien. Les Célestins et les Chartreux sont deux couvents célèbres de Paris, vous le savez : les Célestins près de l'Arsenal, et les Chartreux dans leur Enclos, près du Luxembourg... C'est une indication, mais de quoi ? Il faudrait connaître le contexte.

 

- C'est une aiguille dans un tas de foin, dit Gourgane.

 

 - Peut-être, mais souvent le tas de foin n'est pas si épais que ce qu'on croit : il suffit de savoir QUI sont ces AUTRES, qui sont entrés dans ces cloîtres, car il ne fait pas de doute que ce rappel de trois vers de Villon dans ce livre de piété a le même sens qu’un poteau indicateur à la croisée de plusieurs laies forestières... La suite est plus ténébreuse : « Le sindic des Chartreux, dans la chambre de l’Evêque » : du diable si je sais ce que cela signifie. Le sindic des moines est celui qui est chargé des affaires temporelles de l'Ordre, et les ’’chambres de l'Evêque”, il doit y en avoir beaucoup en France, pour peu que les Chartreux aient été visités par leurs supérieurs...

 

- Et ”7, 13, 18. Ex libris castelli escorchensis diocesis vaurensis” ? dit Gourgane.

 

- Ces trois chiffres demanderaient une étude très approfondie... Quant à l'ex-libris, le seul fait qu'il soit rejeté à la fin du volume, au lieu d'être à l’en-tête, comme c’est sa place habituelle, lui donne une résonnance insolite... Diocesis Vaurensis, c'est le diocèse de Lavaur : un des trois petits diocèses, avec celui de Castres et celui d'Albi, dont l’Assemblée Nationale est en train de former le département du Tarn. « Escorchensis » doit être une paroisse de ce diocèse. ”Bruno” et ’’Cartusia” ne sont que des affirmations qui renforcent l'idée générale : Saint Bruno est effectivement le patron de leur ordre, et cartusia désigne la Chartreuse. Vous devriez voir s'il n'existe pas de chartreuse dans le diocèse de Lavaur. Du reste, je vous souhaite bonne chance, mon cher marquis, dit Sélincourt en se levant brusquement et rendant le Liber Collectarum à Gourgane : pour ma part, je ne me mêle pas de débrouiller les énigmes, quand elles intéressent des gens qui, vu leur règle de silence éternel, n’aiment pas beaucoup qu'on s’occupe de leurs affaires.

 

Et lui tendant la main, il fit comprendre à Gourgane que l'entrevue était terminée.

 

 

 

 

 

 

 

LA GUINGUETTE DU PRE SAINT-GERVAIS

 

 

 

- Je crains, dit Thézan en rassemblant les guides du cabriolet, en voyant ce ciel qui se couvre de gros nuages, que la Fête de la Fédération ne soit trempée : voilà des « châteaux » [nuages] qui ne me disent rien qui vaille !

 

Tirés par les élégants chevaux noirs de M. de Monville ils avaient l’air de sortir d’une fraîche gravure anglaise ; la campagne qui défilait depuis Louveciennes s’appliquait à ressembler aussi à un paysage de Gainsborough, et seules les nuées noires qui se formaient et se défaisaient dans le bleu mettaient une tache dans les tons dilués de la scène.

 

 

 

Quand ils arrivèrent, le Champ-de-Mars présentait l’aspect d’un vaste chantier, semblable à celui des ruines de la Bastille, à l’autre bout de Paris. Partout, la mode était à l’aplanissement. L’entreprise Palloy s’était adjugé la mise à bas de la vieille forteresse inoffensive, et depuis les Parisiens étaient jaloux : chacun voulait être terrassier, ou fossoyeur, selon ses penchants. Aussi l’occasion de transformer le Champ-de-Mars en fondrière avait-elle suscité l’enthousiasme. Il était de bon ton de montrer les ampoules qu’on récolte en pelletant, et bien des émulations n’eurent pas d’autre but.

 

Pour Olympe, qui venait du terrain si agréablement accidenté du Désert, ce nivellement parut un présage terrible pour l’avenir : cette butte parisienne, où avaient sauté les moutons, qu’avaient escaladée les amoureux, on la rasait en vue du déploiement correct et sinistre de troupes... Cela lui causé le même malaise que la vue du niveau qui s’étalait sur les bannières des sociétés maçonnique. Rien ne lui semblait plus monotone que l’uniformité à laquelle aspiraient ses contemporains.

 

 

 

Le spectacle de la foule, personnage unique et omniprésent dans son ampleur, donnait l’impression de grandiose dans l’inutile qu’on observe chez les termites. Sur le vaste chantier s’affairaient des milliers de piocheurs bénévoles. Les moins ardents, hilares sous la bruine qui s’était mise à tomber, prirent à partie Olympe et Thézan :

 

-  Un coup de pelle, citoyenne ! A vous la brouette, citoyen ! Vive la Nation !

 

Vive la Nation, parce qu'on fait du jardinage ? Olympe ne voyait pas très bien le rapport, mais elle remua la terre avec gaîté, sous la pluie persistante qui avait envahi le ciel. Thézan poussa une brouette sur quelques toises, et on leur offrit pour leur peine du mauvais vin dans un verre trouble ; à ce prix, ils purent continuer leur promenade.

 

- Vous êtes baptisée, citoyenne !

 

Tous ces gens s'interpellaient de "citoyen" et de "citoyenne" comme dans une comédie de Molière on donne du Mamamouchi à un bourgeois démangé par l'envie de passer gentilhomme. C'était à qui serait le plus zélé dans la niaiserie. Des dames très bien, qui chez elles n'auraient pas vidé un pot de chambre, se donnaient des suées et travaillaient comme des manœuvres aux pièces, se crottant avec un plaisir manifeste. Plus loin, leurs femmes de charge, qui devraient s’appuyer le lavage des fringues, les regardaient d'un œil froid et ne partageaient nullement l'ardeur patriotique de leurs patronnes. Des ducs et des marquis piochaient en rotant comme des cantonniers, sous le regard impassible des valets qui les attendaient, le bas bien tiré, la perruque poudrée et la contenance pleine de morgue.

 

- Viens m'aider, Baptiste !

 

- M. le comte voudra bien m'excuser, mais je ne suis pas entré au service de monsieur pour faire un métier que mon père n'a jamais fait.

 

Les pelletées de terre faisaient à Olympe l'effet de ces blocs de glaise que les fossoyeurs jettent au fond de la fosse sur le cercueil qui résonne, tandis que les gens de l'enterrement s'éloignent, en parlant de choses indifférentes. Néanmoins, elle se prêta de bonne grâce aux pitreries des badauds, trempant ses lèvres aux petits verres des marchandes de rogomme, qui poussaient à la consommation de leur méchant trois-six et n'avaient jamais rêvé pareille occasion d'écouler leur tord-boyaux.

 

 

 

Les marchands de saucisses transportaient leurs poêlons de terre brûlants pour réconforter les citoyens des violents efforts que leur coûtait ce jardinage improvisé. On érigeait, dans la concorde et l'attendrissement général, un autel de la Patrie, en carton. Perchées sur un pied, se tenant par la taille et brandissant d'un air gracieux un drapeau tricolore, deux pouffiasses se faisaient applaudir, la bouche entrouverte. Des marchands de coco agitaient les grelots de leurs fontaines de cuivre pour assembler les gamins assoiffés, et Olympe en entendit deux se confier :

 

- J'vas jusqu'à la Seine jeter d'I'ieau et remplir mon baquet : jamais j'ai tant vendu, jamais vu ça. Encore deux jours et j'ai fait ma saison.

 

- Faut faire marcher l'commerce !

 

Des journalistes prenaient des notes, fiévreusement, le pied artistement posé sur un caillou fraîchement déterré et l'index de la main gauche le long de la joue pour montrer comme ils réfléchissaient profondément.

 

- Laissez-les, disait un fort des Halles alors que personne ne lui demandait rien. Et, étendant la main d'un air protecteur :

 

- Ils travaillent comme nous pour la Patrie !

 

 

 

On croisait à tout moment des délégations de femmes, d'enfants, de paysans, de maréchaux-ferrants, d'acteurs vêtus en Colin et Fanchon du répertoire, chantant à pleins poumons et précédés de bannières marquées "Vive le Tiers-Etat !", où étaient peints des tronçons de chaînes brisés, des coqs dressés sur des canons et des femmes nues brandissant des sabres. Assis sur un tas de cailloux, de vrais terrassiers les bras croisés, regardaient ces scènes d'un air sombre, tandis que des officiers du Génie prenaient des poses adéquates de gens qui ont à enlever une place forte. Des compagnies de grenadiers en habit blanc, à revers grenat, bleu pâle, rose, vert pomme, se croisaient sans discontinuer, faisant admirer leurs bonnets à poil en bas des échafaudages où des charpentiers, accompagnés de fifres et de violons, clouaient les gradins sur lesquels cinq cent mille Français régénérés allaient donner leur cœur à la Fraternité. Des déménageurs, des pâtissiers et des restaurateurs, accompagnés d'une bannière où un esprit bien intentionné eut reconnu des godiveaux peints, embrassaient des boulangers et des plumassiers, des accapareurs et des fonctionnaires de l'Octroi, des fourbisseurs et des rentiers, des maîtres d'école et de musique, les batteurs de fer d'une manufacture d'armes et des agents de police mal déguisés, des regrattiers (13) et de gros bourgeois, des commissionnaires au chapeau tombant sur l'épaule et des avoués, des résidents de la chambre et leurs clercs, des mendiants et des saute-ruisseaux, des aristocrates et des valets de pied, habillés à peu près de la même façon, sauf qu'ils portaient moins de galons ; des abbesses et des petites-maîtresses, des marquises et leurs cochers (qui étaient peut-être, de nuit, plus rapprochés que leur morgue respective ne l'eut laissé supposer durant le jour), des laquais et des fruitières, qui auraient été bien étonnés de savoir qu'ils deviendraient Maréchaux de France, princes et rois en Europe ; des vendeuses de pommes cuites et des poissardes (dont les enfants ne sauraient sans doute jamais qu'ils devaient la vie à d'authentiques chevaliers du Saint-Esprit) ; tout ce monde, cet univers sens dessus-dessous piochait avec ardeur, faisait jaillir la boue pour le plaisir, se cassait une jambe, chantait, courait sifflait, s'étalait, se brossait... Les jeunes femmes soulevaient le bas de leurs robes pour montrer innocemment en public leurs jolies chevilles et leurs bas brodés ; certaines prétextaient de gros bleus qu'elles venaient justement de se faire au montant d'un fardier pour que ceux sur lesquels elles avaient jeté leur dévolu fassent leur profit du spectacle ; un jeune homme appuyait sa joue contre le genou de cette futée de miss Breadalbane, qui prenait un air faussement égaré ; des enfants se faisaient véhiculer par grappes au sommet de tombereaux débordants, des abbés s'attelaient à la bricole et saluaient du tricorne quand ils entendaient crier "A bas la calotte !"; des numismates amateurs fouillaient le sol à la recherche de sous de Mérovée ou de Dagobert, et discutaient doctement pour savoir si la butte n'avait pas été autrefois le tumulus d'un chef gaulois des Parisii ; des maraîchers et des horticulteurs supputaient combien de choux-pommés et d'espaliers de louises-bonnes pourraient croître sur cette vaste esplanade, et Olympe put remarquer Mme d'Iroise elle-même dans une brouette que poussait M. d'Aumony : les gens ne les trouvaient pas fiers. Elle entendit des compliments directs et peu enveloppés, mais manifestement sincères, que lui adressait un groupe de porteurs de chaises. Mme d'Iroise rougissait de plaisir d'être le point de mire de tant d'hommes en bonne santé. Elle n'avait jamais eu la peau plus crémeuse, l'air plus frais, et le sourire plus riant. Du plus loin qu'elle la vit, elle cria à Olympe :

 

- Venez donc nous aider à pousser la bérouette !

 

Olympe refusa, mais elle était prise par l'ambiance de ce remue-ménage agreste sous la pluie. L'air sentait bon le terreau mouillé. Elle serra le bras de Thézan : ce parfum de terre l'enivrait.

 

 

 

Le 14 Juillet 1790 se leva sur une aube pluvieuse ; mais dès les premières heures de l'aurore, les Parisiens, véritable armée d'escargots sous leurs parapluies, se rendirent au Champ-de-Mars préparé par leurs soins. Olympe et Thézan, qui avaient couché chez Mme de Xivry, prirent place tout en haut des gradins, d'où ils découvraient une vue magnifique sur l'immense ellipse bruyante d'une foule joyeuse.

 

- Paraît qu'il y a plus d'un million de personnes, dit un de leurs voisins comme ils s'installaient.

 

Un général, ayant mis l'habit bas pour exhiber des bretelles tricolores, suscita l'admiration de plusieurs rangées, qui se retournèrent en murmurant d'enthousiasme ; mais de part et d'autre d'Olympe, des bourgeois en habit "prune de Monsieur" ou "marron d'Inde" leurs bas chinés de bleu et de gris correctement tirés, se tenaient raides en prisant dans des tabatières de corne, avec des grâces apprises rue Culture Sainte-Catherine, tandis que mesdames leurs épouses, se redressant sous le buste du corset, fièrement attifées et plus vaniteuses que des duchesses à tabouret, abritaient leurs vertueux maris de parapluies découpés en côtes, comme des melons qui auraient été aux couleurs de la Nation. Pendant que tonnaient les canons des batteries disposés le long de la Seine, on vit défiler, tout en bas, les habits rouges des Gardes Suisses, le Roi, la famille royale, M. de Lafayette sur son beau dada blanc, qu'il savait très bien faire cabrer, la Garde Nationale, menaçante comme un épicier qui s'apprête à découper de la morue sèche. Puis des enfants de chœur, faisant tournoyer des encensoirs, s'avancèrent derrière des bedeaux qui soufflaient dans des serpents, instruments typiquement ecclésiastiques, et leurs écharpes aux trois couleurs pendaient sous le crachin. Les trombones, les roulements voilés des tambours firent battre à l'unisson ces centaines de milliers de cœurs bourrés de civisme ; on entonna des cantiques qui hésitaient entre la tyrolienne et le Noël patoisant ; un évêque défroqué et boiteux bâcla une espèce d'office, se pinçant les lèvres pour ne pas pouffer de rire, tandis que les drapeaux des bataillons parisiens frissonnaient d'une émotion sacrée.

 

- Celui-là, expliquait à sa femme le voisin d'Olympe, qui dans son animation lui défonçait les côtes à coups de coude, c'est Saint-Marcel : un paysan armé d'une faux y marche fièrement contre un noir château : "Mort ou Liberté !" Le coq debout sur un affût qui chante "Je veille pour la Patrie", c'est le Prieuré de Saint-Martin des Champs. Celui des braves Feuillants est plus loin vers la gauche : il y a dessus... je crois... "La France Dégénérée" - Euh ! Je veux dire : "Régénérée", avec un faisceau de licteur entouré de branches de chêne, un arbre très utile pour faire du feu... Plus loin encore, le Bataillon de Popincourt : "Un roi juste fait le bonheur de tous". Comme c'est émouvant ! Et les Gravilliers, Saint-Médard, la Ville-l'Evêque, le Faubourg du Roule, Saint-Germain l'Auxerrois... Veux-tu la lunette, ma bonne ?

 

Et il se mit à croquer un morceau de saucisson, qui répandait une odeur d'ail, pendant que la cérémonie avançait vaille que vaille, à coups de sacristineries patriotiques.

 

 

 

Un jeune homme de mauvaise mine, faisant serrer les jambes en se glissant dans les rangs, vint dire un mot à l'oreille de Thézan, qui se leva comme un chien qu'on siffle.

 

- Il faut que je parte, confia-t-il tout bas à Olympe.

 

Le jeune homme à l'élégance de mauvais goût la regardait curieusement.

 

- Attends-moi en bas, Pelle-Noire.

 

- Comment, Alphonse, vous n'allez pas me laisser seule, dans cette foule.

 

- Il le faut, ma chère amie : je ne serai pas longtemps absent.

 

- Ah, c'est trop fort ! Vous allez m'abandonner, de nouveau, comme pour Lucile ?

 

A une représentation de cette comédie, dans l'hiver, Thézan avait oublié de venir la prendre à la sortie, et elle était restée là, seule dans la nuit et la boue du boulevard Bonne-Nouvelle, parmi les fiacres qui sifflaient l'air célèbre : "Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ?" Elle avait du retourner seule au quai, en pleurs, c'était un de ses souvenirs les plus amers.

 

- Je vous promets de venir vous chercher à la fin de la cérémonie : attendez-moi à la sortie du pont de bateaux en regardant vers Chaillot.

 

- Avec le monde qu'il y a, nous ne risquons pas de nous retrouver !

 

Il haussa les épaules, ayant horreur des scènes en public. Comme il partait, elle dit :

 

- Oh, Alphonse, ce n'est pas bien, pas bien !

 

Mais il ne se retourna pas. Elle resta assise, envahie par le froid, les yeux brouillés de larmes, ne voyant plus rien, et quand elle émargea de sa douleur, la cérémonie s'achevait : très loin, en bas, les groupes officiels se dissolvaient dans les hymnes ; la foule quittait lentement les gradins, en devisant. Elle descendit machinalement, la dernière, longea sans les voir des groupes de Forts de la Halle avec leurs immenses chapeaux blancs et leurs tailloles rouges ou bleues qui serraient leurs larges pantalons ; des marins en chapeaux de cuir ciré et souliers vernis s'envoyaient des bourrades en tirant sur des brûle-gueules, leurs cheveux tressés et graissés ramenés en nattes sous la boucle. Des Savoyards firent à son passage des plaisanteries qu'elle n'entendit pas. Des porteurs d'eau se débarrassaient de leurs seaux cerclés de cuivre, tandis que des colporteurs en lévites vertes criaient le compte-rendu de la cérémonie. Au passage de jardiniers, portant sur un brancard drapé de bleu un énorme chou flanqué de pommes, de poireaux et d'aubergines, la foule applaudit. Ils portaient à l'épaule des bêches enrubannées et leur musique de flageolets jouait des airs d'Annette et Lubin.

 

 

 

Au pont des barques, Thézan ne parut pas. Les canonniers nettoyaient leurs pièces, allumaient des pipes, tandis que le bronze des 12 et des 24 resplendissait sous le soleil pâle qui brillait entre les ondées. Après ces quelques salves, et dans la bonne volonté commune, la révolution était terminée ; les gens rentraient chez eux, convaincus d'en avoir assez fait. Appuyée contre un poteau, Olympe regardait s'écouler vers les guinguettes de Chaillot la masse joyeuse, dont la gaîté lui faisait ressentir encore plus cruellement sa solitude. Ainsi, unique peut-être dans cette foule, elle était seule. Thézan avait toujours mieux à faire que de demeurer avec elle. Toutes les femmes qui défilaient, petites bourgeoises ayant un soupçon de rouge, femmes du peuple à la voix haute, caillettes vêtues de clinquant, grandes dames sans apprêt, toutes étaient accompagnées de leurs maris, de leurs amis, de leurs enfants ; elle seule, dans sa robe bleue toute neuve sur laquelle perlait l'eau de pluie, avec son bouquet qui se fanait, n'avait personne à qui appuyer son bras. Elle était parée comme pour un mariage, mais le promis s'était enfui.

 

- Pardon, citoyenne ! lui dit un jeune homme qui lui avait pris le bras. En la voyant pleurer, il la laissa, décontenancé.

 

Elle suivit les quais, se cognant dans les groupes qui remontaient du Palais-Bourbon, ne voyant rien, obsédée par cette pensée : Thézan ne viendrait plus.

 

 

 

C'était bien la peine d'avoir passé tout ce temps au Désert à se faire elle-même ce costume pour lui plaire : il l'avait à peine remarqué. Elle ne se demandait même pas s'il était allé retrouver une autre femme. Tout lui était égal, à présent. Les quais se vidaient ; des voitures roulaient souplement sur le pavé gras. Des capucins passèrent, barbe au vent, le long d'un mur de clôture où s'égouttaient des peupliers. Ils marchaient bras-dessus, bras-dessous avec des hussards de Chamborant qui tenaient d'une plaisanterie de la reine la couleur bure de leurs dolmans.

 

Tout le monde se hâtait vers les bals, les foyers chauds, la joie calme et familiale ; c'était la Fête de la Fraternité. Elle n'avait ailleurs où aller que la petite mansarde vide et froide du quai Malaquais.

 

Sous les arbres de l'Esplanade, des invalides en habits bleus à boutons de cuivre, le revers orné du médaillon rouge de vétérance aux deux épées croisées, trinquaient sur des tréteaux en plein vent avec des officiers qui avaient été leurs soldats, dans le temps. Une chanson de petite fille, obsédante, courait dans la mémoire d'Olympe :

 

 

 

En revenant de noces,

 

J'étais bien fatiguée,

 

Auprès d'une fontaine,

 

Je me suis reposée.

 

 

 

Ah je l'attends, je l'attends, je l'attends,

 

Celui que j'aime, que mon cœur aime...

 

 

 

Elle était arrivée au Pont-Tournant des Tuileries, ayant passé la Seine sans s'en apercevoir. Fatiguée, elle s'assit sur la rambarde de pierre et regarda le socle de la statue de Louis XV. Elle se demanda si elle aurait la force de héler un fiacre pour se faire reconduire.

 

- Chère Olympe ! Depuis que je vous cherche !

 

La voix tonitruante la fit sursauter : quelqu'un perçait les groupes du Cours-la-Reine, faisant retourner les promeneurs ; Gourgane, qui tout de suite s'assit près d'elle, la prit par la main.

 

- Belle fête, hein ? Vous n'avez pas idée du chemin que j'ai dû faire pour vous retrouver... Enfin, nos malheurs sont terminés ! dit-il d’une voix de stentor. Toute cette ville barbotant dans la gadoue, quel symbole ! Vous avez vu défiler ces cornichons ? Ca fait penser aux bocaux de vinaigre d'où ils n'auraient jamais dû sortir !

 

- Vous allez vous faire écharper, dit Olympe, souriant à travers ses larmes.

 

- Moi ? Pourquoi donc ? Il ferait beau voir... Qu'avez-vous ? Un gros chagrin ? Votre oiseau des Iles s'est envolé ? Mais c'est que je ne veux pas voir pleurer ces miroirs de l'amour ! Regardez-moi ça, lui glissa-t-il dans l'oreille : quelle foiridon ! Il n'y manque que les chevaliers de la manchette avec une fusée volante (excusez l'expression) visant deux nuages rebondis, et la devise : "In medio voluptas"... Et le bataillon des pensionnaires de la rue Saint-Jean-Saint-Denis précédé de la banderole : "Un de perdu, dix de retrouvés !" Ou alors : "Ousqu'y a d'la gêne, y a pas d'plaisir” ! Qu'en pensez-vous ?

 

Olympe éclata de rire malgré elle à ces plaisanteries si peu convenables.

 

- Vous voyez ? Ne dites pas non, vous avez souri... Que diriez-vous d'un petit repas, vous et moi, à Mousseaux ? En cabinet particulier ? Non, c'est un peu capitaux - et puis, si usé ! Voyons : quelque chose d'adapté à ce beau jour de réconciliation nationale? A propos ! Il faut que je vous embrasse.

 

- Mais nous n'étions pas brouillés, dit Olympe.

 

- Alors pourquoi pleurer ? Ah, je devine : l'émotion populaire, les lampions ; je le sais par expérience : c'est contagieux. Enfin la plus grande sensibilité se donne libre cours ; on pleure maintenant en public avec joie et reconnaissance... ces transports sont la nouvelle forme du bonheur ! Je viens de voir mon coquin de notaire pleurant de joie dans un vaste mouchoir à carreaux au milieu de sa petite famille, entre vingt et trente personnes, excusez du peu ! Il formait à lui seul, à la tête de sa progéniture vraie ou supposée, une députation complète, le vertueux Dupont-Prudence... Il devait représenter l'Heureux Père, d'après quelque croûte de Greuze... Il en avait tous les gestes ! Où voulez-vous aller, belle éplorée ?

 

- Au Pré Saint-Gervais, pour vous punir, puisque vous vous moquez des plaisirs de ces braves gens.

 

- Moi, me moquer ? C'est que je les respecte, tout au contraire ! Diable, c'est qu'ils sont beaucoup ! On ne peut pas les calotter tous, ça demande réflexion ! Bertrand, Raton, venez là !

 

Une calèche s'avança : les deux négrillons, Tom et Timo, avaient changé de vêtements en même temps que de nom ; mais les habits bleu national, sans le moindre galon, dont Gourgane les avait affublés, ne les faisaient pas rire du tout.

 

 

 

Placé comme il l'était dans les alignements d'hommes en armes, Bance, gelé, morfondu et mécontent, le fusil pesant le long du bras, ne voyait strictement rien de la belle cérémonie. Il recevait la pluie sur son chapeau, et pensait que les heures passées par sa mère à repasser son habit de garde national étaient bien du temps perdu. Par la masse de ses cheveux noués en catogan, la pluie lui dégoulinait dans le collet, puis le long du dos, et il aggravait sa mauvaise humeur. Si encore il avait eu près de lui quelqu'un avec qui plaisanter ! Mais ce tire-au-flanc de Basset s'était fait affecter à la guérite près de l'arc-de-triomphe en bois, sous lequel défilaient les fédérés provinciaux. Là, le cheveu poudré, il se réjouissait des trombines bretonnes ou bressannes, lorgnait les belles, et leur flanquait du "citoyenne" en pleine figure, bien abrité, assis, et un verre de vin en permanence à sa portée.

 

- Certains, pensait Bance mélancoliquement, ont de la chance en tout.

 

Basset faisait des jeux de mots de plus en plus pitoyables : la veille, comme ils comptaient des boules de pain pour la section, sous le cloître Saint-Séverin, ne lui avait-il pas dit:

 

- Vas-y, fais des rations, c'est la fête !

 

Et c'est à des êtres pareils qu'échouaient les meilleures places ! Pire : Cécile avait ri aux éclats des calembours de Basset, ce qui avait indisposé Bance, qui s'était bien promis de ne plus amener la jeune fille à sa section, ni de lui faire retrouver le peintre. Ils s'étaient d'ailleurs, disputés, à ce sujet : Cécile le trouvait "ours". La quittant, furieux, il avait décidé de ne pas la revoir de sitôt. "Quel droit avez-vous à être jaloux ?" lui avait-elle demandé. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas.

 

Mais la perspective d'avoir à déjeuner rue Séverin en grand apparat avec ces assommants notaires de Senlis l'effraya de nouveau. Il fallait à tout prix inventer un prétexte pour ne pas rentrer. Cependant, après trois mortelles heures d'orphéonades, de chants vaguement liturgiques et de serments repris en chœur (sauf par lui, qui ne desserra pas les lèvres), il y eut une éclaircie dans son sort : tout le monde quitta les gradins et organisa une vaste farandole sur le terrain boueux ; il put ainsi se dégourdir les jambes et abandonner son fusil contre la palissade.

 

 

 

La plus folle gaîté régnait maintenant dans cette énorme foule, et Bance ne regrettait plus de n'avoir pas été de garde à la porte. Des filles venaient séparer les mains des fiers guerriers de dix-huit ans, s'intercalaient pour sauter les flaques d'eau en une ronde immense qui tournait dans les éclaircies de soleil et les soudaines ondées. Mais Bance lâcha à la fois les deux mains qu'il tenait pour se précipiter vers une jeune fille qui courait en avant d'un groupe : il avait reconnu Cécile. Cette fois, malgré leur dernière dispute, il ne la lâcherait plus.

 

 

 

Cécile riait d'être entraînée. Dépeignée, son chapeau pendant par la bride dans son cou, elle s'amusait, après un sursaut de quant-à-soi. C'est de façon irraisonnée qu'elle avait couru vers Bance, abandonnant le groupe des petits-maîtres, qui l'agaçaient de leurs sarcasmes continuels. De temps en temps, elle avait envie de secouer la morgue qui allait si mal à son âge, qui l'ennuyait, mais qu'elle croyait indispensable à son maintien. Elle courait comme un cheval échappé ; il lui était bien égal que sa mère et Sélincourt la voient. Elle était à mille lieues d'imaginer que cette vue leur aurait fait plaisir. Quant à Bance, plus amoureux que jamais et fier pour une fois d'avoir osé quelque chose, le seul contact de la main de Cécile le mettait au comble du bonheur.

 

 

 

- Pourquoi ne me croyez-vous pas, Olympe, quand je vous dis que je vous aime ? demandait Gourgane, la bouche pleine, en découpant la soi-disant matelote d'anguille aux oignons qu'on leur avait servie d’autorité, avec un demi setier de vin vert et un melon anémique.

 

- Je vous l'ai déjà dit, dit Olympe en roulant une boulette de mie de pain : parce que j'aime Thézan.

 

- Mais enfin que lui trouvez-vous ? demanda Gourgane avec un étonnement peu feint.

 

- Deux cabots avec des pleurants, deux ! cria le garçon en se faufilant entre les tables.

 

- Il n'est rien, personne, dit-il en se renfonçant sur sa chaise d'osier pour la regarder de plus loin. "Des riens, des airs, du vent, en trois mots le voilà", Le plus, il vous abandonne sans balancer dans une foule de malandrins...

 

Pour soulager son cœur, elle lui raconta naïvement l'histoire du complot échoué de Monsieur, la louche maison de santé du Petit-Vaugirard... Il en leva les yeux au ciel, de commisération.

 

- Et vous travaillez pour ces gens-là ! Encore, vous m'auriez dit : "Je travaille pour le Roi de Prusse", j'aurais compris. Mais pour le comte de Provence... Tenez, votre Thézan me navre, profondément. Et vous me faites de la peine.

 

- Sans doute, dit Olympe embarrassée, mais je l'aime, c'est ainsi.

 

- Trois entrecôtes qui courent ! cria le garçon.

 

- Comment pouvez-vous dire ça ? On n'aime pas quelqu'un qu'on n'estime pas... Pourquoi ne m'aimez-vous pas, moi, par exemple ? J'ai des droits à l'affection de mes semblables... Est-ce que je ne vaux pas généralement mieux qu'eux ? Si, naturellement, tout le monde est bien d'accord... Ne riez pas, ce n'est pas drôle du tout... Ecoutez-moi, Olympe, nous allons faire tous les deux une fédération, puisque c'est la mode. Je suis seul au monde (orphelin, pour ainsi dire), j'ai de l'argent, un titre, si ça vous amuse... Vous aussi, vous êtes seule au monde, avec une tante acariâtre, un amant volage, qui vous en fera voir de toutes les couleurs, si vous ne le lâchez pas. Soyez raisonnable : partez avec moi, Olympe, ne serait-ce que pour votre propre sauvegarde. L'éclaircie que vous voyez aujourd'hui est trompeuse : ce pays sera bientôt à feu et à sang. Croyez-vous qu'on puisse raccommoder une société ruinée à coups de constitutions fumeuses, comme autant d'emplâtres sur une jambe de bois ? Comment pouvez-vous croire un instant que Thézan, qui est si instable, deviendra un jour un modèle de fidélité ? D'où pensez-vous tirer le moindre argent ? Olympe, répondez-moi.

 

- Je ne sais pas... Vous m'affolez... Laissez-moi réfléchir.

 

Elle jouait avec sa fourchette, grattant la nappe usée de cette guinguette en plein vent, pleine de bruits et de chansons. Aux tables voisines, on en était au dessert ; des ébénistes du faubourg se levaient et poussaient des chansonnettes qu'ils détaillaient avec cœur, où il était question de fédération et d'amitié indéfectible. Tout ce que disait Gourgane, Olympe, le regard perdu, pensait qu'elle se l'était déjà dit cent fois, mais elle aimait toujours Thézan, et n'avait que de l'amitié pour ce marin si sûr de lui. Elle le trouvait brutal, sans mystère ; de la désagréable impression d'aventurier qu'il lui avait fait le premier soir chez Mme de Xivry, il lui restait une défiance. Pourtant, elle regrettait que jamais Alphonse ne lui ait parlé si carrément.

 

- Serais-je sottement opiniâtre ? pensa-t-elle.

 

Le garçon, qui débarrassait, voyant Olympe songeuse, prit avec Gourgane un air familier ; il en fut pour ses frais.

 

- Qu’as-tu à traîner, imbécile ? Rembarque ces fioles.

 

Comme il s'en allait, Gourgane le rattrapa.

 

- Viens là... Prends ça, c'est ma semaine de bonté.

 

- Je n'étais pas offensé, monsieur, dit le garçon.

 

- Ca ne fait rien, ce sera pour la prochaine fois. Portes-nous des glaces.

 

- Il n'y en a pas, bien sûr, dit le garçon, atteint ce coup-ci dans son orgueil professionnel. Des glaces au Pré Saint-Gervais !

 

- Du café, alors. Olympe ? dit Gourgane avec douceur quand il eut disparu.

 

- Je ne sais pas encore... Je ne peux vous répondre tout de suite. Il faut que je réfléchisse.

 

- Quand me répondrez-vous ?

 

- Dans quatre jours, le 18, à midi.

 

- Où donc, Olympe ?

 

- Comme aujourd'hui, au Pont-Tournant des Tuileries.

 

 

 

(1)     : Madame : Marie-Joséphine Louise de Savoie, Comtesse de Provence. Epouse de Monsieur, Comte de Provence, futur Louis XVIII, frère de Louis XVI.

 

(2)      : La Tante Gourbillon : Marguerite, lectrice de Madame

 

(3)      : Monsieur : Comte de Provence, futur Louis XVIII et frère de Louis XVI.

 

(4)      : Favorite de Monsieur.

 

(5)      : Marie-Thérèse de Savoie, sœur de Madame, et épouse du Comte d’Artois, futur Charles X, et frère de Louis XVI.

 

(6)      : Comte d’Artois, futur Charles X et frère de Louis XVI.

 

(7)      : Haquet : charrette étroite, longue et sans ridelles.

 

(8)      : Tarbouch : bonnet rouge qui porte un gland de soie bleue, d’origine turque.

 

(9)      : Cadi : juge musulman qui remplit à la fois des fonctions civiles et religieuses.

 

(10)  : Quibus : argent.

 

(11)  : Aitres : terrain libre servant de cimetière autour d’une église.

 

(12)  : Sébile : bol avec ou sans manche.

 

(13)  : Regrattiers : revendeurs de seconde main.

 

 

 

 

 

FONTSAGUETTE

 

 

 

SECONDE PARTIE

 

L’EMMIGREE

 

 

 

 

 

PETIT VOYAGE DANS LE MIDI

 

 

 

Sur la grève de la Seine, Thézan ralentit le pas, et malgré sa souffrance, appuyant le pommeau de sa canne contre son menton, il se força à regarder d'un air d'intérêt, au-delà du fleuve, les lointains bleuâtres de Chaillot. L'air s'échappait en sifflant de ses poumons, et sous son chapeau à l'androsmane, ses tempes, après sa longue course, battaient à tout rompre. Par un suprême effort de volonté, il parvint à ne pas s'évanouir.

 

- Entendez-vous, monsieur ? dit le tondeur de chiens, qui, assis sur sa caisse, tondait un caniche en lion.

 

- Quoi donc ? dit Thézan avec difficulté.

 

- La fusillade !

 

- Quelle fusillade ?

 

- Eh ! Les coups de fusil, là, donc ! dit le tondeur de chiens impatient en haussant les épaules. Ca vient du Champ-de-Mars. Tu n'as pas entendu, toi, le Millionnaire ?

 

- Oh, moi, j'entends jamais rien, dit le joueur d'orgue à barbe blanche.

 

- Pas moyen de discuter, grommela l'artiste en caniches.

 

 

 

Thézan s'éloigna lentement. L'air humide le remettait peu à peu, et le coup de crosse en pleine poitrine lui faisait moins mal ; il ne respirait plus en sifflant comme tout à l'heure, après la charge de la garde nationale. Encore heureux qu'ils n'aient pas trouvé son pistolet, ou il aurait été fusillé sur le champ. Quel malheur d'avoir manqué cette canaille de Lafayette ! Il y avait décidément une fatalité de la malchance, car il était presque impossible de rater quelqu'un de si près.

 

- Alors, mon prince ? dit une voix joyeuse près de lui. Comme vous êtes pâle ! Qu'est-ce que vous avez ?

 

- Un coup de crosse dans la poitrine, articula le chevalier.

 

- Je vois... Vous avez besoin d'un bon coup de sacré chien ; j'appellerais bien un rogomiste ! [1) Mais que je suis bête : ça nous ferait remarquer. Tétez-moi ça : heureusement que le petit Pelle-Noire a toujours sur lui ce qu'il faut pour les dames qui tournent de l'œil !

 

Et tirant de sa poche une fiole d'eau-de-vie, il la tendit au chevalier ; comme il se hâtait de l'ouvrir, un pistolet gravé et deux fort belles montres tombèrent dans le sable.

 

- C'est mon pistolet, dit Thézan.

 

- Je crois bien ! J'ai vu quand vous l'avez jeté après avoir tiré le grand flandrin ! C’est dommage que vous l'ayez manqué.

 

- Et ces montres ?

 

- Ah, ça... C'est comme qui dirait des héritages que les bourgeois refroidis m'ont tacitement remis, mon bon monsieur...

 

- Il en est tombé beaucoup ?

 

- Comme des mouches ! Ca ferraillait de partout comme à la Foire du Trône... sauf que ceux qui sont tombés sont bien morts ! Tir à balles réelles ! Cet enflé de Chenu s'est tiré comme un daim, quand il a vu ça, et j'ai même perdu le patron (3). Mais je sais où les retrouver : on me sème pas comme ça... Vous voulez mon avis ? C'était mal goupillé, encore une fois ; comme émeute, j'ai vu mieux, dit Pelle-Noire avec un air dégoûté.

 

- Est-ce qu'on pouvait se douter que la garde nous tirerait dessus ?

 

- Je n'aurais jamais cru les démocrates si lâches !

 

- Oui, c'est comme un sort... Mais allez donc, l'occasion se représentera de déglinguer leur général d'opéra, si ça vous chante ! Savez ce que vous allez faire ? Rentrer tranquillement chez vous, comme un rentier qui se la coude douce, à la promenade matinale... Là, doucement, n'ébréchons pas la porcelaine. Donnez-moi le bras, j'aurai l'air d’être votre confident et que vous auriez une peine de cœur. Je vas vous raccompagner un brin. Prenons pas de fiacre, s'il vous plaît ; c'est mouchard et compagnie.

 

 

 

Après tout, pensait Thézan en regagnant l'hôtel de Xivry, je suis bien bête de m'en faire : puisque la deuxième tentative de soulèvement a échoué, je vais donner ma démission à Monsieur.

 

Il repensait aux dernières paroles, pleines de bon sens, de Pelle-Noire :

 

- Pourquoi vous bossez tant et plus pour vos patrons ? Vous serez bien avancé, quand vous serez au cimetière de Picpus et qu'eux rouleront carrosse... Un carrosse dont vous leur aurez ouvert le marchepied ! Allez, légitime ou pas, y a encore que l'artiche dans la vie, moi, je connais que ça !

 

Cette critique pittoresque du métier de provocateur, faite par un voleur, ne manquait pas de piquant. En riant, il monta l’escalier, s'arrêtant à chaque marche. Sa poitrine était toujours douloureuse ; une sensation d'étouffement sourde, diffuse.

 

 

 

- Qu'avez-vous ? dit Olympe alarmée quand elle vit l'énorme tache bleue sur la poitrine.

 

Comme elle cherchait de l'eau des Carmes, il inventa un mensonge : le timon d'une charrette l'avait heurté dans la Cour des Messageries ; les postillons ne font attention à rien.

 

- Pourquoi mentir, Alphonse ? dit Olympe hors d'elle. Croyez-vous que je ne sache pas ce que vous faites, avec ces gredins qui viennent vous chercher en pleine Fête de la Fédération ? Me prenez-vous pour une idiote ? Je vous ai fait entrer chez Monsieur pour que vous ayez une situation stable, qui assure notre avenir, et tout ce que vous trouvez à faire c'est monter des émeutes ! Et pour qui ? Pour quoi ? Pour des gens qui se moquent de vous comme d'un hanneton ! Je regrette bien de vous avoir fait entrer chez le Comte de Provence ! Mais ça ne va pas se passer ainsi...

 

Elle sortit en claquant violemment la porte de la mansarde.

 

 

 

- Je suis majeure, madame, dit Olympe posément. J'ai 25 ans.

 

- Il n’y a pas de majorité pour les filles, dit Mme de Gourbillon.

 

Sous le haut plafond des Tuileries, elle regardait sa nièce de ses yeux jaunis, ses mains bien à plat sur ses genoux. Elle ajouta, insolemment :

 

- C'est pour me dire cela que vous venez me déranger dans ma charge ? Il y a des mois que je ne vous ai vue.

 

- C'est que je veux me marier, Madame.

 

- A merveille ! Je suis flattée de l'apprendre, après tout le monde, sans doute... Et avec qui, s'il vous plaît ?

 

- Avec M. de Thézan, dit Olympe d'un ton uni.

 

- Peut-être consentira-t-il à me demander votre main ? Ou est-ce aux filles à faire les avances ? On voit tant de choses, aujourd'hui... Vous savez que je suis votre plus proche parente, et que vous avez besoin de ma permission écrite... Et qu'il faut, de plus, une décision de conseil de famille ?

 

- C'est pourquoi je suis décidée en même temps à demander les comptes de ma gestion de tutelle.

 

- Vraiment ! Trop aimable. C'est magnifique ! Si je m'attendais à ce qu'un jour ma nièce... Quand mon pauvre frère - commença Mme de Gourbillon avec lenteur, pour se donner le temps de préparer son homélie - quand mon pauvre frère s'est tué dans ce fâcheux accident, j'ai été nommée votre tutrice, à mon corps défendant, croyez-le bien ! J'ai fait toute ma vie tout ce que j'ai cru de mon devoir, afin que vous n'ayez rien à me reprocher. Je vous ai fait donner une éducation au-dessus de tout éloge ! Mais je n'aurais jamais imaginé qu'un jour vous auriez l'outrecuidance de me demander des comptes ! Je devrais pourtant être habituée : l'ingratitude, c'est toute ma vie. Quand vous êtes sortie du couvent des Feuillantines, et que je vous ai prise à la cour de Son Altesse Royale...

 

Olympe connaissait le refrain : elle l'entendait depuis dix ans. Avec les meilleures intentions du monde, Mme de Gourbillon, par son caractère exécrable, gâchait tout ce que son cœur lui dictait pour sa nièce. Il était exact qu'elle l'avait élevée, et mieux que si ses propres parents se fussent occupés d'elle. Il était exact que l'éducation qu'elle lui avait fait donner l'égalait aux femmes les plus cultivées. Mme de Gourbillon n'avait rien négligé pour former son goût, ses manières : mais elle lui faisait porter son caractère comme un joug.

 

Elle remarqua, comme chaque fois qu'elle se dédiait une colère (avec un infini plaisir) que Mme de Gourbillon disait : "mon pauvre frère", et jamais "votre père" : même les morts lui appartenaient. De plus, bien que les parents d'Olympe se fussent tués ensemble en boghei, Mme de Gourbillon omettait régulièrement de citer sa belle-sœur, la mère d'Olympe, cette intruse, cette étrangère, qui avait eu l'audace d'entrer dans l'orgueilleuse famille de Gourbillon.

 

Le parallèle sur l'ingratitude et la reconnaissance se terminait généralement par un éloge de Mme de Gourbillon par elle-même. Elle était, on le savait de reste, car elle le rappelait dans tous ses discours, la lectrice, la confidente, l'amie intime de S.A.R. la comtesse de Provence, belle-sœur du Roi. Qu'était Olympe, près de ces splendeurs ? Peu de chose. Une orpheline. Sans dot. Sans moyens d'existence... Mais Mme de Gourbillon trouva un argument neuf, une conclusion tout-à-fait pittoresque et inattendue : la vie, qu'à n'en pas douter, Olympe menait avec ce... comment ? Ce mirliflore ? Pesant ? Ronflant ? Elle ne se souvenait plus de son nom.

 

- C'est justement pour faire cesser cette situation scandaleuse que j'ose vous demander la permission de me marier, Madame, dit Olympe, à qui la moutarde montait au nez, car les soucis de moralité avaient été jusqu'ici le cadet des soucis de sa tante, habituée à l'indulgence des mœurs de la Cour.

 

- Oui, eh bien, vous ne l'aurez pas, M. de Thézan ne me convient nullement. J'ai d'autres vues sur vous : avec l'appui de Madame, je compte vous faire entrer dans un chapitre de chanoinesse.

 

Malgré sa colère, Olympe éclata d'un rire intempestif. Chanoinesse !

 

- Justement ! dit Mme Gourbillon, furieuse. Et vous allez quitter immédiatement ce freluquet, ou je vous fais embastiller !

 

- Pas tant que vous aurez besoin de lui pour le faire tuer, dit Olympe en se rapprochant de sa tante et lui parlant à l'oreille pour que les domestiques, qui commençaient à tournicoter dans la pièce, n'entendent pas.

 

La lectrice de Madame demeura sans voix.

 

- Pour le faire tuer, je veux dire : au profit de Monsieur ! J'ai des preuves !

 

            Et se levant rapidement, elle traversa la salle et dévala le grand escalier, toute guillerette. Alors, ayant ravalé toute morgue, Mme de Gourbillon courut derrière sa nièce.

 

- Olympe ! Revenez ! Je le veux !

 

Mais Olympe ne se retourna pas. Comme elle allait franchir les grilles du Carrousel, un valet de pied la rejoignit, tout essoufflé.

 

- Mademoiselle... Madame désire vous voir.

 

 

 

- Mon Dieu, mon enfant, comme vous êtes vive ! disait Madame. Quelle mauvaise tête ! Ainsi, me dites-vous, M. de Thézan est malade de la poitrine : eh bien, il faut qu'il aille voir M. Mossel,

 

mon chirurgien. Puis, vous l'accompagnerez dans le Midi pour sa convalescence. J'espère que vous saurez conserver à Monsieur ce loyal serviteur d'une noble cause.

 

- Votre Altesse Royale est trop bonne, dit Olympe en faisant une révérence.

 

 

 

Toute à l'enthousiasme du départ, Olympe avait complètement oublié le rendez-vous donné à Gourgane. Elle ne s'en souvint qu'au cours du voyage, comme la diligence de Toulouse sautait sur le pavé d'Orléans. Elle eut honte, mais la chose était faite. Elle lui aurait bien écrit, mais où ? Elle ne connaissait pas son adresse. Des bribes de la conversation à la guinguette du Prés Saint-Gervais lui revinrent à l'esprit, tandis qu'elle somnolait contre Thézan dans les cahots qui secouaient le lourd véhicule :

 

- Vous êtes seule au monde... Avec un amant volage... qui vous en fera voir de toutes les couleurs !

 

Elle sourit, heureuse : désormais, elle était sûre de son destin.

 

Cependant, Gourgane, au Pont-Tournant des Tuileries, eut tout le temps d'examiner la statue de Louis XV au milieu de la place déserte : Olympe avait manqué le rendez-vous.

 

Il jura comme un templier (on l'entendait jusqu'au Palais-Bourbon). Il prit le ciel à témoin (qui était couvert, ce jour- là) que désormais il serait infidèle aux femmes.

 

- Il n'y a encore que les navires en qui on puisse avoir confiance. A Agde ! A Agde !

 

s le lendemain, il irait prendre le commandement de "La Nouvelle Fraternité". Et, en traversant le Midi, il tirerait au clair, dans l'ex-diocèse de Lavaur, les hiéroglyphes de feu dom Hurlaut.

 

 

 

A travers la vitrine illuminée de la luxueuse parfumerie sous les arcades du Palais-Royal, il regardait Marie-Antoinette. Elle était seule dans la boutique. Les bras levés, le buste moulé dans une indienne bleu glacé à feuillage pourpre, elle tordait à deux mains sa chevelure en renversant la tête : elle se repeignait avant de partir. Elle vit le reflet de Gourgane dans les glaces qui tapissaient les murs et lui sourit.

 

- Que désirez-vous, monsieur ? C'est l'heure de la fermeture.

 

L'intérieur de la parfumerie, chaud et capiteux, contrastait avec le froid des galeries encore désertes.

 

- Insolent ! Voulez-vous me lâcher ! Rachel, Corinne! cria la parfumeuse en se penchant à une sonnette. Sortez, monsieur !

 

Elle lui indiquait la porte du doigt.

 

- J'ai l'impression que les vendeuses sont parties, murmura Gourgane en tournant son chapeau. Si j'osais...

 

- Oser, monsieur ! Vous ne faites même que ça ! Que cherchez-vous ? Peut- être puis-je vous conseiller ? lui dit-elle d'un ton engageant, selon un rite depuis longtemps établi. Du Vétiver ? Non, n'est-ce pas ? De l'Œillet Royal ? De l'Huile Antique, peut-être ? J'en ai de la très douce.

 

- Mon Dieu, je désirerais quelque chose d'assez rare : le "Triomphe de la Reine"...

 

- Moins rare que ce que vous pensez. Monsieur ne fréquente pas les marchands de nouveautés? Voulez-vous, je vous prie, ôter la clenche de cette porte et m'aider à tirer les rideaux ? Je suis à vous dans un instant.

 

Pendant qu'il soufflait les lampes, elle le rejoignit dans l'étalage de flacons.

 

- Qu'est-ce que tu as ? Un chagrin d'amour ?

 

Entre le panneau de la porte et le rideau ponceau, qui n'atteignait pas tout à fait le bas des vitres, ils pouvaient voir tourner les roues des calèches dans la pénombre du soir.

 

LE CONVOI D'ARTILLERIE

 

 

 

Le bruit du charroi réveilla Gourgane. Il ouvrit les yeux, chassa une mouche qui tourbillonnait devant sa bouche, et essuya la sueur qui perlait à son front. Sa montre marquait trois heures, et le soleil dardait d'aplomb sur les murs blancs de la misérable auberge où il avait si mal dîné. Il n'était protégé de ses rayons que par un maigre pampre de chasselas qui ne devait jamais arriver à maturité, vu qu'il devait être brûlé avant par la canicule. Gourgane épongea son cou, et reboutonna son habit. Il avait maintenant les yeux bien ouverts.

 

Pourquoi diable cette compagnie d'artillerie - car ce devait être une compagnie, vu le nombre d'hommes et de chevaux - s'arrêtait-elle dans ce désert poussiéreux qu'est le plateau de la Madeleine ? N'y avait-il pas suffisamment d'auberges à Cahors pour désaltérer tout ce monde, au lieu de venir mettre la citerne du "Petit-Dardant" à sec ? Il compta rapidement les chevaux : quatre par pièce et autant par caisson, à sept canons et vingt et un caissons, cela faisait 112 bêtes, plus douze servants montés par pièce, cela faisait 84 chevaux de plus... une compagnie au grand complet. D’après ce qu'il pouvait voir, les canons, que leurs servants rangeaient méthodiquement face à la route, étaient des pièces de huit : de l'artillerie de campagne. On lisait sur les caissons rectangulaires aux toits pointus : "La Section du Temple". La poussière soulevée par le roulage sur le plateau retombait mollement dans l'air brûlant.

 

 

 

Les cinq ou six officiers qui entrèrent sous la tonnelle n'avaient l'air ni aimable, ni liant. Ayant constaté que la salle commune était envahie d'un nuage de mouches, ils vinrent s’asseoir près de Gourgane, mais manifestement à contrecœur : ils ne paraissaient pas d'humeur à parler. Ils avaient même l'air contrarié de trouver quelqu'un là, et ne répondirent à son salut que par de vagues signes de tête. Leur chef, un capitaine aux yeux bleu-acier, entré après les autres, sourit avec une sorte de crispation et commanda du pivois pour tout le monde. L’hôtelier et ses deux fils, ébahis de voir tant de compagnie, s'affairaient, roulaient sur la rampe de la cave un tonneau que quatre canonniers vinrent enlever prestement, pour emplir les gourdes de tout le monde. Cela aussi frappa Gourgane : la vitesse avec laquelle l'ordre le plus bref, jeté par le capitaine, s'exécutait, sans un mot, sans un retard ; et pourtant les hommes avaient l'air fatigué.

 

 

 

Un autre détail qui le fit réfléchir, c'est la disparité d'âge des canonniers : certains avaient dépassé largement la cinquantaine ; d'autres n'avaient pas vingt ans. La troupe était assez hétéroclite, mais parfaitement homogène.

 

- Compliments, capitaine, dit Gourgane qui s'était remis à son repas interrompu : une salade et un morceau de fromage de chèvre. Je vous félicite de la discipline de votre troupe. On dirait qu'ils n'ont fait que ça de leur vie...

 

- Qu'est-ce à dire ? dit le capitaine.

 

- Rien d'autre que ce que cela signifie, dit Gourgane ; je suis capitaine d'un navire, et j'apprécie les manœuvres soigneusement exécutées.

 

Ces douceurs n'eurent pas l'air de plaire beaucoup aux officiers, qui se regardèrent derrière leur verre de mauvais vin. Jamais Gourgane n'avait vu de grivois aussi renfrognés. Il s'amusait beaucoup. Voyant que sa conversation ne suscitait pas l'enthousiasme, il continua :

 

- Section parisienne, je vois ?

 

- Oui, mais du régiment de Metz, dit le capitaine.

 

- Ah, bien, bien. Vous n'avez pas dû avoir froid, en descendant ?

 

- En effet, dit laconiquement l'officier.

 

Les autres semblaient s'être donné le mot pour ne jamais parler avant leur chef.

 

- Et vous allez loin, comme ça ? S'il n'y a pas d'indiscrétion.

 

- Montauban.

 

Les canonniers, masse bleu-sombre à chapeaux noirs, l'habit liseré de rouge, détenaient les chevaux, les menaient boire dans l'auge de pierre où deux hommes de corvée montaient continuellement de l'eau. Tout en avalant son fromage, Gourgane écoutait le peu de cris et de conversations qui arrivaient jusqu'à lui : tous les mots étaient prononcés avec un fort accent parisien. Pourtant, pensa-t-il, il n'y a pas que des Parisiens au régiment d'artillerie de Metz... Si du moins c'est bien de là qu'ils viennent... Il avait trop sommeil pour continuer son investigation. Saluant les officiers silencieux, il prit son chapeau, et alla s'allonger dans la paille d'une mangeoire, près de son cheval. Ayant quitté sa redingote, il vérifia le chien de ses pistolets, puis s'endormit comme un chérubin. Vers le soir, un grand bruit l'éveilla à nouveau ; par la fente de la porte, il vit le train d'artillerie filer bon vent sur la route.

 

- Il paraît que ces oiseaux-là naviguent même à la noye !

 

Le crépuscule s'étalait, violet, dans le ciel sans nuage. Il sella son cheval et appela l'aubergiste pour lui régler son casse-croute. Mais il attendit que la colonne se fût suffisamment éloignée pour partir.

 

 

 

Le surlendemain soir, passant le long d'une auberge écartée de la forêt de Grésigne, Gourgane eut la surprise de reconnaître sous les arbres la compagnie d'artillerie, à laquelle il ne pensait plus.

 

- Ils m'avaient pourtant dit qu'ils allaient à Montauban, et je les vois sur la route de Gaillac ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'ils ont changé de route à Caussade.

 

Les canonniers cuisaient leur fricot ; sûres de la tranquillité du lieu, à peine deux ou trois sentinelles montaient-elles mollement la garde, en fumant : cela faisait penser à un cheval qui sent l'écurie. Ces gens ne devaient pas être très loin de leur point de chute. Ayant attaché silencieusement son cheval à un arbre, Gourgane revint jusqu'au bivouac : il voulait en avoir le cœur net ; l'avant- veille, à la Madeleine, entendant démarrer les caissons, il lui avait semblé qu'ils faisaient un bruit bien métallique, pour transporter des gargousses de poudre.

 

Il arriva à soulever un couvercle. Pour le bruit métallique, il ne s'était pas trompé : le caisson était plein à ras bord de fusils. Il devait y en avoir plusieurs centaines. La fausse compagnie d'artillerie était un convoi déguisé de trafiquants d'armes !

 

Cela lui expliqua le langage si insolite des narquois ; ce n'étaient pas des soldats, ni des marins bretons, comme il avait cru un moment, mais des voleurs ! Voilà pourquoi ces gens s'arrêtaient dans des lieux écartés ! Ils devaient avoir des papiers parfaitement en règle, mais préféraient éviter de les montrer... Il sentit que s'il était pris, sa vie ne vaudrait pas cher. Déjà les bêtes des attelages, sentant son cheval, hennissaient. Rentrant sans bruit dans le couvert, il fila, profitant du bruit du bivouac.

 

 

 

Dans l'ombre chaude des mûriers, Gourgane suivait de loin le convoi d'artillerie. A vrai dire, il n'en suivait qu'un tronçon, car la compagnie s'était scindée en deux à la sortie de Graulhet ; il avait pu voir cela d'une petite fontaine froide où il faisait boire sa monture avec précaution. Le village était désert sous la chaleur, et le roulement lourd du charroi n'avait fait paraître aux fenêtres que quelques têtes de vieilles embéguinées de dentelles douteuses et corsetées de jaunâtre. Pendant que le cheval buvait à longs traits, le capitaine, les yeux mi-clos, observa qu'une partie du train filait vers Castres à travers les collines de Lautrec, tandis que l'autre partait à fond dans la campagne poudroyante : c'est celle-là qu'il préféra suivre.

 

- Assez, Pompon, tu as assez liché !

 

Et flattant l'encolure du cheval, il s'engagea à son tour dans les collines où rodait le vent d'autan.

 

 

 

Toute poussière avait disparu, et il se trouvait maintenant au pied d'une butte où se dressait un village, avec son église de briques roses, si commune dans le Vaurais (4). Le vent faisait onduler un champ de blé qui montait à l'assaut des maisons. Gourgane était désorienté. Un bras de poteau, à moitié déteint par les pluies, désignait une direction : Saint Paul Cap-de-Joux. Plutôt que d'aller encore galoper dans cette campagne brûlante, il préféra monter dans le hameau. Peut-être, là, quelqu'un le renseignerait-il sur la disparition du convoi.

 

- On se croirait au château de la Belle au Bois Dormant, pensa-t-il.

 

Il n'y avait nul bouchon (5) pour se désaltérer. L'église était seule dressée au milieu de la place comme un décor de quelques maisons basses, sans grand style. Le vent d'autan continuait à faire ses fredaines sur les toits. En désespoir de cause, Gourgane accrocha son cheval à la grille d'une statue de la Vierge, la Bonne Dame en zinc levait les yeux au ciel maintenant sombre et couleur d'orage. Il entra dans l'église.

 

 

 

Tout de suite, dans la pénombre du clocher, il vit un gamin qui dormait sur une botte de paille. Il le secoua.

 

- Eh, petit I

 

L'enfant se réveilla.

 

- Comment s'appelle ce village ?

 

- Teyssode, dit l'enfant.

 

Au même moment, la porte du clocher s'ouvrit, quatre bras agrippèrent Gourgane, un bâillon s'appliqua sur ses lèvres, et il disparut dans les ténèbres.

 

LES SOUTERRAINS DE TEYSSODE

 

 

 

 

 

 

- Lou té cal assuca, empeï lou zettaren dins lou pouts, disait une voix dans le noir.

 

- O, amaï pla ! A mé ço qu'aben d'aïguo per béouré, y anan foutré incaro aquel bermo, dit une seconde voix.

 

- Affanaï bous, drollés.

 

Gourgane se sentait entraîné rapidement par sa cravate ; au heurt de ses épaules, il comprenait qu'il se trouvait dans un passage étroit, et à l'odeur de champignon il devina qu'il était dans un souterrain. Du reste, les bandeaux qu'il avait sur les yeux et la bouche l'empêchaient de voir et de crier ; mais il comprenait parfaitement la conversation languedocienne, comme s'il se fut encore trouvé sur le port d'Agde de son enfance :

 

- Il te faut l'assommer, et puis nous le jetterons dans le puits.

 

- Justement ! Avec ce que nous avons d'eau pour boire, nous allons encore y foutre cette vermine.

 

- Dépêchez-vous, enfants.

 

Il comprit que le village n'avait que des citernes, et que sa situation était à peu près celle d'une ville assiégée, pourtant, il n'aurait pas cru, en arrivant au bas de la côte, tomber dans un décor truqué. Il se demanda ce que son cheval allait devenir, dans la chaleur, puis il pensa que ses ravisseurs avaient déjà dû avoir soin de lui. Il se demanda aussi où la colonne d'artillerie avait pu disparaître toute entière. Il n'eut pas à se poser de plus longues questions, car on lui arracha ses baillons : il était dans une haute salle voûtée, éclairée de chandelles, où une vingtaine de chevaux broutaient dans des mangeoires. Plusieurs hommes allaient, portant des seaux d'eau pour les bêtes. Devant lui, un vieil homme au regard droit, en habit gris de chasseur fort élimé, se tenait à côté de trois paysans et d'un soldat qui portait encore son uniforme d'artilleur, bleu liseré de rouge.

 

- Qui je suis ? Belle question ! Le marquis de Sainte-Etrivière.

 

- A la halte du Petit-Dardant, au-dessus de Cahors, vous avez répondu à nos affiliés que vous étiez le capitaine Gourgane, officier de marine.

 

- En effet, c'est aussi mon nom : j'ai été négrier.

 

- Le nom de votre navire ?

 

- "La Nouvelle -Fraternité", un brick actuellement en carénage sur les chantiers d'Agde.

 

- Et vous alliez ?

 

- A Agde, en prendre possession.

 

- Tout seul, sans un domestique ?

 

- Mon Dieu, dans les temps égalitaires que nous vivons, je m'en voudrais d'humilier un citoyen...

 

- D'où venez-vous ?

 

- De Paris.

 

- Vous venez de Paris pour aller prendre livraison d'un brick à Agde, et vous passez par le sud du département du Tarn ! Racontez à d'autres ces boniments.

 

- Ah mais, permettez ! Permettez : si vous avez fouillé les fontes de mon cheval, ce dont je ne doute pas, vous y avez sans doute trouvé un livre pieux : le Liber Collectarum des Chartreux, qui porte un ex-libris du château d'Escoussens, dans le diocèse de Lavaur, précisément...

 

- Et vous alliez rapporter ces ouvrages à ses propriétaires ?

 

- Mais certainement. Aussi mes suis-je dit : tant qu'à faire un voyage onéreux, autant visiter de belles contrées.

 

- En suivant un convoi d'artillerie ?

 

- Simple curiosité ; mais vous savez, entre nous soit-dit, votre convoi pour un œil exercé n'est pas très probant : on ne voit guère de canonniers qui soient de l'âge des vôtres... ni de caissons qui au lieu de poudre renferment des fusils tout neufs de la manufacture de Maubeuge, avec des sabres du Klinghenthal.

 

- C’est pourquoi vous êtes arrêté, cher monsieur : vous êtes trop curieux.

 

- Allons, dit le canonnier en mettant la main au collet de Gourgane et tirant de sa ceinture un couteau catalan tout armé.

 

- Hé là ! Vous n'allez pas me tuer sans jugement    !

 

- Mais vous êtes jugé, dit le vieil homme : vous êtes un espion, et nous allons nous débarrasser de vous.

 

- Mais bon Dieu, la commission pour mon navire ! dit Gourgane. Elle me tient lieu de garantie ! Est-ce qu'un espion est assez riche pour avoir un bateau !

 

Le vieux chasseur réfléchit.

 

- En effet, dit-il. D’ailleurs, vous me donnez une idée. Votre brick peut nous être utile pour faire le trafic avec la reine Marie-Caroline de Naples. Vous allez me signer une lettre donnant commission aux sieurs La Plume et Dridac pour en prendre possession en votre nom. C'est votre seule chance de survie.

 

Gourgane dut s'exécuter.

 

- Emmenez-le dans le corridor de Magrin, Cœur-de-Rose. Inutile de chercher à vous évader : toute la colline n'est qu'un réseau de souterrains qui s'étendent sur plusieurs lieues, et vous seriez infailliblement rattrapé. Ce serait d'ailleurs pour la dernière fois.

 

 

 

UN CHATEAU DANS LES HAUTES HERBES

 

 

 

Au bout de la dure côte de Saint-Affrique, la patache de petit trafic qu'ils avaient prise à Toulouse ralentit pour laisser souffler les chevaux, et c'est au pas qu'elle gagna le relais de l'Auberge-Neuve. Un grand homme sec et brun comme un caraïbe, qui discutait avec le maître de poste vint embrasser Thézan : c'était Joseph, son frère puiné.

 

Olympe respirait avec délices l'air du Midi : elle apercevait, par-delà les frondaisons bien vertes des platanes, les collines dorées par le soleil couchant qui se détachaient sur le fond bleu-marine de la montagne. Pendant qu'on changeait les chevaux, la vue d'un ânier, qui pressait de ses sandales de corde les flancs de sa mule lui montra, ainsi que le crissement sec des insectes dans les arbres, qu'elle entrait dans un autre pays. Joseph et Alphonse montèrent leur malle dans la jardinière qui les attendait à l'ombre de l'auberge, en face d'une croix de fer noir. Dieu merci, la jardinière souple, élégante, était mieux suspendue que la patache. Encore quelques lieues dans la campagne chaude, et ils seraient à Escoussens. L’air embaumait le foin coupé, et les cigales faisaient un bruit énorme, qu'on entendait dans les intervalles où ne tonnait pas le vent d'autan.

 

 

 

- Tu es content de revoir la famille ?

 

- Enfin... dit Alphonse, sans relever l'imperceptible ironie de la question. Et toi, pourquoi es-tu revenu ?

 

- Je m'ennuyais. Le désert blanc, à force, le pemmican, les Indiens et la chasse à l'ours, on s'en lasse. Et puis ici, je trouve ça curieux, cette existence... disons... archéologique. Je ne dis pas que j'y resterai toujours, mais pour le moment, ça m'amuse.

 

Par pudeur, il ne confia pas qu'il avait senti le besoin de revenir dans le pays de ses ancêtres : pourtant, les Indiens avec lesquels il avait vécu dix ans l'avaient très bien compris, sans qu'il le leur dise. Joseph de Thézan était parti pour la guerre d’Amérique, comme guide de la célèbre Légion de Lauzun, d'où le nom qui le désignait dans sa famille : l'Iroquois. Il avait rapporté de la révolution américaine un scepticisme très net sur le fonctionnement de ce bas-monde. La vie de coureur des bois, qu'il avait pratiquée contre  les Anglais aux côtés de nos alliés Peaux-Rouges lui avait plu par sa liberté. Il parlait avec flegme, claquant de la langue pour exciter le cheval, et Olympe le regardait avec sympathie. Ce n'était pas du tout son genre d'homme : laid, le nez en bec d'aigle, la peau tannée, le cheveu rare sous un vieux tricorne déteint, il tirait sur un brûle-gueule ébréché, qu'il n'ôtait de sa bouche que pour cracher. C’était curieux de voir réunis ces deux frères qui ne s'étaient pas vus depuis dix ans, aussi dissemblables que possible. Autant Joseph paraissait âgé, dans son accoutrement pittoresque et débraillé de chasseur aux guêtres de toile usées, autant Alphonse était élégant, serré dans sa redingote rouge, avec son chapeau noir sans un grain de poussière au bout d'un si long voyage, ses souliers à boucle cirés. Cependant, ils avaient la familiarité sans gêne de gens qui se sont toujours connus.

 

Après quelques brèves réflexions sur leurs changements réciproques, la discussion avait passé aux évènements parisiens. La jardinière roulait souplement, sans bruit, dans le bois de la Fournézié, dont les arbres étaient secoués de violents coups de vent.

 

- Si tous les gens qui se gargarisent tant de liberté dans leurs salons filaient dans une forêt enneigée, dit Joseph résumant ses réflexions, avec un chien, des raquettes aux pieds et quatre livres de poudre pour tout trésor, je comprendrais leur vision des choses... La liberté si désirée, c'est la pauvreté et la solitude. Comme une noix : dure à l’extérieur, très bonne à l'intérieur. Mais bien peu veulent se donner la peine de casser la noix : ils veulent la manger sans avoir rien à faire c'est la quadrature du cercle... Sans compter qu'être libre en compagnie de millions de chimpanzés relève de la bouffonnerie : on est libre tout seul, comme son nom l'indique... Vous allez avoir un petit aperçu de la chose au château des Chartreux : j'y suis plus tranquille qu'en famille, où mes frères et sœurs, sans compter les collatéraux, passent leur temps à se bouffer le nez. Je n'ai même pas un valet. Je troque mon pain au boulanger contre un fagot de genêts que je vais lui couper chaque matin dans la montagne. Je fabrique moi-même ma poudre et j'échange les bécasses que j'abats contre le plomb qu'il me faut pour couler mes balles. Vous verrez, mademoiselle, dit-il en se tournant gracieusement vers Olympe, c'est dégoûtant : un vrai ménage de garçons. Escoussens est une des plus anciennes propriétés des Chartreux de Castres. Personne n'y vient jamais, à part dom Capin, le syndic, obligé par sa charge de venir récolter les arrérages de dîme. C'est lui qui m'a donné la clef de cette bicoque : cela lui évite d'y envoyer un Frère pour la garder ; je ne dois rien à personne, et comme ça tout le monde est content. Il y pleut un peu moins que dehors, et, comme on dit, les choses restent "en l'état", c'est-à-dire qu'elles se ruinent...

 

Bientôt, la jardinière, en prenant le tournant de Boisredon, découvrit, drapé dans son manteau vert sombre des contreforts de la montagne, le village se dressant sur sa butte, comme une vue panoramique dans une aquarelle fraîchement lavée.

 

 

 

Qu'on l'aborde de la côte de Boisredon ou de la plaine de la Sioule, le château d'Escoussens est visible de partout. Il dresse sa masse sombre, couturée des cicatrices que lui font huit cent ans de lézardes, dans un somptueux paysage de hêtraies : celles d'Hautaniboul, de Cayroulet et de Montaut. Au Moyen-âge, il protégeait les flancs de la Montagne Noire comme un verrou de sûreté. De son piton il domine toujours la route, énorme serrure dont on a perdu la clef, et qui ne tiendrait plus qu'à la porte désormais béante de la montagne.

 

Ce fut une fière forteresse. Construit sans apprêt, lourd, plutôt grosse maison carrée que demeure de charme, il a épié de ses meurtrières pendant des siècles la plaine brumeuse du Vernazobre. Il a vu chaque année à l'automne se lever les brouillards et les dames blanches de ses prés gorgés d'eau. Derrière lui, vers la route de Carcassonne, qui serpente à flanc de mont vers le Pas-du-Rieu, le Trou Obscur justifie l'appellation que les Romains ont donnée à Hautaniboul : Alta Nebulosa, les Hauts Nuages. Le vent a soufflé en furie contre les murs du château, faisant voler ses tuiles de la génoise à cinq rangs, insigne d'appartenance aux Comtes de Toulouse. Les jours d'autan, un journal jeté dans la cour s'élève haut dans les nuées et file dans le lointain de la Borio-Secco, cette colline dénudée qui dresse son crâne chauve le long de la côte de la Fumade.

 

 

 

Après avoir grimpé les ruelles raides du village, bordées de maisons à pans de bois, ils se trouvèrent sur l'esplanade, au pied des murailles. La jardinière passa sous une poterne de pierre qui fermait les anciens remparts et pénétra dans la cour.

 

Comme l'avait prédit Joseph, en détachant le cheval pour l'amener à une petite écurie basse, il n'y avait personne au château. Pendant qu'Alphonse poussait la jardinière dans une remise, Olympe examina les lieux. Elle se trouvait dans une sorte de puits carré, entouré de bâtiments rustiques, où l'autan soufflait de tous ses poumons. Un petit cloître, sur pilastres de bois, couvert en tuiles, faisait le tour de la cour, et à l'étage, de grandes fenêtres cintrées indiquaient un déambulatoire donnant sur de nombreuses chambres : les Chartreux avaient tiré, pour leur Ordre, le meilleur parti de cette ancienne maison forte des Comtes de Toulouse. A différents détails, on voyait que les moines l'avaient aménagée à leur usage : ainsi, la chapelle, qui formait un côté du cloître, donnait dans un jardin en terrasse où se devinaient encore, autour d'un puits à margelle de pierre, les carrés de choux et de légumes que suivant leur règle, les Chartreux résidant à Escoussens avaient cultivé pendant leur séjour. A l'angle opposé au grand porche, on entrait par une porte en accolade dans une tour d'angle ronde : après plusieurs pièces sombres, les voyageurs débouchèrent dans une salle carrelée de rouge, dont la fenêtre donnait sur le village : Olympe voyait, en contrebas, à travers les feuillages des sureaux qui poussaient sur l'emplacement des anciens fossés, depuis longtemps comblé le clocher de l'église émerger des toits. Cette idée d'une église plus basse que le château lui donna la mesure de l'orgueil des premiers propriétaires.

 

- Vous voyez, tout est en désordre, dit Joseph quand ils furent à l'abri du vent.

 

Il battit le briquet, alluma quatre ou cinq chandelles plantées dans des goulots de bouteilles, et la pièce s'illumina ; loin d'être négligée comme s'en plaignait son habitant, elle était scrupuleusement propre et rangée : les carreaux brillaient, et des rideaux propres, quoique déjà jaunis par la fumée, pendaient aux fenêtres. Cassant des œufs, Joseph se mit à tourner une omelette, et Alphonse, rapprochant dans les cendres les braises encore chaudes, ranima le feu : ces gestes lui revenaient naturellement. La cheminée était gracieusement surmontée d'une Renommée sculptée dans le plâtre, debout sur une boule, qui distribuait des couronnes.

 

- Attention, dit Joseph : par vent d'autan, la cheminée fume... J'espère mademoiselle, que vous ne la craignez pas (la fumée) non plus que la cendre, ou le pays vous déplaira... Je vais vous faire maigre chère ; vous mangerez mieux demain : c'est le dépiquage à Fontsaguette.

 

- Tiens ! Déjà ? dit Alphonse.

 

- Eh ! Avec ce vent, et la chaleur qu'il fait, c'est le bon moment pour battre.

 

- Pourquoi ne t'es-tu pas installé à La Vitrière, chez Madeleine ?  demanda Alphonse. Tu serais mieux qu'ici : au moins tu aurais quelqu'un pour te faire la soupe.

 

- Ma foi... La Vitrière est en pleins bois, ça ne m'aurait pas déplu, mais il y a déjà six métayers, les Gastou, sans compter leurs femmes... Et puis il aurait suffi que je m'y installe pour que Madeleine y rapplique avec son cher Albert et leurs nombreux enfants, et tu connais le caractère de ta tendre sœur...

 

Alphonse se mit à rire : Albert de Lussas, consul de Castres, avait une réputation bien assise de demeuré dans la famille Thézan ; on savait que dans son ménage Madeleine portait la culotte, et qu'elle savait se rendre parfaitement invivable.

 

Pendant que le feu ronflait et qu'ils s'asseyaient à la table où Olympe avait disposé de jolies assiettes à décor bleu trouvées sur un antique dressoir, Joseph leur raconta, d'un ton vif et légèrement désabusé, les différends qui opposaient les frères et sœurs Thézan de Fontsaguette depuis la mort de leur mère ; la surenchère d'amour filial dont elle avait été l'objet dans ses dernières années, et Olympe écoutait, ravie, elle qui n'avait pas eu de famille, ces échos familiaux, fussent-ils ceux de querelles : ils avaient, de toute façon, plus de chaleur que sa solitude. De même, elle se sentait bien dans ce vieux château autour duquel rodait le vent, avec un bruit de mer.

 

- Il paraît qu'Henri s'est fait tout donner, par testament secret... Pour ma part, je n'en crois rien, mais tu sais comme les autres sont jaloux : Madeleine, près de ses sous, Théodart, toujours à pleurer misère, parce que sa cure de Viterbe ne lui rapporte pas assez pour vivre (tu connais le proverbe : Le curé de Viterbe, Mangeait son blé en herbe...) Sigolène, à qui il manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc, et qui a d'ailleurs élevé les jumelles...

 

- C'est justement pour avoir des éclaircissements que nous sommes venus dit Alphonse. Je compte épouser Olympe, et dame ! Nous ne pouvons vivre de l'air du temps.

 

- Bien sûr.

 

Les chandelles fumeuses mettaient des taches jaunes sur la table épaisse. Assise dans un haut fauteuil raide au dossier droit, qui grinçait dangereusement, Olympe contemplait une gracieuse effigie, dévêtue jusqu'aux hanches, qui jouait de la harpe en penchant la tête, la bouche ouverte comme un O. Le vêtement, qui glissait jusqu'à ses pieds, les cheveux ondulés et l'instrument de musique, tout était bleu. Les doigts de la figurine pinçaient les cordes avec élégance, et ses pieds ronds reposaient sur un socle frangé de pompons. Deux singes, assis sur des guirlandes de fruits en guise d'escarpolettes, balançaient un parasol au-dessus de la tête de la musicienne. Tout le marli fut orné de rinceaux et d'astragales jusqu'au moment où la grive glissa dans l'assiette de Moustier.

 

- Tiens ! dit Alphonse : vous avez mon assiette préférée.

 

Olympe lui sourit : elle aimait le voir dans ce décor si vite familier, aux flammes rouges et charbonneuses de l'âtre. Renversé dans son fauteuil et tirant sur sa pipe, Joseph, qui les regardait manger avec appétit les oiseaux qu'il avait tués dans les vignes des Cazals, continuait à donner à son frère des nouvelles du village :

 

- Tu sais, nos cousins Fornier, de Féneyrols ? Charles a quitté l'an dernier son régiment de Condé-Dragons pour revenir gérer ses terres. Avec Rougery, Féneyrols et la Fournézié, il a assez à faire, mais il s'est fait en plus élire maire de la commune - c'est ainsi qu'on appelle maintenant le premier consul de la communauté.

 

- Ah bon ! Il faudra se faire au langage.

 

- Aux mœurs, aussi : le premier travail du conseil municipal a été de faire un procès aux Chartreux.

 

- Rien d'étonnant à cela, dit Alphonse en se versant du vin : il se voyait remis, comme dans un vieux vêtement, dans cette ambiance d'avocasserie qui est l'atmosphère naturelle du Midi. Et qui a-t-on nommé pour ce beau fait ?

 

 - Eh bien, mais, Me Auziés, le curé. Il était tout indiqué : en tant que membre du clergé séculier, il n'était pas fâché de nuire aux moines, du clergé régulier, et comme tels, ses ennemis de classe. Depuis les lois sur les nationalisations des biens ecclésiastiques, il a demandé, et obtenu, la charge de procureur, ou d'accusateur de la commune, comme tu voudras. Les Chartreux de Castres, on le sait de reste, sont les seigneurs légitimes du village depuis François 1er ; ils possèdent des métairies, prés, bois... ce qui ne plait guère à Me Bernard Auziés, lequel se trouve réduit à la portion congrue. Il aurait pu se faire moine, comme les autres, mais il a préféré rester envieux. Toute sa doctrine se résume en l'axiome bien connu : "Ote toi de là que je m'y mette", ou, comme disait le valet de la Fedial à son patron, au moment du partage de la Saint-Michel : "Venez donc, maître, nous partagerons votre part"... et "ço qu'es méou, es meou, é ço qu'es téou es incaro à yéou" : "Ce qui est à moi, est bien à moi, et ce qui est à toi est encore à moi". Pour en revenir aux chartreux, les prétextes à procès n'ont pas manqué, et Me Auziés a sauté avec un naturel parfait sur les plus ridicules. Les chartreux détenaient depuis les guerres de religion différentes pétoires hors d'usage : par exaltation patriotique, le curé a persuadé les villageois qu'ils en avaient besoin pour se défendre. En voici la liste, que j'ai conservée pour l'histoire locale, dit Joseph en prenant un papier sur la cheminée : "Un fauconneau de fonte, un pierrier de fer, trois mousquets, trois fourchettes, cinq banderoles garnies de charges, neuf cuirasses garnies de devant et derrière, un demi-derrière", qui, avec Me Auziés, en ferait un complet...

 

- C'est digne de l'inventaire de "l'Avare", dit Olympe.

 

- Et qu'ont fait les moines ?

 

- Ma foi, ils n'ont pas voulu se laisser dépouiller : ils ont intenté une action à Toulouse, prétendant que leurs biens d'Escoussens dépendent de Castres - tout cela pour gagner du temps. Et en attendant, ils font couper leurs bois pour faire de l'argent. Il y a eu une espèce d'émeute, et Fornier le maire a montré son civisme : il a couru avec son grand sabre entre les jambes après un tas d'ivrognes qui voulaient aller faire la peau au Prieur de Touscayrats. Il les suppliait de revenir... Ils se sont d'ailleurs arrêtés à mi-chemin, hors d'état d'aller plus loin, et il s'est tressé une couronne civique, tel le Lafayette local...

 

Il bourra sa pipe.

 

- Et depuis, les villageois, se recommandant du privilège qu’ils ont de couper leur bois de charpente, mettent la forêt en coupe réglée, tranchant, emportant par charretées entières pour aller vendre à Castres. Dernièrement, ils ont inventé de mettre le feu aux taillis, pour que personne n'en profite.

 

- Mais alors, ici aussi c'est la pétaudière ! dit Alphonse. Et moi qui croyais la province plus calme!

 

- Penses-tu ! A la mairie, les conseillers viennent aux réunions en armes ; les jeunes gens de la garde nationale fichent le camp dès qu'il s'agit de monter une garde, et dernièrement ici même, deux voleurs de bois d'Arfons qu'on avait emprisonnés se sont enfuis en emportant le cadenas. Tout un chacun pille et vole à loisir, et les imbéciles qui forment la masse pensante comme Fornier ou Auziés, ne se rendent pas compte qu'à scier l'arbre sur lequel ils sont assis, ils risquent fort de se casser les reins. Je ne leur donne pas un an pour émigrer - contraints et forcés !

 

- Qu’est-ce que tu comptes faire, dans le cas où cela empirerait ?

 

- Moi ? Ce que j'ai fait en Amérique : je prends la forêt et je laisse tous ces idiots se déchirer entre eux.

 

 

 

La chambre de l'Evêque, où les mena Joseph, tremblait de toutes ses vitres sous les coups d'autan. C’est là qu'autrefois couchait le prieur de Saïx, à ses rares visites. C'est en souvenir d'un évêque de Maupeou, en 1684, qu'on lui avait donné son nom. C'était une pièce au haut plafond à la française dont les chevrons rapprochés, peints en bleu, se décoraient de rangées d'épis de maïs rouge, avec leurs feuilles. Le vent soufflait en rafales dans le grenier, faisant tomber de la poussière par le plancher disjoint. La flamme des chandelles grésillait dans l'air agité. Le cri d'une effraie retentit, tout proche.

 

- Ce n'est rien, dit Joseph en riant : elles s'appellent pour aller chasser.

 

Le portrait d'un jeune homme, en robe violette à boutonnières rouges, celui de l'Evêque, l'air ironique et myope, surmontait un lit à colonnes poussiéreux au baldaquin de guingois. Une malle ouverte béait contre un mur, et sur la cheminée, un miroir au teint verdâtre renvoyait les mouvements d'Olympe comme ceux d'une ombre. Elle se glissa sur la paillasse craquante de feuilles de maïs, entre des draps de lin rêche, et toute la nuit, le vent d'autan tempêta, la réveillant en sursaut dans des rêves confus. Vers le matin, cependant, il tomba avec l'aurore.

 

 

 

 

 

LE DEPIQUAGE A FONTSAGUETTE

 

 

 

Après une longue montée en lacets dans la hêtraie fraîche, la jardinière arriva au Pas-du-Sant, le sommet de la montagne d Hautaniboul. Le cheval, plus à l’aise sur le plat, se mit à trotter dans un chemin de sous-bois, longeant une maison forestière où le soleil mettait des taches jaunes.

 

Comme la veille, le vent d’autan soufflait en tempête mais en pénétrant dans la clairière de Fontsaguette, Olympe ressentit un bien-être : le vent passait bien trop haut pour en troubler le calme ; il se contentait de courber la cime des sapins et les branches des châtaigniers. Au-dessus des monts, le ciel était d'un bleu pâle, comme passé à la chaux sur un mur de grange : c'est la couleur propre à cette atmosphère brûlante de l'autan. De gros nuages pareils à des châteaux-forts se bousculaient dans la tempête, et à l'abri du sous-bois on n'entendait aucun oiseau.

 

 

 

Alertée par les chiens de la métairie, une douzaine de personnes, hommes et femmes, attendait les voyageurs à la grille rouillée du domaine, sous l'aigle héraldique des Thézan qui dans son blason ovale ressemblait tant à une oie. C'était, dans l'odeur de résine des thuyas, la famille proche d'Alphonse et de Joseph : leurs frères et sœurs, plus les collatéraux. La calèche décrivit un demi-cercle dans la clairière, escortée de clabauds disparates qui donnaient autant de voix qu'une meute - ce qui fit fuir un troupeau de porcs énormes, à demi-sauvages, et une bande de pintades qui s'envola dans les branches basses d'un tilleul en poussant son cri de guerre. Une odeur d'églantine et de fumier les frappa en pleine figure : ils étaient arrivés.

 

 

 

Une des choses qu'Olympe avait totalement oubliées, dans sa nostalgie d'un Midi que des années d'absence avaient eu le temps de magnifier, c'est le regard envieux et absolument pas dissimulé des femmes, leurs lèvres sans sourire formant un seul trait mince sous le nez, leurs cheveux terriblement noirs et l'hostilité muette qui s'étalait sur leurs visages pour cette étrangère qui avait la prétention de devenir leur parente. Elles auraient eu en grosses lettres inscrite sur le front la phrase : "Je ne vous aime pas", que leurs intentions n’eussent pas été plus nettes. Elles la décortiquaient sans le moindre sens des convenances, du ruban de son chapeau à ses souliers à boucle, et elle voyait tourner dans leurs têtes les sacro-saintes questions :

 

- Pourquoi n'est-elle pas accompagnée ?

 

Et :

 

- Combien tout cela a-t-il coûté ? (Quant a coustat tout aco ?)

 

Tout de suite suivies de leurs réponses :

 

- Parce que c'est une de ces gourgandines parisiennes...

 

Et :

 

- C'est sûrement Alphonse qui lui a payé ses nippes...

 

 

 

Elle n'eut pas de peine à reconnaître les Thézan de Fontsaguette : cette grande et belle brune aux yeux languissants mais à la vilaine bouche - tout à fait l'air de Circé sur une gravure qui ornait la chambre de l’Evêque - c'était Sigolène. La seule, d'ailleurs, qui vint l'embrasser avec naturel, les autres se contentant d'une révérence de mauvaise grâce assaisonnée d'un bredouillis.

 

Olympe regardait avec curiosité cette jeune femme dont elle avait trouvé la lettre au chevalier de Montchal dans la redingote d'Alphonse : elle l'avait d'abord imaginée fausse et perfide ; elle devait posséder un aplomb infernal pour écrire un tel tissu de mensonges. Puis elle n'y avait vu qu'une femme seule en proie à des difficultés insurmontables. Depuis qu'elle était devant elle, en chair et en os, gaie, bien en point, de bonne humeur, elle remarqua qu'elle s'était même trompée sur son physique : elle l'avait cru blonde, avec des cheveux ébouriffés et poudrés ; Sigolène avait les cheveux noirs et alanguis tombant en pleurs sur ses épaules, retenus par une épingle d'argent. De plus, elle portait une robe à l'andrienne en soie gorge-de- pigeon à manches plates, dont on ne savait si les irisations étaient vert-de-mer ou incarnat, et qui détonnait par son élégance dans cette cour rustique : elle ressemblait à quelqu'un de bien plus ancien que son époque ; une bohémienne de Callot ou de Sébastien Le Clerc pour l'allure, et la Sainte-Cécile du Dominiquin pour la robe... Il se dégageait de Sigolène une odeur tenace de Vétiver ou de bois de santal. Olympe ne savait que penser : elle ressentait de l'attirance envers cette jeune femme qui ressemblait tant par certains côtés charmeurs à Alphonse, plutôt que de la réserve pour sa conduite ; d'autant que l’irréprochable Mme de Lussas et ses sœurs l'avaient si dédaigneusement détaillée.

 

Malgré un air de famille indéniable, les frères et sœurs Thézan étaient d'ailleurs aussi dissemblables que possible : Henri, l'aîné, avait l'extérieur froid du propriétaire terrien, renforcé d'une suffisance de notable provincial. Sa femme était invisible, à force d'insignifiance, Théodart, le curé de Viterbe, possédait le regard fuyant et la main molle des ecclésiastiques. Céleste et Virginie, les deux jumelles, de l'âge d'Olympe et encore filles, avaient l'air de trouver exorbitante sa prétention de se marier alors qu'elles-mêmes ne l'étaient pas. Quant à Mme de Lussas, Madeleine, la femme du consul de Castres, au physique de tambour-maître, elle exhalait le contentement à la fois vulgaire, familier et arrogant qu'on trouve si facilement chez les dames de la société méridionale, à qui leur position tient lieu d'éducation. Bref, à part Joseph, Sigolène et ses enfants, Théodore et la petite Dorothée, qui commençait à marcher (ils étaient incontestablement plus beaux que les rejetons d'Henri ou de Madeleine), la future belle-famille était peu amène.

 

- C'est déjà beau qu'il y en ait au moins quatre d'aimables, pensa Olympe avec insouciance. Voyant que son affabilité était peine perdue et qu'on n'entrerait pas en conversation avec elle, elle examina le domaine : elle ne voulait pas se donner le ridicule de faire la cour à ses futures belles-sœurs.

 

 

 

Fontsaguette se trouvait au milieu d'un bois fort mélangé, une sorte de prairie que les moutons entretenaient mieux qu'un gazon anglais dans un cercle de sapins, de châtaigniers et de hêtres pourpre. A droite du sentier, la source qui avait donné son nom au domaine coulait d'une niche où se dressait la statuette dédorée d'un saint de bois : il avait l'air de garder la pièce d'eau où des canards de Barbarie se glissaient sous des nénuphars.

 

- Fontsaguette (Fons Sagittae) veut dire la Fontaine de la Flèche, lui expliqua Joseph en lui prenant familièrement le bras. Mais je crois que la Flèche en question désigne plutôt ces herbes - les sagittaires - que vous voyez au bord de l'étang. Ce petit pavillon, actuellement le pigeonnier, était autrefois un temple de Diane, ou d'une divinité forestière : il se trouvait exactement au sommet de la montagne et au bord de l'ancienne route des crêtes vers Carcassonne, ce qui vous montre que le lieu est depuis très longtemps habité.

 

Il lui montrait la propriété : à gauche du chemin, qui coupait la pelouse en deux, des piles de bois délimitaient les plantations de chênes d'Amérique que Joseph cherchait à acclimater dans le Tarn.

 

- Vous verrez, en automne, ces feuillages rouges sont magnifiques. J'ai aussi essayé de planter des cyprès de Nootka, mais ils n'ont pas pris...

 

Au fond, des bâtiments rustiques aux toits d’ardoises traînant jusqu'au sol donnaient à l'ensemble du domaine un vague air de prieuré. A part le pigeonnier, rien n'y rappelait l'aristocratie. Les silex des murs luisaient de l'humidité du sous-bois.

 

 

 

Les poules avaient fait leurs nids au pied des haies de thuyas qui bornaient les champs et les prés de montagne, et passaient les heures chaudes de la matinée à s'asperger de poussière. L'air brûlant magnifiait le parfum résineux des ifs qui formaient une masse de verdure au centre des bergeries, et de temps en temps une figue mûre s'écrasait dans l'herbe haute et sèche d'un jardinet où se haussaient des tiges rouillées de bon-henri. Au loin, des ronces grimpaient le long des murs à demi écroulés d'une ancienne chapelle qui se mirait dans un bassin de retenue. A l'ombre d'un gigantesque pin parasol, les enfants, qu'on avait lâchés après la présentation, cueillaient des pignes dont la poussière brune leur tachait les doigts ; et de la petite tige blanche et verte que contient le pignon, ils disaient que c'était la main du Petit Jésus.

 

Olympe aurait eu bien envie d'escalader l'arbre avec les enfants, qui salissaient si allègrement leurs beaux habits à pierrots de linon, mais les convenances refreinaient son élan : il existait en ces lieux champêtres une étiquette plus mesquine que celle de la cour. Elle ne se sentait pas le droit d'adresser la première la parole à une orgueilleuse bourgeoise comme Mme de Lussas, qui possédait si visiblement mari, enfants, terres, vignes, pigeonniers, femmes de chambre et de charge, valets et mulets, le tout recouvert de la rigide respectabilité des familles "bien" du Midi.

 

De temps en temps, dans l'arrière décor, un domestique passait, les bas tirebouchonnés sur les chevilles, pliant sous le poids de branches de frêne et de pampres qu'il allait porter, dans quelque remise, à une nichée de lapins. Un garçon d'écurie menait boire le cheval de Joseph à la source. Des servantes transportaient, à deux, dans un baquet de bois, une lessive qu'elles allaient étendre dans un pré ; une vieille traversait la pelouse, faisant mine de cueillir des orties inexistantes pour assister aux retrouvailles des maîtres ; la conversation se poursuivait, en languedocien. Des impatiences croissaient en touffes flétries le long des murs dans le soleil aveuglant d'août, et les charrettes arrêtées au milieu des arbres tendaient leurs brancards vers le ciel comme des bras. Un enfant blond regardait de loin, avec curiosité, par l'ouverture d'un fenil.

 

 

 

Dans un grand salon sombre où l'on finit par les faire entrer, tout le monde à la fois dit à Olympe :

 

- Remettez-vous ! Remettez-vous !

 

Comme si elle fut tombée en pâmoison. Elle comprit qu’on l'engageait seulement à s'asseoir. Les bustes en terre cuite du roi et de la reine trônaient sur la cheminée, de part et d'autre d'un miroir verdâtre. On but un petit verre de grenache, en silence, avec des biscuits à l'anis et des gimblettes d'Albi, petites pâtisseries en forme de bague qu'Olympe trouva si dures qu'elle pensa s'y casser les dents. La lumière arrivait, tamisée, à travers les lames des volets clos.

 

On passa rapidement, mais décemment, sur la mort de Mme de Thézan, comme sur une chose regrettable, certes, mais sur laquelle il n'y avait plus à revenir : c'était maintenant un fait notarié, enregistré, classé. Il s'agissait à cette heure de l'affaire importante : l'ouverture du testament, et Henri fit comprendre à Alphonse l'insigne correction dont on avait fait preuve en l'attendant pour ce moment solennel. Il remercia d'ailleurs comme il convient : avec l'étalage de phrases qu'il serait éminemment grossier d'omettre, mais dont les sentiments fleuris et obligés par la syntaxe sont un trompe-l’œil qui n'abuse personne.

 

Ces préludes achevés, Olympe écouta monter les passions, d'abord prudentes, qui pour se donner libre cours s'exprimaient en cette espèce de bas-latin qu'on appelle l'occitan. C'étaient surtout les femmes qui parlaient, rapidement, avec des accents rauques et des roulements d'R qui contrastaient avec le ton sourd, plus mesuré, des hommes. Il s'agissait bien d'une affaire juridique, formelle, où le code et les usages, enchevêtrés de préséances non écrites mais très réelles, retenaient toutes les attentions. Cependant, on ne pouvait rien faire avant plusieurs jours : c'était regrettable, mais Me Gleizes, le notaire de Labruguière, souffrant, ne pouvait se déplacer avant.

 

Visiblement, la succession familiale allait être une de ces affaires épineuses où il faudrait observer tous les attendus du droit romain, du droit coutumier et les convenances de chacun. Entre gens du même sang, on ne se pardonnerait ni un mot de travers, ni un arpent de garosse. La première curiosité passée, Olympe se vit avec soulagement reléguée au second plan, dans l'ombre des chaises à dos droits. Elle commençait à s'assoupir, quand une forme souple se glissa près d'elle.

 

- Venez, ma chère, laissons-les discuter de ces vilaines affaires, dit Sigolène. Je vais vous montrer la maison.

 

 

 

La cuisine mesurait de sept à huit mètres de côté, était vaste, large, haute de plafond, noire, enfumée et chaleureuse : le royaume de la vieille Apollonie Salvayré que les enfants Thézan révéraient parce qu'elle les avait élevés. C'était une vieille sèche et maigre, aux yeux bleu délavé, à la voix forte et tyrannique qui tutoyait tout le monde et sur laquelle reposait la maison. On voyait bien que la cuisine était le cœur de la demeure, et que les chambres et les pièces d'apparat, comme le salon, n'étaient là qu'à titre décoratif. De même, l'Apollonie dirigeait pratiquement le domaine, les messieurs et dames Thézan n'y jouant guère que le rôle du salon dans le reste des bâtiments... Elle accueillit Olympe sans étonnement.

 

- C'est la fiancée d'Alphonse ? Je l'ai vue tout à l'heure dans la cour.

 

Poutre par poutre, à des centaines de clous, pendaient des chapelets d'ails et d'oignons, des grappes de raisins, des épis de maïs rouges ou jaunes, et de ces champignons appelés pizzocanettes enfilés et mis à sécher sur des ficelles. A de longs bambous terminés par des bouteilles dont on avait brisé le fond séchaient des saucisses, des saucissons et des quartiers de ventrêche.

 

- Les bouteilles sont là pour faire glisser les rats dans le cas où ils arriveraient jusqu'aux bâtons, dit Sigolène.

 

Devant un énorme évier fait d'une pierre à peine creusée, sur lequel donnait un fenestron et dont les côtés étaient encombrés de cruches vernissées en vert cru ou en jaune moutarde à leur partie supérieure, une servante faisait la vaisselle dans un cuveau de bois, sans se servir de cendres ni de savon, qui de toute façon eut été trop cher : quand elle l'eut finie, elle mêla à l'eau grasse des pommes de terre bouillies dans une énorme oule de fonte, des épluchures de côtes de bettes et de choux, auxquelles elle ajouta les poignées de son qui lui avaient servi à dégraisser les plats. Deux valets enlevèrent prestement le cuveau par ses poignées de fer pour porter leur soupe aux cochons qu'on entendait grogner et donner du museau contre la porte de la cour.

 

 

 

Contre les murs peints à la chaux qu'éclairait le soleil, s'alignaient d'immenses armoires sombres à frontons courbes, à deux corps, dont l'inférieur contenait les draps, les nappes et les serviettes par douzaines, et le supérieur les couverts - cuillères en étain et fourchettes en fer - la vaisselle blanche et les verres, dont la plupart sortaient de la verrerie toute proche des Chartreux. Les assiettes en Vieux Castres - blanches avec un petit bouquet bleu central et une rayure de même couleur sur le marli - ornaient un présentoir brillant de cire, alternant avec d'antiques couverts d'argent qui dataient du règne de Louis XIV ; au milieu, entre deux magnifiques soupières brunes à coulées jaunes de Giroussens, trônait un flacon de cristal à col de vermeil dans lequel, de tradition immémoriale, on avait mis l'eau de Fontsaguette qui servait à baptiser tous les enfants de la nombreuse lignée des Thézan.

 

 

 

Dans la cheminée, les pâtres qui avaient veillé toute la nuit les brebis en gésine déjeunaient d'œufs sur le plat que la vieille leur faisait cuire sur les braises du potager, au fond d’un coquemar de terre ; et Olympe regardait le blanc prendre lentement dans la terre chaude. Les flammes éclairaient et laissaient tour à tour dans l'ombre les vêtements de serge brune des bergers, leurs guêtres de toile renforcées de cuir, leurs longs cheveux et les chapeaux qu'ils avaient gardés. Tout en parlant rapidement en patois, ils mangeaient de la saucisse sèche à la pointe du couteau, taillaient à même dans un énorme pain rond que l'Apollonie était allée leur chercher dans la huche et se versaient à tour de rôle d'un cruchon de vin dans le même verre à pied large.

 

Comme il n'y avait aucune aération, la cuisine gardait toutes ses odeurs de soupe et de lard grillé. Au-dessus de la cheminée, dans l'ombre des poutres noires s'allongeaient deux de ces fusils invraisemblablement longs et minces dont se servaient les bergers pour chasser les loups ; d'ailleurs, ayant terminé son déjeuner, l'un des lurons entreprenait de faire fondre un morceau de plomb pour le couler dans un moule à balles, mais il se fit proprement vider par la vieille :

 

- Tu n'as pas un autre moment, pour faire ça ?

 

Le manteau de la cheminée s'ornait d'un almanach où l’on voyait ''Le Dîné du Roy à l'Hôtel de Ville de Paris" - et en s’approchant, Olympe constata qu'il datait de l'année bissextile 1688 et était jaune de fumée et piqué de chiures de mouches... Un bouquet de buis béni fané et devenu presque blanc se dressait dans l'anneau rouillé de l'almanach, et contre le montant de l'âtre un sabot usé servait de salière. Des bougeoirs dépareillés et des chandeliers de différents calibres, dont certains argentés et vert-de-grisés, décoraient la tablette, avec un moulin à poivre à pans coupés hors d'usage, des mouchettes en laiton et plusieurs paires de bésicles. Surmontant le tout, une statue naïve de la Vierge, en porcelaine blanche avec des traînées rouges et bleues en guise de décor veillait maternellement sur ce désordre qu'elle montrait avec indulgence à un enfant aux grands yeux noirs. Des bocaux à fruits en verre pleins de haricots et des pots à graisse blancs à filets bleus trônaient sur le sommet des armoires. La servante avait disparu, et la vaisselle s'égouttait sur le carrelage dans un de ces meubles à claire-voie qu'on appelle dans la montagne des "escouladous".

 

 

 

- D'abord les poules, et puis les hommes, dit l'Apollonie en sortant d'un grand bahut sculpté un couffin en vannerie qu'elle emplit de maïs, de paumelle et d'orge en parties égales pour aller "appâturer" la basse-cour. Je vais dire aux enfants de tordre le cou à une douzaine de pintades pour le souper ; ça leur donnera du travail, et pendant ce temps ils ne seront pas dans nos jambes.

 

Sigolène rit : elle aussi, dans son enfance, avec ses frères et sœurs, on les avait écartés des battages sous le prétexte d'attraper des pintades pour le soir : ces oiseaux à la robe grise tachetée de pois blancs volent volontiers sur les arbres, et quand ils arrivaient en haut des pins, pensant les prendre par les pattes, les pintades volaient plus loin en criant... Heureusement les poules et les canards avaient été tués depuis la veille, plumés et vidés en quantité suffisante, mais on savait gré aux enfants de leur zèle, bien qu’ils n'aient jamais rien attrapé.

 

 

 

Cependant, la vieille Apollonie préparait le déjeuner des maîtres : du millas de la veille, la bouillie de maïs, refroidie, coupée en tranches et rôtie à la poêle avec du lait et du miel pour les dames ; la soupe chaude de pommes de terre au lard avec ses tranches de pain, qu'on appelle le périllat, pour les hommes. Et tout en servant, elle leur raconta qu'elle et "le pauvre Claudou", son homme, avaient eu onze enfants, "dont le premier il était juste temps qu'on se marie pour le recevoir" ; et que du reste huit étaient encore vivants, tous valets de ferme à Fontsaguette, où la famille des domestiques se superposait à celle des maîtres. Les deux bergers qu'elle avait chassés du coin du feu étaient ses fils, comme les servantes qui sous la grange dressaient la table des batteurs. Ils se mariaient à la ferme et y avaient leurs enfants : les filles avaient une petite dot en argent et un trousseau ; les hommes, leurs gages assurés. Elle parlait patois, avalant ses mots, et Sigolène riait aux éclats en traduisant à Olympe, s'excusant de ne trouver en français l'équivalent de la drôlerie des termes. Finalement, la vieille, qui s'était assise pour découper le bord extérieur d'un soulier pour laisser respirer librement un cor induré, prit le parti de parler français, dont, comme tous les campagnards, elle ne se servait que dans les occasions cérémonieuses, en traduisant directement les tournures languedociennes : elle en était à raconter ses nombreuses couches.

 

- Et Ricou, le quatrième - non, le cinquième, qu'est-ce que je dis ? Je m'y perds, là-dedans ! J'avais tellement pris l'habitude de les avoir (il n'y a que le premier pas qui coûte) que je ne m'en occupais pas plus que d'une huade ! L'es nascut dins lou prat qu'es al cap dal cami dé Touscayrats... Il est né dans le pré qui est au bout du chemin de Touscayrats, pendant que je suis été voir son père à Massaguel, où il y avait une coupe, à l'époque... Et c'est un moine qui disait son pater dans le jardin qui l'a reçu : pensez si j'étais vergogneuse de voir ce barbu dans cette occasion ! "Il faudra en faire un moine, ma bonne, il y est prédestiné", ca mé diet... (Qu’il me disait). Finalement il l'a été, figurez-vous, grâce à ce dom Stapin, qui a été son parrain et qui l'a fait entrer comme Frère chez les chartreux... Aussi il ne manque jamais de le dire, chaque fois qu'il y passe : "Voilà mon lieu de naissance, sous cette matte de noisetiers ! Mauvaise graine croît toujours !"

 

 

 

Encore excitées par leur discussion d'héritage, les sœurs Thézan envahirent la cuisine, en continuant à soupeser les mérites de Plan-Barran ou des Embastauzes, et si la terre de Picotalen était meilleure pour "faire venir" des pommes de terre ou du seigle. Olympe était stupéfaite : elle avait tellement. entendu dire que Parmenti le premier avait lancé ce tubercule en en faisant confectionner des gâteaux compliqués pour le Roi, qu'elle n'aurait jamais pensé que les paysans du royaume s'en nourrissaient depuis longtemps sans souci de publicité...

 

- Bien sûr, dit Sigolène à sa question : les paysans d'ici, les mountagnols ou gabatchs, car tels sont les doux noms que nous donnent les paibassols, n'ont pas été les derniers à remarquer que leur terre noire est excellente pour la cartoufle ; c'est même une de leurs richesses... En automne, ils vont troquer leur surplus de récolte et de fourrage dans les pays-bas.

 

Du même coup, Olympe apprit que dans le Midi, les pays-bas désignent le littoral du Languedoc, de l'autre côté de la Montagne Noire, suivant l'axe Carcassonne-Narbonne, et que leurs habitants sont aux yeux des montagnards des prétentieux, qui couchent sur leurs bouffanelles (sarments) et tètent du vin en naissant, faute du lait de vaches qu'ils n'ont point.

 

- A quoi, conclut Sigolène, les gens du bas pays traitent ceux-ci de mange-merde, je veux dire, plus élégamment, d'avaricieux... toutes ces critiques ne sont pas dénuées d'un certain bon sens ; mais si vous écoutez les gens d'Escoussens, ils vous diront qu'à Massaguel, la paroisse la plus proche, "à cado porto, y a un pourtanel" : à chaque porte, il y a un portillon, ce qui veut dire que les filles y sont, plus qu'ailleurs, légères ; et à Labruguière on vous dira : "Il est d' Escoussens, ne t'y fie pas", car les Escoussendols ont la réputation de mouiller leur charbon de bois pour le faire peser plus lourd à la vente.

 

Elle lui raconta que les gens de Fontsaguette, de Pierron, des Escudiés et des métairies de la montagne du côté d’Arfons allaient troquer leur fourrage et leur excédent de pommes de terre du côté de Lagrasse contre leur vin de l'année. Tout le vin de la ferme venait de là.

 

- C'est une fête, de voir partir les garçons sur la route de Carcassonne, avec les charrettes chargées de balles de regain. C'est dommage que vous ne soyez pas là, en automne, pour voir ça: avec la Saint-Stapin de Dourgne, c'est une des grandes fêtes du pays.

 

- S’il ne tient qu'à moi, dit Olympe, je serai là en automne et même plus longtemps après ; et Sigolène sourit.

 

 

 

Derrière la grande bergerie de Fontsaguette, les valets avaient fauché les buissons d'églantier qui entouraient l'aire de battage. Depuis plusieurs mois, le sol en avait été damé avec de la bouse de vache, et était aussi dur que du ciment.

 

On avait étendu les gerbes au grand soleil depuis l'aube, pour qu'elles soient bien sèches, craquantes, et M. Henri décida qu'il était temps. Sur les bords de l'aire, on voyait encore deux rouleaux de granit : M. Henri les avait fait venir du Sidobre, comme une nouveauté qui simplifierait le travail ; mais le fermier lui avait fait remarquer que la perte du grain était plus conséquente qu’avec la méthode ordinaire, ou qu'alors, il fallait recommencer à battre le grain au fléau, ce qui faisait double ouvrage. Aussi avait-on repris la méthode ancestrale : les mulets de la maison, attachés par des longes à un piquet central, couraient en tournant sur les gerbes étendues. Des enfants, fiers de leur rôle, servaient de postillons à cette cavalcade rustique. Quand le grain était sorti de la balle, les hommes le ramassaient avec des pelles de bois, en chargeaient des cribles, et le vannaient dans la direction de l'autan, qui soufflait toujours aussi fort. Le nuage de menus débris filait vers les collines, et les vanneurs en chemise se rafraîchissaient dans cette atmosphère brûlante en buvant une petite bière de son fermenté.

 

 

 

Pendant que les hommes travaillaient, les femmes ne restaient pas inactives : sous la grange débarrassée des charrettes, deux immenses tables faites de portes dégondées posées sur des tréteaux et recouvertes de nappes de lin bis attendaient les batteurs. Une femme du village qu'on allait toujours chercher pour ces fêtes rurales que sont le dépiquage, les vendanges, les communions, las mariages et même les décès avait porté son fourniment : d'immenses chaudrons de cuivre, des plats et des assiettes, jusqu'aux couverts d'étain : elle était louée, de ferme en ferme, avec deux autres commères, pour s'occuper de tout le repas. Rude tâche, car il s'agissait de nourrir une cinquantaine de personnes à l'appétit ouvert par les travaux des champs. Depuis la veille, les servantes plumaient poules et canards dans un envol de plumes ; et dès le petit jour on avait mis les bestioles qui à la broche qui, convenablement farcies de chair à saucisse, de jaune d'œuf et de mie de pain, à cuire dans les chaudrons où nageait un onctueux bouillon couleur d'or, avec les carottes, les choux, les oignons cloutés de girofle qui sont l'accompagnement de la poule farcie. A côté, dans des faitouts, mijotaient les gras-doubles, le triomphe de l'Apollonie, plat préféré des hommes, pour lesquels on remplissait à la cave des bouteilles de vin blanc. Toute galimafrée rustique qui se respecte est d'ailleurs à base de viande : bouillon de poule au vermicelle, gras-double, bœuf braisé, fricassée de lapins. Les légumes ne sont là qu'à titre ornemental, et ce serait faire injure que d'insister en en offrant. On terminerait par des croustades aux poires hâtives, cuites au four de boulanger, d'énormes flancs et des galettes à l'anis. Ensuite, après le café, denrée rare, on apporterait les flacons d'aïguarden (d'eau-de vie) pour les hommes, les ratafias de prunes et les vins d'orange pour les dames.

 

Olympe goûtait fort ces largesses campagnardes. Aux deux grandes tables des maîtres et des serviteurs, le début du repas avait été silencieux, consacré à contenter les appétits. Puis l'on s'était moqué de ceux qui se bourraient de bouillon, et ne pourraient plus manger le reste, vieille plaisanterie innocente qui avait fait ses preuves mais amusait toujours ces gens à la vie rude. Des cheminées noircies de Fontsaguette, les plats couverts arrivaient, portés par les femmes ; et un pâtre, qui le matin avait montré son mécontentement d'avoir à mener les vaches au bois souleva l'hilarité en rentrant si prestement pour prendre sa part de la fête.

 

A la table des maîtres, Mme de Lussas, jouant avec une émeraude, avait accaparé la conversation : il n'était question que de sa métairie de la Vitrière, des terres qu'elle possédait au Camp de las Téoulés (Champ des Tuiles), au Camp Long, de ses près de la Verrerie et de la Combe, de ce qu'ils auraient dû lui rapporter, et des torts que lui causaient les métayers de Fontbruno en envoyant leurs troupeaux pâturer sur ses terres ; mais elle saurait les mettre à la raison en plaidant contre les moines ; et comme son mari glissait une timide objection, elle dit d'un ton tranchant :

 

- Je vous prierai de ne pas me couper quand je cause.

 

Pendant ce temps, le mari, être pâlot à petites moustaches soignées mangeait sans hâte, avec sérieux. C'était un descendant d'Espagnol implanté dans le Vivarais au moment des guerres de religion, et il mangeait pour tous ses ancêtres faméliques. Ayant suffisamment prouvé sa virilité en faisant six enfants à sa femme, il passait ce qu'elle lui laissait de temps à s'adoniser et à essayer de comprendre ce qu'on lui avait dit huit jours avant.

 

 

 

A la table des domestiques, la discussion roulait sur les sorciers, nombreux comme on sait dans le Vaurais et le Castrais, particulièrement dans le Sidobre : on citait tel cas de possession ; les poules d'une ferme de Notre-Dame de Noailhac qui refusaient de picorer depuis qu'un coq invisible chantait dans la caisse de la pendule ; les vaches de Masseporc qui avaient une maladie à laquelle les vétérinaires ne comprenaient rien : elles étaient couvertes de verrues. Heureusement, un sorcier du côté de Puylaurens avait un don pour les guérir, à distance, sans se déranger ; il suffisait de le lui demander au marché de Castres, où il se rendait exprès ; et, fait véritablement merveilleux, il ne se faisait jamais payer.

 

Chacun avait d'ailleurs son histoire : Apollonie raconta qu'à Boissezon, un jeune homme, qui devait faire les foins avec son cousin, avait passé l'après-midi à jouer aux cartes avec lui sous un arbre. Absorbés par leur jeu, ils ne s'aperçurent que le soir de la fuite du temps.

 

- C'est maintenant qu'on va avoir la danse I dit le cousin.

 

- Penses-tu ! dit l'autre. Ce sera tôt fait.

 

Et comme il prononçait certaines paroles tirées d'un livre, le foin s'était mis de lui-même en mouvement, comme agité par mille fourches invisibles... De retour au village, le cousin, troublé, avait couru se confesser au curé, qui fit venir le jeune homme.

 

- Où as-tu trouvé le secret de faire remuer le foin tout seul ?

 

- Dans ce livre, le "Petit Albert".

 

- Donne-le-moi.

 

Et en sortant de l'église, l'apprenti sorcier avait reçu la plus formidable paire de gifles qu’il n’ait jamais encaissée.

 

 

 

On avait laissé les enfants, que la longueur du repas impatientait, se lever de table. Les petites filles faisaient une ronde en chantant "Bonjour madame de Siran, mariez votre fille", et l'une des aînées d'Henri se vexa quand ce fut à elle à chanter :

 

 

 

"Un capitaine tu n'auras pas,

 

Tu n'es pas demoiselle."

 

 

 

Les garçons cherchaient à atteindre les pigeons-paons avec des arbalètes de leur fabrication et des flèches de sureau. Au dessert, Mme de Lussas prit la mouche à propos d'une réflexion innocente, qui ne lui était nullement destinée, mais "avant qu'on aille trop loin", elle se leva et décida de partir pour ses terres. Son petit mari rangea son peigne, et tous ses enfants aux visages lisses d'olives vertes se levèrent d'un seul élan à la table voisine où elle les avait consignés. Olympe était attristée ; Sigolène rit.

 

- Elle fait ça chaque fois ! C'est sa façon de prendre congé, pour n'avoir pas à remercier. Mais vous remarquerez qu'elle s'en va quand elle a assez mangé.

 

 

 

Comme elle parlait encore, les chiens de la métairie se mirent à aboyer, et un cavalier, dont le trot était étouffé par l’herbe, arriva près de la table en ôtant son tricorne : tout le monde se leva pour lui faire honneur ; c'était Féneyrols cadet, le dragon.

 

- Comment as-tu su que j'étais là ? dit Alphonse, charmé de revoir son ami d'enfance.

 

- Comment ? Mais tout le monde ne parle que de ton arrivée ! dit le dragon en serrant son ami dans ses bras. Et comme je suis en congé, je n'ai pas voulu le laisser passer sans te voir.

 

Alphonse de Thézan et Jacques Fornier, qui se faisait appeler de Féneyrols, du nom de la ferme paternelle, pour se distinguer des nombreux Fornier ou Fournier de l'armée, n'avaient guère que deux ans d'écart. Leur enfance s'était déroulée à se flanquer des peignées ou à poser des gluaux pour les merles dans les vieux murs qui bordent la Sioule ; leur amitié s'était développée pendant leurs études communes au collège de Sorèze, où ils avaient plus d'une fois reçu le fouet pour avoir chamboulé les dortoirs ou rossé leurs camarades. Ils avaient passé leur temps à se décocher des coups de galoches pendant les études et des dérouillées au cours des récréations. Ce qui ne les empêchait pas d'avoir un tendre sentiment l'un pour l'autre. Puis, aux vacances, vers leur quinze ans, leur inimitié et sympathie naturelles s'étaient épanouies dans un amour commun pour leur cousine Lislène, de Soual : ils lui offraient des rubans bleus et des trompettes de Jéricho orange, et on profita d'une de leurs disputes pour marier Lislène à un jeune homme gras, silencieux et pas le moins du monde combattif, mais "qui avait des terres à Briatexte". A dix-huit ans, Jacques Fornier était entré, à la suite de son frère, aux Dragons de Condé, en garnison à Bayeux, et Alphonse aux Gardes-du-Corps, ce qui ne leur avait donné l'occasion de se battre qu'une fois l'an, quand les gardes, leur service terminé, retournaient pour six ou neuf mois dans leur province : Alphonse faisait savoir la date de son départ à son cousin, ce qui leur permettait de revenir ensemble au pays natal et de s'y allonger quelque bon coup d'épée. Car aux coups de poing enfantins avaient succédé les armes blanches, et ils n'étaient jamais si heureux que quand ils pouvaient ainsi se témoigner leur mutuel attachement: c'est ce qu'ils appelaient "resserrer les nœuds indéfectibles de l'Amitié".

 

- Ainsi, Mademoiselle, vous comptez épouser ce pied-plat ? dit avec vivacité le dragon à Olympe au bout de dix minutes de conversation, en s'asseyant près d'elle sans façon.

 

Dans son habit vert à plastron jonquille, il était charmant.

 

- Pied-plat ! Faites attention de ne pas marcher dessus, monsieur, dit Alphonse qui le tutoyait jusque-là.

 

- J'ai de quoi vous causer, monsieur, dit le dragon sans se retourner, et vidant un verre de l'air le plus insolent du monde.

 

- Et moi de quoi vous répondre.

 

- Voyons, Alphonse, dit Olympe alarmée de voir brusquement ces gens qui se chérissaient si tendrement une minute avant sur le point de se déchirer.

 

- Laissez, Olympe, je vais corriger ce ridicule. Suivez-moi, monsieur.

 

- Parfaitement, monsieur.

 

- Laissez-les faire, dit Joseph en lui effleurant la main. C'est une habitude qu'ils ont : ils se battent dès qu'ils se voient. Et après ils sont charmants. Une petite saignée leur fera du bien.

 

- Mais si l'un d'eux tue l'autre ?

 

- Cela ne s'est jamais produit, jusqu'ici...

 

 

 

- Vous avez de beaux enfants, dit Olympe dans son trouble en se retournant vers Sigolène, et se rappelant trop tard qu'elle n'était pas mariée.

 

- Mais oui, dit Sigolène avec naturel. Bien que leur père ait été un ignoble personnage.

 

- Quel malheur ! dit Olympe confuse. Et se rappelant qu'il était impossible, vu la lettre au chevalier de Montchal, qu'ils fussent du même père, elle dit, accumulant les gaffes :

 

- Quel est le nom de ce lâche suborneur ?

 

- Hélas, son nom ne vous apprendrait rien, dit Sigolène toujours parfaitement maîtresse d'elle-même. Le père de Théodore était un homme plein de charme, mais je crains qu'il ne soit mort... dans quelque voyage, car il faisait un métier bien étrange quand je l'ai connu : il vendait des chevaux, qu'il allait acheter chez les barbaresques. Il avait commencé à liquider les vingt-quatre coursiers de l'écurie familiale en allant les vendre à la foire de Beaucaire. Il avait seize ans. C'est dire s'il avait commencé jeune.

 

- En effet ! dit Olympe en riant. Et ensuite ?

 

- Ensuite, repris et dûment chapitré sur les dangers qu'il y a à jouer les maquignons quand on porte un nom honorable, le jeune homme s'est retrouvé à Bicêtre, dans un collège muni de barres de fer aux fenêtres et de précepteurs qui n'avaient pas lu "l'Emile”. Il s'en est enfui par les toits en emportant la caisse de la communauté, pour retrouver une demoiselle qui partageait ses idées sur le libre-échange.

 

- Bon ! Et après ?

 

- Après, son beau-père, un financier, obtint une lettre de cachet pour le faire embastiller, mais sa maman montra une indulgence coupable en le laissant courir... La demoiselle se lassa, et abandonna à Naples le fugueur, ayant trouvé en la respectable personne d'un jésuite italien, un protecteur plus décent. Je n'ai su tout cela que bien après, naturellement.

 

- Car après l'épisode de la jeune personne...

 

- Eh bien, on croit savoir qu'il s'engagea sous un faux nom dans une compagnie maritime, à Marseille, chez un armateur qui regardait plus à l'énergie de ses subordonnés qu'à leurs antécédents. L'ayant vite jugé, il l'envoya comme commis à La Calle, louée à une compagnie qui entend protéger son monopole... C’est là qu'il eut un trait de génie : acheter de ces magnifiques chevaux arabes que les sauvages de la côte élèvent pour le Dey. C'était l'époque où le duc d'Orléans, féru d’anglomanie, lançait la mode des courses de chevaux : tous les petits-maîtres voulurent en avoir ; ils importaient les leurs de Londres. Les propriétaires provençaux désirèrent d'aussi beaux coureurs que ceux qu'on montrait au Champ-de-Mars : le jeune homme si déluré les leur fournit à moitié prix. Ses chevaux arrivaient à Marseille frais comme l'œil et étaient achetés là, tout de suite, au débarqué, au quintuple de leur prix d'achat, par des amateurs qui, je vous l'ai dit, y gagnaient encore. Comme il avait rapidement fait fortune, il vint la dépenser à Paris - surtout pour narguer sa mère et son beau-père, car à la mort de son père, ses biens avaient été mis sous séquestre. Je ne savais pas tout cela... Et ce n'est pas chez Mme de Mantinois, une vieille joueuse où j'avais été placée comme demoiselle d'atours, qu'on me l'aurait appris... Bref il me plut, il était riant, vif, gai, dépensait sans compter... Bien qu'il ne m’ait jamais fait la moindre promesse, je pensais qu'il m'épouserait et que je corrigerais son caractère. Il y avait de grandes facilités de se voir chez Mme de Mantinois... Je ne l'aurais pas cru si mauvais sujet... Et c'est ainsi qu'est né Théodore.

 

- Quelle triste histoire ! s'écria Olympe. Mais votre séducteur savait que vous étiez enceinte ?

 

- Point du tout ; il était déjà reparti, et depuis, j'ai su qu'il avait fait naufrage. C'est dommage : j'ai perdu l'occasion d'être marquise. Marquise de Sainte-Etrivière, ce serait plus joli que Sigolène de Thézan, non ?

 

- Le capitaine Gourgane ! dit Olympe au comble de l'étonnement. Mais je l'ai vu il n'y a pas un mois à la Fête de la Fédération !

 

- Comment cela ? dit Sigolène avec curiosité.

 

Alors Olympe lui raconta comment elle avait connu Sainte-Etrivière chez Mme de Xivry - mais elle omit de mentionner la proposition qu'il lui avait faite de partir avec lui aux Indes. Elle était indignée, rétrospectivement, du culot infernal de ce gredin.

 

- Mais j'y pense ! Il est d'autant plus atroce qu'en entendant nommer Thézan il savait que c'était votre frère !

 

- Certainement pas : on m'appelait à l'époque Mlle de Fontsaguette, pour me différencier de ma sœur aînée...

 

 

 

Le dépiquage avait repris. On entendait à nouveau le galop des mulets et les cris joyeux des enfants. Seules devant la table débarrassée, Olympe et Sigolène restaient en face de leurs tasses de café froid. Olympe, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, avait un air de stupéfaction tout à fait comique qui fit éclater de rire la jeune femme. Elle serrait un mince collier de fils d'or, son buste et ses bras étaient admirablement moulés dans la soie changeante de sa robe. Alphonse et Fornier cadet revinrent, l'air naturel ; le dragon avait une déchirure à son habit et portait son bras en écharpe. Joseph, qui fumait comme un cacique à la porte de son wigwam, haussa les épaules en les voyant et se reversa un petit verre d'eau-de-vie de prune. Il faisait chaud. L'abbé Théodard, ayant déboutonné sa soutane et le chapeau sur la tonsure, disait son bréviaire en marchant de long en large devant le fenil. Pendant que les enfants jouaient aux

 

Quatre Coins, les cochons se roulaient dans la vase de la mare. En voulant les chasser, le petit Théodore glissa dans la boue, et avant de se relever, reçut une claque d'une main qu'Olympe eut cru moins leste. Henri regardait grossir son tas de blé, d'un beau brun roux, et faisait porter à boire aux batteurs. Avec le soir, le vent tomba. Les deux musiciens de Dourgne qui, de leur musette et leur violon avaient animé le dépiquage donnèrent un bal auquel les jeunes dansèrent, tard dans la nuit, à la lueur de flambeaux résineux, pendant que les vieux discutaient du passé sous les châtaigniers.

 

 

 

Depuis le début de son internement, le régime auquel avait été soumis Gourgane s'était beaucoup amélioré. Il avait d'abord eu toute licence d'aller et de venir dans ces vastes souterrains, écroulés maintenant, qui joignaient Teyssode à Magrin. Puis, un beau jour, un charmant jeune homme, venu le quérir poliment, l'avait prié de monter dans les étages d'une espèce de maison de maître, et il avait revu la lumière de l'été donnant sur l'église de briques. Mais il se sentait là-dedans "comme un serin".

 

Alors qu'en bas ce n'étaient qu'écuries souterraines, caves romaines (on voyait encore sur les voûtes les pierres numérotées d'X, de I et de V), en haut c'était un fouillis de grandes et de petites pièces, de débarras, mal habités de quelques vieilles femmes dont deux demoiselles de Teyssode qui faisaient de la chimie dans les greniers comme on entendait cette science du temps de Cagliostro ; les autres cuisinant quelque daube au coin du feu et chassant les chats à coups de louche en maugréant dans la langue des troubadours. Le jardin qui entourait ce singulier château était jaune et sec comme un paillasson, et une des distractions de Gourgane fut d'errer sous les pruniers en mangeant les reines-claudes que la chaleur faisait choir. Quant à s'évader le jeune homme avait pris soin de le faire mettre en gilet, à cause de la chaleur, et derrière le pan de mur où s'élève la Vierge de zinc, luisait une baïonnette. En se promenant pour cueillir des figues sur les remblais qui avaient été autrefois des remparts, le marquis s'assura que s'il sautait dans la campagne ce ne serait pas pour aller loin, car partout on voyait vaquer d'honnêtes laboureurs s'activant aux travaux champêtres, et des chasseurs qui arpentaient un petit bois, le fusil à l’épaule. Ces gens s'entretenaient toujours en leur patois de "Moussu Ritou" : M. le Curé, d'un certain "Petit Moine Blanc", et du "Comptable des Fermes" de façon goguenarde et sinistre, comme de gens qu'ils auraient berné. Leurs allusions échappaient à Gourgane, qui regrettait sa captivité à Alger, sur les hauteurs d'El-Biar : là au moins il avait Mme Boumekeur pour le divertir des distributions d'eau dans les séguias du jardin. Alors qu'à Teyssode, il n'y avait même pas d'eau : elle contenait toute dans les citernes du village, dont celle du château était la seule conséquente. Encore, en se penchant sur la margelle, pouvait-il voir quelquefois un lézard imprudent faire "floc" dans cette soupe verte, dont les ondes répercutaient longuement cette minuscule tragédie estivale.

 

A considérer son gardien, Gourgane s'aperçut vite que le silencieux jeune homme était une fille de 19 à 20 ans, et cette constatation le déprima : ces gens devaient être dans une profonde sécurité, pour le faire garder par une femme !

 

- Mais... En crois-je mes sens abusés, mademoiselle ? Ne seriez-vous pas la fille de M. La Plume ?

 

- T’occupes et marche droit, lui dit cette personne d'une voix mélodieuse. Je suis là pour te faire prendre l'air, et pas pour écouter tes boniments.

 

Le capitaine se fit la réflexion que les jeunes générations n'ont pas la politesse des anciennes, et il répondit à la girofle en mataf.

 

- Puisque la Plume est ton daron, tu lui diras de ma part que sa bicoque est foutue comme un as de pique : j'en fouterai le camp quand ça me bottera.

 

- Vous auriez tort, monsieur, dit la jeune fille en colère et reprenant naturellement un langage poli : le village, entièrement truqué, est tout à la dévotion de mon père. Les guetteurs qui se succèdent au clocher ne sont là que pour annoncer l'arrivée - d'ailleurs improbable -, de troupes qui viendraient par la route de Saint-Paul Cap de Joux. Les gens de La Creuse, de Pech-de-Camp et de la Cadicié nous sont acquis. Les angélus, de la façon dont on les sonne, ont une signification pour les fermes et les villages des environs, et vous vous apercevrez assez rapidement en examinant la campagne qu'on y brûle plus souvent des tas d'herbes qu'il ne vient à l'esprit du paysan le plus entiché d'écobuage : tenez, cette fumée, là, c'est Emporte-Pot. D'ailleurs, si vous voulez me suivre sur la tour, vous aurez une vue plus étendue sur le paysage.

 

Gourgane monta au donjon avec la jeune fille, qui lui apprit obligeamment que le vrai nom de son père était Saint-Félix, mais qu'on l'appelait aussi Pierre Soual ; de là-haut, ils découvrirent le panorama admirable des collines.

 

Tout en bavardant, il scrutait le paysage pour y découvrir une sortie ; mais il ne voyait nulle part trace d'aboutissement des souterrains.

 

Le point le plus éloigné qu'il apercevait du haut de la tour était les ruines de Magrin.

 

- Monsieur, lui dit la jeune fille, si vous le demandiez à mon père, il vous y ferait peut-être conduire : le coup d'œil y est enchanteur.

 

- Pas tant que celui que j'ai d'ici, ma belle enfant.

 

- En effet, la campagne est très belle, dit la jeune fille en regardant dans sa lorgnette, et qui n'était quand même pas assez gourde pour croire qu'il parlait des lointains.

 

Et de ses yeux en amande, elle lui coula un regard en dessous. Mais quand il voulut lui prendre la main, elle lui montra la crosse d'un charmant pistolet d'acier : c'est dire qu'elle n'avait nulle envie de pousser la conversation.

 

- Ca par exemple ! s'écria Gourgane qui avait repris la lunette d'approche.

 

Il voyait au pied des ruines un groupe de personnes à cheval, et parmi elles, Thézan, reconnaissable à sa redingote rouge, et Olympe.

 

- Qu'est-ce qu'il y a ? Dit la jeune fille en lui prenant la lunette avec avidité.

 

- Il me semble voir, là-bas, de vos artilleurs ! Se hâta de dire Gourgane.

 

- Pensez donc : ce sont des promeneurs.

 

Elle lui conta complaisamment qu'il y avait trois camps prévus pour un soulèvement fédéraliste du Midi : un à Jalés, dans le Vivarais pour la région lyonnaise, un à Ollioules pour Marseille et Toulon, et celui de Teyssode pour Toulouse.

 

- Les armes doivent être distribuées à des gardes nationaux sûrs. Et vous, monsieur, nous serez utile avec votre navire pour faire la jonction avec les troupes des Bourbons de Naples...

 

Mais Gourgane restait songeur.

 

 

 

Dans le courant de cette année 90, Me Dupont-Prudence eut fort à faire. C'était une véritable manne que le ciel lui envoya sous forme de dossiers, testaments et divers papiers de succession. Le décès inopiné d'une Sœur de la Croix dans la paroisse du Plessis-Sautegrue lui posa même un problème délicat. Elle avait testé en 72 en faveur de son Ordre, puis avait refait son testament en 76 en y adjoignant un codicille en faveur de Jaquette, sa femme de chambre, additif qu'elle avait ôté en 77 sous la pression d'une nouvelle jeune abbesse pressée de régenter le couvent, car elle ne doutait pas qu'elle n'en eut reçu à la fois la force et le droit. En 79, ne pouvant plus écrire elle-même, elle avait fait transcrire un nouveau testament par M. Boulon de Boileau, administrateur de l'hôpital de Senlis. En 85, sous diverses pressions, la Sœur avait institué pour ses héritiers universels, un neveu et une nièce dont elle n'avait pas fait cas jusqu'ici, mais qu'elle reconnaissait, probablement à la suite d'une réprimande un peu trop vive de sa supérieure. Enfin, en 89, à l'heure de sa mort, elle avait re-testé en faveur de sa femme de chambre, qui l'avait si bien soignée pendant ses longues maladies. Or, aucun des testaments ne détruisait les précédents, et il y avait là-dedans une admirable matière à plusieurs procès, qui firent dresser l'oreille du vertueux notaire.

 

En effet, si la vieille Sœur était folle et archifolle, son testament, lui, était une chose extrêmement sérieuse, comme le démontrèrent sur l'heure la Supérieure des Sœurs de la Croix d'une part, les héritiers putatifs de l'autre, et la femme de chambre d'un tiers côté, soutenue par l'administrateur de l'hôpital. C’est que le testament de Sœur Josèphe ne reposait pas sur des broutilles. C'était une bonne partie du Plessis-Sautegrue : les métairies du Perron et de Nicole, qui jouxtaient les terres d'Avessan appartenant à feue « Mme de Sainte-Etrivière » (née Aufret de Galentin), et des champs, et des prés, et des bois que c'en était une merveille. Me Dupont-Prudence était bien au courant de tout cela, et il se plongea avec délices dans ses plans de bornage. Tout cela était de son ressort. Les deux parties prirent chacune un avoué, et cela promettait une terrible bataille chicanière.

 

Le plus curieux est que toutes ces prouesses juridiques, ces incursions dans le maquis du droit se trouvèrent brusquement inutiles. Les décrets du 13 février, portant abolition des ordres monastiques, et du 14 mai, décidant la mise en vente des mêmes biens, remettaient tout en question. Un matin de juin, le notaire se frotta les mains en ouvrant son journal : les biens ecclésiastiques étaient déclarés biens publics, et ôtés à leurs jouisseurs naturels. Un air bénévolent déplissa la face d'ordinaire si juridiquement renfrognée de Me Dupont-Prudence. Il alla immédiatement à Senlis se porter acquéreur, le premier, des biens de feue la Sœur Josèphe du Perron du Plessis. Il allait préparer aux calotines et aux pâlichots héritiers quelque chose de soigné.

 

- Cet ordre vil ne mourra que de ma vertueuse main, dit-il en posant une poigne conquérante sur la rampe de la patache.

 

Quelque temps après, le décret contre les émigrés jeta le notaire au comble du bonheur. Il eut même, à sa lecture, un éblouissement, un de ces éclairs d’intuition qui décident d'une fortune et d'une vie. Et s'il dénonçait le marquis, ce hanneton ? Une fois disparu, d’une façon ou d'une autre - peu importe, pourvu qu'elle fut légale - ce gredin ne viendrait pas lui réclamer les terres que lui, Dupont-Prudence, était en droit d'acquérir si honnêtement. Pas un remords ne lui traversa l'esprit : c'était un pur démocrate.

 

- A circonstances extraordinaires, actes extraordinaires, c'est sûrement dans Barthole ou Cujas, se dit-il.

 

Et il se mit à écrire une dénonciation en règle, d'où il ressortait que le marquis de Sainte-Etrivière, émigré en Allemagne, était un agent des Princes des plus dangereux etc, etc. Il se garda bien de signer ce document, après tout, deux sûretés valent mieux qu'une. Il ne s'agit pas de s'endormir sur le potage, quand on est décidé à suivre le sens de l'histoire.

 

 

 

 

 

 

 

L'OUVERTURE DU TESTAMENT

 

 

 

En entendant les cris, Olympe, qui mangeait des mûres dans la cour, releva ses robes et courut vers la façade brûlante de la ferme. A l'ombre du tilleul, le cheval du notaire encensait, agacé par les mouches. Elle n'avait pas voulu, en tant qu'étrangère, assister à la cérémonie familiale de l'ouverture du testament ; et à l'entrée du salon, elle s'arrêta, stupéfaite, la main sur l'olive de cuivre : les frères et sœurs Thézan se battaient à coups de cannes, comme de vulgaires charretiers. Au milieu de la pièce, devant ses papiers éparpillés, Me Gleizes, la perruque de travers, levait les bras au ciel en criant :

 

- Monsieur Henri ! Monsieur Alphonse ! Monsieur Joseph ! Voyons, messieurs... tandis que son clerc, un jeune homme rousseau, se défilait le long des murs.

 

- Ah taisez-vous, maître ! Qui sait si vous n'êtes pas de mèche avec ce gredin !

 

- Gredin ! Le respect que tu dois à ton aîné...

 

- Voyons, M. Alphonse, la colère vous égare...

 

- Voleur, accapareur !

 

- Mesdames... Mme de Lussas, voyons !

 

- Un testament est une chose sacrée ! Glapissait la grande Madeleine, en faisant claquer ses mâchoires, dont le dentier se décrochait, tandis que le notaire avait toutes les peines du monde à protéger le papier contre les entreprises de ses sœurs.

 

Brusquement Alphonse donna un violent coup de poing sur la table, et regardant son aîné dans les yeux :

 

- Coquin, va ! Canaille ! Je te ferai rendre gorge !

 

- Allons, c'est insensé...

 

- Allons-nous en, c'est ridicule, dit Joseph en haussant les épaules.

 

Comme Thézan claquait la porte, la dispute reprit de plus belle.

 

- Mais pour Dieu, qu'y a-t-il ? dit Olympe dans le couloir, tandis qu'un fracas de verre brisé couvrait les cris : une canne venait de heurter un vase de fleurs.

 

- Il y a que ce gredin a profité de ce que notre mère est retombée en enfance pour capter l’héritage, dit Thézan en prenant à pleines mains ses cheveux qui tombaient en désordre dans sa figure. Nous sommes déshérités. Filons de ce cloaque !

 

Le froid envahit le cœur d'Olympe, mais Joseph sifflait comme un étourneau.

 

- De quoi vivrons-nous ? dit Alphonse en traversant la basse-cour aveuglante où les chiens hurlaient à l'unisson. Il ne m'a laissé que le Castel et Picotalen, un château ruiné depuis la guerre de Cent Ans dans la Resclauze, en pleine montagne, et une ferme dont le nom indique assez le revenu : Picotalen veut dire Crève-la-faim !

 

- Mais c'est peut-être très joli !

 

- Sans doute... pour les chouettes et les chats-huants qui hantent ces lieux charmants! Holà, Follette ! Huau !

 

La jardinière filait à nouveau vers Escoussens.

 

- Je n'aurais jamais dû remettre les pieds ici... C’est toujours ainsi, quand on revient dans sa famille ! Voilà, ma pauvre Olympe, qui ne va pas arranger nos affaires, dit-il en sautant au pied du perron en ruines. Nous ne pouvons pas nous marier avec de si belles espérances !

 

Ainsi, leur mariage était remis aux calendes.

 

- Et si nous remontions cette métairie ? dit-elle, essayant de lutter. Avec quelques vaches, nous pourrions vivre ...

 

- Vous êtes délicieuse d'inconséquence, Olympe : Picotalen n'est pas Trianon. Et nous ne pouvons même pas vendre ces ruines : personne n'en veut ! Puis le Castel est le berceau de ma famille depuis 1087, ou 90... Je m'en voudrais de perdre une telle relique ! dit-il amèrement. Allez, il nous faudra émigrer comme les autres, tout nous chasse de France : les émeutiers, nos parents... Filons tant que nous avons encore notre tête sur nos épaules !

 

- Oh, oh... Ne soyons pas si pressés ! dit Joseph en bourrant sa bouffarde. Voire ! Un jour peut-être Picotalen nous nourrira, et tu seras bien aise d'y revenir. Ne faisons pas comme le héron de la fable, s'il vous plaît. A mépriser les tanches, on finit par se nourrir de limaces.

 

 

 

- Messieurs, soyons raisonnables, dit Me Gleizes en tapotant des deux mains les papiers épars sur son bureau, comme s'ils eussent voulu se révolter. Mme votre mère a fait son testament mystique l'an dernier, le 2 août 1789 - testament que je vous ai lu l'autre jour, et qui a déclenché le hourvari que vous savez. Ce testament, que la loi m’interdit de connaître avant son ouverture, a été contresigné par sept témoins et moi-même, sur l'enveloppe. C'est le 14e que Mme de Thézan faisait depuis la mort de M. votre père : néanmoins, il détruit tous les autres et a seul force de loi.

 

- Mais il nous déshérite complètement ! s'écria Alphonse.

 

- Pas entièrement, monsieur, pas entièrement. C'est ce que j'ai dit à vos frères et sœurs, qui ne veulent rien entendre. Un arrangement à l'amiable, pourtant...

 

- Il n'en est pas question : ce testament ressuscite le droit d'aînesse dans toute son injustice.

 

- Je sais.

 

- Malgré les lois les plus récentes.

 

- C’est exact. Mais il est antérieur à ces lois, et elles ne sont pas rétroactives.

 

- A quoi bon faire une révolution, alors ! dit Thézan.

 

La loupe qui ornait le front de Me Gleizes se haussa de façon comique : il trouvait assez savoureux d'entendre Alphonse de Thézan professer des opinions républicaines, quand il y allait de son intérêt.

 

- Tout ce que vous pouvez faire, si vous ne vous décidez pas à vous entendre, c'est ce qu'ont fait vos frères et sœurs : attaquer le testament. Peut-être ira-t-il en cassation, qui sait ? Avec ce qui se passe actuellement, on ne peut rien prévoir. Mais je dois vous signaler que votre aîné est résolu à se défendre : il a déjà pris un avoué à Castres.

 

- Nous en prendrons un aussi, dit Alphonse. N'est-ce pas, Joseph ?

 

- Non, dit Joseph.

 

- Pourquoi ?

 

- Parce que je m'en fous.

 

- Très bien. Me Gleizes, marquez-moi, je vous prie, sur la liste de l'avoué de ma sœur Madeleine.

 

- Je dois vous prévenir aussi qu'en cas d'unanimité, les scellés seront mis sur Fontsaguette, le Sol-Viel, Picotalen etc... Que les experts visiteront, et qu'avant que le jugement soit rendu, aucun de vous ne pourra plus pénétrer dans ces lieux.

 

- C'est bien ainsi que je l'entends.

 

- Cela peut durer des années.

 

- Aucune importance.

 

- Bien, dit Me Gleizes. Mais en tant que notaire de votre famille, il est de mon devoir de vous montrer les inconvénients qui résulteront d'une rupture avec votre aîné : aucun de vous ne tirera un liard ni des bâtiments, ni des terres. Les avoués se gobergeront à vos frais, en faisant traîner l'affaire en longueur, et les fermiers s'enrichiront de vos dépouilles. Et finalement, comme on dit vulgairement, vous y mangerez la baraque.

 

- Mais Henri n'aura rien non plus.

 

 

 

Après le départ de ses clients, Me Gleizes regarda sans les voir les mouches qui tourbillonnaient au plafond. Il pensa une fois de plus que la discorde était la ruine des familles.

 

- Voilà des fermes et des terres, dit-il tout haut, qui pourraient nourrir cent personnes. Elles en ont nourri plus, dans le temps. Mais il y avait une autre entente que de nos jours. L'individualisme actuel amènera le morcellement des terres à l'infini. Jusqu'à ce qu'une puissance supérieure les rassemble à nouveau en les prenant aux particuliers... Dans l'état actuel des choses, je ne vois que ce qu'on appelle la Nation, monstre abstrait, entité algébrique... Sera-ce un bien ? Je me demande si les gens accepteront de travailler pour la Nation comme ils travaillent pour eux. J'en doute, mon cher Belzébuth, dit-il en caressant le chat qui sommeillait sur le testament.

 

 

 

Au retour à Escoussens, une lettre les attendait : la tante Gourbillon émergeait de son silence. Ce n'était d'ailleurs qu'un mot, très sec : " Madame a besoin de M. de Thézan".

 

- Cela doit être grave, pour que ces dames s’abaissent à quémander, remarqua Olympe.

 

 

 

LE DUEL

 

 

 

- Non, Philippe, quand vous dites: "Allons délivrer notre Roi," il faut montrer plus d'allant, plus de courage. Naturellement, nous vivons dans une époque policée où cette situation ne risque pas de se produire, mais essayez de vous remettre dans ces temps barbares de Cromwell, où l'on s'égorgeait avec conviction pour des idées surannées. Allons, cher Philippe, répétez avec moi : "Allons délivrer notre Roi !"

 

- Allons délivrer notre Roi !

 

- Voilà, c'est mieux. A vous, maintenant, Cécile : n'oubliez pas que vous êtes Mathilda, il vous faut un air doux, tendre, touchant, naïf, légèrement égaré, quelque chose comme la Du gazon dans Nina... Vous êtes amoureuse de Mac Leod, vous craignez pour sa vie : tendez les bras vers lui d'un air suppliant, comme pour le retenir d'aller vers son devoir... Agenouillez-vous avec naturel... Lui doit faire un geste négatif de la main, pour vous repousser, mais montrer en même temps qu'il hésite ; alors, vous ramenez vos propres mains sur votre cœur avec douleur... Très bien !

 

Cécile trouvait tout à fait plaisant d'avoir l’air d'implorer son frère ; quant à Philippe drapé dans le tartan écossais jaune, noir et gris des Mac Leod, il se pavanait en brandissant une claymore. Dans son coin, Jeunet aurait voulu qu'on infléchisse le sens de la pièce d'Albane Breadalbane, trop royaliste, à son gré : il aurait fallu rendre Charles Ier carrément odieux, et qu'en le voyant décapiter, les spectateurs puissent dire : "Bien fait pour lui !" Mais cette Ecossaise n'avait aucune objectivité historique. Il se consola en pensant qu'il ferait une création magnifique dans le rôle de Cromwell : beau, grand, terrible, majestueux, une véritable évocation du peuple souverain. Malheureusement, il était à craindre que tous ces aristocrates frivoles ne comprennent rien à la finesse de son jeu.

 

Bance n'était là que pour Cécile : elle lui avait demandé de brosser les décors de la pièce.

 

- Nous cherchons justement un peintre. Voulez-vous nous rendre service ?

 

Il avait accepté avec joie, peignant un sombre manoir pour la prison du Roi, un échafaud, mais il souffrait de voir Cécile si frivole, s'amusant avec ces fats. Par nature, il aurait plutôt été attiré par Jeunet, mais l'affectation d'intransigeance républicaine l'avait vite dégoûté. Il ne s'amusait guère. Comme il dévorait Cécile des yeux, M. de Sorlin, déguisé en laird écossais traître au Roi, jeta son émigrette devant lui et dit :

 

- Posez une question.

 

- C'est fait, dit Bance, qui pensa : "Cécile m'aime-t-elle ?"

 

- Voyons, dit M. de Sorlin en regardant remonter l'émigrette. 7...8... Il tira un jeu de cartes de sa poche : "8. Elle est rebelle dans les Têtes-à-Têtes", lut-il narquoisement. C'est bien ce que vous attendiez ?

 

Bance rougit et eut envie de l'étrangler. Dans la petite bande des agréables s'était introduit le jeu à la mode, qui faisait fureur : l'émigrette. Deux cercles de buis reliés en diabolo et enroulés sur une ficelle. D'un coup léger de la paume de la main, on jetait l'émigrette vers le sol, et elle remontait la ficelle avec plus ou moins de force qu'on avait mis à la jeter. C'est Albane qui avait eu l'idée de pimenter le jeu en faisant prédire l'avenir à l’émigrette : selon qu'elle remontait au genou, au milieu de la cuisse, à la ceinture, le coup était numéroté de 1 à 10, correspondant à un de ces jeux de cartes légèrement grivois où l'on lit "Infiniment sur le gazon" ou « Je n'ai pas de désir sans amour ». Par ce moyen, on avait déjà posé au jouet toute sorte de questions :

 

- Quel est le degré du sentiment de Cromwell pour son auteur ? avait demandé malignement M. de Sorlin, désignant par-là Jeunet et miss Breadalbane.

 

Et l'Ecossaise avait ri du bout des lèvres en voyant toutes les émigrettes à la fois descendre nonchalamment leurs cordes sans remonter d'un pouce...

 

- Qui émigrera le premier ?

 

Cette question, qu'elle avait posée ensuite pour sa revanche avait paru si sérieuse que la plupart des agréables s’étaient fait mal aux doigts en jetant leur émigrette.

 

- Je comprends que vous ne vous engageassiez pas à la légère, disait Albane sans rire. L'année 90 est passée, et l'on peut dès aujourd'hui vous accuser, messieurs, de négligence envers la Sainte Mode. Je crois bien qu'il n'y a plus que vous entre Neuilly et Vincennes...

 

Ces réflexions faisaient bouillir les mirliflores du salon de Xivry. A vrai dire, ils n'avaient pas la moindre raison d'émigrer, mais ils avaient pris la précaution de placer leur argent en Angleterre pour se donner à eux-mêmes l'impression d'être menacés. Albane Breadalbane frappa juste le jour où elle leur dit :

 

- Une trop grande hâte à partir serait suspecte : on vous prendrait pour des coureurs à pied en quête d'anoblissement...

 

Enflammés, ils avaient ouvert des paris sur cette question : qu'est-ce qui serait le plus élégant, rejoindre Coblence en équipage ouvert, ou se déguiser de façon à tromper les postes-frontière ?

 

On en discutait beaucoup, en répétant "La Mort de Charles 1er".

 

- Moi, je dois rester à Paris, comment dit-on ? Par conscience professionnelle, dit Albane Breadalbane ; il faut que je finisse avec M. Jeunet mon Travel in France ; mais je vous donnerai toujours la clef de Hammersmith Grove pour aller piqueniquer sur mon pelouse.

 

Justement, pour les remercier de si bien interpréter sa pièce, elle leur proposa une partie de campagne impromptue au bois de Vincennes ; il faisait un temps de printemps particulièrement doux, ce serait charmant. Tout le monde se récria. Les agréables coururent acheter du jambon et du vin blanc, et sautant dans les calèches, toute la joyeuse bande s'éloigna du quai à un train d'enfer.

 

 

 

Pendant le repas, Léonce de Chamart, qui ne jouait qu'un rôle épisodique de seigneur anglais dans "La Mort de Charles 1er", prit un malin plaisir à attiser une dispute entre Philippe de Xivry et Antoine de Sélincourt. C'était pour un prétexte futile, à propos de Mlle de Sainte-Amarante qu'ils avaient à peine entrevue au Vauxhall dans l'hiver. Philippe racontait complaisamment que cette jeune personne, ayant été une passade du comte d'Artois, en avait eu un enfant ; il chantait un couplet perfide qu'on avait fait là-dessus, énumérait les autres entreteneurs de cette demoiselle ; et Antoine, excédé, dit carrément qu'il trouvait ignobles ces suppositions : il était malheureux que dans une foule aussi nombreuse que celle du Vauxhall, il ne se fut trouvé personne pour relever le gant en faveur de la Sainte-Amarante.

 

- Voilà qui est parler en vrai chevalier français ! Applaudit Léonce de Chamart.

 

Philippe pâlit. Ainsi donc, il avait le mauvais rôle, alors qu'un instant avant tout le monde trouvait si drôle de médire des filles publiques !

 

- Je relèverai ce gant quand il vous plaira, dit Antoine de Sélincourt poussé par la colère.

 

- Quand vous voudrez, monsieur.

 

- Comment, vous n'allez pas vous battre pour une gourgandine ! Je veux dire, pour une fille dont vous ne savez rien, que vous n'avez peut-être pas vue deux fois ! dit Cécile, alarmée de voir son frère et son cousin en péril.

 

- Mais si ! L'honneur d'une dame est en jeu. Vous n'allez quand même pas protester, Cécile ? s'écrièrent les agréables. Imaginez qu'il s’agisse de vous ?

 

Déjà, Léonce de Chamart et M. d'Antibaut, comme seconds de ces messieurs, arrangeaient une rencontre pour le lendemain, dix mars, entre Philippe et Antoine, derrière l'Arsenal. Toute la petite bande jura le secret.

 

- Qu'ils sont bêtes, bêtes ! disait Cécile rageusement à Bance comme il la raccompagnait.

 

 

 

Enfoncé dans son fauteuil à oreillettes, le chevalier de Sélincourt admirait son ouvrage. En face de lui, sur le seul mur de la chambre que n'encombraient pas les rayonnages d'une bibliothèque envahissante, s'étalait, dessiné aux encres rouge et noire, un immense arbre généalogique. La dernière feuille aboutissait à lui, Joseph de Sélincourt, chevalier de Malte, ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, etc, etc. "Beaucoup de peine pour pas grand-chose, finalement", pensait-il. En effet, il pouvait dès à présent inscrire avec mélancolie, au-dessous de son propre nom : "Mort sans postérité". Qui après lui pourrait lui rendre ce service ?

 

Il en avait fallu, des dames à vertugadin, des gardes du corps du Roi, gens possédant plus d’honneur et de loyauté que de pécune, pour aboutir à ce rameau desséché : « Joseph de Sélincourt, né en 1741, mort en ... 179...? 180... »? Où, quand, comment ? Cela, il ne le savait pas encore, seul l'avenir le dirait.

 

- Oui, beaucoup de bruit pour rien, dit-il tout haut en prenant une prise dans sa tabatière. Comme beaucoup de gens vieillissants, le chevalier avait l'habitude de se parler tout seul. Il se disait "Mon cher Sélincourt", s'admonestait, se morigénait, et quand il se trouvait ridicule, ce qui lui arrivait souvent, il se coupait à lui-même la suite de ses réflexions d'un très sec :

 

- Fi donc, Sélincourt !

 

Mais ce matin, il se sentait plutôt d'humeur joyeuse et attendrie. Il ne mourrait pas tout entier. Au-dessus de son nom, il lisait ceux de son père et de sa mère, née Rocheville, qui reposaient depuis vingt ans côte à côte dans le chœur humide de la petite église de Morienval : ces noms, c'est tout ce qui lui restait d'eux, car dans la famille on n'avait pas la manie des portraits. Il le regrettait, c'est pourquoi il avait fait faire le sien, à tout hasard, par Mme de Xivry, mais c’était plutôt par satisfaction d’amour platonique que par vanité.

 

Au-dessus encore, les quatre grands-parents, et la liste s'agrandissait à chaque génération, comme les cercles que fait une pierre dans l'eau d'un étang. Huit arrière-grands-parents : il n'avait connu que son arrière-grand-mère Rocheville, la suivante de Mme Palatine. Il ne lui en restait qu'un souvenir très vague. Au-dessus, dans les rangées des 16, puis des 32, des 64, ce n'étaient plus que des noms, des ombres, des ouï-dire qui avaient semé l'histoire, animé des formes humaines sous les règnes de Louis XIII, d'Henri IV... qui s'étaient chauffés sous ces mêmes cieux où lui, Sélincourt, vieillardait...

 

Pour chasser ces idées mélancoliques, ces drapeaux poussiéreux claquant dans le lointain passé, ces amours évanouies, car tous ces gens avaient eu leur histoire, leurs peines, leurs joies, leurs fêtes, leurs douleurs, ils avaient connu la splendeur des matins d'été dans leurs demeures provinciales et les glorieux crépuscules de Maëstricht et de la Marsaille ; il se versa un verre de porto. Voilà tout ce qui restait des 65 534 ancêtres dont tout humain peut se targuer, 15 générations avant sa naissance. Quinze générations... Six cent ans. Pour remonter au temps de Saint-Louis, aux croisades, où sa famille avait été anoblie. Un instant dans l'éternité... Enfin sa vie aussi était accomplie, et bientôt il n'en resterait plus que cela : un nom au bout d'une nomenclature qui ne dirait plus rien à personne, un extrait d'armorial, une suite généalogique qui aboutissait au néant.

 

Heureusement, il avait pour lui réjouir le cœur son neveu issu-issu de germain, Antoine de Sélincourt, qui, lui, grâce à Dieu, continuerait la race. En ce temps où l'on brûlait les titres de famille, les blasons et les vieilles demeures, où les gens de toutes les classes jouissaient du plaisir sadique de saboter leur passé, le chevalier croyait en la perpétuation des Sélincourt. Il avait préparé son testament, ouvert sur son bureau et qu'il n'y avait plus qu'à faire enregistrer chez le notaire :

 

- Au nom de Dieu soit que ce jourd'huy dixiesme jour du mois de mars mil sept cents quatre-vingt onze, avant midy, nous Joseph-Marie de Sélincourt et Vieuxgenet, ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, et, natif de la ville de Senlis... considérant l'incertitude de l'heure de la mort, libre cependant de tous mes sens, mémoire et jugement, ai fait mon testament clos, que j'ai écrit de ma main, et disposé de mes biens en la forme et manière que suit. En premier lieu je me suis muni du signe de la Croix, imploré la divine Miséricorde d'avoir pitié de mon âme lorsqu'elle sera séparée de mon corps, par l'intercession de la Glorieuse Vierge Marie, de Saint Joseph mon patron..."

 

Il léguait tout ce qu'il possédait, la petite terre du Plessis-Chamant, ses armes, sa bibliothèque militaire constituée avec tant de soin à son lointain parent, qui eut pu être son fils et qu'il considérait comme tel. Ainsi les choses étaient-elles en règle. Il relut le testament, et le trouva en tout point conforme à sa volonté. Il ne mourrait pas tout entier.

 

 

 

- Monsieur, monsieur Antoine vient de passer, dit Henri, son vieux domestique, en entrant.

 

- De passer ! s'écria le chevalier en bondissant de son fauteuil et se méprenant au sens du mot. Que dis-tu, Henri !

 

- Je dis que M. Antoine est venu jusqu'à la porte, et qu'il a laissé une commission.

 

- Ah bon, bien. Et pourquoi n'est-il pas monté, l'animal ?

 

 - Je le lui ai dit, monsieur : il ne voulait pas vous déranger.

 

- Ah par exemple, me déranger ! Mais le cher petit ne me dérange jamais. Que voulait-il, Henri ?

 

- Il a dit qu'il allait se battre en duel.

 

- Où ça, Henri ? Où ça ? dit le chevalier en se précipitant sur son domestique, et le secouant par le bouton de son habit.

 

- Derrière l'Arsenal, une affaire qui ne souffrait pas de retard.

 

- Oh mon Dieu ! J'ai peut-être le temps de le rattraper.

 

Et sans prendre sa perruque ni son épée, le chevalier dévala l'escalier étroit.

 

 

 

- Mon Dieu! priait-il en galopant le long du quai de la Ferraille, faites que j'arrive à temps ! Vieille bête que je suis ! Le point d’honneur ! Et c'est aujourd'hui le 10 mars !

 

En homme féru de généalogie, le chevalier connaissait parfaitement l'histoire de sa famille. Combien de fois n'avait-il pas rêvé sur ce texte des Mémoires-Journaux de l'Estoile du 10 mars 1591 : "Ce jour mourut Sélincourt, un des gouverneurs de l'Arsenal de Paris, qui avait été blessé de sa propre épée, le dimanche 3e de ce mois, par un marchand de vins nommé Le Vasseur, à raison de quelques meubles qu'avait ledit Masseur audit Sélincourt appartenant : dont il voulut que l'autre lui fit restitution..."

 

- Quelle destinée ! pensait le chevalier en galopant à crever sa monture. Il aurait dû inviter son neveu la veille, le séquestrer s'il l'eut fallu, au moins le temps de cette journée fatale à sa famille. "Mais le principal fondement de leur querelle était une garce que Sélincourt avait vendue au Vasseur, et disait ledit Vasseur en avoir payé 400 écus lorsqu'il se maria à la veuve Yver, contrôleur de la Chancellerie de Paris. Laquelle étant morte, ledit Sélincourt voulait ravoir sa garce pour en jouir comme auparavant : ce que l'autre refusait faire, si on ne lui rendait préalablement son argent."

 

Le texte courait dans la mémoire du chevalier, avec la conclusion du mémorialiste : "Querelle digne de ce temps." Querelle indigne, affreuse en effet, à propos d'une sale histoire de femme, mais où il y avait eu mort, cette mort qui plane incessamment sur nos têtes, et se décide comme le gerfaut lâché en pleine chasse au vol.

 

Arrivé sur le terrain vague derrière l'Arsenal, le chevalier aperçut un attroupement. Sautant à bas de son cheval, il se précipita, bousculant la foule en criant :

 

- Place ! Place !

 

Les gens grognaient devant cet homme débraillé, au crâne chauve veuf de perruque, qui avait l'air d'un fou. Autour d'un corps étendu à même la boue, un chirurgien et son aide essayaient de ranimer Antoine de Sélincourt, essuyant au coin de ses lèvres une mousse sanglante. La tête du blessé dodelinait sur la manche d'un archer du guet.

 

- Est-ce mortel ? cria le chevalier. Répondez !

 

- Qui êtes-vous, monsieur ? demanda le chef des archers.

 

- Je suis son seul parent ! cria le chevalier d'une voix déchirante.

 

- Je respecte votre douleur, monsieur, mais le pauvre jeune homme est bien mal en point : l'épée a pénétré à deux lignes du cœur.

 

- Mais pourquoi ? Pourquoi s'est-il battu ? murmurait le chevalier.

 

- Il paraît que c'est une histoire de femme, dit un badaud d'une voix criarde.

 

- Oh Destinée ! Sublime Providence ! dit le chevalier en levant les yeux vers le ciel gris où couraient de lourds nuages.

 

Et il tomba comme une masse.

 

 

 

KEIN PFERD, KEIN KNECHT

 

 

 

Gourgane errait dans les couloirs nus comme au creux des boyaux de la terre, et, se fiant à la direction de départ depuis le petit porche de la cave de Teyssode, il pensa qu'il devait se trouver sous les habitations qui font suite à l'église.

 

Sans doute les caves des maisons devaient-elles donner dans ce couloir, comme l'indiquaient par place des tas de détritus secs qu'il devait escalader : les souterrains servaient depuis longtemps de dépotoir.

 

De toute l'ancienne ceinture de fortifications du village, il ne restait que ce fantastique réseau souterrain, qui s'étalait sous des lieues.

 

 

 

Au bout d'une demi-heure de marche dans les couloirs, Gourgane trouva une porte délavée, qui tenait négligemment par un taquet de bois attaché à une ficelle. On aurait dit que les voleurs n'avaient entreposé là que des choses de peu d'importance, car ils avaient omis de fermer plus sérieusement ce local.

 

Gourgane fut persuadé, d'ailleurs, en poussant la porte, qu'elle donnait dans un cul-de-sac. Elle s'ouvrit fort discrètement.

 

 

 

D'abord il ne vit rien, la clarté de sa lampe s'étant de plus en plus affaiblie pendant ce long trajet.

 

Puis, la flamme s'étant revigorée par l'immobilité où il se tenait afin de ne pas tomber dans quelque chausse-trappe, Gourgane s'aperçut avec surprise qu'il se trouvait en nombreuse compagnie.

 

Deux rangées de personnes appuyées aux murs avaient l'air de veiller un particulier couché sur le dos au milieu du souterrain. Ensuite, le mur se dressait : c'était bien un cul-de-sac.

 

Ces personnages semblaient sommeiller. Et en approchant sa lanterne de corne du visage le plus proche, qui portait l'étalage d'un colporteur, Gourgane vit qu'il était mort !

 

Il comprit immédiatement : c'étaient les momies des agents exécutés par la bande à La Plume ! Il comprit aussi ce que les grinches voulaient désigner dans leurs plaisanteries quand ils parlaient de Défunt l'Abbé, du petit Moine Blanc, de M. le Comptable ou du Coureur des Bois : chacun des gisants avait le costume et le physique de l'emploi désigné par son surnom ! Les figures les plus anciennes, qu'on ne nommait même plus, n'avaient qu'une pellicule de peau parcheminée, brune comme du vieux cuir, et dont les lèvres ratatinées montraient les dents. Personne ne savait plus depuis longtemps quelle avait été l'identité de ces funèbres restes !

 

Il pensa que c'est là qu'il serait venu, s'il avait été rectifié, à son arrivée, par le canonnier au couteau catalan, et qu'on l'aurait appelé "le Marin" !

 

Seule la promesse de donner son navire à La Plume avait suspendu son exécution... et il ne vivait encore que parce qu’ils avaient besoin de lui ! Après tout, six mois ou un an ne faisaient pas une affaire pour le saigner... Cela lui expliqua aussi pourquoi Cœur-de-Rose appelait sa chambre : le garde-manger ! Tant d'esprit bureaucratique dans le meurtre donna à Gourgane une forte envie de rire au milieu de la réunion macabre, car brusquement, il avait réalisé que c'était sa déesse favorite, la Bonne Fortune, qui l'avait amené par la main en ces lugubres lieux.

 

Il n'attendrait pas le retour de La Plume pour qu'on statue sur un sort dont il était désormais certain : car il était évident que dès qu'on n'aurait plus besoin de lui, il prendrait dans l'in-pace la place du marchand de chevaux de Saint-Paul qui un mois auparavant avait eu l'imprudence de pénétrer dans le village ! C’est lui, il s'en souvint tout à coup, que les autres avaient l'air de veiller ! Le dernier venu restait à même le sol jusqu'à ce qu'il soit suffisamment desséché par l'atmosphère du souterrain, après quoi on le dressait le long du mur, à côté de ses congénères, tandis que le nouvel assassiné prenait sa place !

 

D’autre part, pensa Gourgane, il était inutile aussi de retourner au château, car il ne faisait aucun doute que les sentinelles qui déjà devaient le chercher dans le dédale des souterrains tireraient sur lui à vue dès qu'elles s'apercevraient qu'il avait découvert leur "Chambre Noire" !

 

Il décida donc de s'enfuir au plus tôt, tel qu'il était, sans hésitation. Impossible de retourner en arrière.

 

Enjambant le corps en train de se momifier, Gourgane s'approcha du fond de la galerie. Il était anormal qu'elle s’arrêtât ainsi au fond de la terre, sans raison : on avait dû évacuer les déblais quelque part. Sans doute le couloir s'était-il effondré derrière des boisages qui soutenaient le plafond : il suffirait alors de se creuser un passage dans les éboulis pour aller déboucher Dieu sait où, mais au jour.

 

Magnifique de calme et de sang-froid, Gourgane examina les parois : elles étaient désespérément lisses. Non, la galerie s’arrêtait là.

 

Il leva les yeux au plafond encombré de toiles d'araignées, et qu'il pouvait toucher de la main : il sentit une surface froide et polie ; et en en cherchant les rebords, il trouva que c'était une dalle de pierre ! Comme il élevait sa lanterne pour se rendre compte sa bougie expira...

 

Malheureusement, il n'avait rien sur lui qui lui permit de soulever la dalle, et il était plongé dans une obscurité complète. Il s'assit sur la tête du cadavre et réfléchit.

 

Le bruit d'un rat, courant dans les lointains de la galerie, le mit en alarme : si c'était un des gardiens, il défendrait chèrement sa peau avant de mourir ; et il cherchait à tâtons sur les momies quelque objet qui put lui servir d'arme.

 

Et la Bonne Chance se manifesta pour la seconde fois : retraversant en palpant le groupe funèbre qui s'effondrait de part et d'autre comme des quilles, il se souvint d'avoir vu près d'un des squelettes une croix que les bandits lui avaient laissée par dérision entre les mains. C'est celui qui devait être "Dom Prieur"...

 

Il la trouva d'ailleurs tout de suite. Puis il s’inquiéta à la pensée que dans le souterrain elle avait peut-être été mangée des vers, et qu'elle ne lui serait pas plus utile qu'une épée de sureau.

 

Mais le bruit avait disparu. Et essayée sur son genou, la croix était bien solide. C'était un de ces robustes bâtons de procession en cornouiller qui avait du précéder bien des Fêtes des Rogations et des promenades aux Rosaires. Sans hésiter, Gourgane, faisant tomber les escargots qui s'accrochaient au-dessous de la dalle, et se servant des morts comme d'une échelle, essaya de soulever la pierre avec ses épaules. Peine perdue, elle était trop lourde. Il glissa alors le bout du manche, gainé de cuivre verdi, entre la dalle et son gîte. Il s'enfonça assez facilement, et la poussière tomba au fond du tombeau...

 

 

 

A force d'efforts, au bout de dix minutes, il arriva à remuer la dalle. Des escargots accrochés dessous tombèrent au fond de la galerie, avec des mottes de terre sèche. Livide et trempé de sueur, Gourgane réussit à glisser le manche de son levier improvisé entre la pierre et un appui solide ; mais au premier effort, la croix de procession cassa net. Il posa alors une pierre près du bois brisé, souleva la dalle de ses épaules (elle était beaucoup moins lourde depuis qu'il l'avait descellée) et, au risque d'avoir les mains écrasées il glissa une pierre plus grosse. Il fallait se hâter, car il lui semblait entendre une course dans le souterrain : quand il s'arrêtait de travailler, il s'apercevait que c'étaient les propres battements de son sang qui lui causaient ces peurs. A la quatrième pierre, l'ouverture était assez large pour qu'il puisse se glisser au péril de sa vie, entre la dalle et le sol. Un soleil aveuglant le frappa quand il sortit la tête. Ses mains furent griffées par des ronces, et piquées par des orties. Le grand silence de l'après-midi estival régnait dans le lieu broussailleux où, à plat ventre, il se traînait péniblement, comme une tortue. Un dernier effort le libéra complètement, et à la secousse qu'il donna à son pied, les pierres si péniblement échafaudées glissèrent au fond de la galerie abandonnée, la dalle retomba, broyant le manche de la croix (du moins ce qui en restait) et emportant le soulier gauche de Gourgane.

 

- Bon signe, pensa-t-il joyeusement. Quand on laisse par hasard un vêtement chez quelqu'un, c'est qu'on s'y trouve bien et qu'on compte y revenir.

 

Mais il n'avait aucune envie de retourner chez La Plume. D'autant qu'en retombant, la dalle sur laquelle il était assis portait, en caractères récents et profondément gravés, l'inscription : « Ci-gît Pierre Soual, dit Saint-Félix. Il fit le bien autour de lui. Passant ! Dites une prière à sa mémoire : P.P.L. »

 

Décidément, les pègres à La Plume étaient de petits rigolos, mais qui avaient un sens de la plaisanterie beaucoup trop poussé pour qu’on les fréquente bien longtemps... La perte de son

 

soulier gâtait un peu son triomphe : il allait être moins rapide, maintenant, avec ce pied déchaux... Impossible d'aller le rechercher : la dalle s'adaptait de nouveau parfaitement à son excavation, et n’eussent été les ronces écrasées et sa présence à l'extérieur, il aurait pu croire à un songe. Il jeta les yeux autour de lui : au-delà des viornes laineuses et de la matte de ronces où il était tapi, il ne voyait que des croix de bois délavées. Il n'entendait que le crissement éperdu des insectes dans la chaleur. A l'endroit même où il redressait prudemment la tête, des perles noires et violettes s'égrenaient de minuscules fils de fer rouillés tressés en couronnes mortuaires. Le souterrain qu'il venait d'emprunter donnait dans le coin des suppliciés du cimetière de Teyssode : là où l'on enterrait les suicidés, les maudits. Sans perdre une minute, il noua son mouchoir sur sa tête et s'orienta vers le soleil, sauta un mur et traversa la route en contrebas avec la fougue d'un lièvre à sa première traque. Le marteau du forgeron, qu'il entendait de sa tour, continuait à retentir méthodiquement sur son enclume : cela le rassura, on n'avait pas encore découvert sa fuite au château. Contournant une pièce de blé pour que sa trace ne se voie pas à l'intérieur des épis, il s'enfonça délibérément dans la vallée, à travers les seigles et les maïs mûrs. En se courbant en deux, à vingt pas, il était invisible. Du côté de la côte de Saint-Baudile, il entendait des enfants jouer sous des cerisiers.

 

 

 

Gourgane eut beau faire, frapper de sa houssine, jurer, crier en plusieurs langues, lui enfoncer ses talons dans le ventre : rien à faire ; le cheval volé à Lescout, une ferme isolée, ne voulut pas bouger. Et le soleil dardait fixement ses rayons sur le pan de mur jaune qui sentait l'urine et que noircissait un lierre. Au bout d'un moment, fataliste, le capitaine tira sa pipe, la bourra soigneusement, battit le briquet, l'alluma, éteignit l'amadou, le remit dans la poche de son gilet, et attendit stoïquement que sa monture voulut bien redémarrer.

 

Une demi-heure passa : la pipe était finie.

 

Gourgane se pencha sur l'encolure du cheval, qu'il montait à cru, tapa sa pipe contre le talon de l'unique soulier qui lui restait, la rangea près de son briquet, soupira, ôta son mouchoir trempé, rangea le mouchoir, se frappa la cuisse pour ne pas s’endormir... et à ce moment le cheval prit un petit trot guilleret dans la campagne, et enfila un chemin de terre. Gourgane tira sa montre : il était midi sonné.

 

 

 

Une heure après, le cheval s'arrêta devant une auberge silencieuse dont la branche de pin, en tôle peinte en vert et blanchie par les intempéries, branlait au vent d'autan en grinçant. Les volets étaient clos, et personne ne vint ouvrir les persiennes.

 

- Décidément, c'est une manie, pensa Gourgane.

 

Alors, pris d'une rage froide, il sauta au bas de la rosse, coupa calmement une badine d'osier qui poussait au bord d'une mare derrière la gargote, revint au cheval, paisible sous le soleil, et se mit en devoir de lui administrer une volée : la pauvre bête rua, battit des pieds, fit quelques étincelles, mais ne bougea pas d’un pouce. Dompté, le colonel sauta à nouveau en croupe, avec lassitude. Il tira sa pipe, la bourra, chanta "Manon Friquet", fit quelques réflexions à haute voix sur la gracieuseté du paysage et des collines désertes sous la chaleur ; alluma sa bouffarde, la fuma... et le cheval consentit à démarrer avec un pas allongé qui sentait d'une lieue son bon bidet d'écurie.

 

- Voilà qui est à merveille, dit tout haut Gourgane : pourvu que mes gredins aillent aussi vite que moi, ils ne m'étriperont pas avant Noël. Il tira sa montre par acquit de conscience : il était trois heures de l'après-midi.

 

 

 

Après une bonne course au pas relevé dans les collines, le cheval s'arrêta à l'entrée d'un village devant une petite cassine somnolente. Au pas de la bête, un homme âgé, en gilet de velours et la chemise ouverte sur une poitrine creuse sortit de la cabane.

 

- Tiens, te voilà, Pataud, dit-il en s'adressant au cheval.

 

- Vous le connaissez ? dit Gourgane.

 

- Si je le connais, pécaïré ? Je comprends : voilà dix ans que Pataud fait tous les marchés de la région. C’est le cheval de Gingassou, le marchand de pointes de Puylaurens...

 

Alors Gourgane fut secoué d'un rire inextinguible : il avait volé un cheval forain, un de ces bourrins dont les maîtres s'arrêtent à toutes les auberges pour se rafraîchir la dalle... Cela expliquait le temps exactement minuté que la rosse avait observé devant chaque bouchon, même vide : c'est là que chaque fois, les samedis et jours de fête, entre Lavaur et Mazamet, son maître avait accoutumé de descendre boire, et apparemment, au bout de deux heures, on le remontait sur son bourrin qui lui, connaissait tout seul le chemin jusqu’à l'estaminet prochain...

 

 

 

- Bon, mais tout ça ne fait pas mon affaire, dit Gourgane. As-tu quelque chose à manger ? Je n'ai pas encore cassé la croûte, et dame, il se fait tard. J'aimerais bien boire aussi un petit quelque chose.

 

- J'ai des olives douces, un peu de pâté de lapin et du Gaillac, dit le bonhomme. Mais il ne me reste pas beaucoup de pain.

 

- Amène toujours, dit Gourgane. Et donne son picotin à la pauvre bête, elle l'a bien gagné. Fais attention qu'elle a chaud, quand tu la feras boire. Voilà un écu pour ta peine.

 

- Bien patron. Et où allez-vous, comme ça ?

 

- Tu aimerais bien le savoir, hein ? Tu me vois, là, avec un pied chaussé, l'autre nu... En selle sur un criquet dont tu sais bien que je ne suis pas le patron... Sans chapeau sur la coloquinte... Ça te la coupe ?

 

- Oh, moi ! Je ne m'occupe pas des affaires des autres !

 

- Oui, tout le monde dit ça, et tout le monde est en train de mater ce que font les autres... Résultat, pas étonnant que l'univers soit irrespirable... Où suis-je, ici ?

 

- A Séran. Tout près de Lavaur.

 

- Bon. La bande à La Plume, ça te dit quelque chose ?

 

- Foutre ! dit le bonhomme.

 

- Alors tu comprends qu'il vaut mieux te taire... Parce ce que si tu causes, il en viendra d'autres, des pèlerins, et moins conciliants que moi... il en viendra même qui te demanderont : "N'auriez pas vu un bonhomme, là, en bleu, l'air militaire ? " Qu'est-ce que tu répondras ?

 

- Rien vu, pour sûr ! dit le bonhomme en tremblant. Et le cheval ?

 

- Tu iras l'abandonner sur la grand-route, la nuit, il retournera chez lui, si ça lui chante... A moi, maintenant : il faut que j'aille à Lavaur, et tu comprends bien que je ne veux pas y aller à pied, à cloche-patte...

 

- Il faut aller voir le menuisier de Flamarens, dit le vieux, visiblement pressé de se débarrasser de ce encombrant ; comme il descend l'Agout avec sa barque, il vous descendra jusqu'à Saint-Alain, si ça lui chante.

 

- T'occupes pas de ça.

 

Avant de suivre le jardinier, Gourgane pensa qu'il avait déjà eu beaucoup de chance : les joyeux drilles de la bande à la Plume qui devaient le chercher pour lui faire la peau n'avaient visiblement pas eu l'idée de venir de ce côté. Il alla embrasser le cheval sur le museau pour lui avoir donné tant de coups de fouet. Il était sûr maintenant que s'il avait eu une monture plus rapide, il serait un cadavre nu dans quelque fossé, du côté de Sémalens. Les bougres avaient du le rater, dans les collines, du temps qu'il était en train de faire le pied de grue devant quelque auberge vide. Comme quoi, dans la vie, une longue attente est souvent bénéfique. En suivant le vieux, il pensa que la terreur qu'inspirait la bande à La Plume était le plus sûr garant de son impunité.

 

 

 

SCHONBORNSLUST

 

 

 

- Alors, cocher, faut-il que je mène moi-même les chevaux ? dit la voix aigre de Madame avec un fort accent italien, tandis que sa tête vulgaire et noiraude paraissait à la portière. Thézan s'amusait beaucoup de s'entendre appeler cocher.

 

- Si Madame veut bien se donner la peine de prendre les rênes, je laisserais volontiers ma place à Madame, dit-il respectueusement.

 

- Mauvais sujet ! Insolent ! Je te ferai bâtonner dès ton arrivée à Coblence ! dit Madame en tirant le rideau pendant que retentissait le rire d'Olympe. Mais Mme de Gourbillon gardait un air revêche : elle trouvait que sa nièce, et ce, comment dit-on ? Cet ami de sa nièce manquaient du plus élémentaire respect qu'on doit aux grands. Passe encore qu'elle, Marguerite de Gourbillon, fasse des remontrances justifiées à sa maîtresse, mais ces jeunes gens devaient se renfermer dans les bornes les plus étroites et les plus convenables.

 

C'est pour faire émigrer Madame que Mme de Gourbillon avait rappelé Olympe et Thézan du Languedoc. Et apparemment, jusqu'ici, cela avait réussi, puisqu'ils étaient tous les quatre sur le territoire de l'archiduchesse Marie-Christine, propre sœur de la reine, en sûreté, hors de la France d'où il avait fallu fuir avant qu'il ne fut trop tard. Naturellement, toute l'initiative de cette fuite bienheureuse revenait à elle, Marguerite de Gourbillon, et c'est sur elle que les bienfaits en rejailliraient légitimement.

 

Madame tolérait Olympe parce qu'elle était la nièce de la chère Gourbillon, et Thézan parce qu'il était l'ami d'Olympe - mais elle n'était pas prête à leur pardonner de l'avoir déguisée en vieille douairière, elle qui n'avait pas quarante ans ! A chaque poste de garde, où Thézan avait joué le rôle d'un cocher un peu demeuré, ou carrément ivre (et il buvait pour de bon), elle avait eu des démangeaisons de se jeter à la portière en criant aux nationaux :

 

- Canailles ! Ne voyez-vous pas que je suis la belle-sœur du roi !

 

Olympe et Mme de Gourbillon avaient dû plusieurs fois la prendre à bras-le-corps pour la rasseoir, tellement elle était hors d'elle. Heureusement, il y avait les nombreuses bouteilles de vin de Bourgogne que Thézan avait eu la bonne idée de charger dans la malle ; elles consolaient Madame de ses déboires. Et pour se venger, elle interpellait toutes les dix minutes le commandant des Houlans qui les avait pris en charge à la frontière : les chevaux de ses hommes, en galopant, lui rabattaient toute la poussière de la route dans son auguste nez. Et toutes ces banderoles blanches et noires qui tourbillonnaient au bout de leurs lances lui donnaient le tournis. Le pauvre homme, sa chapska à la main, suait à grosses gouttes et se vouait à tous les diables, et Madame, prenant une prise et offrant sa tabatière à Mme de Gourbillon, dit d'un ton satisfait :

 

- J'espère que le roi est parvenu à s'enfuir.

 

- Quelque chose me dit qu'avec M. de Fersen il n'y a rien à craindre !

 

Madame fit la moue. La famille royale avait réussi à s'enfuir des Tuileries dans une ambiance de pétaudière qui ne la changeait pas de Versailles. Monsieur avait poussé la désinvolture jusqu'à filer sans elle, déguisé en marchand anglais. Tout la portait à croire que Mme de Balbi, la favorite, faisait partie de l'expédition. Et la reine avait toujours son patito, ce Fersen ! Elle imaginait Monsieur, coiffé d'une minuscule perruque noire qui jurait avec ses yeux bleus si froids, lisant quelques vers de sa composition à cette catin replète de Balbi, au nez insolemment retroussé. La comtesse se faisait appeler Mlle Foster - Faut se taire - encore un de ces calembours détestables que n'eut pas dédaigné le marquis de Bièvre ; la Reine se faisait nommer Mme de Korff, baronne autrichienne : les comédies de Trianon continuaient, dans une note hasardeuse, et bientôt peut-être, tragique.

 

- Tout cela, ma chère, dit Madame dont le nez brunissait de tabac et rougeoyait de vin de Bourgogne, tout cela n'est arrivé que par l'absence de mœurs. C'est l'immoralité qui perd les royaumes les mieux assis. Tous ces incapables de Versailles ne pensaient qu'à pincer la taille des dames dans le parc, si j'ose ainsi m'exprimer, quand ils ne se la pinçaient pas entre eux... C’était Sodome et Gomorrhe ! Et ma pauvre belle-sœur a croulé sous une avalanche d'ignominies. N'ai-je pas entendu conter qu'on avait montré dans des orgies des images nues de la reine ? Enfin Dieu merci nous sommes sauvées, et maintenant il va falloir reprendre tout cela en mains. Article premier : repeupler.

 

- Je pense que Monsieur... dit Mme de Gourbillon qui réfléchissait à autre chose ; mais Madame se méprit sur le sens de sa phrase, et sa rancœur en fut avivée.

 

- Monsieur ! Vous le connaissez, ma chère, aussi bien que moi : bon pour chanter de petits couplets, traîner à son bureau, lire une ode de Théocrite à une gredine que l'on m'impose comme dame d'atours...

 

Mme de Gourbillon soupira : oui, elle ne savait que trop. Tant qu'on n'aurait pas chassé les gredins et les gredines qui l'encombraient, le royaume de France s'en irait à vau-l'eau. Mais ce serait un long et rude travail.

 

 

 

Olympe trouvait que le paysage à dominante bleue du parc de Schonbornslust, semblable à une aquarelle lavée par les brumes du soir, avait un aspect fortement germanique : il lui faisait penser à un tableau d'Albrecht Durer. Les couleurs même se ressentaient de  l’ambigüité que les Germains donnent à l'interprétation de la nature : ainsi, le vert des frondaisons tirait sur le bleu-chou, les rouges tournaient au brun, et les tilleuls jaunissants avaient un peu de la fadeur de la gomme-gutte. Elle chercha où elle avait bien pu voir des tons aussi faux : dans les innombrables trumeaux de bergeries qui surmontaient les portes des appartements du château.

 

Elle était de mauvaise humeur, et le charme de la campagne rhénane la laissait froide. Elle commençait à en avoir assez de Coblence, de ses hôtes, des princes, de leurs femmes, des impertinents, des maîtresses et des aventuriers, des aigrefins, des chevaux, des stratèges en chambre et des joueurs de pharaon. Et surtout de sa tante. N'avait-elle pas décrété récemment qu'il fallait qu'Olympe lui serve de suivante ? Les prétentions de cette femme acariâtre dépassaient les bornes.

 

Depuis trois mois qu'ils étaient arrivés dans la société factice de Coblence, Mme de Gourbillon se posait en héroïne de la royauté persécutée : elle seule était le véritable réceptacle, le vase élu des vertus monarchiques. Elle tenait sur ce chapitre des propos renversants à Madame, comme si elle eût été, elle, la princesse du sang, et Madame une fille de chambre peu au courant des mœurs de la cour, des exigences de l'étiquette et des vertus du sang bleu. La comtesse de Provence hochait la tête, citait des phrases de Mme de Gourbillon comme autant d'oracles devant les princes, ce dont se moquait Mme de Balbi, qui forte de sa position de maîtresse supposée, rembarrait Madame comme une rien du tout.

 

- Votre tante est montée en grade, disait Thézan, qui ajoutait en parlant de Monsieur :

 

- Ce pauvre prince n'est entouré que de mégères.

 

- C'est charmant, dit Olympe.

 

Le pauvre prince, sans regarder personne, mettait à son bureau le dernier point à une charmante épigramme pleine de sous-entendus légèrement licencieux : c'est tout ce qu'il pouvait se permettre dans ce domaine.

 

Le plus déplaisant, c'est que ni Olympe ni Thézan n'avaient un sou. Ils vivaient des gages de Madame, et ceux-ci ne sortaient de la cassette princière qu'avec l'assentiment de Mme de Gourbillon. Ce qui enrageait d'autant plus Olympe, qui piaffait depuis qu'elle avait conquis sa liberté en quittant Versailles.

 

- Devenir demoiselle de compagnie de ce trumeau ? Merci bien. Mais cela ne va pas se passer ainsi. C'est elle qui nous doit de la reconnaissance pour l'avoir tirée de Paris où elle risquait fort de terminer sa carrière à quelque lanterne. J'ai assez avalé de couleuvres !

 

Les révérences lui coûtaient de plus en plus.

 

Elle se souvint d'une scène - entre autres - que Mme de Gourbillon avait faite aux Dames des Feuillantines, parce qu'elles laissaient leurs pensionnaires parler aux jeunes gens par-dessus le mur du jardin.

 

- J'en aviserai Monseigneur !

 

Mais les dames l'avaient devancée dans sa visite à l’Evêque de Paris. S'occupant d'orphelines titrées mais souvent peu argentées, il fallait bien qu'elles les marient d'une façon ou d'une autre. Et l'esclandre de sa tante avait bien failli retomber sur Olympe. Heureusement, la sœur Sainte-Sidonie, dont elle était la préférée, avait détourné l'orage de sa tête.

 

- Olympe !

 

- Amélie !

 

Les deux jeunes femmes se jetèrent dans les bras l’une de l'autre ; et du coup, l'allée de tilleuls du château rhénan, qui montrait ses délicates feuilles vert-jaune, se remit à embaumer l'air.

 

- Tu n'as pas changé !

 

- Et pourquoi voudrais-tu que je change ?

 

Amélie était toujours aussi vive, drôle, le visage couvert de taches de rousseur, et elle avait, remarqua Olympe, les mêmes gestes définitifs qu'au couvent.

 

- Je ne me souviens jamais de ton nom de mariage !

 

- De Boissy. Mais ça n'a pas d'importance, tu m'appelleras toujours Amélie, j'espère. Et toi, toujours Mlle de Gourbillon ?

 

- Toujours, dit Olympe avec un rire un peu contraint.

 

Elle lui raconta sa liaison avec Thézan, ses espoirs de fortune : ils se marieraient dès que les troubles seraient apaisés.

 

- Tu ferais mieux de t'y prendre avant, car ça n'en prend pas le chemin... Moi, j'ai des titres à la respectabilité, dit Amélie en riant. Je suis une dame, maintenant : je te montrerai ma fille Antoinette, et voici mon mari.

 

C'était un grand jeune homme rieur, en habit blanc : ils avaient été obligés de s'enfuir de leur garnison de Wissembourg.

 

- Ce n'étaient que des histoires de femmes : on aurait juré que ces dames portaient les épaulettes de leurs maris ! Des préséances et des passe-droits continuels... La femme du maréchal-de-camp ne regardait pas celles des capitaines, qui ne jetaient pas les yeux sur celles des lieutenants... Tu penses si nous étions bien vus, nouveaux arrivés dans cette volière ! Mme Kellermann, la colonelle, avait pourtant distingué Sébastien, et chaque fois qu'elle nous rencontrait, elle me faisait des réflexions du genre : « Mais qu'est-ce que vous faites donc là ! » C’était charmant ! Et pendant que Mme Kellermann nous battait froid, nous pauvres petits pestiférés coupables d'aristocratisme, son gros démagogue de mari poussait les soldats à couper le cou des officiers dont il était le chef ! Il fit passer capitaine un adjudant qui avait déserté avec la clef du magasin d'armes pour les distribuer aux insurgés et toute une journée, il a fallu que les officiers de Beauvaisis se battent contre leurs propres troupes. C'est après ce coup que nous avons émigré. Nous ne pouvions tout de même pas attendre, pour arriver plus vite, qu'on nous attache à la gueule des canons.

 

- Et maintenant, tous ceux qui nous ont jeté dehors occupent nos places, dit Sébastien de Boissy avec philosophie. Je ne donne pas deux ans au citoyen Kellermann pour faire fusiller l'étourdi qui aura oublié de le saluer dans la cour du quartier.

 

- Que comptez-vous faire ? dit Olympe.

 

- Nous n'en savons rien. Si nous avions de l'argent, la question serait bien vite réglée : nous émigrerions définitivement en Amérique. Il paraît que là-bas on peut recommencer sa vie... Mon beau-père en a de bonnes, lui : "Il faut vendre, et quitter la France jusqu'à ce que ça se calme". Comme si les quelques arpents de granit qu'il possède en Bretagne, avec encore six enfants à élever, pouvaient lui être d'un grand secours ! Et encore, ça ne se trouve pas sous le pied d'un cheval, un acheteur, par le temps qui court ! D'autant que si messieurs les démocrates savent nous jeter tous dehors, ils auront le pays à bon marché ! Heureusement, Sébastien a pu emporter les plans d'une batterie flottante qu'il comptait présenter au Ministère de la Guerre : c'est notre plus sûr espoir de nous tirer d'affaire. Mais il faudrait le vendre à la Prusse ou aux Anglais, et il ne veut pas ! Il a de ses délicatesses, alors que les Français l'ont jeté dehors avec sa femme et sa fille !

 

Sébastien de Boissy haussa les épaules.

 

- On rentrera sous peu en France : les républicains ne feront pas la bêtise de Louis XIV, de faire cadeau de leurs opposants à l'étranger.

 

- Oui, compte là-dessus, ricana la jolie Amélie, et bois de l'eau du Rhin... Tes princes ont une mentalité de chevaux à l'attache, et leur intelligence ne s'élève pas au-dessus du niveau de la mangeoire... Que ces Bourbons sont bêtes ! Quand on veut reconquérir un royaume, on ne traîne pas dans des bals de poules et des conspirations d'imbéciles à panaches ! Une bande d'incapables compliquée d'un ramassis de catins, sans compter les égrotants, voilà Coblence ! Comme il n'y a pas d’armée, et peu d'apparence qu'on en rassemble une, le plus expéditif à mon sens serait d'utiliser en gros bataillons toutes ces dames aussi lestes qu'enjouées : on l'appellerait le Royal-Coureuses, avec Mme de Balbi pour tambour-major ! Pour les voltigeuses, on n'aurait que l’embarras du choix, ces dames le sont toutes par pur enthousiasme. On ne donnerait l'avancement qu'au mérite le plus pur : telle qui aurait conquis à elle seule tout un escadron républicain aurait droit à la Croix de Sainte-Madeleine ! La Polastron (6) se distinguerait, j'en suis sûre, et tant d'autres. L'ennemi apprécierait beaucoup ces corps francs ! L'ennui, après la mêlée, serait de détignonner tout cela, déjà qu'on ne sait plus qui intrigue pour qui, dans ce marécage ! Ce matin, dans l’entourage du nommé Bigot de Sainte-Croix, jacobin, comme son nom l’indique, et ministre pour ne rien gâter, à qui il ne manque pour le décorer sur la figure que quelques bouses de vaches bien méritées, n'ai-je pas reconnu une soi-disant demoiselle de Kientzheim, qui payait de sa personne dans les tripotages du citoyen Kellermann, à Wissembourg ? Et on laisse roder ça en toute impunité !

 

- Aurore de Kientzheim ! s'exclama Olympe : elle a failli me faire arrêter, à Paris, uniquement parce que je l'avais rencontrée dans l’entourage de Monsieur.

 

- Tu vois ? dit Amélie à son mari : c'est partout le même foutoir. Et que fait actuellement ton fiancé ?

 

- Lui ! dit Olympe amèrement ; dès que nous sommes arrivés, il s'est trouvé tout à fait à son aise. Il assiste à une sorte de partie de campagne, sur une plus vaste échelle : européenne, pour ainsi dire. Rien ne le frappe ; il rit de tout. Il y a des fois où je doute de mon bon sens.

 

Par pudeur, pour ne pas blesser Sébastien de Boissy, sans emploi, elle ne dit pas que Thézan avait refusé de réintégrer comme simple garde les compagnies que réorganisait M. de Guiche. Il trouvait maintenant indigne de lui de porter le sabre et le fusil, depuis que Monsieur lui avait confié deux complots et Madame, la sauvegarde de sa précieuse personne. Il cherchait à plaire, et suivant son expression, à "faire un gros coup" qui le mettrait en lumière et assurerait sa fortune.

 

- En tout cas, il a profité de la première occasion pour filer, reprit Olympe. On lui a proposé d'escorter M. de Calonne, l'incomparable ministre, qui revient d'Angleterre avec de l'argent frais pour continuer nos sottises. Ah ! Quelle chance d'être un homme ! A sa place, je n’aurais pas fait non plus longtemps tapisserie.

 

 

 

La voiture de M. de Calonne roulait sur le pont de bois, entre Bonn et Andernach, et il faisait merveilleusement beau. Le ciel était entièrement dégagé, et les rives vertes du Rhin semblaient au ministre le plus gracieux des paysages. Les roues du carrosse faisaient trembler les planches disjointes, quand Thézan, déguisé en jockey et monté sur le cheval de tête, sentit les six chevaux prendre un train d'enfer ; il se retourna juste à temps pour voir l'arrière de la voiture basculer dans le vide.

 

Une énorme gerbe d'eau monta du fleuve. Muet d'horreur, il arrêta les bêtes, jeta les guides à Larose, le coureur, et se mit à dévaler le talus.

 

 

 

Le carrosse émergeait d'un remous, et son toit dégoulinant d'algues se maintenait en se dandinant à la surface du fleuve. Thézan courait sur la berge. Sûrement, comme le courant était doux, le carrosse resterait étanche, mais il ne fallait pas que Calonne ouvre la vitre, "ou tout est fichu, il se noie sans rémission", pensa-t-il en roulant au bas de la pente.

 

- M. de Calonne ! M. de Calonne !

 

Il voyait à travers la vitre embuée le visage du ministre, qui tendait l'oreille et avait l'air de dire :

 

- Plaît-il ? Comme s'il se trouvait dans un salon. Depuis cinq jours qu'il vivait avec cet homme calomnié, Thézan se sentait de la sympathie pour ce grand seigneur dissipateur, prodigue, mais certainement ni bas, ni avide : l'avarice était ce que le chevalier détestait le plus. Avisant un tronc d’arbre à demi immergé, il se jeta à l'eau, pagayant avec les pieds, et il fut assez heureux pour atteindre le timon du carrosse au moment où un remous le soulevait vers l'avant.

 

- S'il coule brusquement, il est frit, et moi aussi, pensait-il.

 

Mais le courant paresseux n'était guère fort, et presque sans faire aucun mouvement, il se laissa dériver en douceur jusqu'à une plage basse. Sur la rive, Larose marchait au pas, avec les six chevaux et leurs sonnailles, encourageant Thézan de la voix et du geste :

 

- Doucement, monsieur ! Là, il y a des arbres enfouis...

 

- Ce petit bain m'a rafraîchi, dit Thézan, qui s'amusait beaucoup. Il se voyait sauvé, et Calonne avec. C'est une action d'éclat à devenir quelque chose, si j'en tire ce ministre.

 

Il rit parce que sa casquette de jockey, rayée de gris et de rose, le précédait majestueusement sur l'étendue du Rhin.

 

 

 

Aidé de Larose, qui attela les sangles des chevaux à ce qui restait du timon, Thézan tira la voiture de l'eau. M. de Calonne en descendit d'un air guilleret, serrant contre lui son portefeuille de maroquin, ni plus ni moins que s'il eut quitté un quelconque conseil d'Etat.

 

- Que s'est-il passé, M. de Thézan ?

 

- Je n'en sais rien, monseigneur, mais nous allons bien voir.

 

Le timon avait été adroitement scié : on voyait encore les traces de cire et de peinture qu'on avait passées pour camoufler le trait de scie.

 

- Ca m'a tout l'air d'un attentat, dit Calonne.

 

- Larose, n'avez-vous vu personne, hier au soir, à Bonn, roder autour de la voiture ?

 

- Je n'ai rien remarqué, monsieur, dit le vieux coureur. J'ai couché dans l’écurie comme d'habitude, mais du diable si j'ai vu quelqu'un entrer.

 

- Larose est hors de question, dit Calonne : il est depuis vingt ans à mon service, et comme ce n'est pas vous non plus, ce ne peut être que moi !

 

Ils rirent ensemble.

 

- Bonn est sûrement bourré de Jacobins qui ont fait le coup : c'est raté... ils n'ont pas encore les moyens d'organiser un enlèvement ou un assassinat à l'étranger, mais cela viendra ! J'y pense, M. de Thézan, et vous, Larose : vous m'avez sauvé la vie. Voici l'argent du voyage, partagez-vous le ; je ne puis faire mieux en ce moment.

 

- Mais monseigneur...

 

- Non, prenez, M. de Thézan, on ne sait de quoi on peut avoir besoin loin de son pays. Je tâcherai de mieux vous servir auprès des princes... Et vous, Larose, cela vous dédommagera des gages impayés avec régularité depuis vingt ans.

 

- Je vous remercie, monseigneur...

 

- C'est à moi à vous remercier. Un quart d'heure encore peut-être, et la France se trouvait sans Ministre des Finances. C'eut été fâcheux. Plus qu'un accident : un désastre.

 

- Mais pourquoi diable le timon s'est-il rompu sur ce pont ? dit Thézan. Filons au plus vite : cette verte campagne n'est peut-être pas aussi innocente que son ciel candide pourrait le faire croire, et nous avons été bien légers de refuser une escorte, à Bonn...

 

Remontant sur les chevaux, ils repartirent dans le soir ensoleillé.

 

LE BOUQUET D'AMARANTES

 

 

 

Mme de Xivry mettait avec gravité la dernière main au dîner d'anniversaire en disposant sur la table un bouquet d'amarantes qu'elle était allée acheter elle-même. Il avait fallu aller assez loin : jusque chez les fleuristes qui traînent autour des palissades qui masquent cette pauvre église de la Madeleine toujours en chantier. Elle se souvenait que ces plantes d'ornement, aux teintes sombres, aux feuilles marquées de taches livides, étaient chez les anciens, consacrées aux morts. C’est une réflexion que son mari lui avait faite à leur voyage de noces, en voyant des amarantes peintes sur une fresque de la maison du Centaure, à Pompéi ; et Mme de Xivry était persuadée que s'il existait un au-delà, cette attention toucherait l'âme du défunt toujours aimé : c'était en effet le 3 Novembre, quatrième anniversaire de la mort de Philippe de Xivry à Saint-Domingue, et elle arrangeait le repas avec un soin pieux. Il y avait quatre ans jour pour jour qu'elle était veuve.

 

Elle regrettait d'avoir quitté Saint-Domingue. Fuir une épidémie de fièvre jaune pour venir se jeter dans la fièvre révolutionnaire était vraiment du mauvais sort, une recrudescence de la Fatalité. Depuis la mort de son mari, sa situation, contrairement à ce qu'elle aurait cru, ne s'était pas arrangée. A Port-au-Prince, Philippe et Gilles auraient très bien pu s'occuper des plantations avec M. Fellot, au lieu de rôder à Paris comme ils faisaient de salles de danses en tripots. C'était pour Cécile surtout que le changement était grave : là-bas, elle aurait trouvé facilement à se marier avec un fils de planteur. Surtout, ils auraient tous été à l'abri de la tourmente qui secouait la France. Revenir avait été une erreur : la situation se dégradait de jour en jour, depuis les émissions d'assignats. Et dans le brouillard du quai Malaquais, Mme de Xivry pensait avec regret au climat enchanteur de l'île.

 

- Que risquons-nous, de toute façon, maman ? lui disait Philippe auquel elle se confiait comme s'il eut été son mari. Nous pourrons rentrer quand nous voudrons.

 

Lui aussi avait quelquefois la nostalgie du pays de son enfance. Singulièrement depuis la mort de son cousin, Antoine de Sélincourt, tué si mystérieusement en duel par un inconnu derrière l’arsenal. Malgré les recherches de la police, on n'avait jamais trouvé personne, et cette espèce de meurtre avait beaucoup affecté Philippe de Xivry : la petite bande, sous les questions, avait gardé soigneusement le secret. Puis dans le cours de l'année les agréables avaient émigré, et ni Sélincourt ni Mme de Xivry ne se seraient jamais doutés que l’assassin d'Antoine était parmi eux, à table, à ce repas d'anniversaire. Les enfants de Xivry contemplaient silencieusement le bouquet d’amarantes : tout naturellement, le nom de Mlle de Sainte-Amarante, qui était la cause du duel, leur revenait à l'esprit.

 

 

 

Mme de Xivry profita du repas pour annoncer à ses enfants une décision qu'elle venait de prendre : ils repartaient tous à Saint-Domingue. A cette nouvelle, ils furent tous fort joyeux. Ils préféraient retourner dans l'île. Philippe parlait déjà de parties de chasse au caïman, vantait à Sélincourt les recherches des trésors que les pirates de l'Olonnois ont enterré à la Tortue. Le pauvre chevalier, si affable, en grand deuil, écoutait avec complaisance, comme si se concilier les bonnes grâces du fils pouvait lui attirer le cœur de sa mère. Se remarier, avoir un homme sur lequel s'appuyer ? Elle n'y pensait pas.

 

Au dessert, Philippe vantait un petit duc dont il venait de faire connaissance et qui avait inventé une nouvelle façon de tuer le temps en faisant courir des lévriers ; Cécile avait l'air de jouer pour elle seule "l'Entrée au Couvent d'une Fille Incomprise", quand Elise apporta une lettre qui venait d'arriver.

 

- J'ai payé le commissionnaire, madame.

 

- Une lettre à cette heure-ci ?

 

- Cet homme venait des Messageries, la lettre arrive de Brest ; il paraît que c'est urgent.

 

 

 

A madame

 

Madame de Xivry,

 

quai Malaquais n° 1, à Paris.

 

 

 

« Je m'empresse, madame, de vous communiquer de funestes nouvelles avant que le bateau ne quitte Port-au-Prince, car ce sera peut-être le dernier de longtemps. L'île est en pleine révolte : les esclaves se sont soulevés et ont massacré une grande partie des planteurs : c'est la guerre civile. Les plantations de Cotui ont été entièrement ravagées ; il ne reste rien des récoltes, et ce qui avait déjà été mis sous hangars, entre autres le tabac sec, est réduit à néant, Les plantations, pillées, ont été la proie des flammes. J'ai pu avant de me sauver emporter quelques effets, dont le portrait de Monsieur que je vous envoie par paquet séparé, ainsi que des lettres qui doivent vous tenir à cœur. Il ne faut point compter revenir ici : on nous fait croire que la révolte sera matée, mais je ne pense pas qu'on en arrive à bout, parce qu'il n'y a dans l'île que des troupes insignifiantes, qu'il faudrait en faire venir de France et que certainement cela prendra beaucoup de temps. Je suis réfugié à Santiago de Cuba chez MM. Morellet, qui attendent un embarquement pour l'Amérique. Ils vous présentent leurs hommages dans une situation aussi désastreuse. J'attends vos ordres, Madame, pour essayer de sauver ce qui peut l'être encore, mais il n'y a guère d'espoir pour moi que l'exil. Croyez que dans ce malheur je suis toujours, Madame,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur                                                  Louis Fellot ».

 

- Qu'avez-vous, maman ?

 

- Mes enfants, nous sommes ruinés.

 

 

 

- Et cela nous arrive quatre ans jour pour jour après la mort de votre père ! Pauvres enfants ! dit Mme de Xivry en regardant sur la cheminée le portrait de son mari. Un portrait, des lettres : tout ce qui lui restait de seize ans de bonheur.

 

Le chevalier conseilla à son amie de quitter l'hôtel du quai, trop dispendieux : il aurait bien amené tout le monde en forêt d'Halatte, mais la municipalité de Senlis n'était pas sûre : lui-même ne reviendrait pas chez lui. En ville, on était mieux caché qu'à la campagne, où tous les regards se posent sur le nouvel arrivant. Une simple lettre anonyme suffirait à les faire suspecter, une seconde précéderait leur arrestation. Comme il fallait trouver de l'argent tout de suite pour vivre, il se faisait fort de lui faire acheter son hôtel au plus tôt par quelqu'un de confiance. Mais où trouver un acquéreur dans ce Paris bouillonnant ? Tout le monde avait la tête à l'envers, les gens, riches ou pauvres, fuyaient à l'étranger. Depuis le pillage de l'Hôtel de Castries, on ne trouvait plus d'acheteur pour ces immeubles.

 

Elle eut l'idée de s'adresser à un vieil académicien, M. Suard, qui lui avait plusieurs fois demandé des renseignements sur Saint-Domingue, car il avait traduit divers ouvrages sur l'Amérique. Un même goût pour le clavecin et la musique de Gluck les avait rapprochés.

 

M. Suard plaisait à Sélincourt, auquel il avait raconté sa jeunesse : fils du bedeau de la cathédrale de Besançon, il avait eu le malheur de tuer en duel un officier de la garnison de sa ville natale. Un avocat général en Parlement avait protégé sa fuite hors de France, car il n'y allait de rien moins que de sa tête. Les malheurs de Mme de Xivry ne le laissèrent pas indifférent.

 

 

 

Le surlendemain se présenta à l'hôtel du quai un homme vêtu de noir, envoyé par l'académicien. C'était un député de province, qui désirait acquérir un vaste immeuble pour y installer les bureaux d'un journal ; l'affaire lui convenait, et il payait comptant mais il ne donnait que les deux-tiers du prix... Mme de Xivry accepta tout de suite : nul doute que si elle refusait, cet homme ne trouvât ailleurs. L'époque n'était plus aux exigences, et d'ailleurs Raymonde et le chevalier étaient malhabiles en affaires. Ils traitèrent rapidement avec ce législateur.

 

Où aller, maintenant ? Heureusement, Elise, fort dévouée à sa maîtresse, connaissait une chambre libre sous les toits de la rue Mazarine toute proche ; elles s'y installeraient toutes les trois, ses deux maîtresses et elle, en attendant des jours meilleurs. Mme de Xivry ne voulait pas fuir sur les routes, et d'ailleurs, disait-elle :

 

- Que peut-on faire à trois femmes seules ?

 

Philippe et Gilles émigreraient avec Sélincourt rejoindre l'armée des Princes : c'était leur devoir. Ainsi ils feraient partie de cette glorieuse armée qui reconquerrait la France. Elle n'eut pas le courage de les dissuader. Ils partirent quelques jours après, légers d'argent.

 

La famille de Xivry était coupée en deux.

 

 

 

 

 

ÉMIGRATION DE SELINCOURT

 

 

 

- Si elle est bonne, la Margot ? Ah ben j'pense bien, mon officier ! disait le postillon. Elle vous conduira où qu'vous voulez aller, tout dret sans feintise ! Mais j'm'en vas faire mieux : fiez vous à moi, et vous y arriverez sans casse ! Vrai comme j'm'appelle Jean Durautel ! C'est mon nom tout comme mon père et l'père à lui en suivant ! N'aurez qu'à vous louer d'mes sarvices, m'n officier ! Et ça n'vous coûtera point trop cher : six livres le jour, dix la nuit, c'est l’tarif !

 

- Je ne suis pas officier, dit le chevalier de Sélincourt d'un air renfrogné : je suis M. Daube, marchand de drap rue Serpenoise, à Metz, accompagné de mes deux fils Philippe et Gilles, vous avez bien lu mon passeport ?

 

- Oui, oui, ben sur, vrai comme j'respire ! C'est manière de dire, dit le postillon en se carrant sur son siège et claquant de la langue. Avec ça que j'savons point lire, à c'heure qu'il fait noir comme dans un four ! Allons, allons, not' bourgeois, à cheval saperjeu, j'avons point d'temps à perdre et vous non plus ! Hoé, hoé ! Allume, Margot, ma belle, allume ! Gagne le picotin, et moi la chopine !

 

La calèche avait quitté la Barrière de Pantin à 10 heures du soir, et roulait sur les pavés de Bondy. Confortablement installés sous la bâche, dans leurs manteaux, Philippe et Gilles de Xivry, devenus les citoyens Daube, dormaient à poings fermés, tandis que le postillon à moitié ivre que M. de Sélincourt avait eu l'imprudence de prendre pour guide continuait son monologue.

 

- Pas vrai, m'n officier, que j'vous ons baillé là une bonne jument grise comme il faut pour courir? Dame ! J'voulons qu'vous soyez content. Vous n'êtes pas comme ces p'tits commis et ces abbés mal-en-point d'courriole qui nous donnent que des politesses et jamais rien pour la gorge... "M'sieur l'postillon par ci... M'sieur l'postillon par-là..." et tintin pour l'gésier ! Vous au moins avez la manière... Credieu quel rogomme qu'il doit y avoir dans vot'gourde ! Ca c'est du nanan ou j'm'y connais pas ! D'la framboise, peut-être, ou d'là mirabelle ? Y aurait pas encore la p'tite goutte, not' bourgeois?

 

Le chevalier remarqua que quand il voulait goûter à son eau-de-vie, le postillon l'appelait "not' bourgeois", quitte à lui redonner du "m'n officier" insolemment une fois qu'il avait bu. Il lui tendit la gourde avec résignation ; le postillon y fit un baiser appuyé.

 

- Vrai, ça réchauffe... Des nuits comme ça, c'est bon pour attraper une plurésie... Holà, Margot, hau ! Hau le pied saperjeu ! Houp ! Mon officier, v'là ici un ch'min d'pavé... Chien de roulage ! Cramponnons-nous z'aux ridelles... Bride en main, sout'nez bien l'allure... l'terrain est gras, vu la pluie... n'y a si bonne monture qui ne bronche, prenons garde aux bornes ! Y en a tout plein l'long de la voie qu'c'est une calamité... gt... gt... gt...  tagadac... Hoé, hoé, mignonne !        

 

 

 

Passant par Paris,

 

Vidant la bouteille,

 

Un de mes amis,

 

Me dit à l'oreille :

 

Bon, bon, bon...

 

 

 

- Cet homme est saoul comme un Polonais, pensait tristement le chevalier qui regrettait déjà de lui avoir loué sa carriole. Il va nous faire tous prendre. Et cette manie de m'appeler "mon officier!" Assis près de l’énergumène, il gardait un air coléreux, tandis que Philippe et Gilles, réveillés par les sauts de carpe que faisait la calèche sur les pavés de l'Est, se tordaient aux discours incohérents de l'ivrogne. Après avoir quitté Meaux, où ils avaient relayé, ils roulaient vers Château-Thierry, et la calèche bondissait sur la route empierrée, gluante de la pluie de Novembre.

 

- Maudite idée que j'ai eue de prendre un conducteur !

 

Sélincourt n'osait sortir sa carte, qui eut paru suspecte entre les mains d'un bon bourgeois messin qui retournait chez lui après affaires faites. Il avait eu du mal à se procurer le triple passeport, fruit de trois semaines de recherches au bureau de sa section et de pots-de-vin glissés de la main à la main.

 

- Vous comprenez, lui avaient dit les bureaucrates à acheter, c'est plus cher, maintenant, depuis l'arrestation du Roi à Varennes !

 

En effet, l'échec de la plus illustre tentative d’émigration avait fait monter les prix des passeports de façon exorbitante. C'était pour la même raison qu'il n'avait pas voulu passer par la route de Montmirail et de Châlons-sur-Marne, si tristement célèbre depuis l'arrestation du Roi, en Juin, et qui devait être particulièrement surveillée. Cependant, il fallait bien gagner Metz, Thionville, et de là la frontière du Luxembourg avant d'être en sûreté. Mais la route qu'il avait choisie, avec ses crochets, et menée par ce conducteur pris d’ébriété, ne valait guère mieux. Sélincourt se dit qu'à tout prévoir, on ne va quand même pas contre son destin, et que quoiqu'il fasse, si sa destinée était de finir comme émigré devant un poteau d'exécution, il aurait beau faire, il n'y échapperait pas.

 

- Saperdié, m'n officier, quand on a la tête échauffée, on veut aller voir les filles, coûte que coûte, on veut en tâter, continuait l'ivrogne en monologuant. Mais dame ! Celle-là que j'avons, c'est du bon bien, ça vous a des yeux qui perceraient une muraille, des dents blanches comme un cygne, des tétons comme un jeu de boules, un tempérament d'une amiquié qui n'finit point ; et ça n'est point de ces damoiselles qui vous baillont... saperdié... là... vous m'avez compris, suffit !

 

Jean prends garde à toi,

 

L'on courtise ta belle,

 

Courtise qui voudra,

 

Je me moque bien d'elle,

 

Bon, bon, bon !

 

 

 

Voyez, citoyen, cette chanson-là ne m'a jamais porté bonheur, vu qu'elle me rappellera toujours les malheurs que j'ai z'eu avec ma première... Belle fille, saperjeu ! Mais point d'moralité ! Sauf que tout au r'bour d'là chanson, j'en avons point eu d'fils, c'est mon r'gret ! D'la bonne graine... Enfin tout va pour le mieux ! L'homme propose, et Dieu le pousse ! Elle est partie v'là cinq ans - pour Noël f'ra juste mon compte... avec mon meilleur ami Devaux, fourbisseur "Au Dieu Mars", place des Trois-Maris près du Pont-Neuf ! Tagadac... Connaissez, par là ? Holà Margot ! J'l'appelle Margot bien qu'ce soye plus elle... Pas d’importance, tous les chevaux se ressemblent, surtout à minuit... Pas vrai, m'n officier ? La nuit, tous les chats sont gris ! Hoé ! Hardi, la carne ! Ces sacrés criquets sont tous les mêmes : dès qu'ça sent l’écurie, ça prend l'mors aux dents tout comme un homme... Sentez-vous comme ça vous file entre les jambes, et l'plaisir d'avoir une monture qu'a le mouvement doux et qui n'bronche point ? Je s'rions ben vite arrivé, si j'allions toujours c'train-là... V'là Château-Thierry dans la poche, pas une âme qui vive aux postes... C'que ça peut pioncer, en province ! Même que nous v'là sur la route d'Dormans à c't'heure, c’est pas l'tout d'rouler en s'endormant comme on dit, ou d's'endormir en roulant... Ah, ah ! Toujours l'mot pour rire, sacré Jeannot ! Héla !

 

Le postillon tira sur les rênes de toutes ses forces, e la calèche s'arrêta en face d'une poste où l'on distinguait, aux premier lueurs de l'aube, une branche de sapin et un fer à cheval pour enseigne, il sauta sur la route sablonneuse en faisant claquer son fouet.

 

- Ho la maison ! J’relayons tout d'suite ! Quentin ! Un ch'val vitement et j'laisse le mien ! Deux chopines de p'tit blanc sec ! La patronne, vite fait !

 

- Tiens, c'est toi, Durautel, dit un homme en bonnet de nuit qui n'en finissait plus de bailler en soulevant la barre de la porte. Et où qu'tu vas, à c't’heure ? Peux pas dormir comme tout l'monde ?

 

- Sacré ronfleur... Qu'est-ce que vous m'coulez là, not' bourgeois ? Deux écus d'six livres ? dit le postillon très bas à Sélincourt. Z'êtes pas fou ? Pour deux chopines ? Donnez-moi trois sous.

 

Le chevalier, honteux, reprit ses pièces : ainsi le postillon ne comprenait pas qu'il voulait l'acheter pour aller plus vite. Il se reprocha son geste inconsidéré, qui montrait qu'il avait de l'argent, et pouvait faire naître des soupçons dans la tête de l'ivrogne. Mais celui-ci n'avait cure des scrupules de Sélincourt. La tête renversé en arrière, il buvait à la régalade dans un pichet de grés, pendant que l'aubergiste en baillant toujours changeait le cheval dans les brancards. Philippe et Gilles faisaient les cent pas en grelottant.

 

- Il est dru... dit le postillon en tendant la cruche à Sélincourt. Et les collégiens, là, n'boivent rien? Sont habitués à l'orangeade ?

 

- Où tu vas comme ça, Durautel ? dit l'aubergiste.

 

- J'amenons not’bourgeois marchand de drap à Reims, qu'est comme qui dirait sa ville natale! Ca, vitement deux bières de Mars pour nos p'tits piots qui baillent comme s'ils étaient encore sur le rebord du nid à attendre la tétée ! Et en voiture !

 

Avec l'insouciance de la jeunesse, les deux frères, d'excellente humeur, ne voyaient dans ce voyage dangereux qu'une occasion de plus de se divertir. Mais le chevalier restait soucieux.

 

- Ca, c'est du ch'val ! disait le postillon en claquant la langue.

 

Le cheval frais trottait allègrement.

 

- Huau le Noiret ! Car je l'connais, c't'animal ! C'est la perle des calèches !

 

Et au lieu de prendre la route de Reims, il prit celle de Chalons par Epernay.

 

- Où allez-vous, cocher ? cria Sélincourt quand il s'en aperçut. Nous allons sur Chalons !

 

- Vrai... Vous avez l'œil comme un gerfaut, m'n officier ! dit le postillon en riant. Mais quand le chevalier voulut saisir les rênes, il prit une attitude menaçante.

 

- Ah, pas de ça, Lisette... C'est moi qui conduis... Comme dans un fauteuil !

 

- Mais alors, dit le chevalier éberlué, pourquoi avez-vous dit au maître de poste que j'étais de Reims, alors que nous allons à Epernay ?

 

- Oh mais ! II n'a pas besoin de tout savoir, j'suppose ! "Chacun son métier, les vaches seront bien gardées", dit le postillon en clignant de l'œil. J'ai une payse à Epernay qui nous fera boire du vin d'Aï que vous m'en ferez un compliment !

 

Sélincourt haussa les épaules. Il en était réduit à tout laisser faire à cet original, qui d'ailleurs conduisait magnifiquement, malgré sa faconde et sa semi-ébriété. Comme s'il eut entendu penser le chevalier, il dit sentencieusement :

 

- J'conduis jamais si bien que quand j'ai mon p'tit plumet, m'n officier ... C'est vrai, ça ! A mon encolure et à la façon dont j'vous ai sarvi jusqu'ici, vous sentez bien que j'n'avons pas pris l'plus mauvais bidet d'I'écurie, d'autant plus qu'çui-là sert toujours d'monture à la femme à Frelu, et vous concevez, pas vrai ? Qu'c'est une criature qu'aime ses aises.

 

 

 

Quand j'étions chez mon père,

 

Apprenti pastouriau...

 

 

 

Voué ! Je n'vous fais pas d'dessin, z'êtes plus instruit que moi là-dessus, saperjeu ! dit le postillon en frappant de toutes ses forces sur la cuisse du chevalier.

 

 

 

Le vin d'Aï était délicieux, surtout accompagné d’une tranche de jambon et de pain bis. Debout devant la calèche, les voyageurs se dégourdissaient les jambes, pendant que le postillon se disputait avec sa payse sur un ballot de frusques qu'elle aurait dû mettre à la malle-poste de Paris et qui n'était jamais arrivé.

 

- Quand on a d'l'honneur, on fait c'qu'on dit, Hélène !

 

- Tu as beau jeu d'causer, disait Hélène en colère, les mains sur les hanches et l'œil allumé. Tu crois donc qu'on fait toujours c'qu'on veut, dans la vie ? Le François Dubois, il passe qu'une fois tous les cinq jours, et il est toujours quasi aussi plein qu'toi, à des fois il grille la poste qu'on voit encore fumer les fers de ses chevaux qu'il a déjà filé ! Cochons d'hommes ! Toujours justes bons à marronner !

 

- Là, là, Hélène, pas la peine de s'mettre dans c't'état ! C'est façon d'dire ! J'en suis pas plus pressé... Quand même, tu lui diras, au François, qu'j'lui frotterai les oreilles en pleine barrière, pas plus tard qu'la prochaine fois !

 

- Faudrait encore qu'il s'arrête !

 

Après Epernay, la calèche s'engagea, de la propre autorité du postillon, dans de petits chemins de campagne en méandres qui les conduisirent à Sainte-Menehould. Le chevalier et les deux jeunes gens dormaient, terrassés par la fatigue d'une nuit blanche. Le postillon avait voulu éviter Chalons. Il les réveilla d'un tonitruant :

 

- Sainte-Menehould ! Pays des pieds de porc grillés ! Les amateurs de bon manger, à vos pièces ! Tout le monde descend d'là bétaillère !

 

Il était huit heures du soir. La calèche roulait depuis 22 heures.

 

 

 

Ils repartirent le lendemain, à 4 heures du matin. Ils étaient moulus, mais le postillon ne perdait rien de sa jactance, ils roulèrent par Clermont-en-Argonnes, Dombasle, Verdun, Mars-la-Tour. A Metz :

 

- Eh ben, vous v'là arrivé, m'n officier, dit le postillon à Sélincourt. A moins...

 

- A moins que quoi ?

 

- Que vous n'alliez un brin plus loin dans les terres ! Bah, j'ai bien compris qu'vous étiez un foutu marchand d'drap ! dit-il en clignant de l'œil et frappant la cuisse du chevalier.

 

- Ami, dit Sélincourt, tu as bien compris que nous émigrons... Nous trahirais-tu pour de l'argent ? Combien veux-tu ?

 

- Vous m'offensez, m'n officier. Vous croyez que j'ai pas compris tout d’suite d'où il retournait, à la Barrière de Pantin ? Vous avez la mine de vendre du drap comme moi de dire les vêpres ! Laissez-moi faire avec ce p'tit roussin, j'vas vous amener à la campagne.

 

Sélincourt lui serra la main. Silencieusement, dans la nuit tombante, ils passèrent le Pont-des-Morts et gagnèrent Thionville par Hagondange. A Thionville, dans le faubourg, un poste d'infanterie les arrêta.

 

- Vos papiers !

 

- Vous êtes marchand de drap à Metz, et votre passeport ne va que jusque-là, dit un jeune officier en rendant son papier à Sélincourt. Vous allez coucher à l'auberge en face et je m'occuperai de vous demain matin. Il y a depuis le 9 novembre un décret contre les émigrants.

 

Et il les fit conduire à l'auberge.

 

- C'est un bon diable... Il aurait pu vous arrêter carrément, dit le postillon. L'auberge a deux portes, dont l'une qui donne sur les champs. Comprenez c'que j'vous cause ? Maintenant faut que j'm'en retourne.

 

Il ne voulut accepter que l'argent du voyage.

 

- Ah, et puis si, tiens ! Donnez-moi vot'gourde, ça me fera un souvenir.

 

Devant les soldats, les trois fugitifs l'embrassèrent puis on les enferma dans une chambre.

 

 

 

Une heure après, ils se coulaient dans la nuit le long de la frontière. Une patrouille cheminait dans les buissons.

 

- Encore une nuit à arquer derrière ces foutus gueux, dit une voix tandis qu'ils se terraient dans un sillon.

 

- Oui, et une nuit sans lune, encore !

 

- Si ce cochon de Veto (7) n'avait pas foutu la pagaille...

 

- Tu l'as dit, Ragotin ! Balance pas ta lanterne comme ça, tu nous colle la migraine...

 

Ils attendirent que la patrouille fût passée, puis le chevalier dit à voix basse :

 

- Je vais filer le premier pour leur donner le change. Quand je crierai "Taïaut!", vous filerez à votre tour, à cinquante pas l'un de l'autre, ne faites pas cible en restant ensemble. Il vaut mieux qu'il y en ait un de tué que trois.

 

Il s’avança en rampant ; les soldats battaient les buissons.

 

- Fichus chasseurs, ils n'ont même pas de chiens, pensa le chevalier. Avec le moindre basset, nous serions frits.

 

Il s'enfonça dans l'ombre et cria ; les deux frères, courbés en deux, bondirent à leur tour.

 

- En voilà encore qui se sauvent ! crièrent les soldats.

 

Une quintuple décharge leur siffla aux oreilles. Aplatis contre le sol, humant la terre grasse du Luxembourg, les trois hommes respiraient avec délices l'air de la liberté.

 

 

 

Comme Gourgane l'avait prévu, le meunier de Flamarens ne lui fit aucune difficulté pour l'amener à bord de sa barque à Lavaur. La terreur qu'inspiraient les grinches, dont le meunier était persuadé que Gourgane était le chef, était si forte que cet homme se garda de lui poser la moindre question, et le débarqua en-dessous de Saint-Alain, la cathédrale, avec le mutisme de l'homme de bronze qui dans les contes arabes conduit les magiciens à la Montagne de Fer. Maintenant, pensait Gourgane, que faire ? Aller à Agde prendre possession de son navire ? Mais il risquait de s'y faire buter par les émissaires que La Plume ne manquerait pas d'y envoyer - s'il n'y en avait pas déjà un ou deux de garde en permanence... C'est le premier endroit où ils iraient le chercher pour le rectifier : il était un témoin beaucoup trop compromettant des activités de la bande pour qu’elle ne cherchât pas à le faire disparaître. Donc, Agde, pas question.

 

Aller chercher à Escoussens, chez les Chartreux, les traces de ce trésor camouflé par Dom Hurlaut ? C'était bien aléatoire. Et avec quels moyens ? Il fallait remettre cette affaire aussi à plus tard.

 

Il ne voyait encore qu'une solution, dans l'immédiat : remonter à Paris. Il pourrait aller puiser dans le magot qu'il avait caché dans la cave de la rue des Carmes. Il alla d'abord chez un savetier s'acheter une paire de chaussures. Puis il déjeuna dans une gargote du Marché-Couvert. Enfin, il s'enquit de la diligence pour Toulouse.

 

 

 

Gourgane passa l'hiver et le début du printemps à Paris. Par prudence, il s'était fait affilier à la Section des Carmes, et emplissait le club de ses braillements, pour faire pièce au marquis de Saint-Huruge, autre révolutionnaire forcené. Et le soir, il allait vérifier la solide maçonnerie, élevée par lui-même, qui scellait le magot provenant de la vente de son hôtel. Il était bien tranquille : comme il n'avait ménagé ni les pierres, ni la chaux, il faudrait un sacré maçon et une bonne pioche pour démolir le tout. Encore faudrait- il qu'ils aient, l'un et l'autre, une raison pour le faire...

 

Bien qu'il se promenât en débraillé, un soir, au coin de la place Maubert et de la rue de Bièvre, il fut assailli par deux nègres qui réclamaient de toutes leurs forces qu'on pende ce négrier à la lanterne la plus proche. C'étaient Tom et Timo, devenus jacobins ardents depuis qu'ils n'avaient plus leurs bons gages de laquais, leurs plumes de demoiselles de Numidie et leurs bonnets de peau de tigre. Ils avaient bu tout cela, et bien que membres d'honneur de la "Société des Amis des Noirs", le nouvel ordre des choses leur déplaisait fort. Ils en rendaient Gourgane responsable, et le voir pendre leur eut fait le plus grand plaisir.

 

Heureusement, la foule de la Maube n'était pas en humeur, et Gourgane, emmené devant le comité le plus proche, s'en tira en montrant ses brevets de civisme.

 

- Cela m'apprendra à tirer les gens de la misère, se dit-il : l'ingratitude est la première de leurs vertus. Si j'avais laissé croupir ces deux-là dans leur marigot de la Côte des Esclaves, au lieu de les acheter à leurs parents qui me pressaient de les en débarrasser, ou que je les eusse vendus avec les autres, sans doute m'en seraient-ils reconnaissants.

 

Mais la leçon avait porté. Vers fin avril, comme il mangeait une salade douteuse dans un cabaret pour étudiants médecins de la rue de la Harpe, un camelot passa en criant :

 

- Demandez les nouvelles ! La guerre avec le roi de Bohême et de Hongrie est déclarée !

 

Il quitta sa serviette pour rire plus à son aise : ainsi, on poussait l'outrecuidance jusqu'à donner ces titres dérisoires à l'Empereur d'Autriche ! Le réveil serait dur... C'était bien la peine de s'enfuir d'un repaire de brigands pour tomber dans une maison de fous !

 

A la réflexion, il y avait quelque chose à tirer de la situation. Le soir, la main sur le cœur, et à l'applaudissement attendri de la Section des Carmes, Gourgane déclara son intention de rejoindre les armées, comme son devoir le lui commandait impérieusement. Il fut élu, séance tenante, capitaine des Volontaires de Saint-Etienne-du-Mont.

 

 

 

LA BANDE DECAPITEE

 

 

 

Pelle-Noire était couvert de sueur. A la sortie d'Etampe il avait eu un moment l'idée de reprendre la grand-route, mais c’eut été courir le risque de se jeter dans les griffes des baudriers jaunes. "Qui êtes- vous ? Où allez-vous ? " Il ne pouvait non plus rester à la Tour de Puiselet : il avait encore plus de raisons de redouter les aminches que la maréchaussée... il s'engagea dans un chemin détourné, comme un lièvre poursuivi qui cherche à brouiller les pistes, et s'enfonçant dans les moissons, il gagna la forêt de Dourdan. Il valait mieux faire un peu plus de chemin que de regagner Paris par les voies directes, trop dangereuses.

 

Heureusement, quelqu'un avait eu l'idée de tracer une croix rouge sur la pierre d'entrée de la grosse tour de Puiselet-le-Marais : ce qui signifiait danger imminent. Il avait immédiatement quitté le bourg et tiré ses grègues au hasard, tant il était désorienté. Sans la bande, il perdait toute force. Quel désastre avait bien pu arriver ?

 

La peur gagnait Pelle-Noire, et il se sentait seul. Il faisait une chaleur énorme. Il passa au large de Saint-Arnould, mais ne put éviter Clairefontaine. A la sortie du village, un gamin le héla : il serra dans sa poche son couteau à cran d'arrêt, puis il reconnut le Sautereau, vêtu en mercier ambulant.

 

 

 

- C'est une veine que je te trouve. Je reste dans la région pour rencarder les autres, s'il en reste, lui dit le gamin comme ils mangeaient une croûte de pain et de fromage au coin d'une pièce de blé. La bande est en mille morceaux ; il paraît que Fleur d'Epine est à Versailles et qu'il a "une fièvre chaude" : il va sûrement y passer.

 

- Et qui vous a bonni ces fadaises ?

 

- Le Beau François.

 

- Ah sacredieu... Tu étais seul quand il l'a dit ?

 

- Non pas : il est venu aux petits yeux avec le Dragon Noir : c'est notre chef, maintenant ; Cœur-de-Rose et Chenu se sont fait buter par les marchands de mort subite en essayant de délivrer Fleur d'Epine...

 

- Tu ne sais pas qui a fait le coup ?

 

- Et toi, Pelle-Noire, tu n'as pas idée ? dit le gamin en le regardant d'un air qui lui parut bizarre.

 

- Vrai, le Sautereau... C'est moi qui pose les questions !

 

- On dit qu'il y en a qui causent avec ceux de la prévôté...

 

- Qui, "on" ?

 

- Beau François... il a dit aussi que si tu venais, tu l'attendes ce soir à la tour ; il doit te causer.

 

Ils ne se parlèrent plus. Ils marchèrent un moment dans la direction de la capitale, puis Pelle-Noire quitta le Sautereau en l'assurant qu'il retournait à Puiselet. Et revenant sur ses pas, il alla se cacher en forêt de Rambouillet. Dans le cas où ceux de la bande auraient de mauvaises idées... Le regard en dessous du gamin ne lui avait pas plu. La peur donnait des ailes à Pelle-Noire. Girodot voulait lui faire sa peau, c'était sûr : il ne lui pardonnait pas son élévation dans la bande. Et tant qu'à faire de buter Fleur d'épine, il faisait aussi disparaître ses fidèles : Chenu, Cœur-de-Rose. Le soir, Pelle-Noire était vanné, d'avoir tant marché.

 

 

 

Ainsi, la bande était en miettes, comme l'avait dit le Sautereau, et maintenant, privée de chefs, c'était l'heure des règlements de comptes. Il calcula combien lui en voulaient, dans la bande, à part Girodot. Ils devaient être nombreux. Le Sautereau avait parlé du Dragon Noir : avec le Petit Normand, c'était le pire. S'ils lui tombaient dessus à cinq ou six dans la noye, ce n'est pas avec le misérable eustache qu'il avait sur lui qu'il pourrait leur tenir tête. Evidemment, il aurait pu emporter ses pistolets de poche, mais sans papiers, avec deux pétards sur soi, c'était risquer gros : on pouvait le prendre pour un conspirateur royaliste, et dans ce cas-là, sa tête valait encore moins cher que celle d'un franc-pingre... Que faire à Paris ? Retourner rue du Moulin Vert ? Risquer de voir un jour se pointer à la serrurerie du boulevard Antoine les Frères et Amis déguisés en jacobins qui le piqueraient comme aristo ou le feraient brancher au premier réverbère par la foule ? Il réfléchissait intensément. Rester en province et entrer dans une autre bande ?

 

Où on le donnerait pour ne pas avoir d'ennuis, dès la première sommation de Girodot ? Pas de ça, Lisette. Il savait ce que valaient les bandes de province, depuis deux ans que Fleur d'Epine avait pris à son compte le trafic d'armes pour le Midi. Un foutu flanchet ! C’est là que la poisse avait commencé, à Teyssode et dans les environs : de vraies batailles rangées entre la bande à La Plume et celle à Valenciennes. Alors ? Retourner à Pantin ? Lison était rien moins que sûre, et maintenant qu'il était sans travail, elle ne se ferait pas scrupule de le donner aux railles... Se faire poisser par les uns ou par les autres, c'était du pareil au même.

 

 

 

Le lendemain matin, il passa par les Vaux-de-Cernay. La fraîcheur matinale l'avait réveillé, et malgré la peur, il avait passé une bonne nuit, tant il était fatigué. Ses terreurs lui parurent folles, dans la clarté de l'aube. Il se remit en marche, et une idée lumineuse lui vint : oui, il allait remonter à Paris. Si on l'arrêtait, il se donnerait pour un volontaire briard un peu niais venu s'engager pour le salut de la Liberté. A peine arrivé, le premier régiment serait le bon. Ni la maréchaussée, ni les chauffeurs n'iraient le chercher à l'armée. Rasséréné, il marcha d'un meilleur pas.

 

 

 

LE RENDEZ-VOUS DES TUILERIES

 

 

 

Bance avait rendez-vous avec Cécile à 9 heures sur la terrasse du Jeu de Paume, près de la statue de la Renommée. Il enfila rapidement, au saut du lit, son uniforme de garde national.

 

- Où vas-tu, Louis ? Lui demanda sa mère comme il se préparait à passer la porte. Je n'ai pas dormi de la nuit, le tocsin a sonné tout le temps.

 

- Eh ! Je l’ai entendu comme tout le monde, dit Bance impatienté.

 

- Tu as besoin de sortir par ce temps ? Nous allons sûrement avoir une émeute, comme au 20 Juin.

 

- Que veux-tu que j'y fasse ? dit le graveur avec humeur. Je dois passer à la Section, et après, aller dessiner à la Cerisaie.

 

Il referma la porte de la boutique. Lui non plus n’aimait pas cette atmosphère d'émeute. D'abord, il n'irait pas à la section : c'était déjà beau qu'il accepte de monter des gardes devant des boulangeries vides dans cet habit grotesque, le fusil sur l'épaule. Foutue idée qu'il avait eue d'entrer là-dedans !

 

Puis les recommandations de sa mère le mettaient hors de lui. Quand donc serait-il assez adulte pour pouvoir sortir seul sans rien demander à personne ? Et qu'est-ce que les événements lui faisaient ? Il s'agissait de choses autrement importantes : il était décidé ce matin-là à demander à Cécile si oui ou non elle l'aimait. Depuis qu'il la fréquentait, il n'avait pu s'y résoudre, mais il en aurait le cœur net.

 

 

 

Tout en marchant, sa propre timidité le mettait en rage. Etait-ce donc si difficile de dire à une femme qu'il l'aimait ? Depuis qu'elle habitait rue Mazarine, et qu'elle était si proche de la pauvreté, il aurait dû trouver Cécile plus accessible ; ce n'était plus la jeune élégante qui l'avait ébloui deux ans auparavant, mais une jeune fille comme il y en avait des milliers, en fichu blanc et bonnet tuyauté. Pourtant, elle ne l'intimidait pas moins que par le passé.

 

La citoyenne Xivry avait accueilli Bance favorablement : elle se repentait d'avoir laissé partir ses fils et Sélincourt, et sentait la nécessité d'un appui masculin. Elle avait cru en Novembre que trois femmes seules seraient à Paris en sécurité, mais la situation se détériorant de jour en jour, elle s'affolait. Où aller, avec Cécile et Elise ? En province ? Elle n'y connaissait personne. Et toutes ses relations avaient disparu. Entre la révolution parisienne et celle de Saint-Domingue, Mme de Xivry se sentait comme prise dans un étau...

 

Dans le désarroi où la plongeaient les événements, elle avait vu cet honnête jeune homme faire la cour à sa fille. Sans doute à une autre époque eut-elle préféré quelqu'un de plus relevé que le graveur, mais elle n'avait guère le choix. Il était clair que Bance avait une sincère inclination pour Cécile ; de plus, il avait de la délicatesse, du goût, et une sensibilité qui charmait Mme de Xivry : il plaisait plutôt à la mère qu'à la fille.

 

 

 

Bance remonta le Vieux Louvre dans une foule qui, à cette heure matinale, le surprit. Il avait d'abord pensé rencontrer Cécile et faire chemin avec elle, mais il ne la vit pas. Aux guichets, il tourna et s'enfonça dans le lacis de ruelles qui encombrent la place du Carrousel : elles étaient pleines de sectionnaires en armes, serrés devant la grille du château. Il dut faire son chemin lentement, en jouant des coudes, dans cette marée humaine qui battait la façade des Tuileries. Il vit une autre ligne, silencieuse celle-là, de soldats rouges immobiles face à l'émeute : les gardes suisses. Aux fenêtres du vieil hôtel de Crussol, des locataires regardaient comme au spectacle des canons qu'on faisait rouler sur le pavé. Bance trouvait tout cela fort stupide. Il continua son chemin par la rue Saint-Nicaise où un encombrement de badauds accentua son humeur. Une pensée le traversa : ces idiots, avec leurs batailles, étaient capables d'avoir fermé le Pont-Tournant ! Si cela était, Cécile serait retournée, et lui-même se casserait le nez. Tas d'abrutis, avec leurs émeutes ! Son cœur battait en tumulte : pourvu que le pont fût resté ouvert !

 

Dans la matinée déjà chaude, des promeneurs énervés s'agitaient, avec des éclats de voix. Cécile de Xivry, qui les coudoyait dans la rue Saint-Honoré, était indécise. Elle trouvait Louis Bance compliqué. N'aurait-il pas dû, s'il l'aimait, se montrer moins emprunté ? Son voisin de palier au dernier étage de la rue Mazarine, un jeune homme charmant, avait la manière, lui : doux, caressant, toujours poli, et si drôle ! Imitant la voix de Polichinelle, il la faisait rire aux larmes des événements qui inquiétaient les autres. Il amusait tout l’immeuble, par sa faconde et sa bonne humeur. Cela faisait plusieurs fois qu'il croisait Cécile dans l'escalier, et malgré elle, son cœur battait quand elle le rencontrait, chez l'épicier, la laitière. Elle ne savait si elle préférait Bance ou M. Dubocq. Après tout, elle n'était pas en sucre : si Bance ne se décidait pas, elle le laisserait tomber. Il n'était plus temps d'hésiter, l’époque était incertaine, on pouvait mourir du jour au lendemain, il fallait se hâter de jouir tant qu'on vivait encore. A sa mère, qui lui demandait si elle avait dû penchant pour Bance, elle avait répondu avec une désinvolture qui cachait le sérieux de sa proposition :

 

- Prenez-le vous-même comme amoureux, maman.

 

 

 

En arrivant place Louis XV, Bance ressentit un grand soulagement : le Pont-Tournant était ouvert, et la foule s'engouffrait dans le jardin des Tuileries. Cécile, solitaire, au milieu des chaises encombrées de la terrasse de l'Orangerie, regardait sur la place le mouvement d'une troupe de gendarmes à cheval qui débouchait du Cours-la-Reine.

 

- Que font tous ces Parisiens si tôt ? lui demanda-t-elle dès qu'elle le vit. Ils sont tombés du lit ?

 

- Bah ! Quelque émeute, dit Bance légèrement.

 

- Ah! Je vous rends votre livre, merci !

 

- Vous l'avez lu ?

 

- Les trente premières pages, en me forçant... C'est d'un ennui !

 

Il rougit, décontenancé. Lui avait trouvé les "Liaisons Dangereuses" incroyablement vraies, vécues, pleines de maximes infaillibles pour conquérir les femmes, c'est-à-dire Cécile de Xivry.

 

- Il ne vous a pas plu, alors... Pourquoi ?

 

- Cette histoire est horrible et forcée, vous ne trouvez pas ? Elle n'est même pas vraisemblable ! On dirait une démonstration algébrique... et j'ai horreur des mathématiques ! Puis les personnages sont trop sales. Vraiment, la vie est déjà assez laide ! L'auteur doit être quelque répétiteur qui crève de faim dans une mansarde : il se venge de la gaîté des autres.

 

- Pourtant, Choderlos de Laclos est un styliste admirable...

 

- Son talent est bien mal employé.

 

- Enfin on ne peut nier qu'à Versailles et dans le grand monde les passions aient ce caractère crapuleux !

 

- Y êtes-vous souvent allé ?

 

Il rougit à nouveau, furieux. Comme d'habitude, ils allaient recommencer à se disputer : chaque conversation était un malentendu. La société pourrie d'où sortait Cécile méritait décidément l'anéantissement : il n'y avait même pas de discussion possible.

 

 

 

Il n'oserait jamais poser à la jeune fille la question si importante qu'il avait préparée. Comment dire à brûle-pourpoint : "M'aimez-vous ?" à quelqu'un qui a l'esprit si froid ? Elle lui rirait au nez. Et il n'imaginait pas de situation plus insupportable.

 

Comme chaque fois, ils parlèrent de choses indifférentes : le temps, la chaleur. Cécile aussi était furieuse : il était trop niais, à la fin ! Toujours à la regarder d'un air mourant, mais des scrupules, des phrases compassées, une insurmontable timidité. Ce n'était quand même pas à elle à faire les premiers pas, et maladroitement, Bance posa quelques questions : comment envisageait-elle sa vie future, par exemple ? Quels étaient ses projets d'avenir ?

 

- Je ferais ce que décidera ma mère, dit-elle sans rire, en battant des paupières. Puis elle se déchaîna :

 

- Je ne me fais pas d'illusions, ma famille est ruinée, on me mariera comme une oie blanche, comme cette Cécile Volanges dont parle votre Laclos, il faudra que j'épouse n'importe qui. Vous savez, pour les femmes, il n'y a encore que le mariage. Dans mon milieu on me le choisira vieux, riche, débauché... Ils sont tous pareils, vous le savez bien ! Il me fera des enfants pour perpétuer son nom abhorré et je le tromperai à qui mieux-mieux. Et pour finir, je lui collerai quelque sale maladie. Non : je filerai avec un amant !

 

Bance était horrifié.

 

- Comment pouvez-vous dire des choses aussi ignobles ?

 

- Parce qu'elles arrivent tous les jours, vous le savez bien !

 

Une fusillade éclata du côté du palais, puis des coups de canon retentirent. Une épaisse fumée noire s'élevait au-dessus des toits du château. La foule, comme mue par un ressort, se leva toute entière.

 

- Les Tuileries brûlent !

 

Des gens se mirent à courir, descendant tumultueusement la rampe du jardin.

 

- Cécile, écoutez-moi, dit Bance en la prenant par la main.

 

Une rumeur immense montait derrière la lointaine façade, dans un crépitement continu de mousqueterie. La jeune fille était surprise qu'il ait osé la toucher.

 

- Il ne faut pas rester ici... Je vais vous raccompagner.

 

Elle fit oui de la tête, sans pouvoir répondre : peut-être allait-il enfin oser l'embrasser ? Elle le désirait depuis si longtemps !

 

- Voilà les Suisses ! criaient les badauds en prenant leur course. Hue donc ! Des femmes tombèrent, empêtrées dans leurs robes. Le peloton de gendarmerie s'apprêtait à couper le Pont-tournant quand Bance et Cécile le franchirent, toujours courant. La foule des émeutiers courait vers le château.

 

 

 

Arrivé au Pont-Neuf, Bance eut un sursaut. Il n’était qu'un imbécile et un lâche. Cécile semblait si déçue, quand il l’avait laissée devant sa porte ! Ne serait-il donc jamais naturel avec elle ? Il avait eu assez de courage pour l'entraîner dans le ronflement d'incendie des tuileries, pendant qu'ils voyaient jeter par les fenêtres les cadavres nus des Suisses, et il était incapable de lui parler !

 

- C'est ce sacré orgueil, pensa-t-il, en colère contre lui-même. C'est trop bête.

 

Il l'aimait, et il allait le lui dire. Il verrait bien. Il rebroussa chemin, tout heureux : cette fois, il était décidé, il ne reculerait plus.

 

On entendait le crépitement de l'incendie, du côté du Carrousel. Sous le soleil d'août, les quais étaient déserts. Il avait chaud sous son uniforme.

 

Devant la porte de la rue Mazarine, calme et comme morte, ses scrupules le reprirent. Ne s'était-il pas monté la tête ? Et si elle se moquait de lui ? Il se mordit la main, de rage, et se força à monter l'escalier en courant. Au cinquième étage, ayant enjambé les marches deux à deux, il s'arrêta, le cœur battant la chamade. Il n'avait pas fait plus de bruit qu'un chat. Derrière la porte de la chambre de Cécile, qui donnait sur le palier, il n'entendait rien. Peut-être dormait-elle ? Il regarda par le trou de la serrure.

 

Ce qu'il vit le renseigna suffisamment, et pour toujours. Cécile ne dormait pas, elle était dans les bras d'un inconnu. Il voyait très bien sa robe relevée et ses bas blancs. Elle avait les yeux fermés, et ses cheveux blond cendré étaient dénoués sur ses épaules. Enfin elle embrassait passionnément cet étranger, dont il ne voyait que le dos. Comme Bance s'appuyait contre le mur, dans une odeur de lavande, la canonnade reprit avec violence, de l'autre côté de l'eau.

 

 

 

Bance erra le reste de la matinée sans savoir où il allait. Dans son désespoir, il pensa se jeter à la Seine, mais il savait qu'il finirait par nager avant de se laisser couler. Il croisa une bande de jeunes gens, qui agitaient des branchages, et qui le firent boire, il se laissa entraîner, sans comprendre autre chose que le "Ça Ira" qu'il hurlait avec eux. Il but plusieurs fois du gros vin, à des gourdes. La bande s'engouffra dans une porte ouverte de la rue des Fossés Saint-Bernard, au-dessus de laquelle claquait un drapeau tricolore, comme au-dessus d'un lavoir.

 

 

 

A peine Louis Bance eut-il signé, qu'il regretta son mouvement inconsidéré. L'encre n'était pas encore sèche sur le papier, qu'il se demanda si partir pour l'armée était le meilleur moyen de soigner un chagrin d'amour. Les fumées de son ivresse se dissipaient. Il fit un pas en arrière pour gagner la porte de ce local poussiéreux, mais les autres l'empêchèrent en le faisant trinquer : ils avaient des verres, maintenant, et un tonneau en perce. Et d'une voix pâteuse, avec des enthousiasmes d'ivrognes, ils criaient :

 

- Citoyens, engagez-vous ! Le salut de la Patrie en dépend !

 

Le gros homme à cheveux gris qui se tenait derrière le registre le rappela :

 

- Ne file pas comme ça, citoyen Bance... Sèche une mominette avec nous ! C'est la Nation qui régale... A ta santé !

 

 

 

Le goût épais du vin de Bercy scia les jambes du graveur : il s'affala sur une chaise de paille à moitié défoncée. Le bureau d'engagement était ignoblement sale, et les volontaires y faisaient un raffut de tous les diables. En voyant la rue pleine de lumière, il sembla à Bance qu'il quittait sa jeunesse ensoleillée pour le royaume des morts.

 

- Quel âge as-tu, citoyen ?

 

- Dix-neuf ans.

 

- C'est la belle âge ! Tu t'y feras. D'ailleurs, ajouta l'écrivain, on ne va pas nous laisser moisir ici, ça bouge de partout. Tu as de la chance : tu es le vingt-neuvième à venir t'inscrire depuis avant-hier, et nous n'avons que trente-et-un uniformes... S'il en vient d'autres, faudra qu'ils fassent la campagne en veste, dit-il avec un gros rire bonhomme. Tiens, bois un coup !

 

Bance apprit que son interlocuteur, qui portait un dolman noir flambant neuf à tresses blanches, avec une bandoulière verte usée sur les bords, était chirurgien itinérant, assez porté sur le gros rouge et ami intime du citoyen Mériaux, qui recrutait le corps, destiné selon toute vraisemblance à devenir célèbre, des Hussards de la Mort.

 

- Hein ? Tout en noir ? Si c'est pas chic ? dit le chirurgien en lui montrant son bonnet conique marqué d'une tête de mort à deux tibias croisés, en étain. C'est ça qui va frimer, pour les bergères.

 

Bance eut un sourire douloureux.

 

- Ah ah ! Je vois ce que c'est : quelque amourette ! C'est pas vrai ? On n'en remontre pas au papa Ménard ! Ca te passera, je te le dis : dans un mois, tu n'y penseras plus ! "Quand je vois de loin, Quelque joli sein, Je me ravigote, Comme une dévote, Près d'un capucin". Jeunesse ! Avec une ardeur pareille, on va étriller ces Prussiens comme des chevaux de remonte, ça ne fait pas un pli, et dans trois mois on est de retour, peinards, avec des lauriers-sauces plein les oreilles...

 

 

 

- Alors, la barbouille ? dit une voix rauque. Toujours dans les bons coins ? On reconnaît plus les copains du "Bras d'Or?"

 

C'était Pelle-Noire, un sabre sous le bras, et ivre à ne pouvoir se tenir.

 

- Tu viens faire un billard ? Non, on va jaffer d'abord, tous en chœur... Tu as des ronds ? Viens avec nous !

 

Pendant le repas, où il but plus qu'il ne mangea, la douleur de Bance s'atténua. Il fit connaissance de ses nouveaux camarades, tous fils de maîtres de poste ou de palefreniers : Sans-Recul, le Fils du Meunier... Au bout de la table, avec une dignité sévère de président, il reconnut Jeunet, qu'il avait vu si souvent au salon de Xivry. Mais Pelle-Noire accaparait toute son attention : il s'était engagé comme maréchal-ferrant, riait aux larmes d'une bonne farce qu'il avait faite "aux autres".

 

- Qui donc ?

 

- Ceux de la forêt de Sénart, donc ! dit le serrurier impatienté. Tu ne comprends donc pas ? Je vas ferrer les criquets, après avoir ferré la mule... Ah je les ai bien eus, les Girodot, les Dragon Noir ! Ils n'iront pas me chercher ici !

 

Le soir, Bance regagna la rue Saint-Séverin, le dos blanc du plâtre de l'estaminet, l'habit défait et encore titubant. Une grande traînée rouge colorait le couchant.

 

- Tu t'es engagé ? dit Mme Bance en devenant toute pâle. Mais pourquoi, Louis ?

 

- La patrie en danger... dit faiblement Bance.

 

- Ah, les fous ! Les fous ! disait M. Bance. Militaire, maintenant ! C’est complet. Et avec qui ? Michaud, Basset ?

 

Le graveur fit  non de la tête. Il avait une boule dans la gorge et n'arrivait pas articuler.           Il finit par dire, très bas :

 

- Tout seul.

 

Son père leva les sourcils. Décidément, il ne comprenait plus la jeune génération. On entendait toujours tonner, dans le soir, le canon des baraques d'engagement du Pont-Neuf.

 

- Tout cela finira mal... Nous allons avoir toute l'Europe sur le dos.

 

Il remonta machinalement la pendule.

 

- Et il n'y a aucun moyen de te racheter ?

 

- Non, fit Bance en secouant la tête : ils ont pris mon adresse.

 

- Enfin... autant maintenant que plus tard, parce que ça ne va pas s’arrêter là, c'est certain.

 

 

 

Comme elle allait chercher son lait quai de Conti, Mme de Xivry fut arrêtée par une de ces troupes de volontaires nouvellement formées que la municipalité de Paris faisait défiler pour exciter l'ardeur patriotique. Partout, dans les rues, on rencontrait des fantassins improvisés, des canonniers tout neufs, des dragons : on aurait dit qu'une armée sortait de terre, et que les soldats poussaient entre les pavés. Mais cette cavalerie, escortée de jeunes filles, de parents, se distinguait par un uniforme particulièrement sinistre. C'était un habit de hussard entièrement noir, des bottes au bonnet, avec des soutaches blanches. Sur le dolman, les boutons et les rangées de tresses suggéraient des côtes de squelettes. Au-dessus des visages juvéniles, dont aucun n'avait de moustaches, un crâne d'étain barré de deux tibias semblait une sinistre prémonition. Les plumets tricolores frémissaient à la brise du soir. Il lui sembla entendre au-dessus de la troupe le bruissement funèbre des ailes de l'Ange de la Mort.

 

Elle pensa que de l'autre côté du Rhin, ses fils portaient peut-être le même uniforme, que les caricatures avaient popularisé.

 

La Légion de Mirabeau ne se distinguait de ces hussards que par la couleur de la cocarde, et ce minuscule détail vestimentaire les feraient peut-être s'entretuer.

 

Soudain, elle eut une sorte de recul : chevauchant au premier rang, près d'un vieil homme à bandoulière verte et accompagné de deux personnes en qui elle n'eut pas de peine à reconnaître ses parents, elle reconnut Louis Bance, l'amoureux de sa fille. Lui aussi l'avait reconnue : il la salua sans sourire.

 

 

 

 

 

L'HABIT GRIS-FER

 

 

 

- M. de Thézan, on dit que vous êtes bon écuyer ?

 

- L'on me flatte, madame, et l'on vous abuse.

 

- J'ai une jument fougueuse ; j'aimerais que vous en éprouviez la docilité. Je la crois plus douce à monter qu'on prétend ; vous plairait-il d'en faire l'essai ?

 

- Vos désirs me comblent, madame.

 

- Suivez-moi.

 

En suivant Mme de Balbi vers les écuries de Schonbornslust, Thézan savait parfaitement ce que signifiait le dialogue à double sens de la comtesse : il n'était pas dans les habitudes de Mme de Balbi, médiocre cavalière, de s'intéresser de si près aux chevaux. Encore moins d'accompagner elle-même un écuyer. D'ailleurs, à cette heure de l'après-midi, où tout le monde assistait à la chasse du comte d'Artois, les écuries étaient vides.

 

- A merveille, dit Mme de Balbi en se retournant vers lui dans l'ombre des stalles : le manège est désert. Donnez-moi donc une leçon d’équitation, dit-elle en jetant ses bras autour du cou du chevalier. Là. Suis-je bien dans mon assiette ? Peut-être serait-il plus convenable que je monte en amazone, qu'en pensez-vous ?

 

- Tenez-vous ferme, mais sans rigueur, madame, dit Thézan respectueusement : une des premières règles du trot est la souplesse.

 

- Je sais, dit la comtesse, on me l'a déjà dit.

 

Le soleil éclairait agréablement l'écurie déserte. La fringante et altière jeune femme montrait beaucoup de bonne volonté, mais il était visible qu'elle n'avait pas besoin des leçons de Thézan pour être une parfaire écuyère : elle eut pu monter elle-même son propre manège.

 

 

 

On voit que Thézan, après avoir plu à M. de Calonne, piquait la curiosité de Mme de Balbi. Depuis qu'il l'avait tiré du Rhin, Calonne ne tarissait plus d'éloges sur le compte d'Alphonse. Il lui avait fait obtenir une place à son choix dans un des régiments à lever, dont il possédait, en tant que ministre tout-puissant, les commissions : la Légion des Illyriens. Bien mieux, il avait tout de suite fait débloquer le paiement d'une lieutenance. Ne voulant pas demeurer en reste, Mme de Balbi, qui se mêlait de tout, en tant que favorite du comte de Provence, avait désiré une entrevue avec le garde-du-corps, pour juger de ses aptitudes à tenir son rang. Pour manquer de protocole, l'entrevue n'en avait pas moins satisfait la favorite, qui avait de sa petite main signé à Thézan une commission de capitaine, et, ce qui était bien le moins, une « suppléance de Monsieur », autant pour étaler une autorité incontestée que pour faire enrager Calonne. L'épisode Thézan n'était qu'une des passes du duel que se livraient le ministre et la favorite.

 

Olympe, naturellement, n'avait vu que du bleu à ce feu d’artifices d'honneurs. Mais quelques jours après la nomination de Thézan, une femme de chambre renvoyée de chez Mme de Fougy, amie intime de Mme de Balbi, s'était chargée de lui ouvrir les yeux :

 

- Toutes ces dames sont des particulières qui vivent une existence dont à laquelle les parties de jambes en l'air servent de pain quotidien et je suis en mesure de vous prévenir pour votre bien mademoiselle, que votre ami mange de ce pain-là.

 

Malgré la vulgarité des formules, qui l'avaient un moment divertie, Olympe fut atterrée. La femme de chambre, au visage pointu d'envieuse, lui donna alors tous les détails des entrevues de Thézan et de ces dames, "principalement l'une après l'autre, et qui faisaient avec lui de la politique entre deux portes".

 

- Ainsi, avait-elle résumé, vous pourrez toujours en informer Monsieur.

 

Olympe, désolée, pensa que Thézan se servait des femmes comme d'un piédestal pour sa fortune : elle-même, Mme Mossel, Mme de Gourbillon, Madame, maintenant Mme de Balbi... Elle alla s'épancher chez Amélie, qui, dès les premiers mots, éclata de rire.

 

- Et tu veux te mêler de venger une femme de chambre ? Tu es folle, je crois ? Il vaut bien mieux faire semblant de ne rien savoir. Thézan, loin d'être un calculateur, comme tu crois, (et comme il croit peut-être lui-même), est un étourdi. Attends donc : le temps se chargera de te venger bien mieux que ce que tu crois.

 

Pour divertir Olympe, elle lui proposa de préparer une pâtisserie dans les cuisines de l'hôtel du Leyen-Hof : une linzer-tarte dont on lui avait communiqué la recette à Wissembourg. Les deux jeunes femmes se crurent revenues aux Feuillantines, et s'amusaient beaucoup.

 

- Voyons... Pour une linzer-tarte à la cannelle... « Manier la farine avec le beurre, et y incorporer petit à petit le sucre, les amandes râpées, une pincée de sel, la cannelle, les jaunes d'œufs durs râpés et le rhum ». Les œufs sont-ils assez cuits ?

 

- Cela fait deux fois que je renverse le sablier.

 

- Ensuite, "abaisser la pâte ainsi obtenue à un demi-pouce d'épaisseur."

 

Tout à leur occupation, elles n'avaient pas entendu arriver Monsieur, qui malgré sa lourdeur marchait à pas de loup, un loup que l'odeur des cuisines attirait.

 

- On dit qu'il ne faut pas voir faire la cuisine pour l'apprécier : vous êtes, mesdames, la preuve vivante du contraire. Cette tarte répand un fumet délicieux.

 

Comme elles achevaient une révérence, il voulut manier lui-même la roulette de buis, pour décorer la tarte de lanières en losanges ; il s'essaya même à découper des fleurs de lys, qui ressemblaient à des poires.

 

- Où en sommes-nous, dit-il en tournant les pages de la "Cuisinière Bourgeoise". "Garnir la tourtière de cette pâte. Verser dessus la confiture de framboises." Surtout, mesdames, ne laissez pas tomber vos bagues dans ce gâteau, car je ne saurais à laquelle jeter mon mouchoir.

 

- Votre Altesse Royale voit bien qu'aucune de nous, hélas, n'est Peau d'Ane, dit Amélie.

 

 

 

Le soir, au bal masqué du Leyen-Hof, brillante soirée donnée par le comte d'Artois, Olympe dansait avec Thézan, quand un gros masque les sépara sans façon. Le nouveau capitaine des gardes était d'autant plus furieux qu'Olympe riait comme une folle.

 

- Pas tant de bruit, dit le masque inconnu en voyant la colère de Thézan : nous nous retrouverons demain.

 

- C'est à moi de vous faire cette proposition, monsieur.

 

- Où vous voudrez, quand vous voudrez.

 

- Au bout de l'allée de tilleuls de Schonbornslust, sous la première charmille.

 

A la fin de la danse, Thézan voulut faire une scène à Olympe, mais dès les premiers mots, elle l'arrêta :

 

- Vous m'ennuyez, mon cher. Votre importunité est du dernier mauvais goût. Ce monsieur était charmant. Il n'a cessé de me faire des compliments du genre : "Olympe, c'est une lampe d'eau limpide".

 

- Une lampe d'eau n'éclaire pas grand monde.

 

- Cela me suffit. Et puis je préfère être courtisée dans un bal que dans une écurie. Je me fous complètement de ce que vous en pensez.

 

 

 

La colère de Thézan l'empêcha de dormir de la nuit ; et le lendemain, sans avoir reparlé à Olympe qui faisait une crapette avec Amélie, il se dirigea à l'heure fixée par le masque au rendez-vous sous les tilleuls. A l'entrée de la charmille, il entendit un bruit de voix nombreuses, mais il était trop tard pour reculer : il y avait là Monsieur, entouré de la comtesse de Balbi, de Mme de Fougy et de plusieurs autres belles personnes. Le chevalier changea de couleur.

 

- Que Votre Altesse Royale veuille bien m'excuser, dit-il en reculant.

 

- Mais point du tout, restez.

 

Thézan s'aperçut avec horreur que le gros masque qui la veille avait fait danser Olympe n'était autre que Monsieur : dans sa colère, il ne l'avait pas reconnu.

 

- Vous êtes-vous bien amusé, M. de Thézan, hier au soir ?

 

- Eh bien, Monseigneur...

 

Monsieur s'amusait beaucoup.

 

- Mesdames, je vous présente M. de Thézan, le sauveur de M. de Calonne ; mais je vous préviens que s'il est secourable aux ministres, il est dangereux pour les dames...

 

Thézan, fort embarrassé, balbutiait sans trouver un mot, ce qui divertissait fort le petit bataillon féminin.

 

- Ah ! M. de Thézan est si vif ! dit étourdiment la comtesse de Balbi.

 

- A la bonne heure, dit le comte de Provence. Mais il ne faut pas qu'il se fatigue à trop caracoler.

 

 

 

En avril, Madame partit pour Turin chez son père, le roi de Sardaigne, accompagnée de Mme de Gourbillon, de la duchesse de Caylus et de la comtesse de Montléart, ses dames de compagnie. Mme de Balbi, tenue à un certain décorum de par sa fonction de dame d'atours, n'avait pu se dispenser de ce voyage à une petite cour mesquine et étriquée ; elle enrageait.

 

- Venez-vous, M. de Thézan ?

 

Mais Alphonse, désormais placé à la tête d'une compagnie des gardes, déclina l'honneur d'être l'écuyer de Madame et le délassement de la favorite : il résigna sa charge entre les mains de M. de Criminil. Lui restait à Coblence. Olympe vit partir sans regret le cortège de Madame, avec sa tante dedans : c'était comme son enfance en tutelle qui s'éloignait. De la porte de son carrosse, Mme de Gourbillon lui souhaita toute sorte de bonheurs. Monsieur, par contre, quoique secrètement soulagé des querelles de sa femme et de la favorite, des intrigues de l'une et des aigreurs de l'autre, était déboussolé : plus de lazagnes mijotées et plus de plaisanteries de l'altière dame de cœur.

 

- Tu vois ? dit Amélie à Olympe comme la caravane s'éloignait : tu te faisais du souci, et la situation s'est dénouée d'elle-même.

 

- Quelle situation ? dit Olympe qui ne pensait déjà plus aux incartades de Thézan. Ah oui ! Tu avais raison, en effet.

 

 

 

La revue des compagnies rouges allait commencer. Déjà Mgr le comte d'Artois, en grand uniforme des chevau-légers, suivi de ses gentilshommes, paraissait devant la façade rococo.

 

Saisissant prestement le comte de Montboissier par les genoux et le dessous de ses bottes, quatre forts valets le hissèrent sur son cheval. Ce n'était pas qu'il fut lourd, mais il avait quatre-vingt ans. L'habit galonné d'or et d'argent de colonel, le grand cordon bleu du Saint-Esprit flottaient sur le corps décharné du vieillard. En France, il n'aurait manqué ni une chasse à courre ni une parade, ni laissé à personne l'honneur d'en donner le signal.

 

Une fois attaché à sa selle comme dans un fauteuil, le comte ôta d'un geste saccadé son tricorne, ouvrit sa bouche plissée, et derrière lui, d'une voix de stentor, un officier commanda le Portez-armes à sa place. Un cliquetis de sabres parcourut les escadrons de chevau-légers et de gendarmes de la Maison-Rouge. Alors, Mgr le comte d'Artois, qui avait eu la bonté d'attendre ses préparatifs, salua à son tour tous ces gens d'une manière infiniment gracieuse, où Mme de Polastron, sa maîtresse, reconnut bien un vrai chevalier français, descendant d'Henri IV. Un petit sourire niais découvrit les dents proéminentes du prince, et la revue commença.

 

 

 

Philippe de Xivry était cruellement mortifié. Il avait espéré entrer dans les très aristocratiques compagnies à cheval de l'armée des Princes : on lui en avait refusé l'entrée avec un de ces rires de dédain que lui-même affectait à Paris envers les exorbitantes prétentions des gens de peu. Le pire était que le jeune homme doré sur toutes les coutures qui au faubourg de Thal, à Coblence, lui avait fait subir cette humiliation, n'était autre que son meilleur ami, le beau Léonce de Chamart. Il lui avait rappelé avec les ménagements qu'on doit à un inférieur que la noblesse des Xivry ne remontait qu'à Louis XV, et d'ailleurs insuffisamment prouvée. Philippe avait reçu l'insulte en plein cœur : elle était de celles qui pouvaient frapper à fond son amour-propre, sa corde la plus sensible.

 

Les riches émigrés de Coblence, couverts de soie, ivres de fatuité, ne s'étaient pas gênés pour déclarer à ces derniers arrivés qu'étaient les Xivry :

 

- Vous arrivez trop tard, messieurs ! C'était il y a trois ans qu'il fallait venir ! Maintenant, nous sommes trop nombreux pour rosser ce ramassis de chiffonniers.

 

C'était du reste de la France, vingt-cinq millions d'habitants, qu'il était question dans les propos de ces quelques centaines d'insolents dont le lait eut encore coulé du nez, si on le leur eut tordu.

 

- Et qu'avez-vous fait depuis trois ans ? leur demanda Sélincourt.

 

Ils le regardèrent en riant, puis s'éloignèrent vers leur casernement confortable.

 

 

 

Il avait fallu toute la modération de Sélincourt pour empêcher Philippe de provoquer en duel, dix fois par jour, tous les gardes qu'il rencontrait. L'exil et le malheur rendaient haineux l'ancien petit-maître. Chaque regard lui paraissait une provocation, chaque réflexion, une allusion à sa pauvreté. Il était exaspéré par l'insolence de jeunes gens riches qui à Paris lui paraissait le comble du raffinement. A Coblence, cette enviable qualité n'était plus que de la goujaterie. Ses blessures d'amour-propre s’avivaient de la morgue de courtisanes qu'au Vauxhall d'Hiver il se procurait pour quelques louis : ces fringantes jeunes femmes ne le reconnaissaient même pas et s'offusquaient de sa familiarité. Aussi les élégants et les petites- maîtresses qu'il fréquentait un an plus tôt étaient-ils devenus des freluquets et des gourgandines.

 

- C’était bien la peine d'émigrer au péril de notre vie, disait-il amèrement, pour nous voir traiter à l'arrivée comme des va-nu-pieds !

 

Et Sélincourt souriait à ce retour des choses : "émigrer au péril de notre vie" était tout à fait exagéré, si l'on se souvient du charmant postillon qui les avait aidés à filer jusqu'à Thionville.

 

- Faites attention, Philippe, vous devenez furieusement démocrate, lui dit-il, le sourire aux lèvres.

 

 

 

            Depuis dix mois qu'ils étaient à Coblence, misérablement cantonnés au bord du Rhin, c'est avec curiosité qu'ils avaient revu Olympe et Thézan. La situation où ils étaient à Paris les uns vis-à-vis des autres se trouvait, de l'autre côté du Rhin, strictement renversée, comme si tous se fussent regardés dans un miroir déformant. Ainsi, depuis leur arrivée, Thézan et Olympe, de fugitifs qu'ils étaient, avaient vu leur position se consolider, leur influence augmenter : de simples invités du quai Malaquais, ils pouvaient désormais se poser en protecteurs.

 

- Si vous avez besoin de quelque chose, dites-le nous, avait dit gentiment Olympe au vieux chevalier. Et Sélincourt avait remercié, sachant que l'offre venait du cœur : ils étaient démunis de tout, de couvertures entre autres choses, que le climat de la Rhénanie rendait indispensables dans l'hiver et qu'elle sa hâta de leur procurer. Mais Philippe, aigri dans son orgueil, avait refusé toute aide avec hauteur : il n'avait besoin de personne, surtout pas d'Olympe, qu'il considérait à peine comme une sorte de domestique parce qu'il lui avait vu jouer de la harpe aux thés de sa mère. On ne lui ferait pas l'humiliation d'une charité. C'était une trop amère surprise pour le jeune gandin, que l'impécuniosité et le froid rendaient hargneux, de se retrouver en simple redingote devant Thézan en éblouissant uniforme d'officier aux gardes, et Olympe somptueusement couverte d'une vitchoura de velours vert : certainement, ces deux-là ne devaient leurs fortune qu'aux charmes de cette coureuse. L'abandonnant à son envie, Gilles et Sélincourt allèrent plusieurs fois en dix mois dîner avec ces intrigants : les repas étaient charmants, et ils faisaient de la musique avec les instruments que leur prêtait Frau Morgenthaler, la patronne de l'hôtel des Trois-Couronnes.

 

 

 

On n'avait daigné admettre les frères de Xivry que dans les rangs les plus bas de l'armée des Princes : les Hommes d'Armes à pied, dont le nom suranné cachait l'infanterie peu reluisante du Tiers-Etat rallié à la Royauté. C'étaient pourtant les plus respectables des soldats de l'émigration, ces fils de charretiers, de paysans ou de bourgeois, qui venaient se faire casser les os par honneur pur ; car eux n'avaient ni titres, ni terres, ni pensions à défendre. Aussi étaient-ils légers de biens et pauvrement équipés. On n'avait pas eu honte de former en compagnies de piétaille, portant un uniforme différent de ceux des corps nobles, les roturiers qui n'avaient que leur vie à offrir. Les jeunes de Xivry portaient l'habit gris-fer sans parement de ceux qu'on appelait à la cour de Schonbornslust avec quelque mépris les bisets, du nom de ces pigeons voyageurs qu'on chasse en automne. Près des faisans de Mme de Balbi, ils faisaient piètre figure, et Philippe enrageait d'être confondu dans leurs rangs. Quant à Gilles, il avait accepté son destin avec philosophie : il se fichait d'être officier, de faire carrière dans une armée quelconque et de restaurer le moindre ordre social : pour lui, la guerre avait du bon : elle lui avait fait abandonner ses études de droit. Ayant du laisser son violon à Paris, il apprenait à jouer du clairon.

 

 

 

Le chevalier de Sélincourt avait suivi ses protégés chez les manants des Princes, bien que son ancien état de garde puisse le réintégrer avec honneur dans les rangs de la noble compagnie écossaise, la plus recherchée. Mais Raymonde lui avait donné ses fils à garder, aussi marchait-il gaillardement près d'eux, depuis l'ouverture de la campagne, son fusil personnel à deux coups sur l'épaule, comme un vieux chasseur de merles, les batteries soigneusement enveloppées d'un chiffon gras pour les protéger de l'humidité, et la poche de sa redingote pleine de pierres à silex neuves. Il avait réendossé, comme une ancienne habitude, le sac en peau de chèvre et l'épée de bataille. Quant à l'armement des Hommes d'Armes à pied, il était hétéroclite : on leur avait donné de lourds fusils déclassés des arsenaux prussiens, dont certains avaient des morceaux de bois à la place des silex réglementaires. Les chiens d'autres ne s'abattaient plus sur les bassinets ; certaines crosses, rongées des vers, tombaient en poussière : on aurait voulu expédier les émigrés à la boucherie qu'on ne s'y serait pas pris plus cyniquement. Les sabres étaient de vrais paquets de rouille, qu'ils avaient toutes les peines du monde à tirer de leurs fourreaux verdis, le cuir des gibernes était raide de vieillesse et la poudre des cartouches, éventée...

 

- Comment diable ces cochons de Prussiens, dont la guerre est la seule industrie, disait Sélincourt, n'ont-ils pas de meilleur matériel ? Croient-ils que les républicains fuiront devant de pareils tromblons ? Ou comptent-ils nous pousser en avant pour faire plus commodément massacrer les Français entre eux ?

 

Enfin, avec la déclaration de guerre, la campagne s'était ouverte. Depuis qu'ils se morfondaient sur les bords du Rhin, à écouter les rodomontades des aventuriers de la Légion de Mirabeau, l'heure de la revanche avait sonné pour les fils de famille et les loyaux serviteurs, les profiteurs et les sincères, ceux qui avaient tout à gagner, et ceux qui n'avaient rien à perdre. Les Hommes d'Armes à pied marchaient sous la pluie. La pipe en terre du chevalier pendait à sa lèvre, le fourneau éteint, et retourné vers le sol.

 

- Plus qu'une heure avant le bivouac... Gilles, joue nous quelque chose, voilà les Français de Postdam.

 

Les bisets redressèrent les épaules pour défiler devant un régiment d'infanterie prussienne dont les officiers, le visage fermé, les saluèrent de l'épée. Du vieux clairon sortirent des fanfares de chasse entendues en forêt de Compiègne, à Saint-Jean aux Bois, pour des messes de Saint-Hubert.

 

 

 

A marcher à côté de ceux qu'il avait tenus au bout de son fusil à Clostercamp, Sélincourt se sentait mal à l'aise. Il n’augurait rien de bon de ce revirement ironique du destin, qui à 53 ans le forçait à faire campagne avec ceux qu'il avait combattus à 17. Les mousquetaires prussiens, avec leurs ridicules pompons coupés de rouge et de jaune au tricorne, et répandant cette odeur de chou aigre et de caserne pluvieuse si typiquement allemande, lui causaient une sorte de répulsion instinctive, comme un homme libre peut en ressentir vis-à-vis d'une chiourme. Aussi est-ce avec une patience contrainte que le vieux chevalier remontait les colonnes du duc de Brunswick, dont les "Ein, Zwei" lui cassaient les oreilles.

 

- Ces gens-là sont assurés de n'avoir jamais de révolution chez eux, pensait-il avec ironie.

 

L'avant-veille, il avait assisté, comme toute l'armée, à une "Korrection" donnée par un junker de dix-huit ans à un vieux grenadier à mitre qui ne l'avait pas salué. Et pour cause : il ne l'avait pas vu. Au bout de deux cent coups de canne, le grenadier était mort.

 

- Voilà une discipline comme il en faudrait chez nous ! Avait dit un freluquet de l'état-major à ce spectacle, dans lequel Philippe avait reconnu Léonce de Chamart.

 

Il avait du s'enfuir sous les insultes.

 

 

 

- Avancez ! Regardez les Prussiens comme ils filent !

 

 - C'est qu'ils n'ont pas tant d'ampoules aux pieds que moi, mon oncle, et puis ils savent ce que ça leur coûterait de s'arrêter.

 

- Un collet vert pâle : c'est le régiment de Corbière.

 

- Encore un nom français.

 

- Oui, quelque descendant d'huguenot, qui nous retombe sur le poil à chaque guerre depuis la révocation de l'Edit de Nantes... J'ai connu en 57 des von François, von Hutier, de la Perrière parmi les prisonniers que nous avons faits à Clostercamp : c'étaient les plus animés contre nous.

 

Philippe resta pensif : et si lui aussi restait en Allemagne, y faisait souche, ses enfants, dans cent ans, devenus von Xivry, porteraient-ils à leur tour la guerre en France, ou aideraient- ils au rapprochement des deux nations ? Il avançait sous la pluie, les pieds endoloris, et regardait danser devant lui le sac du fantassin qui le précédait. Sur un carré d'étoffe, on lisait : M. Louis Henriquet, Vitry-le-François. Les cheveux noués en catogan du biset dégoulinaient sur sa lévite brillante d'eau.

 

- Regardez, Philippe, Gilles : Valmérange ! On rentre en France. Il y a neuf mois, nous passions la frontière dans l'autre sens ! Ça vaut bien un petit air, de rentrer chez soi. Gilles, joue-nous "En revenant d'Auvergne".

 

 

 

Le cheval se cabrait, splendide, l'écume à la bouche, mais l'air dangereux, et le valet d'écurie qui le faisait courir devant le cercle d'officiers ne tenait la longe qu'avec crainte.

 

- Vous ne croiriez jamais, monsieur, d'où vient cette bête, dit le maquignon, voyant au premier rang Thézan intéressé.

 

- Ma foi non, dit le chevalier, qui, se sentant en fonds, ne regardait pas au prix et avait de plus en plus envie du cheval : il est magnifique.

 

- Le Magnifique, c'est son nom, dit le maquignon, qui flairait l'argent frais de Thézan et avait senti, en bon marchand, qu'il "piquait" sur sa marchandise. Voyez-vous, cette bête est, en quelque sorte, historique : c'est celle que montait Lafayette à la Fête de la Fédération.

 

- Incroyable ! dit Thézan qui se souvenait de tous les détails de cette journée du complot avec Fleur d'Epine et du coup de pistolet tiré trois jours après sur le général démocrate. Comment ce cheval est-il ici ?

 

- Monsieur, dit le maquignon, je jouerai franc jeu avec vous. Je vais vous dire honnêtement par quel concours de circonstances extraordinaires ce cheval me revient toujours. M. de Lafayette, qu'il fatiguait énormément, me le vendit quelque temps après son attentat au Champ-de-Mars : il prétendait qu'il lui arrivait malheur chaque fois qu'il le montait. Je vendis le Magnifique au Manège des Champs-Elysées, mais le loueur fut obligé de s'en débarrasser : l'animal est si ombrageux qu'il faisait fuir tout le monde des allées du bois de Boulogne. Puis il a cassé la jambe à un client, et défoncé d'un coup de pied la poitrine d'un lad. Régulièrement, il aurait dû être abattu, mais il est si beau que le loueur a préféré me le revendre... Un M. Creutznert, ancien officier de Royal-Allemand, et qui s'y connaissait en coursiers, se faisait fort de le rendre souple comme un gant en l'attelant à son phaéton : la voiture se brisa contre une des bornes de la statue de Louis XV, le Magnifique s'étant emballé à la sortie de la Rue Royale, et l'officier ne sauva sa vie qu'en sautant de justesse... mais il s'est fracturé les deux jambes. Des mains de M. Creutznert, ce cheval passa dans celles de la demoiselle Grainville, entretenue par M. Poutiquet, le financier : il se tuait six mois après en se rendant à sa folie de Meaux, le Magnifique ayant fait un écart à un coup de tonnerre... Voyez la malchance ! La dame qui me l'avait fait vendre me fit supplier pour que je le lui rachète, ce que je fis, bien entendu, moyennant une baisse... Finalement, je ne pouvais plus le vendre à Paris, ce maudit cheval étant connu de tout ce qu'il y a d'équestre dans la capitale. Une cartomancienne a prédit à Mlle Grainville, désolée de la mort de son protecteur, que ce cheval était condamné par les astres à causer la mort ou l'estropiage de tous ceux qui le posséderaient.

 

- Diable ! Vous ne le vantez pas ! dit Thézan en riant.

 

- C'est pourquoi je suis décidé à m'en débarrasser à n'importe quel prix. Je suis venu tout exprès à Coblence pour le vendre, bien au-dessous de ce qu'il me coûte, et même si je ne rentre que dans une partie de mes fonds, je m'estimerais content d'en être débarrassé.

 

L’histoire du Magnifique était connue à Schonbornslust : le matin même, les écuyers du comte d'Artois avaient ri au nez du maquignon qui le leur présentait.

 

- Pourtant, Dieu sait si S.A.R. aime les chevaux ! concluait-il. Mais celui-là doit vraiment avoir un sort : ce n'est pas le Magnifique, mais le Maléfique qu'il faudrait l'appeler.

 

- Cela ne fait rien, dit Thézan, de plus en plus désireux d'acquérir cette bête extraordinaire que son vendeur dénigrait si habilement. Je ne suis pas superstitieux : donnez-le-moi.

 

- Monsieur, j'aime autant vous en vendre un autre, dit le marchand ravi de le voir s'enferrer. Je me reprocherai toute ma vie...

 

- Allons donc ! dit Thézan avec humeur.

 

- Pardonnez-moi si je ne vous le fais pas seller : je crains toujours quelque ruade.

 

- Je le ferai moi-même, dit le chevalier avec suffisance.

 

- Alphonse, grande nouvelle ! cria Boissy du coin de la rue en faisant retourner tout le cercle d'officiers.

 

- Qu'arrive-t-il ? dit Thézan en comptant ses louis au maquignon.

 

- Lafayette vient d'être arrêté à Marche-en-Famine : il a émigré à son tour ! On l'a conduit sous bonne garde à Luxembourg, et l'empereur d'Autriche le destine à une de ses forteresses !

 

- Pas possible !

 

- Vous voyez, monsieur : quand on parle du loup, on en voit la queue, dit le maquignon en empochant l'argent. Je vous rends mille grâces.

 

Et il s'enfuit en galopant, tandis que le Magnifique encensait, donnant de furieux coups de tête.

 

 

 

Dans l'enthousiasme du départ de Coblence, Olympe s'était fait faire une ravissante pelisse de hussard, bleu lavande, ornée de tresses d'argent et doublée de petit-gris, sur laquelle ressortaient ses cheveux noirs. Elle portait un tricorne de chasse, bordé d'un galon d'argent, et montait en amazone un cheval isabelle, qui mettait en valeur sa robe incarnate dont les poches avaient la même disposition que l'uniforme de la Compagnie des Gardes qu'elle suivait. Aussi l’appelait-on l'Amazone des Ecossais, et les officiers lui parlaient le chapeau bas. Elle qui aimait la chasse et les longues promenades prenait plaisir à galoper dans cette campagne rhénane noyée d'eau, à la suite du brillant et coûteux état-major du comte d'Artois, dont elle était le plus bel ornement.

 

A la fin d'août, les princes ayant décidé qu'indépendamment des cocardes et plumes blanches, chaque gentilhomme porterait une écharpe à la couleur royale, Thézan lui en offrit une en soie. Il dépensait libéralement les écus de Calonne : il se voyait en selle pour le restant da sa vie. On entrerait sous peu à Paris, où la chance, désormais, n'arrêterait pas de le servir.

 

 

 

LES LAPINS DE POPINCOURT

 

 

 

Bance mit le pied à l'étrier, s'élança vivement, leva la jambe, et s'écroula dans un tas de boue. Tous les hussards déjà en selle éclatèrent de rire.

 

- Alors, il faut que je te remonte ? cria l'adjudant Carreau.

 

- Quelqu'un a desserré la sous-ventrière, dit Bance rouge de colère ; en replaçant la schabraque de peau de mouton qui avait glissé. Gare si je le trouve !

 

- Tu n'aimes pas la blague, l'artiste ? dit le gros Duclos, les yeux au ras du bonnet, comme Bance sautait à cheval.

 

Sans un mot, le graveur fit tourner sa bête pour se mettre à sa main et gifla Duclos.

 

- Qu'est-ce que c'est que ça ? Aboya l'adjudant.

 

- Rien du tout, dit Colineau qui avait vu la scène. C'est une affaire entre eux. Laissez-les faire, Carreau, une petite saignée ne leur fera pas de mal.

 

Il n'était pas fâché de voir que ses hussards avaient le sang chaud.

 

- On se retrouvera à l'étape, dit Duclos.

 

- Quand tu voudras.

 

- En route, maintenant, dit Colineau.

 

 

 

Sa colère tombée, Bance se reprocha une fois de plus son engagement inconsidéré. Il en avait assez de s'entendre traiter d'artiste et de subir les avanies de fils de maquignons et de toucheurs de bœufs, sous prétexte qu'il avait de meilleures manières qu'eux. Jusqu'ici, dans la vie, personne ne s'était cru obligé de tourner son métier en dérision ; il fallait en arriver à l'armée pour voir ça. De plus, ces fils du peuple qui se faisaient gloire de leur crasse mentale et de leur manières de pandours avaient beaucoup plus d’argent que lui : ils avaient pu s'équiper facilement à leurs frais, touchaient de l'argent de leurs parents, fermiers des environs de Paris, recevaient des colis, avaient un langage à eux : toutes choses qui les différenciaient. La coupe était pleine : bien que répugnant à sa violence, il était maintenant obligé d'en pourfendre un ou deux pour leur montrer, par la manière forte, à le respecter. Encore une illusion qui s'envolait : la fraternité des "gens du peuple". Ce mot couvrait trop de nuances sociales, du gros propriétaire terrien au cantonnier, et d'ailleurs, après la proclamation toute fraîche de la République, c'était à qui serait le plus "peuple". Une vraie bouffonnerie. Les mêmes qui trois ou quatre ans auparavant se donnaient pour des enfants trouvés de duchesses (reconnaissables à un linge brodé) se dégottaient des ancêtres charbonniers, preneurs de taupes, gendarmes : c'était le nouveau snobisme. Et comme en France tout ne se fait que par mode, celle du "peuple", une riche trouvaille, était encore tout à fait vierge, à exploiter. On se créait un accent paysan, puisé dans les comédies de boulevard, et les volontaires de la République s’ingéniaient à se faire plus sales, plus dépenaillés, plus déchirés qu'il n'est séant, pour se donner l'allure farouche de vieux soldats. Comme ils ne s'étaient jamais battus et n'avaient jamais crevé vraiment de faim, les duels entre corps et le chapardage dans les villages de Champagne remplaçaient l'expérience des vieux régiments de ligne, qui méprisaient souverainement les volontaires de 92. Bance, qui faisait partie d'une classe infime de la Nation, composée d'individualistes beaucoup trop indépendants pour faire bloc, ne s'entendait à l'armée qu'avec les déclassés comme Pelle-Noire ; heureusement, ceux-là formaient un groupe, qui avait son langage, ses rites : les Lapins de Popincourt.

 

 

 

Les lapins de Popincourt étaient huit : autant que peut nourrir de soldats une gamelle. En plus de Pelle-Noire, il y avait Montbert, dit Sans-Recul, Dorval, dit La Douleur, Jeannot Roncy, dit la Clef-des-Cœurs, Pouche, dit Crache-en-l'Air, Debray, dit le Fils-du-Meunier (de Montmartre), Arnould, dit Belle-Jambe, et Bance, dit le Peintre, bien qu'il fut graveur dans le civil. Où qu'ils s'arrêtent, leur tente, qui "tenait l'eau aussi bien qu'une cruche" comme le faisait judicieusement remarquer la Douleur, s'appelait la "Villa des Sans-soucis". A la première étape, où s'était constituée leur gamelle, ils avaient juré pompeusement "haine aux tyrans", en croisant leurs sabres tout neufs au-dessus de la platée de haricots. Ce cri désignait implicitement l'adjudant Carreau, un étranger de la rue du Petit-Musc. D'ailleurs, pour les Popincourt, les tyrans se recrutaient aussi bien chez l'ennemi que chez "les étrangers de l'escadron d'en-face, cette poussière humaine, ce brouillard d'hommes" par lesquels ils désignaient le reste de l'armée. Les "Tigres de la Ville-l'Evêque" étaient des étrangers, tout comme les "Vengeurs de la Courtille". Ce particularisme, qui fleurissait partout depuis le départ de Paris, attirait les duels comme l'aimant la limaille : le brigadier Montbert, dit Sans-Recul, en comptait onze à son actif, dont l'un avec un maître d'armes du bataillon de la Butte-des-Moulins qu'il avait inconsidérément appelé "le butin des moules" à la guinguette de Fleury-en-Argonne, et qui lui avait campé un bon coup d'espadon dans l'avant-bras. Ce duel avait valu à Montbert deux semaines d'invalidité, en plus de la gloire, et des menaces de dégradation de son ennemi naturel, l'adjudant Garreau, l‘étranger de la rue du Petit-Musc. Mais Colineau fermait les yeux, heureux de voir ses hussards s'exercer tout seuls, et les Popincourt ("Un pour tous, tous pour un, Fraternité ou la Mort") traînaient le sabre et frisaient d'imaginaires moustaches pour se mettre au diapason des Hussards de Chamborant que le général Frégeville avait fait charger sur les batteries autrichiennes à Jemmapes. Frégeville avait ri avec Mériaux et Colineau de la naïve arrogance des Popincourt,

 

- C'est de la bonne graine... si les petits cochons du roi de Prusse ne les mangent pas !

 

- Nous, mangés, général ? Amenez-nous-en une douzaine à chacun, et des plus râblés !

 

 

 

Marphise se mit à boiter, et Bance fut obligé de faire à pied le reste de l'étape : elle avait perdu un fer. Marphise était une bête vraiment aristocratique, habituée à courir les chasses royales sur les feuilles mortes des parcs, et qui répugnait à salir ses sabots dans les boues de l'Argonne comme une tireuse de charrette. Comme les autres montures des Hussards de la Mort, elle provenait du pillage des écuries de Versailles, où Mériaux avait eu l'idée d'aller les chercher. Elle humait avec dédain les percherons de la colonne de ravitaillement, qui traînaient les barils de vin et de viande, et avait volontiers un air offusqué : son nouveau maître ne lui nettoyait pas souvent ses sabots et ne tressait jamais sa crinière comme on l'y avait habituée dans les Grandes Ecuries du château.

 

Quant à Bance, il n'aurait pas imaginé qu'une monture demandât chaque jour tant de soins : bouchonnage, foin, avoine, eau propre. Marphise soufflait sur les nappes des abreuvoirs avec une moue dégoûtée, ne finissait jamais sa ration. Il n'aurait pas pensé non plus que la vie du soldat fut celle du sauvage sur le sentier de la guerre : manger, boire, se protéger du froid et du chaud, garder ses armes en état paraissaient être le nec plus ultra de ce genre d'existence. Les pipeurs de merles et les fusilleurs de lapins de la Plaine Monceau semblaient en raffoler, mais marcher avec une carabine sous le bras droit et un sabre battant la jambe gauche donnait aux propres yeux de Bance un air grotesque. Le sabre l'avait fait s'étaler l'avant-veille en pleine gadoue, devant tout le convoi hilare, alors qu'il revenait du fourrage : c'est sûrement ce qui avait donné à cet imbécile de Duclos, qui ne l'aurait pas trouvée tout seul, l'idée de rééditer cette fine plaisanterie. Il n'aurait pas cru non plus qu'un ancien sergent à demi ivrogne comme Colineau puisse l'engueuler impunément devant trente hommes parce qu'il avait découvert une minuscule tache de rouille sur la platine de son pistolet. Il avait appris ce qu'est un sabre à arco, combien tire de coups en deux minutes le fusil modèle Gribeauval 1777, comment on se sert d'un bancal contre une lance et comment on enroule correctement la flamme du bonnet pour qu'elle forme visière. Il savait que les trompettes jouaient, le soir, à la retraite : "Fillettes, auprès de vos amoureux, Gardez bien votre sérieux", et le matin au point du jour :

 

 

 

Où peut-on être mieux,

 

Où peut-on être mieux,

 

Qu'au sein de sa famille ?

 

 

 

Et justement, il aurait préféré être encore rue de la Cerisaie devant sa planche à graver. Il se prenait souvent à penser avec nostalgie aux estampes neuves qui fleuraient bon l'encre de la presse à bras. La dernière vision qu'il avait gardée de Paris était les Polichinelles et les Arlequins montés et coloriés par lady Keldéguen (8) et lady Kincester se balançant au vent de la Seine devant la boutique si pimpante de la noire rue Saint-Séverin, en face de l'église qui sonnait le tocsin.

 

Marcher à pied en queue de colonne fit du bien à Bance en le réchauffant : il pleuvait à verse. Autour de lui, les hussards, fils de maquignons ou de palefreniers, parlaient entre eux inlassablement paturons, poulains, selles et schabraques, gourmettes, bouches sensibles et fers à chevaux. C'était une conversation pour ainsi dire éternelle, dont ces cavaliers ne se lassaient pas, ayant depuis leur plus jeune âge le cul sur la selle, ayant pansé et bouchonné des bourrins dans tous les relais de poste, les remises, les affenages, les auberges, les coches de Paris et de ses environs. Cela aussi faisait une énorme différence pour Bance, qui n'était jamais monté sur un cheval. Autre différence : la plupart des Lapins de Popincourt, du temps où lui fréquentait les académies de dessin et les ateliers de gravure, s'exerçaient dans des salles d'armes de quartier, et ne confondaient plus depuis longtemps, comme lui, un coup droit et un dégagement en tierce, l'escrime du sabre et celle de l'épée. Même Pelle-Noire et Montbert, pris de compassion, lui donnaient des leçons à chaque étape. On ne peut pas dire que Bance y prit beaucoup de goût, mais comme il avait un esprit consciencieux, il tâchait de faire plaisir à ses maîtres, heureux d'apprendre quelque chose à un nouveau.

 

Bance se souvenait de son admission aux lapins, en forêt de Compiègne, à Verberie, un soir que Pelle-Noire avait ferré le cheval de Roncy sur sa forge de campagne. C'est lui qui avait dit à Bance, qui tenait le pied de la bête, dans une odeur de corne brûlée :

 

- Pourquoi tu viens pas avec nous ? On s'est engagés ensemble. Tu serais mieux qu'avec les mangeux de choux du deuxième. Trouve du pivois et porte quelque chose pour graisser la marmite : on t'attend demain sans faute.

 

Le lendemain, l'intronisation du nouveau lapin avait amusé le graveur comme une farce de rapin. Il avait trouvé à acheter une tête de porc, une aubaine, à un bataillon poitevin à qui le reste de l'animal suffisait largement.

 

- Camarades et amis ! criait Montbert devant le feu : votre serviteur sort de la rue de la Fontaine-au-Roi, Pelle-Noire du Chemin-Vert, Dorval (dit la Couleur) et Jeannot des Filles-du-Calvaire, ce qui leur va comme un gant, vu leurs frimousses... Pouche est de par là aussi...

 

- Rue des Fossés-du-Temple ! cria Pouche.

 

- Devons-nous accepter ce bougre qui vient d'un pays inconnu, de l'autre côté de la Seine, rive gauche je crois ? Après tout, quelqu'un ici connait-il la rue Séverin ?

 

- Personne, sacredieu ! Crièrent les hussards tous ensemble.

 

- Accepterons-nous ce pâle marmot, oui ou non ?

 

- Jamais ! Crièrent les hussards en tirant leurs sabres avec fracas.

 

- Attendez, on va voir s'il connait la politesse... Qu'est-ce que tu paies ?

 

- J'apporte, dit Bance en ouvrant sa musette, une tête de cochon à faire à la vinaigrette, pour graisser la marmite.

 

- Une tête de cochon ! C'est qu'on en a déjà beaucoup, dans ce foutoir... Enfin, c'est déjà quelque chose... Eh bien graisse, mon vieux, graisse !

 

Bance s'était mis à frotter consciencieusement les bords extérieurs du chaudron, et quand il avait eu les mains et le visage noirs de suie :

 

- On le reconnaît tout de suite, cria Dorval : c'est un vrai Popincourt !

 

- Oui, un vrai ! Vivent les lapins de Popincourt, crièrent les hussards en frappant de légers coups de sabre les épaules de Bance. A la vie, à la mort !

 

- Où est le pive, maintenant ? Allez, la tête de porc, dans le panier de son ! De l'ail, du persil - si on en trouve - et qu'on fête le veau gras, car nous avons un nouveau lapin !

 

 

 

Quelques semaines après, le petit groupe courait dans l'Argonne brumeuse : une des premières taches qu'on avait donnée aux loustics de la Popinque était l'affichage : aller coller, en fourrageurs, des paquets de tracts tout frais arrivés de Paris et rédigés en allemand pour inciter les Prussiens à la désertion.

 

Une gravure surmontait le texte : d'un côté du Rhin, des soldats français trinquaient sous une tente spacieuse et bien arrangée (« Tout à fait comme la nôtre », disait la Douleur) et de l'autre un Prussien était passé par les baguettes. Le texte remarquait : "Liberté Françoise, Gratification prussienne". Sous la conduite de Montbert, les Popincourt n'avaient pas leurs pareils pour ce travail de course et de propagande : le soir, à l'étape, Bance, fin gourmet comme beaucoup d'artistes, et de ce fait promu cuisinier, préparait un pot de colle de pâte ; et le lendemain matin avant le jour, les huit hussards galopaient au-devant des colonnes en retraite depuis Valmy, se fiant pour se guider aux morts dépouillés et jetés nus au revers des fossés. Les envahisseurs, qui avaient cru à une campagne militaire, n'avaient pas prévu de vivres ni de manteaux : or la saison était froide, les soldats républicains improvisés, décidés à se battre, et les paysans lorrains descendaient à la fourche tout ce qui dépassait des colonnes. L'armée d'invasion se liquéfiait de la dysenterie que lui causaient la viande de porc crue et les raisins verts de Lorraine. Les houlans, dont les chevaux fourbus ne pouvaient les poursuivre longtemps, n'étaient guère dangereux pour les Hussards de la Mort. Et l'ingénieux Pelle-Noire, à qui ce métier bottait, mettait pour l’affichage sa riche imagination à contribution : coller les tracts sur les arbres de "la route aux foireux" ou sur les murs des maisons incendiées, était banal. Mais en décorer des flacons d'eau-de-vie ou des miches de pain piquées à l'intendance était plus probant. Il inventa même de glisser les affiches pliées en quatre à l'intérieur des miches : c'étaient les pochettes-surprises à Pelle-Noire.

 

Il était très familier avec les gaillards bruns et hâves qu'ils ramassaient au hasard des patrouilles, tandis que des bandes de corbeaux, attirés par les morts, tourbillonnaient dans le ciel gris.

 

- Gut Françozen !

 

 - Ya, ya... Alors, mon pote, ça te plait, la grive ?

 

 - Ach ! Der Krieg, nicht gut !

 

Ainsi, sans le savoir, Pelle-Noire faisait-il de l'étymologie ; le terme argotique "grive" qui désigne la guerre, vient tout droit de Krieg, comme les grivois, grivetons ou griviers (Kriegers) sont les fils de la grive...

 

- Offizier, méchant, caput, hein mon petit père ?

 

- Ya, caput ! Nicht offizier !

 

- Tu vois ? Ils entravent tout ce que je jacte.

 

 

 

- Je n'ai pas toujours eu mon pain cuit, disait le lieutenant Colineau en poussant son cheval, j'ai travaillé tous les jours de ma vie, et je sais ce que c'est que la misère... hue donc, Lisette ! Je peux même dire que je n'en ai eu un peu, de pain, qu'à partir du jour où je me suis engagé. Je sors d'une famille de charbonniers de la forêt de Montier-en-Der : c'est dire si je connais le pays. Nous étions quatorze à la maison, en comptant le daron et la daronne, et la vie n'y était pas couleur de rose, hue donc, carogne ! Toujours dans les bois, et toujours à trimer.

 

- C'est bien pourtant comme ça que ça se passe, remarquait le chirurgien.

 

Colineau bourra sa pipe, pendant qu'un convoi de caissons, galopant à un train d'enfer sur le haut de la route, dans les champs défoncés, les couvrait d'éclaboussures.

 

- Sacrés bougres de canonniers de soupente !

 

Les pièces légères de 4 rebondissaient dès que les roues quittaient les ornières pleines d'eau pour mordre le rebord du talus, couvert d'herbe arrachée et de buissons de cenelliers éclatants de baies rouges et de feuilles vertes.

 

- J'ai connu plus de journées de fagot que de fêtes chômées, c'est moi qui vous le dis... Et plus souvent du pain noir que du blanc ! Le blanc, on le mangeait le dimanche, en guise de gâteau, quand on en avait... Mon père gagnait en se crevant à peine de quoi ne pas nous laisser crever de faim, et ma mère faisait des lessives...

 

Il s'arrêta à nouveau, tirant sur sa bouffarde. Bance avait beau se dire que ce discours démagogique lui était en partie destiné, il considérait curieusement, avec une certaine sympathie, cet officier tanné. Quel âge avait Colineau ? Trente-quatre, ou quarante ans ? En comparaison, sa propre existence lui paraissait magnifique : il n'avait pas eu, lui, à vivre dans les forêts humides, en faisant des fagots pour gagner quatre sous : il avait trouvé un crayon et un burin dans son berceau.

 

- Inutile de dire que l'école n'était pas pour les gens comme nous. Je n'ai appris à lire que passés vingt-cinq ans, aux Indes, à bord de la "Grosse Flamande", et M. Lusson, mon maître d'école, a laissé ses os à Gondelour, pendant la campagne du bailli de Suffren... Coquin de journée, encore, que celle-là ! Mais pour vous en revenir à la forêt, c'est un drôle de métier, huau ! Que celui de charbonnier. Pas question de feignanter : il faut que le tas de bois soit bien régulièrement empilé, les grosses bûches dessous, les petites dessus, sans quoi on attrape des mornifles ! Puis on les recouvre de terre, et on boute le feu dessous. Alors il en sort une fumée épaisse, et quand elle faiblit, qu'elle devient bleuâtre, c'est que le charbon se fait. Et il ne s'agit pas de le laisser brûler trop vite, ou tout est foutu, et c'est la raclée... On veillait à tour de rôle, mes frères et moi, pendant des huit ou dix jours ; et la nuit on grimpait sur le tas pour arroser, en cas que le feu prenne trop fort. Même en automne, la forêt ne fait pas le travail à votre place.

 

- Eh oui, disait M. Ménard. C'est ainsi, la vie d'homme des bois.

 

 

 

- Quand j'ai eu dix-huit ans, continuait Colineau, j'en ai eu assez de cette existence où je ne voyais jamais le ciel clair. La seule façon de m'en sortir était de m'engager. Mon frère Marcel avait trouvé une place de charretier, à Chaumont ; il voulait m'avoir avec lui. Mon père nous laissa partir, malgré que ça faisait quatre bras en moins pour l'ouvrage. Je suis resté sept à huit mois à faire le charreton, puis je m'ai inscrit au régiment d'Austrasie, d'infanterie de marine, qui devait aller aux Indes. On m'a donné une chopine de vin, dix écus, et le plumet... J'ai envoyé les écus au daron, bu la chopine et gardé le plumet. Depuis, je n'ai plus revu que deux fois ma famille, une il y a six ans, pour une permission, et la dernière ces temps-ci.

 

Il omit de préciser, par pudeur, qu'il la nourrissait de sa solde.

 

- J'étais ravi de voir le monde, dites : ça me changeait des arbres... Le curé de Chaumont m'avait donné une recommandation pour M. Muller, un capitaine : il en faisait, une tête, quand il m'a vu! "Tu n'as même pas la taille pour être fusilier !" Et M. de Chambors le jeune, le colonel, dont le père par parenthèse devait sa charge à ce que son père avait été tué en accident de chasse par le Grand Dauphin, voulait faire de moi son domestique : il disait que je serais plus heureux près de lui que dans la troupe, que je n'aurais pas la force de porter le fusil... mais je n'ai pas voulu ! J'étais petit, mais dur comme du chêne lorrain, et à cet âge, on mangerait des briques ! Je l'ai regretté, des fois : j'ai eu bien le temps de faire "Une, deux" ! Pauvre diable ! Je crois qu'il a émigré avec les autres.

 

Ce qui avait le plus frappé Colineau, a son entrée au régiment, c'est qu'on y mangeait tous les jours. De la viande, de la soupe et du pain : un royaume, à côté de la vie de charbonnier.

 

- En 89, disait-il à M. Ménard, j'étais encore sergent, à treize ans d’armée, comme tant d'autres. Et en 90, j'étais coup sur coup adjudant puis sous-lieutenant, à cause de la défection de ces messieurs que nous allons retrouver au bout de nos pétoires. Et quand le papa Mériaux m'a proposé d'entrer dans ses dadas comme lieutenant, pensez si j'ai refusé.

 

- Eh oui, c'est la vie, dit philosophiquement M. Ménard. La roue tourne.

 

- Elle tourne pour nous, dit Colineau.

 

 

 

La déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie avait été pour M. Ménard une sorte de revanche sur le destin qui venait de lui faire passer vingt ans à Paris comme chirurgien de quartier, derrière l'Enclos des Chartreux, où il se morfondait. L'idée d'aller à nouveau pourfendre les troupes de Prusse et d'Autriche l’avait fait hennir comme un cheval de bataille. Son plus grand plaisir était de s'entretenir avec Colineau de la pile mémorable qu'on allait flanquer à ces gueux ; et le chevalier de Sélincourt, s'il eut été de leur bord, eut entièrement partagé leur point de vue.

 

M. Ménard était un compagnon compréhensif et bougon. Il avait appris à Bance à resserrer ses étriers, à passer au col de Marphise le sac de grains, à lui donner les aises auxquelles a droit une bête qui quelque jour peut vous sauver la vie.

 

- Soigne la jument, et elle te soignera, petit.

 

Grâce à lui, Bance voyait sa nouvelle vie avec moins d'indifférence. Il volait pour Marphise des poignées de foin au passage des convois ; et la bête, qui au début soufflait sur ce foin froissé, s'y était peu à peu habituée. Pour lui, malgré la différence d'âge, M. Ménard était moins un supérieur qu'un ami.

 

La troupe était arrivée à l'étape : un misérable village en torchis où les caissons des canonniers restaient embourbés. Les hussards poussèrent à la roue, dans un vacarme de coups de fouets et de sifflets qui causèrent quelques duels entre les deux armes.

 

- Sivry ! Sivry-la-Perche ! C'est le nom de ce palais ! criait Pelle-Noire.

 

En entendant ce nom, Bance sourit. Duclos, qui revenait d'une corvée, se méprit sur ce sourire et le prit pour une excuse à son égard.

 

- Eh, c'est le moment, mon gars, faudrait voir à pas te défiler.

 

- Ca va, gamin, on y va.

 

Duclos était furieux, de s'entendre appeler gamin.

 

- Viens par-là, il y a des buissons pour s'aligner.

 

Ils ôtèrent leurs dolmans, tombèrent en garde. Duclos, en colère, poussait sa pointe ; Bance l'écarta d'un violent coup de revers, et, dans son élan, lui traversa l'épaule.

 

- Arrêtez, maintenant ! cria Colineau.

 

- Diable, tu tiens mieux le bancal que la queue de billard... dit Pelle-Noire.

 

- La pointe a glissé le long de l'os, pour punition, tu vas m'aider à panser ton camarade, dit M. Ménard. Là, c'est assez serré ? Garde le bras bandé et vas te pieuter.

 

 

 

Après le repas, comme il était particulièrement en confiance, Pelle-Noire dit à Bance en clignant de l'œil :

 

- Viens avec moi au fourrage, je vais t'en raconter une bonne. Ton copain Jeunet, tu sais ? Ce type qui traîne toujours sans rien foutre ?

 

- Eh bien ?

 

- Tu ferais bien de t'en méfier. Je vois qu'il te reluque avec un drôle d'air. Et je te signale qu'en septembre, au moment des massacres, juste avant qu'on filoche de Pantruche, il a fait assaisonner à l’Abbaye un certain d'Aumony et toute sa petite famille, rapport à sa gonzesse dont il était mordu : il paraît que le vieux le gênait.

 

- Pas possible !

 

- Mais si. Il paraît que c'est pour assainir la capitale. Je te rencarde, en cas que te ferais des illusions : il paraît qu’il veut faire bousiller tous les gens qu'il a connus. C'est des potes à moi de Buci qui l'ont vu commander la manœuvre.

 

Bance, horrifié, anéanti, ne disait mot. Ainsi donc, ce fielleux faiseur de vers avait massacré l'inoffensif M. d'Aumony et ses enfants pour écarter tout obstacle entre lui et Mme d'Iroise !

 

- Et la femme ? s'entendit-il demander. Il l'a eue ?

 

- Justement : paraît que non. C'est pour ça qu'il serait si furieux. Je te conseille pas de te frotter à ce fondu. Et s'il te cherche des crosses, tu as pas intérêt à le louper. Remarque, ça m'étonnerait qu'il t'en cherche en face : c'est un sale lâche. Mais il peut toujours te cafter comme contre-révolutionnaire : c'est ça, son vrai métier : mouton.

 

 

 

 

 

 

 

LES COUPS DE CANNE DU MAJOR SCHWARZSPIEGEL

 

 

 

- Hue ! Poussez-vous donc ! criait Thézan.

 

Il avait surtout peur pour Olympe ; c'est pourquoi il se contentait de relever de son épée les baïonnettes des Prussiens. Sa fureur et son indignation étaient contenues par l'évidence : il ne pouvait se battre contre ces vingt ou trente lâches, aux trognes blêmes, puants sous leurs bicornes, qui voulaient les voler. Olympe, tirée par deux pandours, se cramponnait au cou de son cheval. Plutôt que d'être massacré, Thézan leur laissa prendre son bagage, et malgré cela, il n'eut que le temps de faire volter sa monture pour ne pas être embroché. Comme il se débattait, Olympe poussa un cri : elle venait d'être jetée à bas de sa selle ; un des Prussiens emmena la bête, et trois autres se jetèrent sur elle. Mais tous les pillards s'enfuirent brusquement : un vieillard en habit blanc à retroussis jaune, brandissant une canne d'ébène dont il frappait les plus proches de toutes ses forces, apparut, à pied dans la boue et hurlant des insultes teutonnes.

 

Du temps que Thézan sautait à bas du Magnifique, le vieillard relevait Olympe.

 

- Mille excuses, Matame, te ces brutes épaisses : fous l'afez échappée pelle ! Ze zont tes Brissiens. Fous ont-ils fait mal ? Che les verais vusiller !

 

Il se présenta :

 

- Où tiaple ai-che la tête! Machor Oscar von Schwarzspiegel, dyrolien t' Innspruck, tu réchiment te Pinder, à fotre zervice.

 

Il affectait de ne s'adresser qu'à Olympe, ayant juste répondu par un signe de tête à Thézan, qui avait omis de se présenter comme l'entendait le major : en claquant des talons et déclina son nom comme il l'avait fait lui-même.

 

- Montsir, lui dit-il finalement, che ne zais gui fous êtes, pien que fous bordassiez un clorieux uniforme. Mais fous afez été pien présumptue te fous égarter te votre vormation, en gompagnie te cette cheune vemme. Les crénadiers zilésiens gui fous ont assailli ne gonnaissent nullement les ponnes manières, et il aurait bu fous en kuire si che ne fous afais diré te ce maufais bas.

 

Il n'était pas fâché de donner une leçon de galanterie à un Français, et une leçon de discipline à un officier ; il cita des exemples, de façon assez pédante.

 

- Le Crand Vrédéric tisait que doude la Bologne ne faut bas les os d'ein crénadier boméranien ; et moi che tis qu'ein crénadier boméranien ne faut pas les goups de ganne gui le dueront, car ce sont tes credins, montsir.

 

Depuis cette mercuriale, tous trois cheminaient dans la boue, au milieu des affres de la retraite. Le major avait perdu son cheval, son domestique, sa compagnie, et jusqu'à son régiment de Binder, vêtu de blanc à collet jaune. Il ne lui restait que sa canne d'ébène, avec laquelle il avait paré les coups de sabre d'une charge de Hussards-Braconniers, où son univers avait disparu.

 

- Un frai tésastre, dit le major en montrant de la tête les morts nus étalés dans la boue qu'Olympe ne pouvait voir sans horreur.

 

 

 

Dès le début, tout avait mal tourné. Sous la pluie la campagne qui devait être une promenade militaire avait vite tourné à la confusion. Rien n'était prévu nulle part pour manger, pour coucher dans la Lorraine déserte ; le premier spectacle qu'Olympe avait vu de la guerre était un mort que ses camarades dépouillaient de tous ses vêtements ; le corps, nu, était retombé, à demi-immergé, dans un fossé.

 

- Voilà qui est fait sans cérémonie, avait dit Thézan ; mais Olympe était restée muette de terreur et de dégoût.

 

Au siège de Thionville, la guerre civile et étrangère lui était apparue dans toute sa hideuse réalité : des Français tiraient sur des Français ; un paysan pris les armes à la main et gracié avait repris son arme pour tirer sur un officier ; un garde-du-corps égaré avait été trouvé pendu à un arbre avec l'écriteau "Traître" sur la poitrine ; depuis, les émigrés fusillaient les patriotes qu'ils rencontraient, et ceux-ci le leur rendaient en massacrant les isolés. Avec Amélie, Olympe s'était consacrée à soigner les blessés ; mais elles apprirent à craindre les alliés prussiens autant que les Français rebelles : le pillage et le viol semblaient, dans les deux armées, l’unique occupation. Avec l'incendie et le ravage systématique.

 

Aux environs de Verdun, la dévastation continuait. Les officiers prussiens défendaient aux émigrés d'entrer dans les villes françaises ; les exécutions succédaient aux fusillades ; les villages flambaient. Au Grand Saint-Hilaire, le feu prit de nuit à une maison qu'occupaient les gardes de la Compagnie Ecossaise ; Olympe et Amélie s'enfuirent pendant qu'une partie de la toiture s'écroulait, dans une gerbe d'étincelles. Dans la retraite qui commençait en même temps que la campagne, la promiscuité était désagréable, malgré la galanterie des compagnons de Thézan. Puis les caractères se détérioraient : beaucoup des gardes, soldats d'apparat, ne tenaient pas au feu, et les autres les traitaient de "plats d'étain". Malgré la bonne humeur que certains gardaient, les mauvaises nouvelles se succédaient comme les rumeurs d’une avalanche: les volontaires républicains avaient repoussé sans combattre les alliés à Valmy ; on disait Brunswick acheté par les démocrates. Pourtant, l'Europe entière se soulevait, haïssant la France, qu'elle fut royaliste ou sans-culotte.

 

Un décret de Paris apprit aux émigrés qu'ils seraient condamnés à mort séance tenante s'ils étaient pris, leurs biens d'ores et déjà confisqués au profit de la Nation... Certains se suicidèrent, appuyant leur fusil contre leur menton, et le faisant partir avec l’orteil. Dans le désespoir de la désorganisation, le comte d'Artois, "le crâne des lâches", disparut avec les brillants aides-de-camp de son état-major d'incapables, s'enfuyant en Allemagne ; un soir, Olympe assista à la fuite honteuse de Léonce de Chamart, en compagnie d'une coiffeuse de sa mère.

 

Cependant, l'argent donné par Calonne à Thézan fondait à vue d'œil. Le petit M. de Sorlin, que le salon de Mme de Xivry trouvait si ridicule, surprit tout le monde en se faisant tuer avec courage, défendant seul contre une meute de bleus son guidon fleurdelisé. Puis on apprit les massacres de Septembre, à Paris : le vieux comte de Giraumont botaniste inoffensif, avait été tué à la Force pour avoir voulu empêcher le saccage des collections du Jardin du Roi... M. d'Aumony et ses enfants, emprisonnés sur la dénonciation de Jeunet, avaient été massacrés à l'Abbaye, malgré une émouvante demande en grâce de Mme d'Iroise à son amie Mme Roland : la républicaine lui avait répondu que peu importait le sang d'un aristocrate et de ses fils pourvu que triomphe la Liberté... Fin novembre, après un séjour dramatique dans les boues de Montmédy, l'armée des Princes se défit d'elle-même. Chacun partit de son côté. Au premier engagement, le chevalier de Sélincourt s'était refusé à tirer de sang-froid sur des Français, quelles que fussent leurs opinions. Dès lors, il songea à sa propre retraite. Avec les frères de Xivry, apprenant qu'ils pourraient avoir un embarquement à Hambourg pour l'Angleterre, ils s'enfoncèrent dans la Hollande, en plein hiver. Olympe et Thézan, qui avaient perdu les Boissy au cours d'une des nombreuses paniques qui saisissaient les fuyards, suivaient l'armée prussienne, qui semait ses morts par centaines le long des routes. La campagne de Brunswick n'avait pas duré un mois : elle se terminait dans la plus horrible des débandades.

 

 

 

(1)   : Rogomiste : marchand de rogome, d’eau de vie.

 

(2)    : Chenu : complice de la bande de Fleur d’Epine et de Pelle-Noire.

 

(3)    : Fleur d’Epine.

 

(4)    : Vaurais : le pays de Lavaur.

 

(5)    : Bouchon : buvette ou café.

 

(6)    : La Polastron : maîtresse du Comte d’Artois, futur Charles X.

 

(7)    : Véto : surnom donné à Louis XVI : « Monsieur Véto avait promis de faire égorger tout      Paris... »

 

(8)    : Lady Keldéguen : on se souvient qu’il s’agit d’Henriette, la sœur de Bance, que l’on surnommait ainsi.

 

FONTSAGUETTE

 

 

 

TROISIEME PARTIE

 

LE MAUVAIS CHEVAL

 

 

 

 

 

LE POMPERNICKEL

 

 

 

            A peine Olympe fut-elle placée sur la selle du Magnifique, que le cheval, en hennissant, quitta la colonne en retraite et partit à fond de train à travers la forêt. Elle n’eut que le temps d’entrevoir derrière elle Thézan et le major courant en agitant les bras, mais en un instant ils disparurent dans les ramures. Malgré ses cris, le cheval ne s’arrêta pas ; aussi voyant que ses efforts étaient vains, elle se cramponna à sa crinière pour ne pas tomber : il secoua la tête dans tous les sens et encensa pour lui faire lâcher prise ; puis, reprenant son galop effrené, il passait comme un boulet à travers les arbres dépouillés par l’hiver. Dans l’après-midi morne et grise, la bête emballée traversa une plaine dévastée, où quelques cadavres gisaient dans les sillons. Une maison incendiée fumait dans le lointain.

 

Olympe réussit à reprendre son assiette et essaya de faire retourner la maudite bête : elle secouait la tête et piquait un petit trot déhanché tout à fait insolent. Enfin, prenant le mors aux dents, elle alla donner dans un fourmillement vert sombre qu’Olympe aperçut trop tard : c’était une ligne de dragons français qui faisait mouvement pour charger les Prussiens.

 

- Peste soit du criquet ! Criaient les dragons en se déplaçant pour éviter le Magnifique, lancé comme un boulet.

 

- Ne tirez pas ! cria le capitaine ; c’est sans doute un déserteur qui apporte des renseignements.

 

Son visage était caché par le casque de cuivre à crinière noire, dont les crins lui retombaient dans les yeux. Il prit la bride que maintenaient les cavaliers.

 

- Mais c’est Olympe ! Qu’avez-vous fait de Thézan ?

 

Car c’était Fornier-Féneyrols.

 

 

 

-  Où êtes-vous allée vous fourrer ? lui dit-il quelques instants plus tard comme sa compagnie se reformait. Vous avez de la chance d’être tombée sur moi, et qu’il n’y ait pas d’autre officier en vue... Je vais vous faire raccompagner entre les deux armées, débrouillez-vous pour fausser compagnie au dragon que je vous donnerai pour guide ; je ne vais pas choisir, bien sûr, le plus futé... Dès que vous serez hors de vue, piquez des deux et filez droit devant : les pistolets ne sont pas chargés, et pour attraper un cheval qui file comme celui-là, il faudrait se lever matin.

 

- Vous en avez de bonnes, vous ! dit Olympe toute en sueur. Cette carne a le trot dur comme une vache et va me jeter dans quelque fossé. Elle s’est déjà emballée et c’est elle qui m’a emmenée ici.

 

- Il faut que vous partiez, dit Féneyrols d’une voix pressante. C’est tout ce que je peux faire pour l’instant... Je vous sauve la vie... Vous seriez fusillée comme espionne. Vidal !

 

- Mon capitaine ?

 

- Ils en ont ! Ils en ont ! Criaient les dragons en brandissant leurs sabres et voyant dans le lointain des champs les défections d’artillerie.

 

- Tu vas accompagner Mademoiselle au quartier-général de Dumouriez. Tu as compris ? Ne te trompe surtout pas. Je vous suis bien obligé, Mademoiselle.

 

- Et où est ce quartier-général, mon capitaine ?

 

- Comment veux-tu que je le sache, animal ? Débrouille-toi !

 

- Bien mon capitaine.

 

La canonnade gagnait en violence et en intensité.

 

 

 

Au bout d’un moment, le dragon, qui tenait la bride du Magnifique, devenu doux comme un mouton, s’était égaré.

 

- Du diable si je sais où nous sommes !

 

Olympe essayait bien de piquer le Magnifique de ses éperons, mais il ne réagissait même pas, comme endormi.

 

- Il en a de bonnes, le capitaine !

 

Ils reprirent le couvert. Des lambeaux de linges et des bourres de papier jonchaient le sol : un corps d’infanterie avait bivouaqué là ; des feux mal éteints fumaient encore.

 

- Voilà ces corniauds qui nous tirent dessus ! dit le dragon mécontent.

 

En effet, des boulets ronflaient à travers les arbres. Comme il se retournait vers la plaine, indécis, un de ces boulets qui faisaient un bruit si majestueux jeta son cheval à terre ; le dragon heurta le sol de la tête et resta sans mouvement. Olympe sauta à bas du cheval ; le Magnifique en profita pour filer.

 

            Le dragon n’était qu’évanoui. Olympe commença à lui taper dans les mains pour le faire revenir, puis voyant la compagnie qui longeait la forêt au trot allongé pour la contourner, elle courut dans un sentier qui d’après son orientation devait rejoindre la colonne prussienne.

 

 

 

En suivant le chemin de terre, Olympe arriva à une trouée dans les arbres, une clairière en cuvette remplie d’eau par les averses, dont le centre formait carrefour. Plusieurs routes se perdaient dans le bois. De l’autre côté de la flaque, le chemin continuait, mais elle n’osait traverser cette étendue d’eau boueuse, qui brillait faiblement sous le ciel pluvieux.

 

Elle cherchait à contourner cette mare, lorsqu’une guimbarde verte arriva face à elle du fond de l’allée couverte. La peur la saisit. Elle n’avait pas eu de crainte, jusqu’ici, dans sa course folle, mais de se voir à pied, sans pouvoir fuir, la clouait au sol. Elle se trouvait dans cette vaste zone indécise entre les deux armées, peuplée de maraudeurs, de déserteurs et d’assassins, et n’avait à compter que sur elle-même. Depuis le matin, la journée lui  faisait une impression de mauvais rêve.

 

Bien qu’elle vit le véhicule de face, attelé d’un grand percheron et d’une minuscule jument grise, elle ne pouvait lire l’inscription en lettres noires sur sa bâche ; à l’intérieur, derrière le paysan qui conduisait l’attelage, des soldats, probablement blessés. Elle se décidait à les héler, quand un cuisinier, vêtu de blanc sale, avec, détail burlesque, son haut chapeau sur la tête, sortit de l’épaisseur du bois. Il portait des plats entassés et se hâtait avec peine vers la guimbarde.

 

Au moment où il traversait l’allée, plusieurs obus éclatèrent dans le bois, et des branches firent jaillir l’eau de la mare. Le cuisinier était tombé dans ses plats. Immédiatement, le bizarre attelage de l’ambulance, prenant peur, partit au galop dans une allée voisine. On entendait crier sous la bâche. La guimbarde disparut en grinçant.

 

Les boulets continuaient à passer en ronflant, abattant des branches. Olympe allait le long de la mare, sans se décider à la traverser. Elle lui paraissait sale et très profonde, et elle avait bien plus peur de cette boue que des obus. Elle s’enfonça dans les buissons pour la contourner.

 

 

 

De l’autre côté du chemin, le cuisiner qu’elle avait cru mort se relevait péniblement ; il avait la face à demi arrachée et le sang coulait sur son tablier. Il marchait en aveugle vers le fond de l’allée, d’où venaient les coups de canon. Olympe était paralysée par l’horreur. Comme le chemin était lui aussi plein de boue glissante, elle ne put que crier :

 

- Monsieur ! Eh Monsieur !

 

Trop tard, le cuisinier s’enlisait déjà. Il essaya d’arracher avec ses mains sa jambe de la boue gluante ; mais ce geste l’enfonça davantage. Alors il tomba la face dans la boue et ne bougea plus.

 

 

 

Les éclats de fonte faisaient grésiller l’eau comme du fer qu’on met à tremper. Olympe arriva à tirer l’homme de cet élément, et l’allongea sur l’herbe mouillée. Il était hideux à voir. Du rouge jaillissait à travers la boue qui lui couvrait le visage. Il ne bougeait plus. Les boulets continuaient à traverser en miaulant la forêt solitaire. Assise sur un tronc d’arbre, la tête dans les mains, Olympe avait toujours devant les yeux la face arrachée du cuisinier mort.

 

 

 

- Qu’est-ce que tu fais là ? dit une voix familière pendant qu’on la secouait par l’épaule.

 

Levant des yeux atones, Olympe vit un petit visage de femme, énergique sous un bonnet de fourrure râpé à flamme bleue : une cantinière. Elle bredouilla des paroles indistinctes en secouant la tête d’un air morne.

 

- Allons, secoue-toi ! C’est qu’elle me collerait le taf... Bon Dieu, que tu es lourde ! dit la cantinière en la soulevant.

 

Elle la fit asseoir sur son siège.

 

- Hue là, Pataud ! C’est bon pour attraper la mort... Vrai, quels yeux tu faisais ! Tire nous de là, la carne !

 

La canonnade continuait toujours.

 

- Tu as suivi les chasseurs et tu t’es perdue ? Monologuait la cantinière ; et à l’entendre parler sans arrêt, Olympe vit bien qu’elle était énervée par la peur. J’ai une drôle de venette qu’on tombe sur un parti de houlans. Notre peau ne vaudrait pas cher... Mais je vois personne que ces sacrés boulets qui crient dans ce bois comme des loups... Parle donc ! dit-elle à Olympe avec impatience en la secouant. Tu n’es pas encore morte ! Tu le connaissais ce cuistot ?

 

- Non, dit Olympe.

 

- Dieu merci elle parle, dit la cantinière avec soulagement. Avec qui es-tu, alors ?

 

- Le capitaine Mutin, des volontaires de Seine et Oise, dit Olympe, qui avait repris ses esprits et voyait le danger qu’il y avait à retomber aux mains des républicains.

 

- Lutin ! Quel drôle de nom ! dit la cantinière enchantée d’entendre une voix humaine. Ah tu peux dire que tu m’as fait une belle venette ! On aurait dit le spectre de Lafcadio, au troisième acte du « Château des Ardennes » ! Mais dis-donc, un capitaine, tu te mets bien ! Il doit en avoir, pour t’avoir payé cette pelisse ! Ah, voilà les petits soldats, Dieu soit loué, ce sont des Français !

 

Et elle lança sa carriole à fond de train.

 

Les canonniers essayaient de désembourber la charrette. Le capitaine jurait, les servants criaient pour exciter l’âne ; les chevaux des deux pièces hennissaient, les fantassins, le fusil à la bricole, poussaient à la roue, et pendant ce temps-là, les canons bloqués n’avançaient pas.

 

- Ah mère Paulette, vous en avez eu une fichue idée de coller votre char dans ce bourbier ! dit l’adjudant. Dieu sait à quelle heure nous arriverons !

 

- Il faut bien que je fasse mon métier, dit Paulette ; ce n’est pas toi qui va gagner ma vie. Qu’est-ce que tu veux ? Que je t’épouse ?

 

Tous les soldats éclatèrent de rire, et la cantinière, sautant de son siège dans la flaque, dit :

 

- Allez, j’offre ma tournée, si vous m’en tirez.

 

- Oh ! Pousse ! dit l’adjudant.

 

- Tire, canonnier de misère !

 

La charrette sortit de l’ornière, l’âne prit le petit trot, les huit chevaux enlevèrent les canons, et quand tout le monde eu bien pataugé pour sortir des terres grasses, la cantinière si curieuse de la vie de ses semblables versa le coup aux soldats ; puis elle reprit sa conversation interrompue avec Olympe.

 

- Où en étions-nous ? Ah oui ! Pourquoi te fais-tu de la bile, puisque tu as toujours ton amoureux ?

 

- C’est qu’il me trompe ! dit Olympe.

 

- Bah ! dit la cantinière en riant : c’est rien de ça. Il ne te fait pas tomber, tant qu’il pousse les autres... Tu n’as qu’à lui allonger une bonne paire de claques devant « l’autre » ; ça lui passera... ou alors tu le plaques avec sa particulière ; il n’y a encore rien de tel, pour assouplir les bergers... Et tu t’en prends un autre. Tu es encore assez bien fichue, non ? Au début on croit toujours qu’on ne survivra pas, parce que les hommes vous font des traits : moi je dis qu’il y a pire ! Mon premier a été tué au chêne-Populeux ; c’était le maître d’armes de la 5e légère, et ça faisait quinze ans qu’on était ensemble... C’est dire ! Un vrai monsieur ! Et depuis, personne ! C’est sans regret, crois-le bien. Si je voulais me remarier, c’est pas les amoureux qui me manqueraient, je t’assure. Mais à mon âge, il est temps de faire une fin...

 

- Vous n’êtes pas si vieille, dit Olympe.

 

- Tu me flattes ! 35 ans, dont 15 de guerre, ça ne vous arrange pas le minois... J’ai une amie à Valenciennes qui m’attend pour monter un restaurant : on fera du bœuf gros sel avec du pain et du rouge, et en avant ! Il y aura toujours des amateurs pour le bœuf gros sel ! Sans compter, ajouta-t-elle en poussant machinalement de la main le dos d’un canonnier, qu’entre femmes on s’entend toujours mieux. Surtout entre femmes qui savent ce que c’est que la vie. Qu’est-ce que tu faisais à Paris ? lui demanda-t-elle après un instant de réflexion.

 

- J’étais lingère, dit Olympe.

 

- Où donc ?

 

- Rue de l’Ancienne-Comédie, en face du Passage du Commerce.

 

Elle avait donné l’adresse de sa propre lingère.

 

- Ben alors, ça te serait facile de gagner trois sous, en reprisant les chemises... Encore faudrait-il qu’ils en aient, c’est vrai ! Attends, que je réfléchisse : tu sais bien faire la cuistance ?

 

- Ma foi, dit Olympe.

 

- Oui, un fricot, là, quelque chose ! dit la cantinière avec impatience. Tu es bien foutue de faire des œufs durs. On ne te demandera pas du turbot à la financière, sois tranquille !

 

- Sûrement ! dit Olympe en riant aux éclats.

 

- Bon, alors tu restes avec moi, on fera la tambouille pour les petits soldats, et si ton Lutin revient, je me charge de le recevoir... mais pas de farce, hein ? La dernière que j’avais prise, la Jeannette Marpeau, c’était une farceuse, toujours dans les coins avec les jolis cœurs... Ca fait tort au travail !

 

- Ne craignez rien, mère Paulette, dit Olympe.

 

            Le soir venu, la compagnie des canonniers bivouaqua au milieu des terres, à côté d’un bataillon d’infanterie dont les soldats vinrent boire la goutte chez la cantinière. La pluie fine tombait sans discontinuer et les soldats, trop fatigués pour partir, se coulaient sur de petites pentes que traversait l’eau du ciel. Couchée sous la bâche, Olympe ne dormait pas : elle se demandait où était maintenant Thézan.

 

Le lendemain matin, dans une aube triste, les canonniers se remirent en marche ; la charrette [marchait ?] en grinçant, quand un général suivi de trois ou quatre chasseurs verts, parut fort en colère :

 

- Où allez-vous comme ça ?

 

- Vers ..., général.

 

- Qui vous en a donné l’ordre ?

 

- Le chef de bataillon ...

 

- C’est un jean-foutre ! Il sera distingué ! Vous ne voyez pas que vous marchez en plein sur les Prussiens ? Vous pouvez être chargé d’un instant à l’autre par ce qui leur reste de cavalerie ! Demi-tour !

 

Olympe s’était laissée glisser dans un petit bouquet d’arbres, tapie contre le sol boueux. Elle entendait les canonniers s’éloigner et la cantinière qui disait :

 

- Où est ma lingère ?

 

Elle n’osait bouger.

 

Quand elle releva les yeux, elle vit à 300 mètres les fantassins formés en carré, les canons au milieu ; un parti de houlans les chargeait. Aux premières [ ?] elle se mit à courir vers la colonne des Prussiens en déroute, qu’elle apercevait dans le lointain.

 

 

 

Assise sur une souche, elle regardait s’écouler le flot las des malades et des blessés. Elle était si pâle que personne ne faisait attention à elle. Elle vit bien plusieurs engagés, mais aucun de sa connaissance. Comme elle se laissait aller au désespoir, un groupe de fuyards retint son attention : en tête marchait un bel homme en uniforme d’officier aux gardes, mais déformé aux coudes, souillé de boue et déchiré aux genoux, qui portait un manteau en sautoir, à la mode autrichienne, et sur le dos une énorme gamelle de cuivre mal étamé ; il était coiffé d’un casque de chasseur français.

 

- Ma parole, mais... C’est Alphonse ! se dit Olympe avec soulagement ; et, éperdue de voir vivant son bel amoureux, elle ne put s’empêcher de rire, pensant : « C’est Mme de Balbi qui en ferait une tête, de le voir dans cet état ! » Il était vrai qu’elle était peut-être dans une tenue encore pire...

 

Derrière Thézan, un jeune homme en habit jadis blanc portait sur ses épaules une petite fille au bonnet de laine, et Olympe reconnut Antoinette et son père, le chevalier de Boissy ; enfin venaient une jeune femme donnant le bras à un officier étranger : c’étaient Amélie et le major.

 

- Ah vous êtes jolis ! dit Olympe en éclatant de rire, soulagée de les voir tous vivants, et heureuse de les retrouver. Alors ils lui racontèrent leurs aventures : A Malmédy, dans une déroute affreuse, Thézan avait vendu ses armes, une magnifique paire de pistolets des gardes, gravés de fleurs de lys, son épée d’officier de la maison du Roi. Les paysans achetaient tout pour rien ; il avait pu récupérer cette gamelle le « détail le plus brillant de son équipage », disait-il.

 

Tout le monde fuyait à travers la Belgique devant l’armée républicaine : on voyait des Français partout, c’était une panique terrible. Amélie était le moral, le soutien de la petite troupe, qui s’enfonçait dans la solitude de la Campine, changeant tous les jours de masure et talonnée par les coureurs républicains, dont il fallait se méfier, car ils n’étaient pas mieux accoutrés... La figure noire de la suie des bivouacs, Amélie était faite comme une bohémienne, et elle et Olympe riaient en se regardant réciproquement ; il y avait beau temps que la luxueuse pelisse bleu-de-ciel avait perdu ses brandebourgs d’argent ; des olives de bois la fermaient, et elle servait de manteau à la petite Antoinette. Le major Schwarzspiegel n’avançait plus qu’en clopinant ; Thézan lui avait taillé des béquilles dans des branches fourchues : le pauvre homme avait le tendon d’Achille froissé par une balle morte de dragon français.

 

- Ce zont les hassards te la kerre, disait le major. Mais si nous pouvons à Innsbruck arriver, che vous bromets une hosbitalité te roi !

 

Hélas, Innsbruck, comme le fit remarquer Amélie, « n’était pas la porte à côté ».

 

- Encore un effort ! J'aperçois l'ombre d'un bouchon, dit le chevalier de Boissy. Quoi ? "De vils despotes deviendroient, Les maistres de nos destinées ?" comme on dit dans le jargon désuet de la Marseillaise ? Pas du tout. A force de marcher, nous échapperons bien à ces maudits bleus. La liberté, foutre ! Vaut bien un hommage.

 

- Et comme on ne peut pas toujours pousser la romance, on la remplacera par le Dies Irae.

 

- Diable ! Tu as la plaisanterie lourde, vers le soir et dans la Campine dit Olympe, heureusement, la chance nous sourit, sans quoi nous risquions fort de mourir gelés, par ces températures cimmériennes, comme des bâtonnets de sucre dans de l'eau-de-vie de Dantzig.

 

- Ne barlez bas, gère Matame, te ce que nous n'afons bas, soupira le major Schwarzspiegel.

 

Seul, Thézan ne disait rien. Au fond de la lande déserte au bout d'un sentier abandonné dans les ajoncs, se dressait une sorte d'étable délabrée. De près, le toit de bruyère était crevé, et la porte pendait lamentablement hors de ses gonds ; mais pour des gens qui depuis trois mois couchaient avec la pluie pour rideaux et les nuages pour ciel-de-lit, c'était Versailles en personne qui se présentait aux yeux des fugitifs sous forme de grange. Aussi poussèrent-ils un Vivat en voyant ce Trianon champêtre, que Boissy déclara leur être alloué par la Déesse de l'Hospitalité. Olympe et Amélie crièrent si fort de joie que la petite Antoinette se réveilla, et que le major Schwarzspiegel hâta sa claudication, sur ses béquilles de bois vert.

 

 

 

C'était une de ces étables de la Campine où logeaient librement les vaches ; mais devant l'avance des armées, le propriétaire de ces ruminants, quoique se déclarant bon patriote brabançon, avait jugé prudent de les soustraire à la convoitise de la soldatesque : une vache est une vache ; et qu'elle soit mangée par les Autrichiens qu'on déteste ou les Français qu'on prétend adorer, la politique ne la fera pas revivre. Telle était la saine opinion du patriote brabançon, qui à l'occasion savait être un chaud partisan de la régente Marie-Christine, tant il est vrai que le bouillon n'a pas de patrie.

 

L'étable fut promptement débarrassée de ses litières, et tandis que Boissy battait le briquet pour allumer le feu, Thézan coupait des ajoncs avec le sabre du major. Bientôt, dans un angle de la cabane s'élevait une épaisse fumée, présage de flammes ravigotantes, et une litière de bruyère sèche toute proche se préparait à jouer admirablement le rôle de lit commun.

 

- On voit que le bougre a emmené ses bêtes à corne depuis un moment, dit Boissy : il se doutait du coup ! Pourtant, je me fusse fait un plaisir d'offrir à ces dames un verre de lait bien crémeux, comme à la ferme des Champs-Elysées ! Cela aurait fait du bien aussi à cette pauvre amour !

 

- Oui... Pourquoi pas une coupe de nectar, ou d'ambroisie, servie par la main des Grâces ? dit Amélie en mettant la sienne, brune de fumée, sous le nez de son mari. Antoinette a cinq ans, et elle est plus robuste que ce qu'on croit.

 

- C'est eine vrai baradis ! dit le major Schwarzspiegel en examinant les lieux.

 

- Oui, la neige peut tomber, foutre ! Il y en a de plus malheureux que nous. Si seulement nous avions encore ce morceau de bœuf à moitié cru que nous avons dévoré à douze à Malmédy...

 

- On ne peut pas être et avoir été, dit sentencieusement le chevalier de Boissy. J'ai pensé, moi, au dîner : voici une livre de pois secs dont vous aurez, mesdames, le privilège de tirer les charançons par leurs petites pattes, avant qu'ils n'achèvent de les dévorer sous vos yeux. Ne vous jetez pas dessus avant que l'eau du ciel – aqua simplex sed purissima - ne les ait convenablement fait bouillir. Et récurons, s'il vous plaît, le fond de la marmite avec soin et vigueur grâce au sablon qui abonde dans ces landes pittoresques : je ne tiens pas à défunter, la tripaille empoisonnée au vert-de-gris, comme MM. les Pandours, nos ex-alliés, le firent si peu décemment il y a trois mois en Lorraine, pour avoir mangé trop de cochon cru et de raisins verts.

 

- Cela leur apprendra à braver les règles de la "Cuisinière Bourgeoise", dit Amélie : on ne mange pas du cochon cru avec des raisins verts.

 

- Ach ! dit le major Schwarzspiegel qui ne se sentait pas de joie aux plaisanteries des jeunes femmes et avait l'impression de nager en pleine spirituelle conversation française : Fous gonnaissez, che grois, ma gère tame, les fers te Foltaire :

 

 

 

Pellonne va rétuire en zendres

 

Les gourtines te Vilipsbourg,

 

Bar zinquante mille Alexandres,

 

Bayés à gatre zous bar chour...

 

 

 

et la gonglusion, pien tigne te ce crand boète :

 

 

 

Et tans les horreurs te la kerre,

 

Le Vrançais jante, poit et rit.

 

 

 

- Oui, même si ce n'est que te l'eau te bluie ! dit Amélie, qui contractait, par mimétisme, le curieux accent tudesque du major.

 

Alors, Herr Schwarzspiegel tira de sa redingote blanche au col citron du régiment de Binder, devenus uniformément bruns de boue sèche, un morceau de pompernickel dont défunt son cheval l'avait, pour ainsi dire, créé légataire universel, et l'offrit avec solennité à Amélie.

 

- Groyez pien que che recrette que ce n'est bas te la couque te Tinant ; mais, gomme on tit : la blus pelle fille tu montes ne beut tonner que ce qu'elle a.

 

La jeune femme, prise d'une inspiration plaisante, saisit soudain le crouton noir, le coupa en six morceaux gros comme des dés à coudre, et les offrit à la ronde avec des révérences et des sourires engageants.

 

- Tarteifle ! dit le major en riant aux larmes. On se groirait à Fersailles... Fous fériez ricoler eine fantôme !

 

 

 

SURPRISE DE MAESTRICHT

 

 

 

- Debout ! cria le chevalier de Sélincourt en poussant la porte d'un coup de pied. Voilà les bleus ! Sacrés dormeurs ! dit-il en colère. Ah, vous vous êtes déshabillés pour dormir ! Dehors, jean-foutres !

 

Et prenant sans ménagement Philippe et Gilles de Xivry par les épaules, il les poussa dans l'escalier de la maison en ruines. Déjà, les autres bisets, bouclant leur sac, fuyaient vers Maëstricht, dans le brouillard du matin. Le chevalier, ses cheveux gris noués d’un ruban crasseux, le fusil de chasse à la main, avait seul l'air d’un militaire.

 

- Ah jeunesse ! Et vous vouliez remettre le roi sur son trône ! Ce n’est pas comme ça que vous y arriverez ! Les autres sont plus matinaux que vous !

 

- Où faut-il aller, mon oncle ? disaient Philippe et Gilles, vêtus à la hâte, désorientés et encore endormis.

 

- Droit devant ! Jusqu'à ce que vous trouviez la ville... Tâchez de vous faire ouvrir par les sentinelles ou vous êtes frits comme des carpes !

 

On y voyait comme dans un four.

 

- Et vous, mon oncle ?

 

- Je reste là, je vais les contenir. Filez !

 

Derrière les murs détruits, des formes avançaient lentement dans la brume de l'aube, comme des lémures avant le chant du coq.

 

- Qui vive ? Cria une voix enrouée.

 

- Des galopins des deux côtés, grommela Sélincourt. Vive le Roi I

 

Et il tira son premier coup de feu. Les formes disparurent comme des fantômes dans la nuit.

 

- A moi la garde ! cria Sélincourt d'une voix puissante. Alarme !

 

Puis, rampant le long du mur, il alla jusqu'à la poste et tira dans l'ombre. Ensuite, contournant la ferme abandonnée par les fuyards, il gagna comme un cerf un boqueteau dénudé par l'hiver.

 

- Rends-toi ! Cria une voix lointaine.

 

- Viens me chercher ! Dit le vieux chevalier en s'enfonçant dans la forêt.

 

Des balles de mousqueton claquèrent contre les troncs d'arbres.

 

 

 

- Et voilà, c'est chaque fois pareil ! disait Colineau en frappant les meubles à coups de bottes. Des perdrix se sont envolées encore une fois ! Qui m'a foutu des bougres pareils ! dit-il aux hussards penauds qui entraient dans la ferme, leurs mousquetons fumants en main.

 

- Chef d'escadron, il y en a qui leur courent après.

 

- Oui... Ils peuvent courir vite ! C'étaient des Français, ceux-là, vous avez entendu ? Tiens, ils ne sont pas partis sans tout emporter... Qu'est-ce que c'est que ces guenilles ?

 

Il regardait les habits brodés que dans leur hâte avaient abandonné deux gardes-du-corps en fuite.

 

- Mauvais soldats, qui se déshabillent pour dormir... Guerre d'amateurs comme d'habitude ! Mais ils l’apprendront ! Celui qui nous a reçus n'était pas un manchot !

 

Et il regardait son bonnet, percé par la balle de Sélincourt.

 

- Ils n'avaient même pas levé le couvert... Quelle armée ! Quel métier ! Bravo !

 

Pelle-Noire se mettait à table pour terminer les restes du repas.

 

- Un coup de vin, chef d'escadron ?

 

- Qu'est-ce que tu fais, toi ? dit Colineau en tirant la nappe dont les assiettes et les verres se brisèrent avec fracas. Et s'ils y avaient mis le mauvais café ? Tu y as pensé, à celle-là, dis ? Fous-moi le camp dans la cour avec les autres, et visitez cette bicoque de fond en comble.

 

- Ca devait être un ancien, celui qui m'a tiré dessus... et pas manchot, je le répète, maugréa-t-il pour lui seul.

 

            Des coups de feu éclatèrent à l'étage.

 

- Qu'est-ce que c'est ? cria Colineau de la cour. Vous en avez poissé un ?

 

- Mon commandant, c'était un chat, dit Montbert en se penchant piteusement à un volet du grenier, et toute la patrouille éclata de rire.

 

- Allez, à cheval tout le monde, finies les blagues, trouvez-moi ces loustics ; ils ne peuvent pas être bien loin, à pied.

 

Mais les hussards ne mettaient pas beaucoup d'ardeur dans leurs recherches. Ils savaient que les émigrés faits prisonniers étaient fusillés sur place, et se souciaient peu d'en trouver. D'ailleurs Colineau, resté seul dans la cour à peler une pomme, et se désintéressant de la poursuite, les invitait tacitement à en faire de même. Depuis que durait la guerre, les Hussards de la Mort avaient appris à distinguer ces nuances, et les éclats de voix de Colineau ne les émouvaient plus depuis longtemps : ils savaient que ce n'était qu'une partie du décor militaire.

 

Comment Bance, en trottant vers Maëstricht cachée dans la brume, eut-il pu se douter que devant lui fuyaient Philippe et Gilles de Xivry, protégés par le vieux chevalier de Sélincourt ? Ainsi une partie de notre destin s'écoule-t-elle, cachée à jamais pour nous, mais visible pour l'esprit supérieur qui l'agence selon un plan dont il est seul à connaître l'harmonie. Quand les hussards furent en vue de la ville, au-dessus de laquelle le brouillard se levait, ils virent se refermer la poterne, et un coup de canon salua l'apparition des premiers coureurs républicains.

 

- Retournons, dit Colineau qui les rejoignait en croquant son trognon de pomme. Ces zèbres-là sont bien capables de nous lâcher trois douzaines de houlans aux fesses, et je ne me soucie pas de voir la couleur de leur lances : ils ont dormi bien au chaud et ont sans doute mieux déjeuné que nous.

 

 

 

LES JOURS NOIRS.

 

 

 

Cécile enjamba silencieusement sa mère endormie, et en chemise de nuit, les pieds nus sur le carreau froid, elle retint sa respiration. Il faisait un froid glacial, mais l'anxiété l'empêchait de grelotter. Enfin, entendant Mme de Xivry respirer calmement, elle s'habilla dans le plus grand silence, passant ses bas troués, une camisole d'indienne dont elle n'aurait pas voulu deux ans auparavant, un fichu déchiré. Ses souliers à la main, retenant le loquet de la porte qui grinçait (il y avait une façon de le serrer très fort pour qu'il ne fasse pas de bruit), elle écouta encore. Ni sa mère, ni Elise ne s'étaient réveillées. Cécile descendit silencieusement les cinq étages, en suivant les murs dans le noir.

 

Josèphe l'attendait près du petit lavoir de la cour, fermant de la main le museau de Frisca, la chienne.

 

- Tu en as mis du temps ! Qu'est-ce que tu as fait ?

 

- Elles ne s'endormaient jamais !

 

Dans le froid glacial de la cour déserte, elles se passaient du rouge, au jugé, enrageant d'être si pauvrement vêtues.

 

- Avoir dix-huit ans et être nippées comme ça, quelle panade ! disait Josèphe.

 

- Tu peux le dire ! Où va-t-on, ce soir ?

 

- Aux Mauvais Garçons, c'est tout près, et il paraît qu'il y a de bons violons...

 

Josèphe était la fille de la concierge de la rue Mazarine, et comme telle très utile pour avoir les clefs de la maison. Comme Mme de Xivry, la citoyenne portière ignorait où sa fille passait ses nuits.

 

 

 

Dans la salle enfumée des Mauvais Garçons, le bal battait son plein. Sous les quinquets, aucune fille ne restait inoccupée, et la salle était comble : dans cette époque, les bals étaient les seuls endroits où l'on pouvait avoir de la chaleur, oublier la faim, l'inquiétude, et cette terreur qui pesait sur tous.

 

Un vilain jour de janvier 93, des sectionnaires de l’unité, en perquisitionnant, avaient trouvé dans la paillasse de M. Dubocq, l’amoureux de Cécile, des paquets bien rangés d'assignats tout neufs ; des bleus, des noirs et des blancs. On l'avait arrêté tout de suite, malgré ses deux coups de pistolet qui avaient tué un sectionnaire, et les bonnets rouges l'avaient traîné dans l'escalier, sa tête sonnant sur les marches. Le jeune homme avait disparu dans ce brouillard d'hiver qui depuis la mort du Roi s'était étendu sur toute vie : on disait qu'il avait été guillotiné comme faux-monnayeur.

 

Dans le quartier de Buci, les petites gens évitaient de parler de ces choses ; ils avaient d'ailleurs bien d'autres soucis, avec les assignats et la République, la famine s'était installée. Tel artisan qui vivait de son travail, restait les bras croisés, l'air sombre, dans son échoppe vide : il n'y avait plus de travail que dans les ateliers nationaux, pour forger des fusils, couler des canons ou ramasser du salpêtre. Seuls les ouvriers n'étaient pas malheureux ; ils étaient sûrs d'avoir du travail tant que la guerre s'éterniserait, et étaient de toute façon exempts de toute charge militaire : ce sont les paysans qu'on envoyait tuer aux frontières. De petites gens sans ouvrage cherchaient dans les ruisseaux des trognons de choux que des galopins plus rapides qu'eux, et aussi affamés, avaient raflé dès l'aube. Les vieilles gens et les enfants mouraient, pendant que les épiciers faisaient fortune. Les visites domiciliaires succédaient aux perquisitions, et comme les Jacobins, pressés de se remplir les poches, avaient trouvé bonne la maison de la rue Mazarine, ils y revenaient plus souvent qu'ailleurs.

 

Un vieil homme solitaire était venu occuper la chambre de M. Dubocq, proche de celle des citoyennes Xivry. Elles croyaient que c'était un prêtre en fuite, mais on disait aussi que le vieillard était un mouchard des bonnets-rouges. Jamais l'incognito n’avait si bien été respecté : les Parisiens, autrefois si bavards, ne se parlaient plus.

 

 

 

Cécile se souciait fort peu des dangers que pouvaient courir ses frères et Sélincourt. Tout ce qu'elle voyait, c'est qu'ils les avaient laissées dans la misère, elle, sa mère et Elise. Et le seul moyen d'en sortir était de trouver un homme, n'importe lequel jeune ou vieux, mais assez puissant pour les sortir de ce bourbier et les protéger de la Terreur. Aussi, plus riche de sa fraîcheur que d'affutiaux, ne dédaignait-elle aucun danseur, militaire en permission, pourvu qu'il fût gradé, marchand en quête d'aventure, commis, employés de la Convention. Elle se méfiait seulement des jeunes gens, qui n'ont que leur habit sur le dos, et un cœur de grisette dont il lui semblait entendre les mécanismes à répétition :

 

- Je vous aime... L'amour... Toujours... Nous deux...

 

La gêne, puis la misère, avaient durci Cécile. Elle voyait la situation avec clairvoyance : ce n'est pas à coudre toute la journée des gilets et des pantalons pour les volontaires du quartier qu'elle se ferait une situation. Il valait mieux courir les bals, où l'on risquait de pécher un plus gros poisson. La mort de M. Dubocq lui avait aussi appris à ne pas s'attacher. Cela n'allait pas sans risques, pourtant, de galoper seule avec Josèphe dans ce Paris mal éclairé et presque désert à la nuit noire. Des bandes de voleurs s'étaient formées, tuant et rançonnant les passants attardés : il en existait une rue de Nesle, où nulle patrouille de patriotes ne se risquait jamais. Les sans-culottes préféraient exercer leurs talents contre des femmes et des vieillards : c'était moins dangereux. Même plus loin, dans les rues qui avoisinent le carrefour Buci, on pouvait faire de mauvaises rencontres et on entendait de bien étranges propositions que Josèphe écoutait en pouffant quand l'homme était seul.

 

- La pêche au thon est difficile ! disait cette fille, qui avait les mêmes préoccupations que Cécile. Amie de rencontre, mais il valait mieux être deux pour s'épauler. Combien de fois n'avaient-elles pas couru, le cœur battant, dans les rues sombres et mal pavées, poursuivies par des ivrognes ! Et quel soulagement de se retrouver dans l'escalier tortueux, à deux heures du matin !

 

- A ce soir... Je t'attendrai près du lavoir, comme d'habitude !

 

Cécile se glissait dans le lit comme elle en était partie, avec des souplesses de chat. Elle était transie. La citoyenne Xivry et Elise dormaient toujours, rompues par le travail journalier, qui recommencerait à l'aube.

 

Pour vivre, la citoyenne Xivry avait trouvé, grâce à une connaissance d'Elise, un travail de culottière à façon pour l'Armée du Nord, qui manquait de tout. Elles taillaient des pantalons dans les étoffes au rebut dont n'avaient pas voulu les tout-puissants sectionnaires de l'Unité : de vieux rideaux de toile de Jouy passés au lavage, des étoffes d'indienne à bon marché,     des toiles à matelas mûres.  La façon d'un pantalon et d'un gilet était payée trois sous, et pourtant chaque matin les travailleuses à façon qui venaient chercher de l'ouvrage sous les quolibets orduriers des sans-culottes se hâtaient aux portes du magasin, hâves et les mains gercées, sans se plaindre, car un mot trop vif eut pu leur faire perdre leur misérable gagne-pain : tant de gens n'avaient pas de travail et crevaient de faim dans les rues glaciales ! La population énorme qui à Paris avait toujours vécu des industries de luxe : plumassiers, modistes, brodeuses, couturières, galonniers, ébénistes, tapissiers, doreurs, se trouvait sans emploi, bonne pour les émeutes de la faim qui secouaient la capitale : les hommes n'avaient que le recours d'aller se faire trouer la peau aux frontières, et les femmes celui de se prostituer aux crasseux puissants du jour, les Jacobins, dont les poches regorgeaient d'argent et de bijoux volés dans les visites domiciliaires, leur unique industrie.

 

Paradoxalement, sous ce gouvernement d'assassinat organisé, les malheurs avaient rapproché les différentes classes sociales. La citoyenne Xivry avait conquis l'estime de Marne Sintot, la concierge. Elle qui lui disait, au début qu'elles s'étaient installées dans la mansarde :

 

- Alors quoi, on s'essuie plus les pieds sur mon paillasson ? Où donc que médème a été éducaillée ? J'en on connu de plus z'huppées qui faisions pas tant la fière, et pourtant j'ons sarvi chez du biau monde en mon jeune temps, foutre !

 

Elle lui offrait maintenant le café d'orge dans sa loge obscure, quand elle la voyait monter ses cinq étages avec les seaux d'eau qu'elle allait remplir au puits de la cour, car on sait que les caves de toutes ces maisons des quais communiquent avec la Seine.

 

- Si on vit pas une sale époque... Buvez ça chaud !

 

Les sectionnaires qui avaient envahi la mansarde étaient terriblement déçus. Ils reniflaient avec dégoût le fricot de carottes cuites à l'eau qui devait faire le repas des trois femmes. Finalement, ennuyé, l'un d'eux le renversa d'un coup de botte dans le maigre petit feu en disant :

 

- Vous avez assez profité de la sueur du peuple !

 

Furieux de ne rien trouver, les autres crevaient les matelas à coups de piques, déchiraient en y passant un sabre la doublure d'un vieux rideau qui servait de couverture aux trois femmes ; et ils détruisaient pour le plaisir de détruire, pendant que leurs Frères et Amis en bonnets rouges, barbus jusqu'aux yeux et sales comme des peignes, emplissaient une besace de tout ce qu'ils pouvaient emporter, jusqu'aux chenets, jusqu'au pot à sel. Au moment des massacres de Septembre, c'étaient les mêmes qui avaient raflé tout l'argent de la vente de l'hôtel du quai, caché dans l'oreiller de Mme de Xivry ; et cette trouvaille les avait mis de belle humeur.

 

- On fermera les yeux sur l'escapade de tes fils, citoyenne !

 

Mais quatre mois après, les républicains de l'Abbaye avaient tout bu et s'énervaient de ne plus ramasser que des dépouilles misérables. Aussi ils menaçaient, traitant les femmes de charognes, de bourriques à Capet et de gibier d'échafaud.

 

- Tu paieras pour tes fripouilles de mornes, la vieille ! On t'enverra au rasoir national, comme Louis XVI le Gros Cochon !

 

Mme de Xivry savait que le fait d'être mère d'émigrés pouvait la conduire à la mort : on n'avait pas renouvelé, exprès, son certificat de résidence, pour pouvoir l'accuser plus aisément de délit de fuite hors du pays de la liberté. Aggravé de non-observation des lois. Les révolutionnaires étaient spécialisés dans ce genre de provocation. Elle pouvait mourir d'un jour à l'autre. Seul l'avenir de ses enfants la retenait de se jeter elle-même dans la mort.

 

 

 

Après le départ des vingt-cinq piquiers venus perquisitionner chez les trois femmes, et qui avaient tout brisé ou volé dans la mansarde, Mme de Xivry et Elise durent laver le carrelage boueux, ramasser la plume des oreillers éventrés. Elise pleurait. Elles pouvaient entendre, dans la tour, hurler Mme Sintot.

 

- Tas de salauds... C’est pas vous qui nettoierez mon collidor ! Foutez le camp, feignants, ordures !

 

- Ta gueule, la mère... Ferme-là, si tu veux encore pouvoir brailler quelque temps !

 

- Tu crois me faire peur, jean-foutre ? Attends voir, que je te torche le museau : tu l'ouvrais pas tant, quand tu étais capucin et que tu venais quêter pour les pauvres de Saint-Mandé, en essayant de t'enfiler des bonniches! "La charité, s'il vous plaît ma bonne dame", hé Je vois que ça te rapporte toujours, la visite à domicile ! Tu as fait que changer de pelure, sale frocard ! Mais tu es plus gras que quand tu étais tonsuré ! Tu as pas honte, dis, de traîner comme ça avec des poules, quand on t'a connu si cafard ? Vas donc, eh, corbeau ! Hou, le corbaque !

 

Un gigantesque éclat de rire secoua les sectionnaires, qui ne connaissaient pas le passé si divertissant de leur farouche chef de club. Ils le bourrèrent de coups de poing dans le dos et l'appelèrent curé : un ecclésiastique en exercice ne vaut déjà pas grand-chose, aux yeux du peuple, mais un ecclésiastique dévoyé vaut moins que rien.

 

- Tas bien fait de t'acheter une culotte, frocard !

 

- Avec la robe, forcément, ça gêne !

 

- Tu devais pas être mal, en capucin, dis donc ?

 

Le renégat, rouge cerise, bafouillait dans cette avalanche de quolibets, mais il préparait sa vengeance : rien n'est plus bassement haineux qu'un prêtre qui a renié son serment.

 

 

 

NERWINDE

 

 

 

Les chevaux avaient pris le trot. Les lignes ennemies sortaient comme d’une fourmilière qu'on a démolie d'un coup de pied, la distance se raccourcit, et tout à coup Bance se retrouva à la queue du cheval d'Arnould, derrière Montbert, Pelle-Noire et La Couleur, au milieu de cuirasses et de hauts casques noirs qui filaient en sens inverse : les cuirassiers autrichiens. D'être en compagnie des lapins lui réchauffait le cœur : enfin on allait voir comment étaient faits les lâches valets des tyrans. Ils n'avaient pas l’air si lâche que ça : ils criaient et tâchaient de les pointer. Les coups de pistolets pétillaient et les sabres luisaient par instant sous la pluie, mais le terrain étant très vaste les cavaliers filaient droit devant eux, cherchant à s'atteindre et se fuyant à la fois. Le petit groupe bien serré fonçait comme un boulet de canon.

 

Au passage d'un cuirassier, Bance lança un coup de sabre qui faillit le désarçonner. Grisé par la vitesse, il courait vers le village, voyant devant lui sauter sur le dos de Pelle-Noire la giberne à tête de mort. Ayant toujours vécu dans une ville, il était frappé de l'immensité du paysage flamand bas et plat sous le ciel épais. "Tout à fait comme dans un tableau de Paul Potter", pensait-il. Les hommes y paraissaient minuscules, guère plus gros que des insectes ; à droite et à gauche, des hussards et des cuirassiers s'affrontaient en duels particuliers, un cheval, comme échappé lui aussi au tableau de Potter, courait tout seul, un fusil battant son harnachement. Un corps gisait dans la boue. Enfin le groupe s’enfonça comme un coin dans un peloton d'autrichiens, et Bance reçut une grêle de coups de sabre qui enfoncèrent son bonnet.

 

A demi-aveuglé, il pointa le cuirassier le plus proche, qui fit cabrer son cheval et se détourna, n'étant pas à sa main pour riposter.

 

- A moi les Popincourt ! criait Montbert. Lui, Arnould et La Douleur montaient à l'assaut d'un gros officier qui se débattait comme un dogue au milieu de carlins. Comme une houle, les cuirassiers refluèrent, culbutant les chevaux. Puis une seconde vague de hussards arriva, lancée à fond, et les Autrichiens se rompirent sous le choc. Montbert, renversé, se débattait sous les sabots de sa monture. Bance était le premier, maintenant. La course continuait toujours.

 

            La main de Bance retomba, engourdie. Le terrible coup de latte que venait de lui asséner le cuirassier lui avait comme paralysé l'avant-bras. Il galopait, penché sur l'encolure et serrant les rênes de la main gauche. Il essayait de remuer ses doigts crispés autour de la poignée du sabre, et ils répondaient faiblement. Enfin il parvint à remonter son bras droit devant lui : la poignée seule du sabre, brisé net, pendait à la dragonne. D’autres cavaliers essayaient de le frapper aux épaules, courant dans le même sens que lui, mais leurs coups étaient mal ajustés, car ils étaient obligés de se retourner complètement sur leurs chevaux. Prenant les rênes entre les dents, il tâtonna dans la fonte, tira le pistolet d'arçon de sa main gauche : dans un nuage de fumée, le cheval le plus proche de lui tomba, et des hussards le dépassèrent. Marphise faisait des courbettes, dans un trot désorganisé. Des paquets de hussards noirs, comme attirés par un aimant, fonçaient vers le village qu'on devinait maintenant tout proche dans la fumée et les rideaux de pluie. Une foule bleue et blanche s'agitait devant les maisons. Brusquement elle se figea, Bance vit se dresser devant lui un mur de fumée, et il s'abattit de toute sa hauteur dans un fracas de tonnerre.

 

 

 

Le roulement des détonations se poursuivait en basse continue : on tirait maintenant au canon, de petites pièces d'infanterie, dont il voyait, au-dessus de lui, les éclairs brefs. Puis une batterie lourde se mit de la partie, et la terre se souleva en gerbes d'eau et de mottes. Les bras des fantassins que Bance distinguait au travers de l'eau qui ruisselait sur ses yeux, se baissaient, lançant des traînées rouges qui balayaient le champ où se dressaient des chevaux. Sa jambe gauche était écrasée sous le poids de la jument. Une ligne d'infanterie avançait rapidement vers lui sans défaire ses rangs et sans cesser de tirer : aux culottes bleues, il reconnut des grenadiers hongrois. Il luttait avec l'énergie du désespoir pour dégager sa jambe prise sous Marphise, qui ruait en lançant des cailloux. A un mouvement violent qu'elle fit pour se remettre sur ses pattes, Bance put se dégager et se mit à courir devant les Hongrois, serrant le fourreau de son sabre pour ne pas tomber. Dieu merci, il n'avait rien de cassé : la boue avait amorti le choc. En se retournant pour voir ce que devenait Marphise, il aperçut des chevaux, lancés à fond de train, qui arrivaient vers lui; il eut juste le temps de se laisser couler dans l'herbe vaseuse d'un fossé ; les montures sautèrent l'obstacle, le couvrant de terre molle. Il se hissa sur le bord : des masses d'infanterie bleu sombre surgissaient en hurlant, surmontées des drapeaux aux losanges tricolores. Tout courait : les petits tambours nu-pieds, les officiers à cheveux gris, une forêt de baïonnettes. Derrière lui, la ligne des gueules noires de fusils se baissa une fois encore. La décharge fit trembler le sol, et quelqu'un lui tomba sur le dos comme une masse.

 

Maintenant, le fantassin était mort, et Mercier, le fils du maître de Poste de la rue Mazarine, avec lequel Bance s'était engagé, essayait de lui parler. Son cheval retombait chaque fois qu'il tentait de se relever. Bance souleva Mercier, mais sa tête glissa en arrière, un flot de sang lui sortit de la bouche, et il le reposa doucement. Des fantassins continuaient à courir, en traînant la jambe ; l'un d'eux s'arrêta pour boire à une gourde et lui dit :

 

- Tu en veux ?

 

L'infanterie, les Hongrois, tout avait disparu à nouveau dans le village, d'où s'élevait une fumée énorme, avec un crépitement d'incendie. De petits canons attelés traversaient le champ de bataille, suivis de servants montés sur des caissons. Un tonnerre d'explosions se déclencha, et un caisson sauta dans la pluie. Le fantassin était parti. On entendait des pétillements de mousqueterie, plus loin. Quelques cavaliers se regroupaient en s’appelant.

 

- J'en ai eu un ! lui cria Pelle-Noire en arrivant à sa hauteur. Et il lui montra son sabre teint de sang, - Qu'est-ce que tu as ? Tu es blessé ?

 

- C'est Mercier, dit Bance. Il est mort.

 

- Ah diable ! Il n'est pas le seul.

 

Un général traversait la plaine, tenant d'une main un pistolet vide et la peau de son front qui lui tombait sur les yeux. Son cheval boitait. Il criait :

 

- Où est votre brigade ? Menez-moi à votre colonel, je suis le général Valence.

 

Pelle-Noire saisit la bride du général, qui noua un mouchoir sur son front, dont le sang l'aveuglait ; il était horrible.

 

- Je suis passé au travers des bougres... deux fois ! C'est en les traversant au retour qu'ils m'ont salé... Heureusement que mon pistolet était vide : ça les a contenus ! S'il avait été chargé je n'aurais pas pu m'empêcher de faire feu sur eux, et ils m'auraient achevé... Mais ils ont eu peur du pétard !

 

- Comment ça s'appelle, ici, mon général ?

 

- Le village ? Roncourt. A droite, c'est Nerwinde. Nous y avons déjà battu les Anglais et leur roi, il y a cent ans. On va recommencer !

 

- Mon général... Vous êtes blessé ? criait Mériaux, son bonnet à la main, arrivant au galop dans un groupe d'officiers.

 

- Ce n'est rien... Ces bougres-là vont revenir en force ; il faut enfoncer le village ! Reprenez vos hommes.

 

- Il n'y en a plus qu'une trentaine, mon général.

 

- C'est égal, faites sonner le ralliement.

 

- Mes deux trompettes ont été tués, mon général.

 

- Sacredieu ! Tout le monde en peloton, on y retourne... A mon commandement... Sabre au clair ! Vive la Nation !

 

- Vive la Nation ! Cria la petite troupe.

 

Mais le trot était la seule allure que pouvaient soutenir les bêtes à-demi fourbues. Bance les regardait s'éloigner, un sabre autrichien à la main, quand un hennissement joyeux se fit entendre dans la pluie : c'était Marphise, sa belle robe châtain souillée de boue mais indemne. Il n'en crut pas ses yeux.

 

- Toi, toi ! Belle amie !

 

Et sautant sur la jument, il galopa à la suite des rescapés de la charge, dressé sur ses étriers, jaune de la tête aux pieds de la terre grasse des Flandres mais électrisé par la bataille et criant tout seul :

 

- Vive la Nation !

 

 

 

Au milieu des ruelles en feu, dont les maisons à pans de bois craquaient sous la poussée de l'incendie, c'était un corps à corps farouche. Les Autrichiens, les feuilles de chêne aux casquettes, se battaient en déterminés, et partout ce n'était qu'une mêlée confuse de soldats enchevêtrés, où se haussaient et se baissaient les crosses et les baïonnettes. Des poutrelles enflammées tombaient des toits dans des éclats brusques de flammes sous la bruine, et par moment, les cris couvraient le ronflement du feu. Sautant un tas de morts, Marphise rejoignit les quatre cavaliers que Bance voyait de dos : le général Valence, Pelle-Noire, M. Ménard et Colineau. Il pensait :

 

- Cette bête va me faire tuer.

 

Les voltigeurs tyroliens crevèrent tout de suite le cheval de Colineau. Debout, Valence plongea son sabre dans le corps du plus proche, mais sous la poussée, les Français reculaient partout, lentement, leurs fusils vides et la baïonnette croisée, toujours menaçants. Des coups de feu partaient de l'encoignure des portes, et des pierres commencèrent à tomber des toits.

 

 

 

C'était le soir, et il continuait à pleuvoir : l'armée reculait en bon ordre, après avoir relevé les blessés qui se traînaient, en demandant à boire.

 

- C'est l'effet ordinaire des coups de feu, disait M. Ménard.

 

Des chevaux ruaient en agonisant. Les cavaliers dont les montures avaient été tuées suivaient le peloton à pied, portant leur schabraque sur le dos pour se garantir de la pluie insidieuse. Bance avait placé sur Marphise le petit Demoulin, qui ne criait plus, mais dodelinait de la tête, très pâle : sa main droite avait dès la première charge été écrasée par une balle, réduite en un moignon rouge. Colineau essuyait son sabre avec son mouchoir, d'un ait suffisant, et disait pour la deuxième fois :

 

- On leur a mis une bonne aillade !

 

Le chirurgien avait coupé ce qui restait de la main de Demoulin.

 

- Qu'est-ce que je vais faire, maintenant, murmura le blessé.

 

C'était un tapissier de Viroflay.

 

- Tu vas rentrer chez toi, tiens, tu vas revoir tes parents, dit M. Ménard en le pansant. Ca ne te plaît pas de retourner à Viroflay, Pierrot ? Là. Ça te serre bien ?

 

D'autres chantaient la Marseillaise, dans leur fièvre ; les troupes défilaient à la lueur des villages en feu, qui se détachaient sur la nuit noire.

 

Cela avait retourné le cœur de Bance d'entendre Demoulin demander comment il allait gagner sa vie sans main droite pour faire son métier, et il se détourna pour essuyer les larmes qui lui étaient venues aux yeux. C'était plus fort que lui. Depuis le baptême du feu, dans les plaines de Tirlemont, il avait eu le temps de voir des morts dépouillés nus, des blessés abandonnés, la misère tous les jours, mais cette simple question le bouleversait. Il se figurait sans main droite pour peindre ou graver, comme un infirme, et cette pensée lui fit horreur.

 

- Je pourrais toujours vendre les œuvres des autres, pensa-t-il.

 

Mais ce n'était pas une compensation.

 

 

 

Dans la colonne en marche, Pelle-Noire vint lui prendre le bras.

 

- Viens, je te paie un gorgeon : j'ai trouvé une petite du boulevard du Temple, chez les chasseurs.

 

- D'où diable tires-tu le quibus ?

 

Il était étonné : il savait que le serrurier ne recevait jamais d'argent - et pour cause - de sa section, puisqu'il n'était inscrit à aucune, et pourtant il n'était jamais à cours.

 

- Je vais te dire. Mais motus, hein ! Voilà : je me suis mis retourneur de pandours.

 

- Ah, retourneur de pandours ! dit Bance en riant. Qu'est-ce que c'est ?

 

- Ben quoi, tu comprends pas ? Ce que tu es bête, quand même ! Tu sais bien qu'on leur donne une prime de cinquante livres, aux kaiserlicks, quand ils désertent et qu'ils entrent dans la "Légion Germanique" ? Alors je me suis dit : y a pas de raison qu'ils donnent pas un pourboire quand ils veulent retourner chez eux ; c'est normal, non ? Ils restent de notre côté tant qu'on tient le bon bout, et dès qu'ils voient que le vent tourne : pfuit ! Ils revendent leurs uniformes et leurs armes... Je les leur reprends avec une honnête commission... et je revends tout aux bons Belges ! C’est pas trouvé, ça ? C'est comme ça que je retourne les pandours...

 

- Mais c'est un coup à se faire fusiller !

 

- Peut-être... Pas vu, pas pris, c'est ma devise. Je suis pas le premier, et si c'est pas moi, ça sera d'autres : alors ?

 

 

 

"DUMOURIEZ FOUT LE CAMP I"

 

 

 

- Soldats ! La République s'occupe de votre bien-être ! Avez-vous tout ce qu'il vous faut ? criait le Représentant du Peuple, un petit gros bien nourri, dont le vent d'Avril faisait frissonner les plumes tricolores.

 

- Il ne nous manque que de la brioche ! dit à mi-voix Montbert.

 

- Poisson d'Avril ! dit Roncy, ce qui fit ricaner le peloton.

 

Pour cette revue inattendue du Commissaire des Guerres, on avait fait lever les troupes à cinq heures du matin pour les haranguer à midi. Les hussards, le sabre le long du bras dans leurs dolmans en loques, admiraient les bons habits de drap fin des officiels. Bance pensait à ses propres bottes, dont la semelle ne tenait à l'empeigne que par un jeu de ficelles.

 

- En effet, c'est le premier Avril. Encore une de leurs farces. Ca veut probablement dire qu'on va remonter en ligne, et pas pour rire... C'est leur genre, la reprise en main, après une retraite... "Avez-vous tout ce qu'il vous faut ?" Pauvre cochon d'emplumé... Tout, sauf du pain. L'eau, elle tombe du ciel toute seule...

 

L'homme au panache enfilait des tirades éculées sur les lâches valets du despotisme, les suppôts de Pitt et Cobourg (qui n'en avaient plus pour longtemps), les peuples qui gémissaient sous le joug en attendant qu'on vienne les dételer... Il insistait sur la vigilance qu'un franc patriote doit à la conservation de la Liberté, et le vent apportait par bouffées des lambeaux d'idéologie aux combattants.

 

- ... On ne se méfiera jamais assez des monstres à face humaine... les revers sont immanquablement suivis de victoires éclatantes, si le soldat sait fournir un effort prolongé, pendant qu'à Paris les Elus de la Nation font tout le véritable travail...

 

 

 

Depuis quinze jours qu'on avait quitté la Belgique, dans une retraite atroce, ce qui restait de l'armée était arrivé fourbu sur ces hauteurs pelées du Camp de Maulde. Ici, au moins, malgré le mauvais temps, on pouvait souffler. Et compter les morts. Lirleau, le premier du peloton, tombé près du village de Gussenhoven, du coup de pointe d'un dragon de Latour. Hilaire, Chardonnet, Gély, Bouchot... Puis tous ceux qu'on avait abandonnés en pleins champs, avec les corbeaux, parce qu'ils ne pouvaient plus suivre... Leurs camarades confondaient déjà ceux qui avaient été tués en combat et ceux qui languissaient dans les hôpitaux, à Namur ou à Bruxelles, peut-être jetés dans les rues pour laisser la place aux blessés alliés. Ils avaient vécu comme un rêve le reste de la retraite, ces marches forcées sous la pluie, sans sommeil ni nourriture, à escorter des trains d'artillerie qu'on n'en finissait pas d'arracher à la terre grasse. De temps en temps, on rencontrait des tas de cadavres, à qui leur nudité ôtait toute nationalité, car les morts n'ont plus d'opinion politique.

 

 

 

Bance pensait à Debray, un des Lapins de Popincourt, qu'on avait placé en vedette à un quart de lieue d'une ferme incendiée, une nuit de la débâcle. Vers minuit, la ruine avait été attaquée par un parti de cavalerie ; et postés derrière les murs, les hussards avaient riposté au mousqueton. Mais ils n'avaient pu empêcher les houlans, évanouis à nouveau dans la sorgue épaisse, d'emmener la plus grande partie des chevaux. Marphise avait disparu avec les autres. Les Popincourt avaient couru jusqu'au poste de Debray : sous son saule, le Fils du Meunier leur était apparu dépouillé, râlant, saigné. Son cheval, le mousqueton, tout l'équipement si précieux avait disparu. Bance et Pelle-Noire, placés en sentinelles, passèrent le reste de la nuit, malgré le froid, la fatigue et la faim, à scruter les ténèbres jusqu'à la pâle aurore, s'interpellant pour ne pas tomber assoupis. Et comme l'aube grise se levait dans le brouillard des Flandres, le peloton s'était remis en route.

 

- Pressons ! criait Colineau furieux de la perte des chevaux.

 

Près du mur de la ferme brûlée un tertre s'élevait : le Fils du Meunier de Montmartre était mort sans reprendre connaissance

 

- Ca a un sens, de mourir comme ça ? demanda Pelle-Noire.

 

Et maintenant le Commissaire des Guerres disait devant Dorval en clignant ses petits yeux gris derrière des lunettes cerclées d'or :

 

-Voilà un hussard qui a de belles moustaches, foutre ! C'est un fier sans-culotte. Es-tu content de ton sort, citoyen ?

 

- Dame, avec ce que je touche... Et puis moi, j'aime coucher dans la boue ! dit Dorval, dont le cheval, qui avait la bouche sensible, secouait la tête en faisant tinter sa gourmette.

 

Un éclat de rire général secoua les escadrons, et l’homme aux plumes eut l'air vexé.

 

- Il s'est distingué à Nerwinde, citoyen ! Se hâta de dire Colineau, très pâle.

 

- Il ne suffit pas de se distinguer... Il faut des victoires ! Des victoires ! dit avec emphase l'empanaché. Faites-le passer caporal !

 

Les tambours des demi-brigades se mirent à battre ; les trois trompettes improvisées des hussards entonnèrent "le roi Dagobert", le seul air qu'elles sussent jouer, et les officiels crièrent d'une voix bien nourrie :

 

- Mort aux tyrans !

 

 

 

- De la viande fraîche, du pain à peine moisi, et même du bois pour se chauffer ! On nous gâte, dit Roncy. Je me demande ce que ça cache ?

 

- Paraît qu'on va nous distribuer des plumets, dit Montbert.

 

- Fais bouillir la marmite, on t'en demande pas plus...

 

- Tu as vu ce que je lui ai balancé, au gonze ? "Des victouares ! Des victouares !" qu'il gueulait comme un Polichinelle. "On n'attend que toi, mon prince ! Je t'ai pas beaucoup vu en ligne, jusqu'ici !" Merde, c'est ça que j'aurais du lui cracher. On pense jamais à tout... En tout cas me v'là bricard, dit Dorval, en faisant sa propre apologie, de crainte que personne n'y pense.

 

- Qu'est-ce qu'il peut foutre, un mec comme ça, dans le civil ? Il doit avoir une bonne solde.

 

- Il doit en tomber, des gonzesses !

 

- Penses-tu ! dit Pelle-Noire avec mépris. Un ancien bedeau !

 

- Un bedeau à cheval ! dit Dorval que cette idée amusait. Ca alors ! Avec une lance pour éteindre les cierges ?

 

- Ca, pour éteindre les cierges, ils s'y entendent : c'est même une de leurs spécialités ! Je les ai jamais vus en Brabant, ces gars-là !

 

Le chirurgien vint discuter avec Bance, qui raccommodait sa botte.

 

- Alors, Louiset ? Ce chagrin de cœur ?

 

- C’est sûr que je préférerais être rue Séverin, M. Ménard, dit le graveur, dont un pâle sourire détendit les traits amaigris. Mais pour ce qui est du coup au cœur, c'est trop loin maintenant pour le soigner ! Il fallait que je m'en aperçoive avant...

 

 

 

- Dumouriez fout le camp ! cria Pouche le matin du 5 Avril, au milieu des tentes où les hussards s'affairaient devant de petits feux.

 

- Pas possible ! En tout cas, pousse ta graisse : tu vas me faire rater mon œuf au plat, et comme j'en ai qu'un...

 

- Paraît qu'hier, il a fait arrêter le Ministre de la Guerre soi-même, et ses quatre commissaires, dont le bedeau qui plaisait tant à Dorval... Il les a fait conduire en face par les Bercheny, et passez muscade ! Ce matin, tout l'état-major a filé sur les criquets : les volontaires de Pontoise leur ont tiré dessus : c'est ça, la fusillade qu'on a entendue !

 

- Alors non seulement on n'a plus de général, mais même plus de ministre, plus rien ! dit Sans-Recul en résumant la situation. Passe-moi le pain. C'est la faillite !

 

- On est trahis de tous les côtés !

 

- ...comme en 92...

 

- ...en 91...

 

- ... et les années d'avant !

 

 

 

Le lieutenant Colineau réfléchissait intensément. Il avait bien connu ce Beurnonville, le Ministre de la Guerre, à la milice d'Isle-de-France dont on l'avait destitué pour sa brutalité. Colineau se défiait de ce cheval de remonte, qui avait gagné ses galons à coups d'encrier. Il était donc plutôt satisfait, en pensant qu'une aussi profonde canaille qu'un ministre venait de se faire poisser par celui-là même qu'il comptait destituer.

 

Mais par ailleurs, en considérant l'évènement sous un autre angle, ce n'était pas à lui, petit officier de fortune qui devait tout à la Révolution, à se mêler des aventures d'un ministre et d'un général en chef, si réjouissantes fussent-elles. Ses treize ans dans l'armée royale, qui s'étaient soldées en tout et pour tout par le grade de sergent, incitaient l'ancien charbonnier à la prudence. Il n'oubliait pas que la Révolution, en trois ans, avait fait de lui un lieutenant en premier, grade auquel il n'eut jamais accédé sans elle. Il se souvint qu'à l'émigration de son régiment d'Austrasie, les sous-officiers restés au corps étaient montés automatiquement d'un grade.

 

C'est une émigration du même genre qui se préparait. Il était encore trop tôt pour prendre parti. Ses opinions, toutes militaires, le poussaient à donner raison à Dumouriez, mais il fallait voir vers qui pencherait la masse des soldats : une erreur est si vite faite ! Et il ne pouvait se payer le luxe de briser sa carrière : parti comme il l'était, il fallait maintenant aller jusqu'à la retraite.

 

Il se promena de long en large parmi les tentes, écoutant les conversations, évitant de parler à quiconque et attendant de voir tourner le vent.

 

 

 

Les officiers discutaient avec ardeur. Le capitaine Rouffanch, ami du général Lefèvre, disait qu'il y avait trop de pagaille depuis l'exécution du roi, que ce n'était plus une armée, mais un ramassis de moutons menés à l'abattoir par des canailles : il en avait assez de vivre dans la crainte d'être arrêté par les guillotineurs de Paris. Et s'animant, il défiait des gens qui se gardaient de le contredire.

 

- Moi, je suis décidé à partir, dit-il en montant sur son cheval tout sellé. Je tiens à garder ma tête sur mes épaules. Tu viens, Dévers ?

 

Le capitaine Vérin de Dévers hésitait. C'était un grand maigre, osseux, pas commode, ancien sous-officier de cavalerie, qui lui aussi devait son élévation aux défections de 89, et que les hussards appelaient "la Haridelle" à cause de son physique et de son caractère pareillement abrupts.

 

D'une part il serait bien resté, à cause de l’avancement, mais de l'autre, lui aussi était las depuis Janvier de faire bonne mine à cette petite crapule de Jeunet, qui parlait de raccourcir tous les grades jusqu'à celui de brigadier. Le capitaine Vérin savait qu'un jour sa particule lui porterait malheur. Pourtant il avait du en supporter, des souffrances et des privations, dans sa vie, plus que n'en recevrait jamais ce jeune Jacobin gras et haineux, qui portait en évidence au dolman un buste en émail du Divin Marat. C'était bien la peine, de s'être battu pendant vingt ans, pour tomber en fin de compte sous la coupe d'un morveux qui sortait du séminaire.

 

- Tu n'iras pas, disait M. Ménard en le retenant par la manche.

 

Ce geste décida le capitaine Vérin.

 

- Si, j'irai, dit-il en montant à cheval à son tour. Mais avant de filer, je vais bien essayer d'en crever un.

 

Tout le monde savait de qui il s'agissait, et personne ne fit un geste pour prendre la défense du mouchard.

 

Cependant, malgré les recherches de Vérin et de Rouffanch, Jeunet fut introuvable : il se terrait dans une charrette de foin, suant de peur, et s'attendant d'un instant à l'autre à être expédié aux Autrichiens ou au diable avec un mot de recommandation dans la nuque.

 

- On ne l'a pas vu. Mais on part quand même, dit Rouffanch en revenant de sa quête infructueuse. Vous verrez : ceux qui resteront viendront à leur tour, quand ils auront vu les autres porter leur tête à Paris.

 

 

 

Après leur départ, les autres officiers se turent. Quelque farceur sifflait "Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ?" sans qu'on sut s'il s'agissait de l'armée, en particulier, ou de la France en général. Finalement, le petit Escudié dit :

 

- Quoiqu'il arrive, moi je resterai avec le plus grand nombre de Français, et cette opinion eut l'air de soulager Mériaux, qui approuva de la tête.

 

Colineau revoyait toujours sa frégate, la Grosse Flamande, au large des côtes boueuses de Coromandel. Il y avait plus de mille hommes à bord, et, entre parenthèses, une autre discipline qu'ici... Ce n'était pas là qu'on se serait amusés à discuter les ordres du Bailli !

 

- Ah si vous aviez été à Gondelour, mes petits lapins ! pensait-il. Ce n'était pas la panique comme ici, j'aime autant vous le dire !

 

Mais il se garda bien d'ouvrir la bouche.

 

Il se souvenait des coups de garcette qui pleuvaient à bord, sur ces hommes dont les plus vieux n'avaient pas vingt ans ; des platées de riz en colle et du bœuf blanc de sel qui est l'ordinaire des matelots. Le biscuit en miettes grouillant de vers... et en guise de tafia, l'eau putride qu'on laissait à l'air sur le pont et dont il fallait écarter les vers qui couvraient la surface.

 

Est-ce tout cela qu’il reviendrait chercher chez les Autrichiens ? Ou il serait sûrement rétrogradé comme simple soldat. Il se revit sur le gaillard d'avant, apprenant à lire et à écrire à 25 ans pour passer caporal, avec un ancien séminariste dévoyé devenu quartier-maître, M. Lusson, qui regrettait son premier état et était mort de misère dans le Golfe de Bengale.

 

Tout cela serait-il perdu pour un coup de tête ? De la liberté, il en faut, c'est entendu, mais pas jusqu'à remettre en question ce qui est déjà acquis. C'est comme l'égalité : ces choses-là ne se comprennent qu'entre gens du même grade. Le Jeunet, lui, Colineau, ne le craignait pas, lui ayant allongé sans le connaître une taloche le jour de son engagement, parce qu'il s'était permis de passer devant lui sans saluer. Maintenant, sachant qui il était, il n'oserait plus le calotter, bien sûr, mais l'autre avait gardé une admiration de cette gifle que personne n'avait jamais osé lui appliquer: il avait vu là la marque d'un vrai sans-culotte et était resté sur une bonne impression de Colineau. L'autre le sentait, lui parlait sans ménagement, se trouvait d'ailleurs installé dans une supériorité incontestable d’homme du peuple à la mode. C'est Jeunet qui se sentait un aristocrate décadent vis-à-vis de Colineau. Tout devenait lumineux pour le lieutenant : il tenait le bon bout. Aucune raison de s'en faire. Comme Mériaux allait lui demander son avis, il le devança pour commander d'une voix tonnante au groupe des Popincourt qui pérorait lui aussi :

 

- Silence dans les rangs ! Vos supérieurs savent mieux que vous ce qu'il faut à la tête des troupes. Le régiment n'est pas un club. Dorval, la Clef-des-Cœurs, Sans-Recul, vous serez de garde ce soir pour avoir tenu des propos.

 

Les autres officiers le regardaient, stupéfaits : ils n'auraient pas cru que ce ton d'Ancien Régime put s'appliquer à la Révolution. Il la légitimait, en quelque sorte. Ah, il était marrant, celui-là, avec son air de dire : "Lieutenant, c'est nous qu'on est les patrons", il rassurait pleinement tout le monde. Finie la douloureuse incertitude : la République, c'était une hiérarchie comme une autre, ni plus, ni moins, et même on tâcherait qu'elle soit un petit peu plus dure pour qu'elle ne finisse pas en eau de boudin comme la Royauté... Ce Colineau connaissait, d'instinct et d'expérience, la seule façon de parler aux gens. Le soir même, vu la défection de Rouffanch et de Vérin de Dévers, il était reconnu par acclamation capitaine, puis, un quart d'heure après, chef d'escadron à la tête du 2e.

 

 

 

Malgré tout, la fermentation continuait dans certains esprits défaitistes : les soldats, qui aiment savoir pourquoi ils se font tuer, voyaient des traîtres partout. Les vieux corps en habit blanc venaient provoquer les volontaires en les traitants de marchands de papier, de journalistes, et disant que d'avoir coupé la tête du roi ne leur porterait pas chance.

 

- Comme si c'était notre faute ! pensait Bance qui entendait ces douceurs.

 

Au feu du bivouac, Pelle-Noire vint le trouver, avec un air de conspirateur.

 

- Dis donc, la Barbouille, t’en as pas assez de crécher dans la gadoue et de bouffer l'air du temps sur une lame de sabre ?

 

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

 

- Voilà : moi, j'en ai marre d'arquer avec juste de l'eau dans le cornet. Jai envie de filer à Pantruche! D'ailleurs, ajouta-t-il hâtivement, je suis pas le seul : les Volontaires de l'Unité ont décidé de foutre leur camp, à la sorgue, avec bien des autres... Après tout, qu'ils disent, on s'était engagés pour trois mois, la guerre devait pas durer plus longtemps, et en voilà plus de six que ça dure... Sans être payés, c'est pas du gâteau... Qu'est-ce que tu en penses ?

 

- Evidemment, dit Bance, frappé par la logique, et qui pensait à Cécile.

 

- Alors ? dit Pelle-Noire chaudement. Filocher ? Ni vu ni connu, je t'embrouille ? Y en a qui passent bien aux Autrichiens : quatre mille hommes, à ce qu'il paraît, ça te dit rien ?

 

- Mais c'est de la désertion devant l'ennemi, ça, dit Bance. On est bons pour le poteau, s'ils nous rattrapent.

 

- Penses-tu ! dit Pelle-Noire avec entrain. C'est facile de retrouver Paris, les poules, boire du chenu pivois sans lancequine... Hein qu'on serait peinards ? Alors qu’avec la sale pagaille qu'il y a maintenant dans cette armée... Tu sais, une armée qui n'a plus de général, c'est comme une femme sans tête : tu ne peux pas en faire grand-chose !

 

Et il le regardait d'un air défiant, comme si sa résolution n'eut encore tenu qu'à demi.

 

- Quand même, déserter I

 

- Mais puisque je te dis que tout le monde le fait ! Allez, tu ne vois pas le bocson que c'est ? La foire sans Trône ? Va, je te le dis : des mecs improvisés sauveurs de la nation comme moi curé, ça durera pas... Tous ces Autrichiens, ces Prussiens vont nous tomber sur le râble avec les gonzes à Dumouriez, qui ne sont pas nés de la dernière pluie et leur ont apporté nos plans de campagne... Ca te plairait de crever comme Debray ou les autres, pour rien, pendant que ces avocats font la bombe à Paris ? Soldats, c'est toujours cocus et jobards : on plume le dindon, et les autres le mangent.

 

Bance hésitait encore.

 

- Regarde ces gars-là, dit Pelle-Noire en lui montrant un groupe de fantassins, la tête basse, qui s'éloignait du camp, le fusil pointé vers le sol. Tu crois qu'ils remontent en ligne ? Ils vont chez eux, oui, où il y a du feu et de quoi bouffer... Moi, je fous ma casaque aux orties, et bonsoir !

 

Il se leva.

 

- Attends-moi, dit Bance, complètement désorienté.

 

- Ah, je vois que tu n'es pas si bête... Viens chercher les dadas.

 

Ils se glissèrent vers les bêtes, que personne ne gardait plus.

 

- Et maintenant, en avant, dit Pelle-Noire en sautant sur sa monture. M'attrape qui voudra ! J'ai de quoi parler, là, et là, dit-il en frappant ses fontes et son sabre courbe.

 

La route de Cambrai était couverte de troupes débandées qui refluaient vers Paris. Un train d'artillerie filait vers Valencienne pour éviter que l'ennemi, attaquant le camp de Maulde en pleine effervescence, n'emporte les canons. Les volontaires se faisaient injurier par les troupes qui montaient, des fantassins d'anciens régiments royaux ; et les habits bleus baissaient la tête. Quoi ! Il avait fallu qu'ils perdent tant des leurs de leurs quartiers pour se voir traités comme des malfaiteurs parce qu'ils rentraient chez eux ? Bance et pelle-Noire remontaient la colonne désorganisée.

 

- Où allez-vous comme ça, leur cria un vieil officier tremblant de fureur, qui portait en évidence un médaillon de vétérance aux deux épées. Mauvais soldats ! Ca voit dix hulans et ça fout le camp comme des capons ! Lâches ! Vous seriez fusillés, s'il y avait encore une discipline ! J'ai vingt-cinq ans de service, et je n'ai jamais vu ça, même dans le Hanovre ! Coupeurs de têtes !

 

Le reste se perdit dans le galop qu'honteux, ils firent prendre aux chevaux. Mais tout le long de la colonne des habits blancs, c'était un hourvari de cris.

 

- Foutus gueux ! Jacobins ! Bons pour piller, et zéro à la guerre ! On y va, nous, se faire trouer la paillasse, et quand on aura battu les Prussiens, on ramènera un roi, un vrai !

 

Les fantassins aux uniformes élimés, trempés d'eau, crachaient sur leur passage. Bance était mortifié, mais le vin était tiré : il fallait le boire.

 

- Est-ce que ces vieux n'ont pas raison ?

 

- Si, ils ont raison, dit Pelle-Noire rendu furieux par l'averse d'injures qu'il venait de subir. Mais alors il fallait filer avec Dumouriez ! D'ailleurs il n'y a plus rien à y comprendre ! Moi j'en ai ma claque de ces bêtises ! C'est des bêtises, tout ça !

 

Un temps de galop les sépara du reste de la troupe ; Pelle-Noire se mit à chanter.

 

 

 

Méprisant la gloire,

 

Songeons au plaisir,

 

Sans lire au grimoire,

 

Du sombre avenir.

 

 

 

La nuit tombait rapidement dans le ciel pluvieux.

 

- On va trouver un petit coin tranquille pour pioncer.

 

Comme il parlait, au détour de la route où la forêt de Vicoigne se confondait déjà avec le soir, deux gendarmes à baudriers jaunes firent manœuvrer leurs chevaux de manière à leur barrer le chemin.

 

- Voilà les ennuis, on s'est aventurés trop avant, pensa Bance.

 

- Arrête ! Cria l'un des gendarmes.

 

Et quand ils furent au pas :

 

- Qu'est-ce que vous foutez dans cette tenue débraillée qui ressemble bougrement à la défroque d'un Prussien ? Ce n'est même pas un uniforme français !

 

- Qu'est-ce que tu chantes ? Qu'on est des Prussiens ? dit Pelle-Noire furieux en poussant son cheval contre ceux des gendarmes. Tu en as vu beaucoup, des Prussiens, et de près, pied-de-banc?

 

- Sortez vos feuilles de route, dit le second gendarme. Quant à l'uniforme, tu t'en expliqueras devant l'adjudant.

 

- Ah sacredieu ! dit Pelle-Noire ivre de rage. Comme si ça ne suffisait pas de la pègre d'étrangers qu'on caresse depuis six mois... La voilà, ma feuille de route, viens la chercher !

 

Et il tira son sabre.

 

- Oh, camarades ! Pelle-Noire ! dit Bance qui cherchait à s'interposer depuis le début de l'altercation. Il étendit le bras, mais le sabre, violemment pointé, passa dessous et traversa la poitrine du gendarme, qui ouvrit de grands yeux et tomba de selle sans parler. Son camarade s'enfuit.

 

- Eh bien tu en as fait du propre, dit Bance anéanti. Bon Dieu ! Il ne manquait plus que ça.

 

Le gendarme remuait encore.

 

- Qu'est-ce qu'il venait me chercher des poux, ce pierrot-là ? Est-ce qu'on lui demandait l'heure ?

 

- Dans un quart d'heure, nous allons avoir toute la gendarmerie de Cambrai sur le dos.

 

- Tu parles ! Tu pourrais rester là huit jours sans voir personne, maintenant, dit Pelle-Noire avec mépris. Bons pour fusiller de pauvres diables sans défense, oui, mais c'est bien tout !

 

- Retournons au Camp de Maulde, Pelle-Noire, personne ne s'apercevra de notre absence, les gendarmes ne viendront pas nous y chercher.

 

- Non, non et non ! J'en ai assez de toutes ces pantalonnades. La blague a assez duré. Je connais assez de charmantes à Pontoise qui me cacheront dans leurs cambuses.

 

- Viens-tu ?

 

- Viens, toi, si tu veux, dit Pelle-Noire en frappant la croupe du cheval du gendarme pour le faire détaler.

 

Et il fila vers Paris au grand galop, sans tourner la tête.

 

 

 

Les pieds dans la boue, une botte fendue et l'autre entourée de bandages pour un coup de revers qui lui avait entamé le mollet et le faisait cruellement souffrir depuis Nerwinde, Mériaux arpentait le sol devant ce qui restait de l'escadron. Il était strictement rasé, sa cravate noire bouffant sous le col du dolman, et sa grosse tête aux cheveux noirs bouclés sous lesquels paraissaient des anneaux d'or avait une expression coléreuse. M. Ménard lui avait bien recommandé l’immobilité, mais le chef de brigade éprouvait une douleur amère à compter les soldats qui, partis avec lui à quatre cents de Paris, représentaient maintenant à peine le tiers de l'effectif initial. Mâchant sa moustache, il monta avec difficulté sur le bai-brun que lui amena son ordonnance, et, en selle, il cherchait son assiette, tandis que la flamme noire de son bonnet lui caressait la joue.

 

- Hussards de la Mort ! Certains ont fait mentir notre nom. En quittant Paris, nous avons juré de mourir pour la Patrie. Qu'est devenu notre serment ? Si de lâches divisions écartèlent notre état-major, ce n'est pas à nous, hussards, à les commenter ! Nous sommes là pour vaincre ou mourir ! Un général qui passe à l'ennemi, quel que soit le pays du monde où il est né et les dissensions qui peuvent déchirer sa patrie - cet homme-là n'est qu'un traître ! dit-il en frappant du poing le pommeau de sa selle. Et d'après les lois militaires, un traître à son pays n'est bon qu'à être fusillé !

 

Un frisson parcourut les rangs clairsemés de l'escadron.

 

- Certains, dit Mériaux en promenant son regard sur les cavaliers - Certains ont cru de leur droit de citoyens d'abandonner la partie parce que la première manche n'a pas été heureuse. Mais une partie formidable comme celle que nous avons engagée ne se perd pas en quinze jours ! Nous mourrons, hussards, mais d'autres viendront à notre place ! D'autres pour lesquels le mot de patrie ne sera pas un vain mot ! D'autres qui profiteront des champs et des bois que nous leur aurons conservés, et qui garderont au cœur le souvenir de nos morts, malgré les misérables dissensions de l'heure - dont personne ne se souviendra jamais ! Jamais ! Hussards de Jemmapes, souvenez-vous de vos morts du Brabant, et faites qu'ils ne soient pas tombés pour rien !

 

Il fit volter son cheval. Sa jambe le faisait souffrir de plus en plus. Et en voyant ce gros homme descendre, aidé par Montbert, Bance pensa qu'il y avait eu de l'honneur à retourner près de lui.

 

 

 

 

 

 

 

L’ARMEE DE LA LUNE

 

 

 

Ayant évité Cambrai et Péronne, Pelle-Noire était allé coucher dans un boqueteau entre Nesle et Roye, où il s'était endormi aux premières heures du jour. Il ne marchait que de nuit, suivant le couvert, et se cachant dès qu'il voyait au loin sur la route une troupe même peu nombreuse. Du reste, il n'était pas seul : la campagne était couverte de déserteurs qui fuyaient l'armée du Nord, mais Pelle-Noire, en vraie sauvagine qu'il était depuis son enfance, évitait de se mêler à ceux qui, dans son idée, se feraient un jour ou l'autre bêtement poisser par les cognes. Il avait préparé son évasion : un pain de munition, du lard, et une gourde de rouge : c'était suffisant pour arriver à Paris, en se restreignant. Ces mois de campagne dans les Flandres lui avaient appris à vivre de beaucoup moins. Le soir du troisième jour de sa désertion, il entra dans la forêt de Laigue et chemina sous la ramée, écoutant le bruit des pas solitaires de son cheval étouffés par l'épaisse couche de feuilles mortes, et dressant l'oreille à tout autre mouvement qui pouvait se faire dans le bois. Mais ce n'était, çà et là, que la chute d'une branche ou la fuite sous les fourrés de quelque petit animal qui avait aussi peur que lui.

 

Il passa le pont de Rethondes au triple galop, comme s'il eut eu toute la gendarmerie à ses trousses : c'était une vraie charge de cavalerie. Le cheval, content de faire un petit galop, trottait encore aux environs de Vieux-Moulin endormi, et alla presque buter contre un cavalier immobile et silencieux le long du chemin, à demi caché sous les ramures. Un rayon de lune luisait sur le canon d'un pistolet.

 

 

 

- Eh bien, mon bon ami, dit l'officier, dont le vaste chapeau ombrait le visage. On courait un peu pour se rafraîchir le sang ? On est pressé, peut-être ?

 

Pelle-Noire ne répondit pas. Il essaya de glisser la main vers ses fontes, mais le pistolet se dirigea instantanément vers sa poitrine.

 

- Pas de bruit... J'ai horreur du bruit. Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais là ? Allons, réponds vite, ou malgré mon horreur du tapage, je vais réveiller les échos de ce vallon paisible.

 

- Dumouriez nous a lâchés, dit piteusement Pelle-Noire.

 

L’officier éclata de rire, et remit son arme dans sa fonte.

 

- Bougre, je vois que tu as eu encore plus peur que moi. Mais moi, j'avais pris mes précautions. Est-ce qu'on déserte comme ça, à la promenade à la papa ? Mais tu vas te faire pincer, bon ami, aussi vrai que voilà la pleine lune, sous les traits charmants d'Artémis, déesse des forêts, qui te suit de ses blancs quinquets... Et où vas-tu comme ça ?

 

- A Paris, mon officier... Faites excuse, je ne vois pas votre grade.

 

- Ca n'a pas d'importance, je suis plutôt modeste, de ma nature... Appelle-moi colonel, ce sera plus simple.

 

- Colonel ! dit Pelle-Noire en reculant. Alors vous allez me faire fusiller ?

 

- Non, ce n'est pas du tout mon intention, dit l'officier en secouant la tête. Mais il se trouve que je me rends aussi à Paris - pour affaires - et que je ne serais pas fâché de faire un brin de route avec un joyeux compagnon, car je ne doute pas que tu n'en sois un. Ainsi, tu voyages pour ton propre compte ?

 

- Comme qui dirait, dit Pelle-Noire en surmontant peu à peu sa terreur. L'officier avait un air de bon enfant nonchalant, mais quelque chose disait au hussard qu'il aurait eu tort de s'y fier.

 

- Comment t'appelles-tu, bon ami ?

 

- On m'appelle... on m'appelle Pelle-Noire, mon colonel.

 

- Pelle à feu ! Tiens, quel drôle de nom. Allons, avance avec moi, et n'essaie pas de me fausser compagnie, je connais le pays mieux que toi. Allons, voici la rosée du matin qui tombe, et il nous faut éviter Compiègne.

 

- Vous fuyez, vous aussi, colonel ? Hasarda Pelle-Noire.

 

- Pas précisément... Je me promène. J’ai des mœurs champêtres, douces et bucoliques, une nature élégiaque... les villes m'intimident.

 

- Et de quel corps faites-vous partie, mon colonel ? dit Pelle-Noire enhardi par le singulier officier.

 

- Du 25e de cavalerie, Royal-Fantôme... ou de celui-là, comme tu veux, dit l'officier dont on distinguait l'uniforme bleu très simple sous la clarté jaune. Il montrait du doigt la lune livide qui paraissait à son plein à travers les nuages d'un noir d'encre. Tu la connais ?

 

- La luisarde ? dit Pelle-Noire.

 

- Tiens, tu dévides le jars, Baptiste ? D'où sors-tu donc ? Du Grand Pré, ou de l'Abbaye de Monte-à-Regret ?

 

- Oh, je n'en suis pas encore là, dit Pelle-Noire avec un rire forcé. Mais j'ai "fait un marchand de lacets", et dame ! C'est mauvais pour la poitrine.

 

- Bah, un argousin de plus ou de moins, on n'est pas puni pour cela... "On" était à la caille, pas vrai? "On" s'embêtait à la grive ?

 

- C'est cela même, colonel.

 

- Eh bien moi, comme tu vois, je suis un grivois de la luisarde. Tu m'appelleras colonel Gourgane, c'est mon nom. Et moi je te dirai "Baptiste", c'est plus clair. Tu seras mon ordonnance. On avisera pour la suite des événements.

 

Pelle-Noire était embauché dans l'Armée de la Lune.

 

 

 

- Appliquer des pelles rougies au feu sur les pieds des gens, mon bon ami, n'est pas le meilleur moyen de les faire marcher, dit en conclusion le colonel Gourgane à Pelle-Noire qui venait de lui raconter sa vie. Si tu veux, tu viendras avec moi, et tu vivras peinardement, aussi bien ai-je besoin d'un domestique : dans mon état, c'est même indispensable. Mais attention : pas de fausse note. D'abord, tu vas quitter ce lugubre uniforme, capable au plus de faire peur aux petits enfants, et tu revêtiras, comme tout le monde, un frac bleu chez le premier chand d'habits venu. Avec un frac bleu et une cocarde au chapeau, on passe partout, maintenant.

 

Pelle-Noire renâclait bien à servir de domestique à un colonel supposé, mais il se promit de le semer quand il serait arrivé sain et sauf à Paris. Aussi acquiesça-t-il. Cependant, la véritable personnalité de son compagnon de voyage le tourmentait.

 

- Comment se fait-il, colonel, que vous voyagiez comme ça, sans feuille de route ?

 

- Sans feuille de route ! Bougre, tu vas bien, toi. J'en ai, des feuilles de route plein mon porte-manteau, en blanc, et toutes signées de généraux plus vrais les uns que les autres... Jusqu'à Paris. Après, je signerai moi-même les ordres de mission : je ne suis pas encore manchot. C'est bien simple : il suffit de demander dans chaque ville où tu arrives : "Qui commande ici ? J'ai un ordre pour le commandant de place. Où habite-t-il ?" Tu fais tes petites affaires, et en repartant, tu viens de la ville de ... ordre signé du général Plumeau que tu n'as jamais vu, et en avant pour la prochaine étape. C’est un tel foutoir qu'une chatte n'y retrouverait pas ses petits. Confidence pour confidence et puisqu'il n'y a pas de grand homme pour son domestique, je suis actuellement en congé de maladie, mais je crois que ça va me passer : l'air de Paris me fait déjà du bien aux bronches.

 

La peau blanche et tachée de son, les favoris roux bouclés et l'œil bleu rieur, Gourgane portait fort militairement un costume ingénieux, bleu national, uni, avec une simple ligne de boutons, des culottes de tricot chamois sans ganses, des bottes découpées en cœur avec un gland argenté et un grand chapeau claque avec une énorme cocarde. Le costume, agrémenté de discrètes épaulettes usagées comme en mettent les lieutenants-colonels qui tiennent à passer pour colonels sans avoir l'air d'y attacher d'importance, était militairement irréprochable : le plus sourcilleux sans-culotte n'y eut rien trouvé à redire, pas plus d'ailleurs qu'à la latte de cavalerie lourde et aux pistolets d'arçon qui montraient leurs pommeaux de cuivre hors des fontes.

 

 

 

Après Saint-Jean-aux-Bois, ils prirent la route de Sainte-Perrine, puis cheminèrent tranquillement en pleine clarté sur la grand-route. Ils eurent tort : près de Chamant ils furent arrêtés par un barrage de gendarmerie contre lequel ils allèrent buter sans même l'avoir aperçu.

 

- Qu'est-ce que c'est ? dit une voix mal assurée. Avance à l'ordre !

 

- Armée du Nord ! cria Gourgane d'une belle voix de basse.

 

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda doucement Pelle-Noire, la main sur la poignée de son sabre.

 

- Tu n'es pas fou ? Laisse-moi ça tranquille !

 

C'était un barrage en règle : une barricade formée de deux charrettes en travers de la route, et derrière, vingt gendarmes en habits bleus à plastrons rouges qui à la lueur de la lune paraissaient d'un ton vineux. Ils abaissèrent leurs fusils vers les cavaliers. Un brigadier se détacha de l'ombre, avec un fanal qu'il porta au visage de Gourgane.

 

- Faites excuse, mon colonel, dit-il en saluant, mais nous avons l’ordre d'arrêter tous les militaires qui se défilent depuis avant-hier.

 

- Cet ordre concerne-t-il un officier supérieur accompagné de son ordonnance ? dit Gourgane sans relever l'insolence du gendarme.

 

- Tous les militaires sans exception de grade, mon colonel.

 

- Bien. La consigne, c'est la consigne, mon brave. Marchez devant, nous vous suivons.

 

Et sautant à terre pour montrer qu'il n'avait nullement l'intention de s'enfuir, il jeta la bride de sa jument à Pelle-Noire.

 

- Comment s'appelle ce village ? dit-il, bien qu'il le reconnaisse parfaitement.

 

- Le Plessis-Sautegrue, mon colonel. Enfin ça s'appelait comme ça autrefois ; maintenant, on dit : le Plessis de la Déesse Raison. Je dois vous conduire à la mairie et attendre à l'aube les instructions de mes supérieurs. C'est la consigne.

 

Le bruit des quarante bottes qui l'encadraient faisait un vilain effet à Pelle-Noire.

 

- L'aube ! s'écria Gourgane en levant les bras. Mais Dieu sait ce qui sera arrivé avant l'aube ! Je veux voir le maire tout de suite.

 

- C'est qu'il dort...

 

- Allez le réveiller, dit le colonel d'un ton impératif.

 

Le gendarme alla heurter à la porte de l'étude du notaire, qui apparut quelques instants plus tard, effaré, devant la foule des pandores, en chemise de nuit et bonnet de coton, "dans le simple appareil, pensa Gourgane, d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil" - "Mais je connais ce coquin ! C'est maitre Méfiance, le notaire des familles !"

 

- C'est vous qui êtes le maire de cette commune, citoyen ?

 

- En effet...

 

- Veuillez je vous prie lire cet ordre de mission.

 

Et tandis qu'il le lui mettait sous les yeux :

 

- Je vous préviens, citoyen, que les coureurs prussiens sont à deux lieues : l'armée est en pleine déroute, le général Merlureau qui avait été nommé en remplacement du traître Dumouriez a été tué hier soir sous mes yeux ; et l'infâme lâche s'avance à la tête de 120 000 coalisés... Faites sonner immédiatement le tocsin. Faites élever des barricades en masse, armez votre garde nationale de n'importe quoi, fusils de chasse, fourche, râteaux ; il s'agit de tenir : je cours de ce pas sauver les Elus de la Convention ; le Gouvernement va se replier sur Bordeaux. Je compte sur votre patriotisme, citoyen : au besoin, faites-vous tuer sur place. Je rendrai compte de votre conduite au général Kellermann, près duquel je me rends. Faites diligence ! Je vous signalerai à votre député. Du reste, je vous fais de suite envoyer des renforts de Senlis. Salut et fraternité, citoyen-maire !

 

Et sautant sur son cheval, il partit sans se retourner, suivi de Pelle-Noire, tandis que le tocsin retentissait au clocher du Plessis-Sautegrue, et que le citoyen Dupont-Prudence essuyait à son bonnet de coton son front baigné de sueur.

 

 

 

 

 

 

 

"A LA RENOMMEE DES VESTALES"

 

 

 

Le colonel Gourgane n'était pas depuis huit jours à Paris, qu'il avait rendu visite à tous les gens qui pouvaient lui être utiles. Ainsi, il avait rivalisé de jacobinisme avec le colossal Saint-Huruge, un authentique marquis comme lui, aussi gros qu'il était lâche, et aussi lâche que bête.

 

- Avec Soubrany - un autre marquis - on en ferait un trio, hein, Saint-Hu ? disait Gourgane en lui tapant sur le ventre. Vivent les Jacobins !

 

On les entendait hurler de loin, devant le club de la rue Honoré, jusqu'à ce que Gourgane, saisi d'une inspiration subite en voyant l'insigne de l'imbécile, lui dise en le prenant par un bouton de sa redingote crasseuse :

 

- Dis donc... Trouve-nous un coin tranquille : je vais te dénoncer tous les réacs de l'armée du Nord !

 

Oui, oui... sacredieu ! dit l'autre, les yeux injectés de sang.

 

Dans le coin de bistrot où ils s'attablèrent, tous les numéros de régiments dont put se souvenir Gourgane et tous les noms que lui procura sa féconde imagination y passèrent. Au 13e chasseur c'étaient tous des vendus à Pitt et Cobourg : Jason, Mirouflat, Serviès, Hédrecourt, Bullion. Au 15e de cavalerie, se méfier de Lescombat, Mérac, Avisart, Luillier. A la 95e demi-brigade...

 

- Pas si vite ! disait Saint-Huruge. Ah, c'est bon, c'est bon ! C'est Robespierre qui va être content !

 

Pendant qu'il dictait sans cesse, en lui versant du vin, Gourgane guignait l'insigne rouge de membre du club des Jacobins que portait le dénonciateur. Dans un accès de délire parfaitement simulé, il le lui arracha.

 

- Hé ! Tu restes pas pour bouffer ? Lui cria l’autre.

 

- Une autre fois, j'ai à faire ! Bien le bonjour à l'incorruptible ! Voilà un petit bijou qui va nous être bien utile, dit-il à Pelle-Noire en s'accrochant l'insigne au plastron. Ce soir, je joue gagnant, tu verras.

 

Au 124, la maison de jeu la plus huppée du Palais-Royal, il y avait, comme tous les soirs, salle comble. Le colonel Gourgane entra, et tout sifflotant, il déposa entre les mains de quelque jeunes gens athlétiques qui étaient là comme videurs, et d'ailleurs d'une parfaite politesse, son chapeau, et son sabre qu'il détacha. Pelle-Noire, déguisé en lieutenant de chasseurs, laissa aussi son bancal et son mirliton. Puis, ils se dirigèrent vers la salle de jeu étincelante sous les lustres.

 

La foule se pressait à la table de la roulette. Beaucoup de femmes, assises, regardaient avec avidité courir la boule sur son parcours. Le colonel se fit place avec une certaine peine.

 

- Pardon, citoyennes... Faites excuse du dérangement !

 

Il tira de sa poche un rouleau d'assignats, qui avait toute l'allure d'un billet de mille francs, et le joua.

 

- Faites vos jeux, messieurs, dit le croupier. Jeu est fait ? Rien ne va plus.

 

Et la boule reprit sa course. Le colonel avait parié sur la rouge, et c'est la noire qui sortit. Il avait perdu. Sans un mot, au croupier qui allait ratisser son rouleau, il tendit un billet de mille. Et il continua à miser sur la rouge.

 

La boule s'arrêta à nouveau sur la noire.

 

- Pas de chance, ce soir, dit tout haut Gourgane, que tout le monde regarda.

 

Et il misa, pour la troisième fois, sur la rouge, après avoir payé de billets qu'il sortait en vrac de ses poches.

 

La boule parcourut l'ellipse et s'arrêta... sur la noire.

 

Gourgane paya.

 

A la septième fois, elle s'arrêta enfin sur la rouge.

 

Le croupier tendit mille francs à Gourgane.

 

- Ah pardon, dit le colonel en refusant de la main. Pas si vite !

 

Et prenant le rouleau qui lui servait de gage, il le déplia : il n'y avait, effectivement, sur le dessus, qu'un billet de mille en assignats, mais l'intérieur du rouleau était formé de pièces d'or. Il y en avait pour trente mille francs.

 

Un murmure s'éleva de l'assemblée, où l'on entendit, plusieurs fois chuchoté, le mot d'escroc. Mais le colonel n'en avait cure, et regardait le croupier d'un air riant.

 

- J'ai misé trente mille francs.

 

- Mais, citoyen, murmura le croupier, il n'est d'usage de miser que mille francs... Je veux dire : chaque fois que vous avez joué, c'était mille francs.

 

- Eh bien, ne les ai-je pas payés ? dit le colonel.

 

- En effet, mais...

 

- Eh bien, maintenant, je gagne, voilà tout.

 

- Qu'y a-t-il, Justin, dit le banquier en arrivant, comme chaque fois qu'il s'élevait une contestation.

 

- Voilà monsieur qui a parié mille francs, et qui...

 

- Monsieur ! dit Gourgane en regardant fixement le banquier, et jouant avec son insigne de jacobin.

 

Cet ovale d'émail rouge, comme un énorme caillot de sang, fascinait l'assistance qui se pressait, silencieuse, autour des trois hommes.

 

- Mon rouleau était là, sur la table, tout le monde pouvait constater, on est en république, dit Gourgane calmement.

 

- Payez le citoyen, dit le banquier dont un nuage obscurcit le front, et qui n'arrivait pas à détacher ses yeux de l'insigne.

 

Le colonel empocha son rouleau et les trente mille autres francs que lui tendait le croupier.

 

- Du papier... Vous n'avez pas d'or ? Dit le colonel avec impudence. Montrez-moi votre autorisation de la police des jeux.

 

- Mais citoyen, l'inspecteur est venu encore ce soir, dit le banquier en essayant d'entraîner ce client encombrant.

 

- Il est destitué dès maintenant... Je suis Saint-Huruge, l'ami de Robespierre ! Savez-vous ce que cela veut dire ? Savez-vous que vous ne devez jouer qu'à découvert ? Que le croupier doit vérifier les mises ? Je pourrais confisquer la banque, faire fermer cet ignoble tripot, qui insulte à la misère du peuple... Vous envoyer en calèche chez Samson (1) !

 

Dans l'antichambre, les garçons videurs lui tendirent son sabre et son chapeau avec l'empressement et le respect qu'ont ces sortes de gens pour les escrocs. Le banquier se confondait en platitudes

 

- Cela suffit, dit le colonel en enfonçant son chapeau d'une petite tape devant la glace. Tu auras de mes nouvelles demain.

 

Le jeu s'était arrêté, et toute la salle, muette, le regarda sortir.

 

- Voilà un fier crâne, dit à voix basse un des pontes.

 

- Oui. Quel gredin !

 

Il y avait dans la voix de ces honnêtes gens, qui ne vivaient que pour leur vice, une admiration envieuse.

 

 

 

- Quand même, patron, c'était risqué, dit Pelle-Noire quand ils furent dehors. J'en ai eu des sueurs froides !

 

- Eh pourquoi, bon ami ? Maintenant, c'est au plus fort la guirlande, je ne vois pas pourquoi je n'en profiterais pas... Mon bon ami, nous allons nous payer un petit souper soigné. J'ai gagné 30 000 francs-ors avec sept mille-papier. Ce n'est pas trop cher payé.

 

- Plus de quatre fois la mise ! Peste, dit Pelle-Noire.

 

- Non, bon ami : avec la dépréciation, plus de quinze, tu veux dire... Les Anglais disent qu'aucun commerce ne peut être prohibé, s'il rapporte plus de 30 %. Or la côte est très largement dépassée! C'est donc un commerce tout ce qu'il y a de lucratif, en même temps que légal...

 

Averties par les garçons de l'antichambre, les nymphes du Palais-Egalité se pressaient à la porte du 124.

 

- Eh là, mes petites chattes... Laissez passer le papa gâteau, dit Gourgane. Holà, vous allez m'abimer... Laissez-moi, voyons ! Cocher, cocher, psitt !

 

- Vous n'allez pas nous laisser comme ça, bel officier ! crièrent les nymphes, qui voyaient échapper leur souper.

 

- Mais si... mais si... Il y a ma vieille maman, à qui je dois porter le fruit de mon labeur ... Cocher ! cria-t-il en s'engouffrant dans la caisse d'un fiacre et criant d'une voix de stentor : A la Renommée des Vestales, boulevard du Temple !

 

- Ah, c'est ça, ta vieille maman ! crièrent les nymphes déçues. Va donc, eh, paumé ! Elles ont toutes plus de quatre-vingt-dix ans, les vestales du Temple ! Tu es pas bégueule !

 

- C'est dans les vieux pots qu'on fait la bonne soupe ! Riposta Gourgane. Pour en être chenu, on n'en est pas moins respectable.

 

Sa grosse tête parut à la portière.

 

- Vous devriez avoir honte, de faire un pareil métier, à votre âge ! Vos parents le savent, que vous êtes là ? Petites gourgandines !

 

- Tu ne vas pas nous faire un prêche, maintenant ? Va donc, eh, coblentzard !

 

- Taisez-vous, coquines ! Alors, cocher, il faut que je monte en personne ? Ah, ferme-la, Pelle-Noire, tu me gâches ma promenade... Qu'est-ce que tu veux que ça me foute, que tout le monde entende où je vais ? Tu crois qu'ils vont nous filer le train ? Tu ne vois pas que tout le monde crève de trouille ? Que le banquier et son croupier s'attendent à être arrêtés, embastillés, décervelés ? Que tu es bête ! Plus les gens ont à perdre, et plus ils flageolent, tu n'as donc pas encore compris ça ?

 

 

 

Au mur de la Renommée des Vestales, une gravure encadrée de noir représentait un cheval peint en rose, marchant l'amble, et portant sur le dos une selle de velours cramoisi avec le prix suivant en grosses lettres : Six Livres.

 

- Tiens, c'est un prix d'avant-guerre... remarqua distraitement Gourgane. Il éprouvait une déception : la vieille amie à laquelle il venait présenter ses hommages était partie depuis un an avec un fournisseur aux vivres.

 

- Un fournisseur en foin, précisa la matrone avec un air revêche en toisant Gourgane : comme ça, elle est sûre de manger tous les jours.

 

- Oh, la grosse maman, vous voyez ça ? dit Gourgane en lui collant une poignée d'or sous le nez. Si vous voulez les gagner, il va falloir se montrer souple ! Je suis pour la vieille méthode, la conscience professionnelle, moi, sacredieu ! Amenez vos pensionnaires, ou je ne réponds pas de moi : le cocher est encore en bas tout fumant, et je peux changer de séminaire !

 

- Toutes ces dames au salon ! cria la matrone en se levant comme un ressort et exhibant son plus gracieux sourire. Qu'est-ce que vous voulez pour votre souper, cher monsieur ? Du homard ? J'en sais de bien frais. Et que prendra le petit jeune homme ? Une grenadine ? Sapristi, vous allez faire un gueuleton comme vous n'en avez jamais vu.

 

- C’est ça, de la gaîté, de la complaisance, dit Gourgane, en s'effondrant de tout son poids sur un canapé vieux rouge qui gémit. Ce sofa a dû en voir de belles. Oh les merveilleuses ! Mais dites-moi, ma charmante, c'est tout plein gentil, chez vous, pour une maison mal famée !

 

- Trop femmée ! Vous voulez dire, colonel, dit la matrone en se rengorgeant.

 

 

 

 

 

SUR UNE ROUTE ENTRE DEUX BOIS

 

 

 

Le gros gain qu'avait fait le colonel Gourgane au Palais-Egalité n'avait duré que quinze jours : il était complètement lessivé.

 

- Il faut se remplumer, dit-il un matin à Pelle-Noire. Aussi bien la matrone commence à nous faire grise mine ; il est temps de reprendre la route : je me sens frais comme un gardon.

 

Il étudiait les cartes du Midi : une des filles lui avait signalé le départ incognito de Paris d'un trésorier-payeur de l'armée de Toulon, et le colonel tenait beaucoup à la vie de ce brave militaire, qui allait affronter des dangers sûrement hors de proportion avec sa solde.

 

- Quel drôle de nom il a, ce pierrot-là ! avait dit la fille en riant. Il s'appelle Dupont-Prudence, c'était marqué dans son chapeau.

 

- Tiens, tiens, pensa Gourgane. Serait-ce pas un des rejetons de mon vertueux notaire ? C'est mal, ça, de rôder in petto dans les mauvais lieux de la capitale ; surtout que je me suis laissé dire que le bougre est fiancé... Aucune moralité ! J'ai bien envie d'écrire à son papa...

 

Les pensionnaires de la "Renommée des Vestales" regrettaient le colonel : il était bel homme, pas regardant, et les divertissait par mille facéties, comme tours de passe-passe et blagues sur le temps présent. Les adieux furent émouvants.

 

En passant par Etampes, le colonel ne put s'empêcher de faire une visite de politesse à une autre maison accueillante de sa connaissance ; mais n'étant plus en fonds, il y fut médiocrement reçu.

 

- Tiens, mais c'est ce vieux Gourgane, le marchand d'esclaves !

 

- Pour vous servir, beauté ! Dites votre prix !

 

- Insolent !

 

- Décidément, on ne fait un bon chopin qu'une fois par hasard, dit Gourgane en reprenant la route. Allons dans le Midi, où ça barde. J'ai comme une idée que nous allons nous y amuser.

 

Ce genre de voyage plaisait fort à Pelle-Noire, qui ne songeait plus du tout à plaquer le colonel pour aller retrouver les guinches de la Courtille.

 

Quelques jours plus tard, sur la ci-devant place Saint-Jean, à Bagnols-sur-Cèze, les voyageurs pour Remoulins, dans le petit matin déjà chaud et sentant bon la garrigue, montaient sans hâte dans la diligence d'Avignon. Il y avait là six personnes, plus le postillon. Un jeune commerçant suffisant, à l'air replet, dans lequel on n'aura nulle peine à reconnaître l'irréprochable fiancé de lady Keldéguen (2), deux dames, une grasse et une maigre, un soldat, le colonel et son domestique. Prenant appui du bout de sa botte sur le marchepied, Gourgane escalada lestement, d'un unique bond, les trois marches de fer, puis il ôta son chapeau pour saluer honnêtement l'aimable compagnie, et cherchant de l'œil à caser sa valise à soufflet, d'où dépassait, à un bout, la poignée de son sabre, et à l'autre, le fourreau de cuivre, il déclara :

 

- Citoyennes, faites excuse... que je case ce joujou, qui, vous le comprenez aisément, ne peut m'être d'aucune utilité dans un lieu aussi pacifique... troun de l'air ! Baptiste ! Libérez, je vous prie, ces dames de leurs affutiaux et débarrassez le filet ! Pardon du dérangement citoyen. Trop aimable !

 

Et tombant comme un boulet entre la vieille renfrognée qu'il appela "ma petite bergère", et la grosse bagasse qu'il gratifia de "mon gros trésor", et qui riait aux éclats, il se fit une place dans la patache bondée.

 

Quant à Pelle-Noire, il monta en voltigeur sur le devant, pour faire un brin de causette au conducteur, dans l'air qui fleurait le thym.

 

 

 

Le commerçant se plaignait du commerce, la vieille maigre de ses dents, en suçant une barre de chocolat, la grosse blonde de ses vapeurs, le soldat de la conscription et tout le monde des atteintes de l'âge. Gourgane tâchait de les réconforter : n'avait-il pas ses ennuis, lui aussi, pauvre marchand de cocardes ?

 

 - Quand même, ça doit marcher, vu que tout le monde doit en porter, dit le soldat avec un regard sur le baise-en-ville de Gourgane.

 

- Pensez donc, militaire ! Les gens sont d'un pingre ! C'est à n'y pas croire. Tenez, un exemple : la petite cocarde se vend mieux que la grosse. Le civisme des gens est raison inverse de leur grosseur.

 

C'est-y juste, ça ? Autrefois, les gens avaient le cœur sensible ; maintenant, ils n'ont plus que le foie.

 

Il avait repris très naturellement ce ton de jérémiade qui passé Valence est la conversation polie. On parla politique ; Gourgane se déchaîna.

 

-  Marat - je vous le dis en confidence - est un pur gredin vendu à la Prusse, sa patrie : je suis bien placé pour le savoir, je suis son beau-frère. Quant à ces méssières de la Convention, le meilleur ne vaut pas la corde dont il pendra les autres. Ça touche de l'or de Pitt et Cobourg en veux-tu, en voilà, ça vole à perdre haleine, et pendant que ça pose au patriotisme, les banques anglaises ne sont pas assez vastes pour garder tous les picaillons qu'ils mettent à l'ombre.

 

- Est-ce Dieu possible, dit la grosse dondon.

 

- Vrai comme je respire, ma petite fée.

 

- Et c'est pour ça que nous combattons ! dit le soldat.

 

- Sachez, militaire, que le premier devoir d'un homme libre est de sauvegarder sa propre liberté, et pas de défendre celle de ses oppresseurs... Tenez, pour vous désennuyer, citoyens, je vais vous servir le petit apologue favori d'un marchand d'huile de mes amis... Un milord, au temps où ces gens-là bagottaient encore hors de leur récif, arrive sain et sauf à Calais. La première chose qu'il fait, naturellement, est de se précipiter dans un restaurant. Ne sachant pas un mot de français, il prend le menu, et désigne du doigt au garçon la première ligne : c'était un potage ; on le lui apporte. L'Anglais regarde la soupière, la flaire... "No potaige". Et il change de restaurant. Là encore, il désigne du doigt la première ligne de la carte, et on lui sert un bouillon. Il renifle... "No potaige, no bullion". Et il file chez un troisième traiteur. C'était le soir : il finit par trouver un écailleur chez lequel il se gorgea de douze douzaines d'huîtres...

 

- Doux Jésus ! dit la vieille.

 

- La nuit, naturellement, cet insulaire fut malade. Un docteur appelé accourt, s’enquiert, prend le pouls du goddam et ordonne un lavement. "Damned potaige !" dit le galant quand il s'aperçut de la chose : "Ils me l'ont fait prendre quand même !" Eh bien, nous sommes vingt-cinq millions à avaler le damné potage des damnés gâte-sauces, citoyens, de gré ou de force... Quant aux huîtres empoisonnées, nous en avons bien plus de douze douzaines sur les bancs de l'Assemblée Nationale ; un véritable parc... Comment trouvez-vous le bouillon ?

 

Et se dressant pour développer sa voix, agrippé au filet, le colonel entonna d'une belle voix de basse :

 

Veillons au salut de nos bourses...

 

Veillons au maintien de nos sous...

 

Si l'imposition nous étouffe,

 

Payons-nous sur les gabelous !

 

Maximum l Maximum !

 

On te souffre avec impatience !

 

Tremblez, prud'hommes,

 

Vous allez expier vos impôts !

 

Plutôt le vol que la patente :

 

C'est la devise des pégriots !

 

 

 

- Ah, voilà le fier village de Gaujac ! Eh bien, mes petits lapins, je crois que nous voilà déjà arrivés, dit le colonel en tirant sa montre, un fort bel oignon orné de guirlandes peintes au milieu desquelles un amour joufflu faisait de la balançoire. Il n'est si bonne compagnie qui ne se quitte.

 

La diligence roulait à fond de train dans la descente ; on apercevait déjà sur la hauteur les touffes sombres des chênes-verts du bois de Saint-Victor.

 

- Peste ! Ce postillon va bien : on voit que les chevaux ne sont pas à lui... Juste à l'heure ! On s'en souviendra, à l'occasion : un gonze ponctuel, à notre époque, c'est de l'or en barres. Citoyen, dit-il tout à coup en se penchant malgré sa corpulence et saisissant d'une main ferme la montre du soi-disant grainetier, je vois que vous avez du goût. Mes compliments !

 

- Mais...

 

- Permettez, c'est moi qui déboutonne. Mon valet à justement besoin d’une toquante à répétition : il a l'oreille dure, le bougre ! L'argent, maintenant, pour payer mes impôts...

 

La diligence continuait à mener son train d'enfer.

 

- Dieu soit loué, voilà les gendarmes ! dit le jeune commerçant en se penchant à la portière. Brigadier, eh, brigadier !

 

Gourgane, renversé sur la banquette et s'éventant avec la montre, mourait de rire, en voyant la grotesque cavalcade qui s'essoufflait à galoper après la diligence lancée à fond : seuls les

 

quatre premiers gendarmes montaient des chevaux ; encore étaient-ce de lourdes bêtes de labour qui faisaient des efforts démesurés pour piquer un petit trot - mais les cinq autres pandores filochaient en zigzags, juchés sur des mulets. Le spectacle n'était pas fait pour engendrer la mélancolie.

 

- Allons, un peu de sériosité, camarade, dit-il en agrippant le jeune homme par la ceinture. Vous allez tous esquinter, à vous pencher comme ça, et puis si vous tombez, on dira que c'est la faute au cocher.

 

- Gendarmes ! Eh, gendarmes !

 

- Arrêtez, arrêtez, cocher ! J'ai un trésorier pris dans la portière... chantonnait Gourgane.

 

- Alors, patron, ça fonctionne ? dit Pelle-Noire en apparaissant nez-à-nez avec le fils Dupont-Prudence, et exhibant un pistolet de poche.

 

- Comme tu vois, mon bon ami... Messieurs, ne m'obligez pas à recourir aux formes acerbes : mon valet est nerveux... Mesdames, si vous désirez vous évanouir, voici du vinaigre des quatre-voleurs, bien que nous ne soyons que deux ... Vous me rendrez le flacon quand vous aurez terminé, c'est un souvenir. Ah ! Le chocolat ! Merci, baronne ! J'ai ma mère qui est un peu âgée, peuchère ! Pauvre femme, elle ne supporte plus que ça... Allons, pressons ! C'est une simple quête, pour permettre à deux pauvres voyageurs momentanément en difficulté de continuer un pieux pèlerinage...

 

Cependant, la diligence ralentit ; elle monta la côte au pas. Dûment bâillonné et ficelé par Pelle-Noire, le postillon se laissait aller à admirer avec philosophie un paysage dont quinze ans de pratique ne lui avaient pas fait épuiser les charmes. Déjà les premiers gendarmes, essoufflés, rattrapaient la diligence.

 

- Dis donc, la gendarmerie de Bagnols : tu me la copieras ! dit Pied-de-Bœuf, l'adjoint de Gourgane et ancien quartier-maître marseillais.

 

- Pourquoi donc, mon brave ?

 

- Même pas au rendez-vous ! C'est à dégoûter du métier I

 

- Ah vous êtes jolis, disait Gourgane, rigolant toujours, en voyant arriver les pseudo-défenseurs de l'ordre. Où avez-vous déjà vu des marchands de lacets avec de pareilles tirelires ? Si c'est comme ça que vous espérez inspirer confiance aux populations... Ce n'est pas un cortège de Carnaval, que j'avais demandé ! Vous auriez pu monter sur des vélociféres, ou venir carrément à quatre pattes !

 

- Ca a été le chiendent pour trouver des dadas ; on a pris ce qu'on a pu... Allons, pressons-nous, Gourgane ! Avant que les vrais ne rappliquent ! dit Pied-de-Bœuf qui ne goûtait que médiocrement les lazzis de son associé.

 

- Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Bon, maintenant, M. Dupont-Prudence, donnez-moi l’argent.

 

- Dupont-Prudence ? dit le jeune homme médusé. Je suis le citoyen Guerre, marchand grainetier à Avignon !

 

- Et moi je suis le père Lustucru... Où est l’argent ? Debout ! Que je soulève cette banquette, laquelle m’a tout l’air, comme dans les bons mélos, d’avoir un double fond.

 

- N’y touchez pas, c’est l’argent du peuple pour payer l’armée de Toulon !

 

- Mais non, c’est du grain, dit Gourgane en faisant passer les rouleaux d’écus à Pelle-Noire qui les fourrait dans une besace. Un grainetier ne transporte que du grain.

 

- On le refroidit, patron ? dit Pelle-Noire quand le transbordement fut terminé.

 

- Non, laisse : ils en feront une tête, en le voyant arriver sans un flèche... je voudrais être là pour les voir. Mesdames, mes hommages de l’après-midi. Militaire, mes compliments pour votre bravoure. Votre très humble serviteur.

 

Et tandis qu’il sautait sur la route, Pelle-Noire, le baise-en-ville à la main, referma soigneusement la portière. Le colonel se tint debout, chapeau bas, jusqu’à ce que la patache, avec son conducteur ficelé disparut sur l’autre versant de la côte.

 

Alors, les muletiers et les percherons, encadrant les deux paigres, s’enfoncèrent dans la forêt de Saint-Victor.

 

 

 

LE VENDEUR DE VIOLETS ET LA PARFUMEUSE.

 

 

 

- Troun de l'air ! Mon petit Pelle-à-charbon, c'est que tu n'es pas joli à voir, avec ton cocard et ta gueule à affûter les couteaux... tu ferais peur à un régiment de pandours !

 

- Si tu te crois mieux, avec ce froc qui, mine de rien, crève de rire dans ton dos quand tu jambonnes... Une, deux ! C'est pas un spectacle pour bonnes d'enfants I

 

Ainsi devisaient gaiment, sur la route de Cette à Agde, deux citoyens que leur passeport commun donnait pour de francs patriotes chassés par la réaction de Port-la-Montagne, je veux dire de Toulon, où la flotte anglaise régnait en maîtresse et où l'on avait arboré le drapeau blanc. Le plus gros, couvert d'un habit vert déchiré, poussait du ventre un éventaire de planchettes soutenu par des bretelles en ficelle : quelques muges achevaient de s'y décomposer, et on y voyait aussi de ces mollusques peu ragoûtants mais délicieux dont les gens de la côte raffolent et qu'on appelle des violets. Son second, un petit sec en carmagnole beaucoup trop grande d'un brun pisseux, et le bandeau sur l'œil, faisait tourner, en guise de badine, un énorme gourdin ferré.

 

- Si le messière de Mont-Faron n'avait pas eu de pistolet...

 

- Ah, Pelle-à-tarte, je t'en conjure ! Pas de regrets, pas de remords ! Ou plutôt, comme disait une charmante de ma connaissance en se jetant au plumard : " Il vaut mieux avoir des remords que des regrets !" Médite cette phrase profonde, au lieu de te laisser aller à ta philosophie tartignolle ! Tu pourrais être crevé, à cette heure, comme Pied-de-Bœuf ; Pauvre mataf ! Avoir bourlingué vingt berges dans les orages, les coups de tabac, les batailles sur mer et les revues de paquetage pour finir bêtement devant l'huis d'une maison bourgeoise, c'est à pleurer quand on y pense ! Mais foin du passé, il ne sert qu'à tourmenter les vivants ! Le passé n'est qu'un songe, une fichaise, un rien !

 

C'est devant nous qu'il faut regarder, tel le timonier qui se guide sur la bonne étoile ! M'est avis qu'on va se refaire une santé d'ici peu.

 

- Quand même, la lettre était bien faite, dit Pelle-Noire : "Monsieur, vous qui êtes la bonté même, ayez pitié d'honnêtes travailleurs que la dureté des temps force à mendier aux portes... Vous savez que la misère est mauvaise conseillère... Et surtout n'oubliez pas de planquer le magot où nous vous disons, ou il fera chaud pour votre coquette demeure..." Ça, c'est de la littérature, Saint-Just n'aurait pas mieux fait ! Il me semble qu'on pourrait la resservir !

 

- Oui... La vengeance est un plat qui se mange froid. Sacredieu, on ne peut pas toujours avoir des déboires ! II faut qu'un jour la Providence récompense l'opiniâtreté ! Chaleur, quelle fournaise ! Rien que cette mer bête et plate comme un rapport ministériel à se coller sous les quinquets ! Je ne connais pas de pays comme ce foutu Midi pour y crever de chaud. Vivement qu'on arrive, milliard de sorts !

 

- A qui le dites-vous, patron !

 

- Combien de fois t'ai-je dit de me tutoyer ? Fais donc gaffe ! Tu as déjà donné des soupçons à cet enfoiré de Dupont-Prudence fils, qui a tout dégoisé au commissaire d'Avignon... C'est pour ça qu'il a fallu aller coucher avec les moustiques de la Bartelasse, alors qu'on aurait pu avoir un bon lit dans la ville ! Voilà comment tous nos malheurs ont commencé ! Dieu du ciel, voilà Agde-la-Mignonne, ma chère patrie ; je devrais me jeter à plat ventre sur le sol et en baiser dévotement la poussière, si ce sacré établi ne me collait pas au train... Et maintenant, un peu de sériosité, troun de l'air ! Entre dans la peau de ton rôle, ou je te calotte devant tout le monde !

 

 

 

Le colonel Gourgane n'avait pas perdu l'espoir de reconquérir son brick. Dès le soir de son arrivée, il s'installa avec son acolyte dans un four à pain abandonné formant niche, Quai du Chapitre. Et de là, il surveillait "son" navire. Il enrageait de le voir, chaque matin, à son réveil, pourrissant dans les eaux de l'Hérault. Au lieu du bateau neuf, fin et élancé qu'il avait fait construire avec tant de soin, il se trouvait devant une sorte de barcasse aussi loqueteuse que lui, les voiles en lambeaux, la coque terne ; et pourtant, elle n'avait jamais pris la mer. De nonchalants patriotes en guenilles passaient leurs journées à culotter des pipes et à écluser des boujarons d'eau-de-vie sur le pont, quasi sous son nez. Il en poussait des hurlements de rage, lançant en l'air ses gros sabots à pompons rouges qui allaient rebondir contre les murs.

 

- Voilà Gourgane qui pique sa crise, pensaient les Agathois.

 

Car beaucoup avaient reconnu l'ex-marquis sous le clochard, et riaient sous cape de le voir faire. On se doutait que le commissaire à plumes d'autruche qui avait visité la canonnière "Les Droits-de-l'Homme" (car on avait changé jusqu'au nom du brick, et la Nation en était propriétaire) avant de l'expédier à Toulon, n'était pas tombé tout seul dans l'Hérault ; mais dans cette époque troublée, les gens évitaient soigneusement de se mêler des affaires qui ne les concernaient pas. Ils avaient d'ailleurs une préoccupation plus urgente : trouver à manger.

 

Nos deux héros étaient ramenés au même problème. Gourgane, s'il ne vendait pas sa marchandise, qu'il changeait quelquefois chez un pêcher de la Tamarissière, pouvait toujours la gober ; mais Pelle-Noire n'avait rien : il ne supportait pas le poisson. Heureusement, à force d'assiéger la Société Populaire de revendications, les sans-culottes agathois, pour s'en débarrasser, lui avaient délivré un permis de vendeur de journaux, et dès l'arrivée de la malle-poste, l'ex-serrurier du faubourg Antoine criait :

 

- Demandez la Lie du Peuple, la Paire de Chaînes et le Vieux Lié de Cordes ! Pour ces organes immortels de la Raison que sont "L'Ami du Peuple", "Le Père Duchesne" et "Le Vieux Cordelier". Ces petites plaisanteries, qui lui eussent coûté la vie à Paris, lui valaient à Agde les rires de la population : on y goûte généralement plus un bon mot qu'un appel au meurtre. Puis Pelle-Noire, le portrait de Marat au revers de la carmagnole, était tous les soirs un des plus furieux orateurs de la Société Populaire.

 

Cependant, personne ne lui achetait sa prose, il y avait urgence à aviser, comme disait Gourgane. En voyant revenir Pelle-Noire de sa tournée, le vendeur de violets se détacha du mur noir de la cathédrale Saint-Etienne d'où il observait le trafic du port.

 

- Tu as fait une bonne manche, petit ?

 

- Penses-tu ! II faudrait que je leur en fasse cadeau, et que je les leur administre en lavement, par dessus le marché ! dit Pelle-Noire avec rage en sautant sur un tas de Bulletins des Loix.

 

Comme ils regagnaient leur niche, ils croisèrent une jeune femme vêtue d'une robe tricolore sous une mante brune, coquettement coiffée d'un bonnet blanc tuyauté. En les voyants, cette personne eut d'abord un mouvement de stupeur, puis, se plantant les poings sur les hanches, elle éclata d'un rire rauque, bien trop long et insolent.

 

- Ma parole panachée, mais c'est la Toinette Simian, du palais ex-royal dit Gourgane, stupéfait lui aussi.

 

- Ah mon pauvre vieux ! Si tu savais ce que tu as l'air gourde, avec ton petit éventaire I Et des Marie-Antoinette, n'en faut plus : tu me diras Marianne, comme tout un chacun !

 

Elle mourait de rire. Il en profita pour lui prendre les poignets.

 

- D'où sors-tu ?

 

- Ben, de la diligence, donc, pas de la lune ! J'ai déjà vu ce citoyen ce matin qui venait chercher les journaux menteurs... Lâche-moi, tu sens la marée que tu empoisonnes... C'est une infection ! Je suis une honnête femme, moi, monsieur ! Celle du représentant en mission, le mec Racanel-Macaille !

 

- Pas possible ! Rien que ça ! dit Gourgane en voyant tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de la situation. Permettez, citoyenne !

 

Et tirant son couteau d'écailleur, il fendit prestement un violet qu'il lui offrit, le bras arrondi, avec une grâce bouffonne de marquis d'ancien régime.

 

- Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?

 

- Vas-y, mon ange, gobe ça ; Pelle-Noire, tiens le bras de la citoyenne, qu'elle ne salisse pas ses manchettes.

 

- Merci, besoin de personne... Ah Gourgane, qui nous aurait dit ça, il y a trois ans, alors c'est moi qui te proposais les flacons "d'Œillets à la Reine", et ni toi ni moi n'étions nippés comme des saltimbanques... Ca fait un choc, quand on t'a connu avec la limace à jabot, de te voir en grimpant goudronné ! Vrai, ce que ça change un homme, la chemise ! Laisse-moi tranquille, ta devanture nous gêne ! Et je suis honorablement connue, ici : c'est moi la Déesse Raison du coin... Venez à la maison, je vous ferai connaître mon homme, un vrai frimant, et on avisera à vous trouver de l'emploi. Je vous présenterai comme des fameux... de la Section des Piques ! dit-elle en éclatant de rire. On peut dire qu'on s'en voit de toutes !

 

Tout en marchant, l'ex-parfumeuse leur raconta succinctement sa vie.

 

- Quand j'ai vu arriver 92, la Poitrine en Danger et tout le saint-frusquin, j'ai compris que c'était le moment de retourner mon corsage. D’ailleurs, il y avait mévente dans le parfum : les gens ne se lavaient même plus. Alors je me suis dit : "Ma petite, faut se refaire une beauté et tâcher de rester du côté du manche : mets-toi avec un patriote ; les ci-devant, comme Sainte-Etrivière, c'est comme les bouchées à la ci-devant Reine : ça ne vaut rien... » J'ai commencé par plaquer mon prénom de Marie-Antoinette, qui la foutait mal : Marianne, c'est plus coquet, plus mode, qu'est-ce que tu en penses ?

 

- Et comment !

 

- Les types de la Section de l'Egalité venaient tout le temps me tarabuster : perquisition à droite, visite domiciliaire à gauche... Forcément, ils me tournaient autour, ces gars-là sont finalement des hommes comme les autres. J'ai fini par prendre Racanel-Macaille, et comme ça j'ai eu la paix. Pas mauvais bougre, dans le fond, tout à fait minou-minette dans l'intimité... mais alors, des manières à crever de rire : tu penses, un ancien célestin ! Faut le voir plier son pantalon le soir et esquisser un signe de croix : c'est plus fort que lui, mais y a rien qui le foute plus en rogne ! L’important, c'est de gueuler ; et attention au langage ! Rien que du populaire ! Ça lui en fout plein la vue... Le moindre mot un peu distingué lui rappelle son séminaire, et dans ces cas-là, gare la lunette à Guillotin !

 

- T'en fais pas pour ça.

 

 

 

Quelques heures après, le colonel Gourgane sortit de l'ancien couvent des Pénitents Blancs, siège de la Société Populaire, de l'air arrogant de l'aventurier qui voit couronner ses plus louches combinaisons. La main sur un sabre à tête d'aigle dont on venait de le décorer, il frappa avec satisfaction la poche de sa lévite brune où était plié l'ordre de prendre provisoirement possession du brick "Les Droits-de-l'Homme". Malgré sa bonne volonté, le citoyen Racanel-Macaille, tout puissant à Agde, n'avait pu faire mieux que cette nomination provisoire, car son pouvoir théoriquement illimité de représentant en mission était en fait subordonné aux Bureaux de la Guerre (à Paris), contrecarrés comme il se doit par ceux de la Marine à Paris également.

 

- Le temps que les deux ministres se mettent d'accord, les bateaux pourriront, dit-il avec quelque bon sens à Gourgane. Aussi, citoyen, arrange-toi, puisque tu m'es si chaudement recommandé.

 

- Je ne connais le citoyen que depuis peu, mais j'en augure bien : il a l'air vertueux, dit Marianne.

 

Gourgane étouffait d'aise : de vendeur de violets, il redevenait capitaine de vaisseau ; c'était bien le moins que la Bonne Fortune, sa déesse favorite, se décidât à sourire à son adorateur sur le lieu même qui porte son nom. Tels sont les gens à réussite : le bonheur leur arrive parce qu'ils n'imaginent même pas qu'il puisse en être autrement.

 

Il éclata d'un bon rire à la réflexion de Marianne : ainsi, non seulement il récupérait son bateau, mais encore il éprouverait bientôt la joie ineffable d'en cocufier les accapareurs, en la personne de ce Macarel-Canaille... Marianne rit aussi, et le représentant du Peuple, qui ne put s'empêcher de faire écho à cette hilarité, demanda finalement :

 

- Qu'est-ce qui t'égaie comme ça, citoyen ?

 

- Tu peux pas savoir... La tête des rougets, quand je vas leur envoyer des pommes ramées ! C'est le rêve de toute ma vie !

 

Et prenant avec affection le bras de Racanel, il dit :

 

- Viens t'en avec tes bougres et la citoyenne... On va se jeter un gorgeon, sur mon avancement de solde ! Dès que j'ai appris la déclaration de guerre aux goddams, j'ai senti remuer ma tripaille de mathurin...

 

Pérorant avec la faconde d'un traîneur de clubs, il exagérait son accent languedocien pour se faire bien voir des Sétois, des Agathois et des Provençaux qui buvaient le vin du Mont Saint-Loup pour faire passer les plats de moules crues de Bouzigues.

 

- Et je me suis dit : « Gourgane, mon vieux, c'est le moment de reprendre du poil de la bête ». Les beaux jours refleurissent, sacredieu ! Comme les doux alcyons après la tempête sur la mer calmée. Et après tout, comme disait le pote Danton : "On n'a qu'une patrie, qu'on ne peut emporter à la semelle de ses souliers".

 

- Surtout sur la mer, dit Marianne, que l'allusion à Danton, passé de mode et donc décapité, avait fait frémir.

 

Sa réflexion fit régner la plus franche gaîté.

 

- Aussi, comme je dis toujours, poursuivit Gourgane sous les voûtes sombres du couvent quand les rires se furent éteints dans la piquette, mon programme tient en peu de mots. C’est : "Vivent les bons lapins, mort aux cafards, et merde pour le roi d'Angleterre, qui nous a déclaré la guerre !"

 

- Voilà qui est causé ! dit Jolivet, le futur second à bord des "Droits de l'Homme". Et maintenant, par file à droite en direction du "Panier Fleuri" ! Fais excuse, citoyenne, si la voix de la Nature nous prive momentanément de ta compagnie !

 

- Ca va, ça va, ne te fatigue pas, dit Marianne qui avait rendez-vous avec son ex-amoureux "entre minuit et deux draps" du temps que le représentant du Peuple ferait imprimer d'urgence des cartes de pain, de vin et de viande pour les Agathois affamés, histoire de leur faciliter la vie.

 

 

 

Pour la seconde fois, Gourgane arracha in-extremis Marianne de la fenêtre où elle se promettait d'ameuter le quartier, et elle lui mordit la main. Comme il la jetait dans l'unique fauteuil de la chambre, elle lui dit, entre deux hoquets de rire :

 

- Danse, ou je te dénonce.

 

Et il fallut qu'affublé du bonnet tuyauté et du corsage tricolore de la parfumeuse, il dansât en chantant à mi-voix le Chant du Départ.

 

- Plus fort, je n'entends rien !

 

Le rendez-vous galant n'avait pas été ce que le colonel espérait : sa partenaire ne montrait plus le bon vouloir qu'elle avait à Paris. Tout au contraire, elle satisfaisait maintenant des lubies, prétendant qu'elles étaient utiles à sa joie de vivre. C'est elle qui avait décidé que le rendez-vous aurait lieu dans la chambre même de Racanel-Macaille, sans se soucier de son arrivée, et il avait fallu que Gourgane fit le tour des lieux en aboyant, à quatre pattes, encore s'était-elle fâchée :

 

- Racanel aboie mieux que toi ! Attends, je vais le dire en ville !

 

La sueur au front, Gourgane l'avait rattrapée comme elle commençait à crier, et dompté, maintenant, il dansait. C'est avec une mine assez malgracieuse qu'il esquissait ces entrechats, et Marianne ne se gênait pas pour critiquer sa chorégraphie.

 

- Ca se prend pour Vestris, et c'est pas foutu de pincer un menuet... M'en as-tu assez fait prendre, des poses ! Chacun son tour, mon petit ami. Chante, maintenant. Quelque chose de gracieux, voyons... Tiens, le chœur des Jeunes Filles :

 

 

 

Et nous, sœurs des héros, nous qui de l'hyménée,

 

Ignorons les aimables nœuds.

 

 

 

- Mais je ne le sais pas ! s'écria Gourgane.

 

- Ca prouve combien tu es un tiède républicain. Allons ! Encore quelques sauts de carpe !

 

Comme on entendait un pas dans l'escalier, elle le fourra avec naturel dans un placard qu'elle ferma à double tour.

 

- Je suis rompu, ma bonne amie, dit la voix, qui se faisait tendre, du représentant en mission.

 

- Oui, eh bien, il n'y a rien de fait si tu n'entonnes pas le "Veni Creator Spiritus" ! A moins que tu ne préférés « Adeste, fideles » ! A ton choix ! Ah vous leur en faites voir, aux femmes ! Mais vous avez besoin d'elles : à chacun sa révolution.

 

 

 

Quelques jours après, le colonel Gourgane était au fort Brescou, humant délicieusement l'air du large, les narines écarquillées, sa lévite de plus en plus avachie, un vieux sabre d'abordage traînant jusqu'à terre, les bottes percées et braillant comme un phoque. L'équipage avait un fort relent de bagne, vu qu'il était composé en partie de Toulonnais, et de mathurins en rupture de corsariat. Ils n'étaient pas mignons, mignons, les marins à Gourgane, mais ils étaient très suffisants pour ce qu'il voulait en faire. A peine sur le pont, il s'était précipité le sabre haut sur deux ivrognes qui éclusaient du rhum contre un tas de cordages et leur avait administré une dégelée de coups de plat. Les marins avaient tout de suite remarqué que le capitaine que leur expédiait la Convention était du bâtiment.

 

Depuis, ça tournait drôlement rond, exercices à feu, à voile, école de nœuds, manœuvres dans tous les sens, peu de canonnières faisaient autant de raffut et de fumée que la barcasse à Gourgane. L'équipage était exténué, et lui heureux comme un pape. Le soir, double ration d'eau-de-vie pour chasser la mélancolie, qui, comme on sait, assaille plus souvent que d'autres les Suisses et les gens de mer. Mais Gourgane tenait à ce que les siens n'aient pas le mal du pays. Au bout de trois semaines de ce cirque, et sur les ordres exprès de Racanel, il appareillait en haute mer.

 

[Ici, un épisode manque. On se souvient que Gourgane avait été dénoncé comme aristocrate par Maître Dupont-Prudence, son notaire véreux, qui pensait qu’en faisant « disparaître » Gourgane, il récupèrerait les terres du marquis de Sainte-Etrivière qu’il administrait, et dont il profitait déjà de la quasi-totalité des bénéfices. Un commissaire du peuple et quatre de ses subordonnés viennent arrêter Gourgane sur son vaisseau, suite à cette dénonciation. L’équipage les fait monter à bord avant que Gourgane n’ait le temps de réagir... Heureusement, son caractère hardi et sans détours, lui fait vite trouver une solution définitive à ce fâcheux inconvénient].

 

 

 

- Ah mes gaillards ! dit gourgane en riant de l’air désappointé de son équipage, tandis que la mèche fusait au-dessus du tonneau de poudre. Vous avez cru que j’allais toujours vous offrir du rouget en ragoût... c’est fini ! On ne peut tout de même pas empêcher un honnête homme de sauver sa peau des mains de forbans comme vous... Vous irez moisir sur les pontons des goddams ! Parfaitement ! Décrété d’accusation, je le suis, c’est sûr ! Et même marquis de Sainte-Etrivière, pour vous servir ! N’approchez pas, ou je fous le feu à la coque de noix, et nous irons tous danser le rigaudon dans les nuages !

 

Riant à gorge déployée, il jouissait de la stupéfaction du commissaire et de ses sbires.

 

- C’est cochon, ça, capitaine, de nous prendre en traîtres ! cria Jolivet. On ne t’a rien fait, nous ! C’était pas dans nos idées de te faire pincer !

 

- Eh, bougre de saucisse, c’est dans les miennes de me faire raccourcir le tronc ? Fallait pas laisser grimper les argousins !

 

- Oh, Gourgane, dit l’homme aux boucles d’oreille d’or, tu t’emballes et tu dis rien qui vaille... Nous aussi on a guindé derrière le mat, dans le temps... On comprend les choses ! Pourquoi tu fous pas le camp tout seul en nous laissant tranquilles ? On te débarque chez les gondons et on dira que tu es tombé à la mer !

 

- C’est parlé, ça ! Cria l’équipage

 

- Et ceux-là ? dit Gourgane en montrant le commissaire et sa clique.

 

- Ceux-là ? On les débarque tout de suite ! dit le Sétois.

 

Malgré leurs cris, le commissaire et les quatre policiers passèrent par-dessus bord, portés plutôt que poussés par l’équipage hilare. Gourgane les regardait boire la tasse aux alentours de leur barque, essuyant de sa manche les larmes de rire qui lui venaient aux yeux.

 

A ce moment, un coup de canon partir du Fort Brescou.

 

- Ah, voilà mes coquins qui se réveillent ! dit Gourgane. Il doit y avoir là-bas un grelotteux qui sait jouer de la lunette... Et maintenait, pare à virer, à veiller au grain ! hurla-t-il dans son porte-voix. Il va falloir jouer serré, s’ils nous lâchent la flottille au train !

 

- Pas de danger ! C’est des tortues ! Cria le contremaître.

 

- Vive Gourgane encore et toujours ! Cria l’équipage monté dans les drisses.

 

La canonnière vira de bord et s’enfonça dans le brouillard.

 

 

 

Les hommes appelaient entre eux la canonnière "la Punaise", car elle était presque inaccessible, étant au ras de l'eau. Dans le courant d'Octobre, Gourgane décida de s'attaquer aux hautes frégates anglaises qui faisaient du transport de troupes et de matériel en direction de Toulon. La première qu'il attaqua avec une satisfaction manifeste fut "The Erebus", car il avait toujours sur le cœur les inqualifiables procédés de MM. Swallow et Nothinghill. Il pensait qu’à ce degré-là, la guerre avait du bon, puisqu’elle permettait d’assouvir quelques rancunes personnelles, et rien ne lui aurait fait quitter les barils de gins trouvés à bord de « l’Erebus ». Les canonniers, dans l'entrepont, l'entendaient murmurer en se frottant les mains :

 

- Je vais toucher mes intérêts.

 

Malheureusement, les boulets, s'ils percent les coques au-dessus de la ligne de flottaison, ne peuvent faire couler les navires, car les fibres du bois se resserrent après leur passage. Les marins de Gourgane pouvaient entendre dans les intervalles de la canonnade les coups de marteaux des charpentiers enfonçant des chevilles pour aveugler les voies d'eau. Et avec leurs cinq petits canons de 24 et l'obusier rivé à l'avant, ils se sentaient misérables en face des 120 canons du monstre marin qui leur crachaient dessus, heureusement beaucoup trop haut.

 

Gourgane avait fait monter une batterie de boulets rouges, et dans l’entrepont, les boules de fonte chauffant sur leurs grils comme des cerises répandaient une odeur irrespirable. La bataille était mal engagée, et la canonnière essayait d'échapper au feu d'enfer des Anglais, sans aller trop loin cependant, car les canonniers, prenant du champ, eussent pu l'écraser sur la mer comme d'un coup de poing. Mais sur son pont désert s'enfonçaient les balles des fantassins et des marins qui le fusillaient des haubans.

 

 

 

Mais Gourgane avait trop escompté des forces de la « Punaise ».

 

Le violent combat naval dont elle était sortie victorieuse ne l’avait pas arrangée.

 

Il ne s’en aperçut qu’après l’algarade des péluquins jetés par-dessus bord.

 

Bien qu’elle se fût enfoncée à l’horizon, la pauvre canonnière des « Droits de l’Homme » faisait eau de toute part.

 

C’est l’homme aux boucles d’oreilles d’or qui s’en aperçut le premier.

 

- O capitaine ! Le bateau coule !

 

- Tous aux rames, garçons ! Et souquez ferme !

 

Ils tirèrent ainsi le navire blessé jusqu’à la hauteur de Narbonne.

 

- Ca ne peut pas durer, dit Gourgane. On avance comme des tortues, et à cette allure, même un représentant du Peuple est capable de nous rattraper... Il va falloir quitter le navire...

 

- ... comme des rats ! dit Pelle-Noire en écho.

 

- Ce ne sera pas notre faute, capitaine !

 

- Je le sais, Godiveau... Allons, ce brouillard nous protège ; avec un peu de chance nous nous en tirerons sans anicroche : tous aux rames !

 

Déjà le navire donnait de la bande.

 

- Forcez sur les bois ! cria Gourgane quand il eut coupé les filins. Qu’il ne nous entraîne pas, au moins, dans un remous !

 

Comme ils s’éloignaient dans le brouillard du matin, la canonnière s’échouait sans autre effet qu’un soupir des eaux sur le sable de la côte.

 

- Adieu la Fraternité ! dit Gourgane dans son habit bleu, debout à l’arrière de sa barque.

 

La forme du navire se perdait déjà dans la brume.

 

- C’était un bau navire, mais la fatalité... dit Godiveau.

 

Une heure après, à force de ramer silencieusement, ils touchaient terre dans les roseaux de la basse-marine.

 

- Et maintenant où allez-vous ? dit Gourgane aux marins.

 

- Bah ! Voilà Azaïs, qui est de Portiragne : il nous logera bien pour ce soir !

 

- Au revoir les amis, et bonne chance !

 

Et, suivi de Pelle-Noire, il écarta les roseaux et s’avança vers Narbonne, par ce pays étrange et brumeux qui longe la côte. Un soleil pâle se levait sur les tamaris.

 

- Alors patron ! Nous voilà encore sur le sable, remarqua philosophiquement Pelle-Noire, qui marchait derrière le capitaine.

 

- Peut-être... mais je n’ai pas dit mon dernier mot ! A nous le trésor des Chartreux... Par file à droite, marche !

 

 

 

 

 

L’AMOUREUX DE CECILE.

 

 

 

Cécile avait fini par "dégoter un amoureux", comme disait Josèphe : c'était un ancien commis de l'octroi qui marchait sur la cinquantaine, le sieur Borneret, à qui ses travaux d'écriture et son emploi sédentaire à la Barrière du Trône n'avaient pas laissé beaucoup de temps pour la bagatelle. Depuis que l'octroi était supprimé et que la place du Trône, devenue du Trône-Renversé, ne voyait plus que les exécutions massives d'opposants, vrais ou faux, à la Révolution, M. Borneret avait quitté l'habit vert et les cadenettes, marques de son ancien emploi, pour se mettre en cheville avec des horticulteurs de Boissy à qui autrefois il avait rendu service. Grace à eux, il avait pu acquérir pour pas cher des biens nationaux, et maintenant que sa fortune semblait assise, il pouvait se payer un peu de bon temps.

 

Il faisait une bringue honnête dans les musicos du quartier de l'Unité, et c'est au bal de la rue des Mauvais-Garçons qu'il avait connu la jeune fille. On ne peut pas dire que le teint rougeaud, les cheveux gris et la carmagnole brune de Borneret aient littéralement enthousiasmé Cécile. Mais lui s'était découvert une petite fleur bleue, des attentions d'amoureux balourd : elle était la première à ne pas s'être moqué de son bégaiement. Borneret lui avait demandé de la revoir, l'amenait dans des restaurants calmes de la rue de l'Ancienne-Comédie, où se réunissaient des négociants. Il lui faisait une cour à la mode surannée d'avant 89, lui portant des brassées d'orchidées, dont on sait que Boissy est le pays, puis, connaissant la famine qui sévissait il lui offrit une fois, comme honteux, un petit panier d'œufs. Il avait des délicatesses, voulait être présenté à Mme de Xivry, tournicotait autour de la question : comment demander la main de Cécile? Elle le voyait gêné, mais n'osait l'encourager : la différence d'âge l'effrayait. Un jour, au Procope, il se décida : il avait de l’argent, beaucoup de terres... Sa solitude lui pesait. Il aimait faire des affaires, mais finalement, qui en profiterait ? Elle l'écoutait, sans pouvoir se décider, considérant ce soupirant singulier. Et lui n'osait proposer un mariage honnête, comme si c’eut été un mauvais coup.

 

La jeune fille était surprise. Elle n'aurait pas cru que l'amour put se manifester à elle sous cette forme. Elle aurait cru qu'un ami ne serait qu'un passage pour les mauvais jours. Mais ceux-ci menaçaient de se prolonger. Ce fut elle qui se décida, et lui parla la première de mariage. M. Borneret tira un mouchoir à carreaux et s’en tamponna les yeux, qu'il avait gros. Il posa sa main sur celle de Cécile. Et il restait appuyé à la banquette du Procope, reniflant devant la jeune fille gênée, émue malgré elle.

 

- Je serais le plus heureux des hommes... dit Borneret. Mais il ne pouvait rien sortir d'autre, et le garçon, qui débarrassait la table, était persuadé que ce gros homme provincial et sa nièce étaient frappés de quelque deuil.

 

 

 

LES LANDES DE LUNEBOURG.

 

 

 

- Laissez-moi, mon oncle, je mourrai aussi bien ici qu’ailleurs, dit Philippe de Xivry comme Gilles et le chevalier de Sélincourt le traînaient dans une haie à l’abri de la neige.

 

- Mourir ! Comment peux-tu imaginer des choses pareilles, mon cher Philippe, dit le chevalier le plus gaiment qu’il pût ; mais à voir les lèvres bleuâtres du jeune homme et ses yeux cernés, il ne pouvait se méprendre sur ces signes avant-coureurs de la mort.

 

- Si seulement nous pouvions trouver une de ces cabanes de bergers comme il y en a chez nous, dit Gilles... Nous pourrions allumer du feu avec ces brindilles... Mais il n’en est pas question.

 

En effet, une bise glaciale soufflait sur les landes de Lunebourg.

 

- Si près du but, pourtant ! murmura le chevalier.

 

Il lui semblait que Hambourg était le havre, le paradis des émigrés... mais il ne pouvait se faire d’illusions : Philippe n’irait pas plus loin. Sa respiration se faisait de plus en plus difficile, à peine un filet de vapeur sortait de ses lèvres bleuies, et ses traits, déjà, se pinçaient.

 

Et personne à l’horizon, pas un village, pas une ferme... Fichu pays !

 

Autour d’eux, les landes de bruyères secouées par le vent disparaissaient par moment dans les tourbillons de neige. Le chevalier couvrit Philippe de son manteau et se mit à faire les cent pas pour ne pas se laisser geler. Sa pensée, d’ordinaire stoïque comme celle d’un vieux soldat, ne pouvait s’empêcher de considérer sans fard leur misère : Raymonde et Cécile abandonnées en France, eux-mêmes errants à travers l’Allemagne, sans un sou, sans vivres, obligés d’accepter des travaux durs et rebutants pour manger... Et encore pas tous les jours... Chassés par les différents gouvernements de cette mosaïque de territoires ; haïs par les paysans comme Français... Après la fuite de Maëstricht, où ils avaient été obligés de vendre leurs chevaux fourbus, une lamentable odyssée les avait traînés à travers l’Allemagne, le Schleswig... S’enfonçant dans le pays, passant les frontières en fraude, ils avaient vendu leur équipement, pièce à pièce, pour vivre, tandis que derrière eux les armées républicaines triomphantes envahissaient les campagnes. L’armée des Princes était depuis longtemps dispersée, sans chefs, sans solde, on survivait comme on pouvait. Beaucoup de royalistes, trop vieux, ou trop pauvres, s’étaient suicidés en mars, une véritable épidémie. Les plus chanceux des émigrés s’entassaient à La Haye, à Düsseldorf, à dix dans des granges misérables et pouilleuses où on leur tirait leurs derniers biens, jusqu’aux montres, aux vêtements... l’armée de Condé, la seule qui gardât quelque cohésion, faisait retraite vers la Russie. La traversée du Hanovre avait réveillé des souvenirs amers dans la mémoire du chevalier : il avait occupé le pays en 1757, pendant la guerre de Sept Ans. Il avait dix-huit ans, à l’époque, il en comptait maintenant cinquante-quatre : quel retour atroce du destin !

 

- Que faire ? pensait le chevalier accablé de misère. On ne veut même pas de nous comme portefaix. Cela fait dix mois que nous errons.

 

Emprisonnés à Vanloo pour port d’armes, les gardes de la ville lui avaient confisqué son bien le plus précieux : son fusil de chasse, qui leur permettait de subsister dans ces déserts. Chassés de Nimègue, ils avaient été retenus deux mois à Hengelo comme espions. Puis ils s’étaient assemblés à une petite troupe de gardes-du-corps aussi démunie qu’eux ; ensemble, par Nordhorn, Lingen, Cloppenburg, Brème, ils avaient traversé le grand-duché d’Oldenburg : on leur avait assuré qu’à Hambourg une agence franco-anglaise recrutait des émigrés pour former en Angleterre un régiment de marine. Ils s’étaient accrochés à cet espoir vague, mais leurs compagnons étaient morts les uns après les autres, ayant contracté des fièvres pernicieuses dans l’île de Walcheren. Philippe était tombé malade à son tour, de privation : ce n’est pas en mangeant des pommes de terre à moitié crues déterrées dans les champs qu’il pourrait se remettre. Et maintenant ils se trouvaient seuls, à trois, dans ces landes désolées où mugissait le vent de la Baltique.

 

- Ce n’est plus très loin, Philippe, implora le chevalier : peut-être deux, trois lieues... Veux-tu que je te porte ?

 

- Ce n’est plus la peine de vous donner tant de mal, mon oncle, dit Philippe avec difficulté. Vous m’avez porté jusqu’ici et je sens que c’est fini. Le froid gagne mes os et je ne sens déjà plus mes mains engourdies. Mon oncle ?

 

- Mon enfant ? dit le chevalier navré de douleur en serrant la main de Philippe et rapprochant sa tête de la sienne.

 

            Il était ému de serrer ainsi le fils de la femme qu’il aimait, qui aurait pu être son propre fils.

 

Vous vous souvenez de la mort d’Antoine ?

 

- A quoi penses-tu, mon petit ? Il n’est pas question de ça.

 

- Je n’ai plus rien à perdre, mon oncle... Il faut que je libère ma conscience, je le sens... Je serai plus soulagé... Il n’y a même pas un prêtre pour m’assister.

 

- Eh bien, qu’y a-t-il ? dit le chevalier en soulevant le torse du mourant.

 

- C’est moi qui l’ai tué en duel, mon oncle, derrière l’Arsenal... Pour une affaire ridicule, une histoire de fille... Je n’ai jamais eu le courage de vous le dire.

 

Malgré le temps glacial, le front du chevalier était couvert de sueur. Gilles, qui s’était rapproché, pleurait, et les larmes se glaçaient dans ses joues broussailleuses.

 

- Si Dieu te pardonne comme je le fais, Philippe, tu peux être en paix, dit le chevalier avec effort.

 

- Merci, mon oncle. Ne restez pas ici : revenez près de ma mère...

 

La tête de Philippe retomba en arrière, et peu d’instants après il paraissait dormir, mais aucun souffle ne s’élevait plus de ses lèvres bleues.

 

- Il est mort sans souffrir, dit le chevalier en se signant. Antoine, puis maintenant Philippe. Mon pauvre Gilles, il ne nous reste plus personne. Peut-être nous-mêmes n’en avons-nous plus pour longtemps. Je me demande ce que nous faisons ici, quad ta mère et ta sœur ont sûrement besoin de nous. Domine, exaudi orationem meam.

 

- Et clamor meus ad te veniat.

 

- Que faire ? Nous ne pouvons porter le corps de ton pauvre frère jusqu’au prochain village : on nous prendrait pour des meurtriers et Dieu sait ce qui arriverait ! dit le chevalier qui commençait à creuser une tombe avec son couteau. Aide-moi, Gilles, cela t’empêchera de geler.

 

Et comme la fosse avançait :

 

- Et si l’adresse d’Hambourg n’était qu’un rêve, comme le reste ? Cette agence de recrutement n’existe peut-être même pas. Nous irons crever dans quelque hôpital... Tu te souviens de ce que nous a dit le capitaine de Brème, qui nous avait engagés comme dockers : « Nous avons des ordres de Londres pour laisser mourir le plus possible de Français, quel que soit leur camp ». Celui-là était plus cynique – ou plus compatissant – que les autres.

 

- On ne veut de nous nulle part, dit Gilles en continuant à creuser.

 

- Rentrons en France, Gilles, au moins nous mourrons chez nous.

 

- D’accord, mon oncle.

 

 

 

L’ANTICHAMBRE DE LA MORT.

 

 

 

Comme elles le redoutaient, cela avait fini par arriver. Arrêtées sur une dénonciation anonyme, Mme de Xivry, Cécile et Elise avaient été transférées séance tenante à la prison de Sainte-Pélagie, celles de leur quartier, les Carmes et la sinistre Abbaye Saint-Germain, étaient combles.

 

L’acte d'accusation du savetier de la rue Galande, arrivé en même temps qu'elles, le décrivait comme un "dangereux révolutionnaire, qui ne payait pas ses impositions pas esprit de royalisme". Mais le savetier savait pourquoi il était là : il avait indisposé par ses réclamations le marchand de vin de son quartier, qui lui devait un ressemelage. Las de s'entendre réclamer de l'argent, le débiteur, qui par ailleurs faisait fortune, l'avait dénoncé au Comité de Surveillance, dont il était un des suppôts, et le cordonnier attendait d'être guillotiné pour quelques sous que lui devait un puissant du jour.

 

            Le boulanger à la retraite, qui n'exerçait plus depuis cinq ans, avait été jeté à Sainte-Pélagie comme "accapareur de grains et affameur du Peuple". Le mercier du passage du Commerce, parce qu'il avait vendu à une cliente, qui s'était empressée de le dénoncer, du papier à lettres dont le filigrane représentait une couronne.

 

- Voilà ce que c'est de ne pas regarder son papier par transparence ! disait la concierge de la rue Poupée, qui était là pour n'avoir pas signalé une ci-devant baronne de 92 ans qui vivait dans une mansarde. La baronne, presque gâteuse, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, faisait sa partie avec un charpentier qui avait dit, étant ivre, que "maintenant, on avait neuf cent rois au lieu d'un", en parlant des députés. Tout était bon pour mener à l'échafaud.

 

Encore ceux-là avaient-ils un motif, si révoltant fut-il, pour aller à la mort. Mais combien d'autres, qui avaient été arrêtés pour des conspirations dont ils ne connaissaient même pas l’existence, s'emportaient en injures contre les porte-clefs qui chaque matin venaient chercher la ration de viande fraîche pour la guillotine !

 

- Cause toujours, vous y passerez tous, disaient les geôliers : il n'y a plus rien à becter à Paris.

 

Mme de Xivry se demandait combien elle avait vu de ces gens, depuis qu'on les avait jetées à Sainte-Pélagie. Pour l'écrasante majorité, c'étaient des gens du petit peuple, les faibles, les illettrés, incapables de se défendre, que la Révolution immolait à l'idole républicaine. Il y avait ceux qu'on avait interpellés en pleine rue, et dont les papiers étaient incomplets, ou trop complets. La guillotine avait besoin de sang frais, et on en était arrivé à lui fournir chaque jour un nombre déterminé de victimes par quartier, au hasard des rues et des rencontres, comme autrefois au Moloch antique. Tous ces pauvres montaient à l'échafaud, dans le matin froid du printemps 94, pour maintenir haut et droit le moral de la Nation sous la botte jacobine.

 

 

 

Leur motif, au moins, était clair : le fait d'être mère et sœur d'émigrés méritait à lui seul largement la mort. Mais Elise, qui n'était que femme de chambre ?

 

- Est-ce un crime d'être femme de chambre d'une parente d'émigrés ? avait demandé Mme de Xivry à son arrivée au guichet.

 

- Et comment ! avait répondu celui que les prisonniers appelaient Marat, en lui soufflant la fumée de sa pipe au visage. Toutes les bonniches sont des juments d'aristos.

 

 

 

De brusques accès de rage secouaient par moment la prison, écho des convulsions hystériques où se roulait la France. A ces moment-là, les gardiens disparaissaient, se terraient dans leur cagibi verrouillé, près de l'entrée, leurs armes tremblant dans leurs mains. Anciens bandits, anciens assassins, tous professaient les doctrines communistes à la mode, pour pouvoir plus aisément tuer et voler : au fond, ils n'avaient pas changé de métier, ils n'avaient fait que changer de côté de la barricade ; ils étaient dans leur droit, leur règne, celui de la Terreur et de l'assassinat. Ils avaient confiance - plus dans la lâcheté du peuple que dans les murailles épaisses et les fenêtres grillagées de la vieille prison. Mais des meurtres s'y commettaient, et il fallait faire gaffe : une "moutonne" soupçonnée d'avoir fait expédier quinze femmes à l'échafaud, pour 300 assignats la tête, avait été assommée à coups de sabots par les détenues, qui lui avaient arraché les yeux. Au greffe, les bonnets rouges l'avaient inscrite comme "morte de chagrin", pour ne pas provoquer d'enquête. Ils n'étaient pas tranquilles : eux aussi étaient sous la menace de la plus mince dénonciation.

 

 

 

Seules, les tricoteuses étaient pleinement satisfaites. Elles n'avaient plus à expédier, comme sous le Roi, des lettres anonymes inefficaces au lieutenant de police : maintenant, au moins, on les prenait au sérieux ; il suffisait d'aller accuser tranquillement, quand on s'ennuyait, au greffier de la section du quartier, une telle qui avait une robe neuve qu'on désirait s'approprier, ou un tel qui se montrait insuffisamment poli. Ensuite, c'est avec satisfaction que le tricot aux doigts, on se rendait, entre bonnes copines du même quartier, aux séances de la Conciergerie : les tricoteuses hurlaient de joie chaque fois qu'elles entendait décréter la mort, c'est-à-dire toutes les cinq minutes, car le grand assassin blême, Fouquier-Tinville, expédiait sous les prétextes les plus divers, dont le seul énoncé divertissait les tricoteuses :

 

- A chômé le ci-devant dimanche en disant que ça ferait coup double avec le décadi...

 

En voilà un qui comprenait la blague comme l'aime le peuple parisien, ce Fouquier !

 

- A porté une cravate de soie blanche, emblème de ralliement aux odieuses idées royalistes... A dit que la province devait se désolidariser de la capitale... A demandé pourquoi les gens du Midi iraient toujours se faire tuer pour ceux du Nord... A brisé un buste en plâtre de la République... A conspiré avec un ci-devant valet... A souhaité que les Chouans fassent aux bleus ce que font en Vendée les colonnes infernales.

 

 

 

Dans le dortoir surpeuplé, Mme de Xivry s'occupait à tresser une tabatière avec les brins de paille de sa paillasse. Elle ne perdait pas son calme ; au contraire, elle était beaucoup moins inquiète depuis qu'elle était arrêtée. Puisque de toute façon sa classe sociale devait disparaître, et que les républicains en tuaient de préférence les femmes, plus faciles à attraper, elle se résignait au sort inéluctable. D'autres fois, avec un petit ciseau à couture qu'elle avait réussi à soustraire aux fouilles, elle découpait les silhouettes de ses codétenues, et rangeait sur le rebord de la fenêtre les profils de tant d'innocentes guillotinées, dont certaines n'avaient pas quinze ans. Il ne resterait plus que ce témoignage de leur passage sur terre. Aucun familier des disparues ne viendrait jamais demander ces fantômes de papier noir.

 

Elle pensait avec émotion à ses fils et au chevalier de Sélincourt : depuis quatre ans qu'ils étaient partis, elle avait reçu trois lettres d'eux, la dernière datée des environs de Hambourg, d’où ils se préparaient à embarquer pour l'Angleterre. Ils étaient heureux, bien portants, disait la missive qu'un soldat du service des Postes avait interceptée avant qu'elle soit détruite, et qu'il avait eu l'honnêteté de lui porter, à une permission. Mais Cécile, qui se promenait sous les acacias chétifs de la cour avec le jeune homme qui portait sur lui sa propre condamnation à mort : une redingote verte dont la couleur passait pour être celle de la réaction, ne se résignait pas. Elle enrageait de mourir. Elle haïssait ses frères et le chevalier, qui les avaient laissées dans cette entreprise d'assassinat qu'était devenu Paris.

 

Le jeune homme avait eu beau protester qu'il s'était fait tailler sa redingote dans un vieux rideau parce qu'il ne possédait pas d'autre tissu, on l'avait expédié à Sainte-Pélagie ainsi que son tailleur, un petit homme voûté et blême du faubourg du Temple qui laissait quatre enfants.

 

 

 

La pièce ressemblait plus à une soue à porcs qu’à l’habitation d’un être sensé à deux pieds, sans plumes. Devant ce qui servait d’âtre, c’est-à-dire une pierre au milieu de la bicoque, Gilles et le chevalier de Sélincourt se chauffaient les mains à un maigre feu de bruyères, tandis que le maître du lieu, par hospitalité, chassait en flamand les poules et les dindons qui encombraient son logis.

 

- Nous serons bientôt en France, Gilles, dit le chevalier ragaillardi par ce gîte rustique. Si nous n’avions pas rencontré ce bon diable, nous risquions fort de passer la nuit au bord de ce canal. Avec le givre qu’il y a, nul doute que le matin ne nous eut trouvés gelés comme des sorbets.

 

- Je me demande ce que diable il veut dire, avec ses cartoufles.

 

- C’est peut-être un chasseur...

 

- Non, non, c’est bien cartoufles, pas cartouches qu’il dit, écoutez vous-même.

 

- Ah ! Cartoufles ! dit Sélincourt en sortant de la rêverie douloureuse qui le ramenait toujours aux Landes de Lunebourg, et éclatant de rire. Il nous invite à dîner.

 

En effet, le paysan avait décroché la marmite de sa crémaillère et en tirait avec une louche de fer plusieurs légumes bruns, dont la peau éclatée montrait une chair jaunâtre.

 

- Ce ne sont même pas des pommes de terre mais des topinambours, mon cher Gilles. Brave Flamand, qui nous invite à ses agapes, au lieu de chercher à nous larder de plomb, comme les pandours d’avant-hier !

 

Bouillis avec du sel, les topinambours leurs semblèrent un régal.

 

- Il ne leur manque que l’accompagnement d’un bouillon de poule ; mais enfin il vaut mieux être vivant et manger des topinambours que de crever de misère en Prusse... Qu’est-ce que c’est ? Il me semble que j’entends des voix, dit brusquement le chevalier en posant sa main sur le bras de Gilles. Reste là, je vais voir ce que c’est.

 

Il sortit sans bruit. A peine avait-il contourné le coin de la maisonnette, que des gardes en habits bruns poussaient la porte.

 

- Monsieur, papiers !

 

- Sauvez-vous, mon oncle ! Cria Gilles.

 

Le chevalier s’enfonça dans la nuit.

 

 

 

Quinze jours après, à perte de vue, la barrière des Bons-Hommes était déserte quand le chevalier de Sélincourt la passa. C’était à l’heure silencieuse où le faux-jour de l’aube reflète dans la Seine plate à l’ombre rougissante des maisons de jardiniers de Passy. Il avait préparé toute une histoire dans le cas où on l’aurait arrêté à la barrière, mais derrière une fenêtre du poste les gardes dormaient sur leurs bat-flancs. Les bâtiments tombaient en ruines, les arbres étaient sciés au ras du sol. Une pauvresse à demi-nue ramassait des brindilles. Partout, des tas d’ordures s’amoncelaient : la capitale de l’Europe était devenue un coupe-gorge, un champ d’épandage. L’Ile des Cygnes, au milieu de l’eau, était dépouillée de ses traditionnels tas de bois à brûler.

 

- Je retrouverai Raymonde, coûte que coûte, se répétait le chevalier vacillant de faim.

 

Depuis l’arrestation de Gilles, cette seule pensée le soutenait.

 

Il traversa le village de Chaillot endormi en traînant ses souliers éculés. Il ne sentait plus ses pieds saignants, déchirés par les cailloux de la route.

 

Un chien dont il eut pu compter les côtes vint le flairer mais n’aboya pas : il lui sembla que c’était un bon présage.

 

C’est ainsi qu’il fit sa rentrée à Paris.

 

 

 

LE MOULIN DE JUST

 

 

 

Devant le tas d'or, le citoyen Chaussat s'était déridé. Non pas que son visage naturellement renfrogné se fut mis en grand frais d'amabilité : il avait juste quitté un instant son air revêche, comme une concierge la veille du Jour de l'An quand on lui glisse ses étrennes. Maintenant, devant la demi-tasse de café et le carafon d'eau-de-vie, il se déboutonnait un peu.

 

- Un constipé, nourri de graisse rance et de soupe de pommes de terre, comme tous ces montagnards, pensait Gourgane sans s'arrêter de parler. Cela faisait partie de sa méthode : noyer le poisson sous un flot de paroles, raconter sa vie, vraie ou supposée, ne pas cesser de jaboter un seul instant, payer largement et sans discuter, la rude franchise qu'on s'attend à trouver dans un coffre puissant d'officier républicain habillé de drap bleu, dont les boutons d’étain portent la grenade de la cavalerie lourde. Pendant ce temps, il avait tout loisir d'amener sa recherche : l'inscription énigmatique du livre des Chartreux. Car il était à Escoussens, le village du sud du Tarn que ses aventures quatre ans auparavant chez La Plume lui avaient bien involontairement fait négliger. Il avait pensé qu'il ne pouvait plus logiquement se présenter qu'en se donnant pour un officier chargé de la remonte d'un état-major.

 

- Vous voyez, citoyen : je paie vos trois chevaux comptant. Ils sont d'ailleurs magnifiques et valent bien la pièce, et je m'y connais : il m'en faudrait encore trente comme ça pour la remonte du général Guillemot.

 

Il avait cité le nom au hasard : celui d'un oiseau de mer dont il avait vu une estampe, dans le temps.

 

Le citoyen Chaussat savait parfaitement que les genoux de l'un des chevaux étaient couronnés, et que l'autre avait une taie sur l’œil. Il se félicitait d'être tombé sur une poire aussi juteuse que ce particulier. Derrière ses sourcils broussailleux, le colonel, renversé sur la chaise paillée dont il faisait craquer les pieds, s'amusait beaucoup, citant d'abondance les traits de bravoure de l’armée des Pyrénées-Orientales où s'était distingué le jeune Dougados, de Labruguière, justement, "un pays à vous et un fameux lapin". Il louait le pays de Castres, la beauté des montagnes du Sidobre, et la bonté de l'air qui le changeait de celui, méphitique, de Toulouse, cette tanière sans égout qui puait comme cinq cent diables. Puis la bonne vie saine qu'on devait mener dans la Montagne Noire, bourrée de centenaires et où la guerre n'avait jamais aucune chance de venir. Et Chaussat pensait, en caressant de l'œil les jaunets :

 

- Cause toujours, tu m'intéresses.

 

- Où pourrais-je trouver d'autres chevaux de cette qualité ? concluait Gourgane. Mais peut-être n'en avez-vous plus ? Ce n'est pas facile à trouver, avec les réquisitions.

 

- Il est de fait que les réquisitions nous ont fait beaucoup de mal, dit Chaussat. Je vous ai vendu mes propres bêtes, qui sont, comme qui dirait, de la famille. Pour ce qui est d'en trouver d'autres aussi typiques, voilà le hic.

 

Et s'apercevant qu'à trop finasser, le marché risquait de lui filer sous le nez, il ajouta en toute hâte :

 

- Mais j'ai ce qu’il vous faut sous la main. Il ne s'agit que d'aviser mes fils, à castres et à Puylaurens : puisque ça vous intéresse vous aurez ça recta, et au même prix, qui est, vous le voyez, excessivement raisonnable... Il faudra compter, évidemment, la commission de mes enfants, qui ne travaillent pas pour des prunes : il faut bien qu'ils vivent, comme tout le monde.

 

- C'est entendu, dit Gourgane, qui calculait qu'en ayant encore dix chevaux au prix exorbitant qu'en demandait le meunier, et les vingt qui restaient en bons à payer par le problématique général Guillemot, il aurait les 33 montures avec un bénéfice très substantiel. Mais ce qui est fâcheux, c'est que je suis pressé.

 

- Dès demain, je peux battre les fermes, se hâta de dire le meunier.

 

- Soit, mais attention : c'est des pur-sang qu'il me faut, pas des chevaux de labour ! Le général est un peu difficile, et dame ! Comme il y met le prix...

 

Le citoyen Chaussat, lui, réfléchissait qu'en exhibant chez les paysans l'ordre de réquisition du colonel, il pourrait acheter les chevaux au tarif des mulets. Et puisque c'était pour l’armée, il paierait en assignats. Pratiquement sans sortir d’argent, il encaisserait un bénéfice net de trente à cinquante pour cent. Dans un sens, la Révolution avait son bon côté : elle le dédommageait du désastre que lui avait fait subir la disparition des impôts féodaux.

 

 

 

Il n'était pas nouveau, dans ce métier de maquignon. Après avoir longtemps été usurier, sous couvert d'un commerce de planches, il avait acheté, en 88, la charge de sous-précenteur de la dîme que les paroisses devaient payer à l’évêque de Lavaur. On sait ce qu’était la dîme : un impôt du dixième des récoltes dont le bénéfice allait à un ecclésiastique. Celui-ci vendait sa charge au précenteur : libre à lui, ensuite, de revendre à son plus ou moins grand profit, selon le cours et l'abondance de la récolte, les gerbes de foin ou de paille que lui remettaient les paysans. Chaussat ne s'était pas engagé à la légère, quand il avait signé devant notaire un bail de neuf ans pour sa charge : ayant soigneusement examiné les comptes de son prédécesseur, il était sûr de gagner bon an, mal an, 2 000 livres de bénéfice par paroisse. C'est bien le diable, même, s'il ne faisait pas mieux... Et il avait paraphé l'acte d'une plume allègre, après avoir versé entre les mains des chargés de pouvoir de l’évêque un pot-de-vin rondelet...

 

Malheureusement, ce digne capitaliste au petit pied ne pouvait prévoir qu’en 1788, par suite de la grêle, la récolte serait très mauvaise. Il dût compléter de sa poche le fixe de Mgr l'Evêque. Il comptait se rattraper en 1789, mais l'année fut encore plus triste : pour la première fois dans l'histoire, l'impôt de la dîme fut aboli... Radicalement aboli. Et Chaussat, en calculant (car il ne faisait que cela) s'aperçut qu'il perdait 10 000 livres dans le naufrage de ses espérances. Chaque fois qu'il retrouvait, dans le tiroir de son secrétaire, le bail de la dîme pour neuf ans, auquel était épinglé narquoisement le reçu du pot-de-vin et les frais d'acte notarié, ses bajoues tremblaient de rage et il lui venait des envies d'étrangler de sa propre main ce coquin d'évêque qu'il n'avait jamais vu.

 

 

 

- Vous êtes bien, ici, c'est agreste, dit Gourgane en contemplant le paysage. Au soleil de mars, l'eau du Vernazobre chantait dans le bief, et de temps en temps, un poisson sautait dans le courant. A l'étage inférieur, le bruit des meules s'était tu.

 

- Ce ne serait pas mal si la vie n'était pas si dure, dit Chaussat. Avant les événements, nous vivions d'un commerce de bois et de planches, qu'on appelle dans le pays "postam". J'ai acheté il y a vingt ans aux chartreux, seigneurs du pays, ce vieux moulin où ils foulaient leurs robes, et j'avais même perfectionné cette petite industrie en y joignant des lainages : les frizons et les cordelats. Mais vous voyez : il y a des moments dans la vie où ça ne sert à rien d'être entreprenant.

 

- A qui le dites-vous, soupira Gourgane.

 

- C’est pour rendre service au pays que mon fils Just a pris la collecte des impôts pour le village, moyennant quoi, il faut que ce soit moi qui tienne son moulin ; mais que voulez-vous ? Il vaut mieux que ce soit quelqu'un de connaissance qui n'assuque pas trop ces pauvres gens, qui ne savent ni lire, ni écrire, plutôt qu'un étranger qui les plumerait carrément.

 

- Comme je vous comprends ! Il vaut mieux rester entre soi, dit Gourgane qui pensait :

 

- Cet honnête homme doit avancer des "sommes" à des gens momentanément gênés. Et ce à des taux qui ébahiraient n'importe quel banquier...

 

Le carafon d'eau-de-vie subit une nouvelle ponction ; et Pelle-Noire, qui prenait son mal en patience du temps que son patron entortillait le client, se mit à chiquer les cerises que la vieille avait placé avec quelque prudence hors de sa portée. Chaque fois qu'il en voulait, il était obligé de hausser tout son torse et d'allonger le bras jusqu'à l'autre bout de la table. Gourgane et l'honnête octogénaire continuaient à débiter des calembredaines, sérieux comme des gredins. Quand la vieille s'aperçut que Pelle-Noire allait terminer les cerises, elle retira le bocal en murmurant de ces insultes languedociennes qui réjouissaient tant Gourgane.

 

- Grand salop ! Putanié !

 

- Ces cerises sont infectes, dit Pelle-Noire.

 

En effet la vieille, par une économie bien comprise, avait omis de sucrer le bocal : c'est celui qu'on réservait aux étrangers, afin qu'ils se servent dans des limites décentes. Quant à lui, le meunier ne mangeait de cerises à l'eau-de-vie que chez les autres : il vendait celles qu'il faisait préparer.

 

 

 

- Remarquez, dans un sens, il faut le dire comme c'est : l'Etat est bien plus avide que les curés, disait l'octogénaire, décidément lancé dans son sujet favori et décidé à profiter de sa propre eau-de-vie, que lampaient les deux militaires. Bien souvent, ils ne réclamaient leur dû que des années après. Pauvres diables ! Je pourrais vous montrer des papiers où pour 40 livres que leur devait une pauvre veuve depuis trente ans, ils ont de leur plein gré réduit la dette à 12... Alors que maintenant, citoyen, c'est la misère. Quiconque ne paie pas se voit menacé d'un garnisaire au bout de dix jours, et ma position est des plus inconfortables, vu que c'est moi qui notifie le fait aux récalcitrants... Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la difficulté qu'on a à faire rentrer les fonds pour la République. Les gens d'ici sont arriérés, et ne comprennent nullement leur intérêt, qui est de payer vite, et bien. Et finalement, qui est-ce qui se fait enguirlander ? Votre serviteur.

 

- En effet, c'est un véritable apostolat, dit Gourgane.

 

- Comme vous dites. Et qu'est-ce que j'en retire, personnellement ? Rien. Si : des avanies perpétuelles. Je suis pris entre deux feux, citoyen : d'un côté mes administrés qui râlent écrasés sous les charges, et de l'autre le commissaire du Pouvoir Exécutif qui me pressure pour que je lui crache des sommes que je ne rentre point. Ah, si c'était à recommencer, je me tiendrais tranquille!

 

- Que voulez-vous, dit Gourgane en soupirant, il faut bien que quelqu'un se dévoue pour le bien public. Ainsi, moi : croyez-vous que j'aie un intérêt quelconque à courir les routes par tous les temps pour remonter en chevaux le général Guillemot (qui n'existe pas ?) Aucun, citoyen, aucun. Mais j'y pense : pourquoi n'avez-vous pas acheté vous-même les biens des chartreux, puisque c'étaient les seigneurs du village ? Vous étiez bien placé. Il n'y a pas eu de vente de biens nationaux, par ici ?

 

- Bien sûr que si ! Mais je ne suis quand même pas si bête... Quand les chartreux sont partis, à la dissolution des ordres, ils ont proposé à un des charbonniers du coin une de leurs fermes : le Breil.

 

Ils s'engageaient à la lui troquer contre son cochon gras. Ils avaient plus besoin de viande fraîche pour leur voyage en Espagne, que de terres qu'il est difficile de glisser dans ses poches, vous le concevez aisément...

 

- Oui, je sais, on n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. Et après ?

 

- Et après, le charbonnier, pécaïré ! Il n’a pas été bête ! Il a refusé.

 

- Et pourquoi ça ? dit Gourgane, dont l'œil s'arrondit de stupéfaction.

 

- Pourquoi ? Parce qu'il y avait un risque, tiens ! L’acte passé par les moines pouvait être déclaré sans valeur, la ferme reprise par l'Etat, et finalement le charbonnier se serait retrouvé gros-jean comme devant... et sans cochon.

 

Gourgane leva les yeux au plafond. Et c'était ça, la finesse paysanne ! Il en resta un moment sans voix, étourdi de bêtise.

 

- Mais qui a acheté, finalement ?

 

- Un gredin, citoyen, un étranger de Carcassonne... Le sieur Lades (3), fournisseur de grains pour l'armée... Il paraît qu'il avait été mis deux fois en faillite, avant 89... Rien qu'ici, dans le village, ce pèlerin à acquis, pour une misérable poignée d'assignats, sept des meilleures métairies des chartreux de Castres, tant prés, bois, bonnes terres, bâtiments, vignes et coupes : Le Château, La Fumade, Fontbruno, la Métairie-Haute, En-Cance, la Rassègue, la Prune et la Vitrière. Et le pré de Dom Prieur, à l'Agassié, et le Sol de la Tasque, que sais- je encore !

 

- Il fallait acheter le reste ! dit Gourgane.

 

- Le reste ? Il n'y avait plus que Mont Saint-Jean, la dernière métairie des chartreux ; ce sont des rouliers de Castres, les Combes (4), des illettrés, qui se la sont fait adjuger ! Ce qui fait qu'au village même, personne n'a rien eu.

 

- Et c'est comme ça dans toute la France, pensa Gourgane : voilà la vraie redistribution des richesses : au plus fort la guirlande. Ah c'était bien la peine de foutre dehors l'aristocratie, pour coller les bourgeois à la place !

 

- Pourtant, depuis quatre ans, vous voyez bien qu'on n'a rien repris aux acquéreurs ? dit-il finalement.

 

- Oui, oui... d'accord ! Mais si la Révolution ne dure pas ? Si on était sûr, on irait de l'avant ! Bien entendu, on n'est pas plus bêtes que les autres ! Mais vous savez : bien mal acquis ne profite jamais, ce qui vient par la flûte s'en va par le tambour. Et puis, dit-il d'un ton envieux et geignard, c'est toujours les mêmes qui se sucrent, il aurait fallu avoir l'argent.

 

- Et ce Lades l'avait, lui ?

 

- Pensez-vous ! Il l'a emprunté... Mais moi, ce n'est pas avec ce que l'Etat me verse que je peux faire des folies. Une fois qu'on est passé partout, je veux dire devant tous les guichets, il ne nous reste plus que les yeux pour pleurer. Certains s'en sont pendus, citoyen...

 

- Ca portera bonheur aux autres, dit Gourgane, à qui les jérémiades du percepteur commençaient à porter sur les nerfs. Ses chartreux, dites-moi, ils étaient donc bien riches ?

 

- S’ils étaient riches ? Eh bé, je pense. La Chartreuse de Castres, dit Chaussat avec un légitime orgueil, comme s'il en eut palpé lui-même les bénéfices, était une des plus florissantes du Midi.

 

- Les curés étaient bien vus, dans ces montagnes ?

 

- Pensez : à toutes les fêtes, c'étaient poulets rôtis, pintadons farcis, gras-doubles, melsats (5), saucisses sèches et autres... Non, ils n'étaient pas malheureux. On leur faisait même porter un repas spécial pour les enterrements : morue à l'huile, avec pommes de terre à l'ail... C’est dire si on les soignait. La Convention nous a tout pris, sur les bois de Cayroulet et d'Hautaniboul, citoyen : tout cela appartient maintenant à l'Etat.

 

Et il montra par la fenêtre les pentes dénudées de l'Avessenc et du Mourral.

 

- La forêt n'y a pas gagné, d'ailleurs, comme vous voyez. Du temps des chartreux tout le monde avait le droit  d'aller y ramasser pour rien son bois de chauffage et même son bois de charpente... Depuis qu’ils sont devenus propriété de la Nation, ils sont pillés de fond en comble ; les gens de Labruguière, de Massaguel et d'Arfons viennent s'y fournir pour rien, par pleines charrettes.

 

- Oui, c'est ce qui arrive d'ordinaire aux entreprises nationalisées... C'est bien normal, puisque c'est à la Nation, que tout le monde s'y serve avec une louche ; sans ça, évidemment, ce serait immoral... Mais ces chartreux, ils avaient sans doute autre chose que des terres et des bâtiments ? Ils ne mangeaient pas tout l’argent qu'ils récoltaient ?

 

- Pensez donc ! dit Chaussat en souriant, et franchement admiratif : rien, ils ne mangeaient. Avant de partir, ils ont même vendu des coupes, malgré les lois expresses, pour avoir encore plus d'argent frais. Et je suis sûr qu'ils ont tout emporté avec eux, en filant en Espagne. Vous pensez : leur jument a crevé en arrivant à Carcassonne, tellement elle était chargée ; ça ne devait pas être de bréviaires, je suppose... On dit qu'ils ont enterré leur magot à Fontbruno, leur château de la montagne. Bien sûr, ceux qui disent ça, n'étaient pas là pour le voir ! Allez savoir ! Autant de gens, autant de contes, bien entendu.

 

- Et personne ne pourrait me renseigner sur ces honorables cloîtrés ? On m'a confié, à Paris, un livre pieux à leur remettre.

 

Et il montra au meunier le "Liber Collectarum".

 

- Ma foi, dit le vieux percepteur, il y a bien le frère Lebeige... Si vous pouvez en tirer quelque chose? Mais je vous préviens : le pauvre diable n'est pas une lumière... Il vit en ermite           au château, où nous l'avons recueilli par charité : il sert de cantonnier à la commune. Il fuyait Paris en feu et est arrivé ici tout affolé. Comme ses autres frères avaient filé à Alcoçaba, et qu'il était épuisé, nous l'avons gardé. Si vous arrivez à lui tirer trois mots, vous aurez de la chance. A force d'avoir vécu sans parler, le pauvre bougre bafouille comme une carpe (6).

 

 

 

Tout en avançant au pas des chevaux, le long de la route qui suit le ruisseau de Vernazobre, le citoyen Chaussat continuait ses doléances, et Gourgane regardait, par-delà le feuillage vernis des aulnes qui ont donné son nom celtique au ruisseau, l'énorme masse sombre, couturée de cicatrices et coiffée de rouge qui se dresse comme une toque de juge sur le crâne de tuf du village d'Escoussens. C'était donc là que devait se rendre dom Hurlaut si la mort ne l'avait pas surpris inopinément dans sa cellule de l'Enclos des Chartreux. Il allait bientôt savoir ce qui devait y amener le moine.

 

Lui, Chaussat et Pelle-Noire étaient arrivés, après avoir croisé deux ou trois troupeaux de vaches dans un lacis de ruelles où s'étalaient des bouses, au pied même du château. La bâtisse, qui de loin avait un caractère majestueux et menaçant, montrait, de près, des fenêtres crevées dont les bois veufs de vitres claquaient au vent d'autan. Les voyageurs gravirent, par une porte basse en voûte, la rampe qui fait le tour des remparts.

 

 

 

Dans la cour en forme de cloître, des poules, des canards et des dindons s'ébattaient dans le fumier qu'avaient porté là les paysans peu gênés des alentours. La chapelle avait été transformée en étable à vaches, et dans l'ancien cimetière attenant, une truie et ses pourceaux poussaient du groin les croix délavées. Quatre ou cinq citoyens coiffés de bonnets rouges fumaient leurs pipes devant la porte défoncée de l'ancienne salle de justice. Un effort notable avait été fait pour se mettre au goût du jour : les murs étaient charbonnés de dessins et d'inscriptions obscènes, et les blasons des claveaux, emblèmes dégoûtants de féodalité, avaient été proprement martelés. De même, on avait fait sauter au ciseau les fers sculptés sur la porte des prisons, où de mémoire d'homme on n'avait jamais vu enfermer personne.

 

A l’entrée du vieux meunier, les citoyens ôtèrent simultanément leurs bonnets, et rien qu'à ce signe, Gourgane vit bien que ces Jacobins de campagne ne ressemblaient que de très loin, et seulement pour la forme, à leurs coreligionnaires parisiens. On badigeonnait les murs, on brisait les écussons et on foutait les vaches dans les églises, mais là s'arrêtaient les concessions au nouvel ordre des choses venu de Paris. Après diverses remarques oiseuses en occitan, qui avaient toutes trait au temps qu'il avait fait, à celui qu'il faisait et à celui qu'il risquait de faire, Gourgane suivit toute la troupe, au bout d'un escalier retentissant, dans une vaste salle carrée. Aux stalles ogivales de chêne on voyait qu'il s'agissait de l'ancien chapitre capitulaire, mais au lieu de crucifix, les murs s'ornaient d'inscriptions à la peinture rouge éminemment patriotiques, telles que : "Citoyens, il, faut, l'ordre, ou, la, punition"; "Respect à la Loi"; "L'Union, et, la, paix, entre, des, frères," : à part ces touchants graffitis à la ponctuation aberrante, on sentait que l'enseigne n'avait changé que pour que la boutique reste la même...

 

- Quoi de neuf ? dit Chaussat en prenant place derrière une table, après avoir fait signe au colonel de s'asseoir. Vous voyez, je remplis aussi l'office de secrétaire de mairie, et pas à mes moments perdus, je vous assure. Poulou, va me chercher l'Abeilhaout. C'est votre client. On l'a appelé comme ça parce qu'il élève des abeilles dont il vend le miel pour vivre : il a mis des ruches dans toutes les pièces...

 

 

 

Son bonnet rouge à la main, le frère Lebeige, en sabots et carmagnole déteinte, était un bien pauvre hère. Gourgane fut déçu : dès le premier abord, il vit qu'il avait affaire à un demeuré. Les autres bonnets, avachis dans les stalles, se poussaient du coude pendant l'interrogatoire : ce n'est pas d'un être pareil que ce monsieur bien mis tirerait le moindre renseignement.

 

- Je n'étais que le portier des chartreux...

 

Gourgane lui montra le Liber Collectarum.

 

- Ah, vous avez sauvé ce vestige de notre pauvre abbaye ! dit Lebeige en baisant respectueusement le maroquin.

 

Des larmes lui vinrent aux yeux.

 

- Savez-vous ce que veut dire ceci ? dit Gourgane, sans le moindre espoir, en lui montrant le signet manuscrit.

 

L'ex-chartreux regarda niaisement le texte chiffré.

 

- Ca, c'est un rappel de dom Hurlaut pour notre pauvre frère Des Loges : le trente du mois de Mars, on récitait les versets 236 à 238, vous savez : "Lauda, Sion, Salvatorem"...

 

Et il entonna le cantique, tandis que les bonnets rouges riaient franchement.

 

- Bon, bon. Mais pourquoi ce rappel à ce frère Des Loges ?

 

- Voyez-vous, il perdait un peu la mémoire... Et dom Hurlaut avait inscrit ce pense-bête à son intention. Sans doute que le frère Des Loges était chargé ce jour-là de parer l'autel, et donc d'ouvrir le missel aux versets indiqués...

 

- Bien, dit Gourgane, résigné. Cela ne veut rien dire d’autre ?

 

- Ma foi je n'en sais rien, dit le frère Lebeige en regardant naïvement le colonel.

 

- Et ceci ? dit Gourgane en montrant les chiffres à la fin du Liber Collectarum : 7, 13, 18, ça ne vous rappelle rien ?

 

- Oh vous savez ! S'il fallait se rappeler de tout ce qu'écrivait le père Hurlaut ! Il avait la manie de tout chiffrer. C'est probablement un rappel de quelque oraison qui lui était particulière. On disait qu'il avait d'abord été employé au Cabinet Noir, et qu'il lui en était resté des lubies. On m'a dit, monsieur, mais ne le répétez pas, que c'est pour oublier les horreurs qu'il avait lues dans ce ministère qu'il s’était fait chartreux.

 

- Prenez donc ce livre, dit Gourgane découragé.

 

- Je ne puis, monsieur, j'ai fait vœu de pauvreté.

 

 

 

- Je vous avais bien dit que vous n'en tireriez rien, dit Chaussat en décachetant la lettre qu'un gamin venait de lui apporter. Voyez ça, macarel ! Il faut qu'on se fasse charbonniers, maintenant, en plus du reste. "A la Bruguière le 24e Germinal an II de la Rep. Fr. Le Commissaire du Pouvoir Exécutif Près l'Administration du canton de la Bruguière au citoyen Chaussat cadet Capitaine de la 1ère Compagnie de la Garde Nationale de la commune d'Escoussens.

 

Citoyen,

 

Je suis instruit que partie des individus des compagnie de votre garde nationale Légalement Requis le 21 du courant pour monter En armes à la Montagne de Montaud où il y avait des Rassemblemens qu'il était urgent de dissiper, La plupart avaient quitté Leur poste, je suis étonné que vous ne m'ayez point désigné Ceux qui se sont rendus Coupables d'une Lâcheté indigne et avilissante pour des Républicains français, je Les eusse traduits devant les Tribunaux Compétens pour Les faire punir selon toute la Rigueur des Lois. Je vous invite, je vous Requiers même, de me faire Connaitre à lavenir Tous Ceux qui n'obéiront pas pour le service aux ordres des agens Municipaux. Et aux vôtres Toutes les fois que le Bien public l'Exigera. Je ne vous Cacherai point que ce sera justement à vous à qui je m'en prendrai pour ne m'avoir pas fait la dénonce des citoyens désobéissans.

 

Pour ne point me Répéter, je vous prie vouloir communiquer cette lettre aux Capitaines, officiers et sous-officiers de votre garde nationale qui leur est commune.

 

Salut et fraternité

 

Dougados.

 

 

 

- Voilà des billets doux comme on aime en recevoir, dit Gourgane, encore sous le coup de sa déception de son entrevue avec Lebeige.

 

- Oui, macarel ! Ce tas d'ânes bâtés ne voulait pas croire qu'il nous arriverait un jour quelque histoire. Une fois c'est le hersage, et l’autre les semailles, quand ce n'est pas le regain qui presse de faucher ou le temps qui va bien pour les labours... Et fin finale, c'est moi qui reçois les savons, sacredieu ! Ils étaient déjà comme ça avant, ajouta-t-il pour lui-même.

 

Gourgane remarqua que chaque fois que Chaussat disait "avant", c'est d'avant la Révolution qu'il s'agissait. Mais le meunier-percepteur-marchand-de-bois-secrétaire-de-mairie continuait son monologue.

 

- J'en ai connu qui quittaient la procession de la Fête-Dieu parce qu'ils avaient vu leurs vaches entrer dans le champ de mil d'un voisin, à une demi-lieue, et que ça pouvait leur attirer un procès soigné... Ah, dit-il d'une voix toute changée, voilà mes légumes. Colonel, restez avec moi, vous me tiendrez compagnie. Poulou, va chercher un carafon d'aiguarden pour rincer ces messieurs.

 

Une dizaine de cavaliers à panaches tricolores faisait irruption au-dessus du fumier de la cour, chassant la truie, les pourceaux, les dindons et les poulets affolés.

 

- Salut et Fraternité, citoyen Dougados ! dit Chaussat avec zèle en dégringolant l'escalier. J'espère que tu n'as pas eu trop chaud sur la route. Entre donc te mettre à l'ombre.

 

Mais le Commissaire du Pouvoir Exécutif gardait l’air renfrogné exigé par ses hautes fonctions.

 

 

 

 

 

LE FANTOME DE LA GALERIE DU CHATEAU D’ESCOUSSENS.

 

 

 

 - Sacredieu de sacredieu, dit Gourgane en se frappant le front à coups de poing, j'ai compris !

 

Il sauta du lit d'auberge où il s'était allongé pour la sieste et enfila ses bottes.

 

- Pelle-Noire, debout ! On va revoir ce cafard ! Ah le cafard !

 

- Quoi encore, patron ? dit Pelle-Noire en baillant.

 

- Lève-toi, fainéant !

 

A force de réfléchir, pour la centième fois peut-être, sur le bout de papier où il avait inscrit les trois vers de Villon :

 

Et pain ne voient qu'aux fenêtres,

 

Les autres sont entrés en cloîtres,

 

De Célestins et de Chartreux,

 

 

 

Gourgane venait brusquement de comprendre que les chiffres 7, 13 et 18 s'appliquaient, si l'on numérotait les mots, aux trois rimes "fenêtres, cloîtres et chartreux"... Et comme ces chiffres étaient eux-mêmes placés au-dessus de la mention : "Ex-Iibris castelli escorchensis diocesi vaurensis", il était évident que c'est au petit cloître du château d'Escoussens qu'il convenait d'appliquer l'énigme du père Hurlaut ! Aux fenêtres donnant sur le cloître des Chartreux !

 

- Et dire que je les ai eues tout ce matin sous les yeux, tandis que je bavassais avec cet imbécile de frocard ! Dépêche-toi, Pelle-Noire !

 

De l'auberge, sur la place de l'église, où ils siestaient, ils montèrent quatre à quatre le raidillon du château. Dans la cour, les fenêtres toujours ouvertes battaient au vent et au soleil de Mars. Le cloître était désert, si l'on comptait pour rien la truie qui sommeillait sur le fumier.

 

- Lebeige, eh, Lebeige ! cria Gourgane.

 

La truie poussa un grognement et ouvrit un œil. Mais elle ne répondit rien.

 

- Vous ne l'avez pas vu ? cria le colonel à un des bonnets rouges endormis qui parut à la fenêtre du chapitre.

 

- Qui ça, l'Abeilhaout ? dit l'autre en faisant passer, d'un élégant mouvement de mâchoire, son brûle-gueule du côté droit au côté gauche de sa bouche, et crachant sans lâcher sa pipe. Allez voir dans les chambres du haut, il doit y être, à soigner ses ruches !

 

Gourgane grimpa l'escalier en colimaçon, à demi-ruiné, d'une tour ronde d'angle et pénétra dans toutes les chambres : elles résonnaient du vol de milliers d'abeilles autour de ruches paillées, mais il n'y avait pas trace de l'ex-moine.

 

- Vous ne l'avez pas vu partir ? cria-t-il d'une fenêtre du couloir au bonnet rouge.

 

- Non... Je viens d'arriver. Il n'y a personne au château entre midi et deux heures.

 

Gourgane poussa un soupir à fendre les murs.

 

- Et Chaussat ?

 

- Ma foi, il est parti dans la montagne avec le citoyen Dougados et la garde nationale...

 

- Ah, il nous a joués ... Il nous a joués ! Gronda Gourgane furieux.

 

Il venait de découvrir, sur l'appui de pierre d’une des fenêtres du couloir, un triangle assez fraîchement gravé qui indiquait, comme une flèche, un endroit du cloître.

 

Il redescendit quatre à quatre dans la cour : l'appui d'une fenêtre du rez-de-chaussée portait le même triangle.

 

- Penser que c'est là, tout près, misère !

 

- Quoi donc, patron ? dit Pelle-Noire, qui ne comprenait rien à la fébrilité du colonel.

 

- Eh, le magot, crétin... Mais on ne peut  pas le chercher maintenant, sous les yeux de ce croquant ! Il faut attendre la nuit.

 

 

 

La lune éclairait le couloir qui, à l'étage, fait le tour de la cour intérieure du château. Elle donnait en plein, par les fenêtres, sur les portes ouvertes des chambres que la nuit bleuissait. Les abeilles s'étaient tues depuis longtemps, et Pelle-Noire à l'entrée de la chambre de l'Evêque, surveillait la cour baignée de clarté nocturne. Il n'y avait pas un souffle d'air. Pas une feuille de figuier ne bougeait. La lumière accusait des ombres très noires sur les murs ; le ciel était gris-bleu, couleur de cendre. Les tuiles des toits, sous la rosée nocturne, brillaient, comme vernies. Loin dans la montagne, une chouette réveillait les échos de Combe Obscure. Comme il faisait frais, Pelle-Noire, silencieux comme un chat, se promena dans les salles vides, en évitant le regard indiscret de la lune. Dans la cour, le porche de la maison du Chapelain avec son pampre, ses fenêtres closes, avait un air mystérieux de presbytère abandonné. Pelle-Noire pouvait voir, par-delà le puits d'ombre du cloître, Gourgane immobile comme une statue dans une arcade de la chapelle : il s'était posté près de l'entrée de la cour pour en couper la retraite.

 

Un frôlement surprit Pelle-Noire : sur le rebord du toit de la chapelle, une grande effraie blanche, sentant une présence dans ces lieux d'ordinaire déserts, jeta son cri lugubre et s'envola vers la montagne.

 

- Mauvaise nuit pour les rats, pensa Pelle-Noire.

 

Des chauves-souris, en voletant, prirent le virage au-dessus des toits et disparurent dans l'ombre bleue.

 

A ce moment, l'horloge du clocher sonna dix heures, qui s'égrenèrent lentement dans l'air froid.

 

 

 

Fasciné, Pelle-Noire regardait l'ombre avancer sans le moindre bruit, comme aérienne : elle portait un voile blanc et ressemblait absolument à ce qu'il avait entendu dire des fantômes. Un léger vent se leva, et Pelle-Noire put entendre dans le jardin le remuement des branches de figuier. Gourgane ne bougeait pas plus qu'une pierre.

 

Comme l’horloge recommençait à tinter, et qu'il entendait au-dessus de lui le grignotis d'un rat dans le galetas, l'ombre s'agenouilla au pied d'une des colonnes du cloître, et se mit à ôter avec les mains le fumier qui l'encombrait. Alors Gourgane sauta lourdement de sa cachette et ceintura le fantôme : mais ce n'était pas le frère Lebeige.

 

 

 

- Ne me faites pas de mal : je suis un curé réfractaire, disait le fantôme débarrassé de son drap. C'est moi qui ai mis au point ce déguisement pour continuer librement mon sacerdoce...

 

- Oui... Et tu viens dire la messe, tout seul, la nuit, dans un château désert, en fouillant le sol avec tes mains ? Ricana Gourgane. Tu n'es pas plus curé que moi. Regarde là-dedans, Pelle-Noire, du temps que je tiens ce pèlerin.

 

Un trou béant s'ouvrait au pied de la colonne : le magot s'était envolé.

 

- Où est Lebeige? dit Gourgane en ouvrant son horrible couteau de matelot, qui ne le quittait plus depuis Agde.

 

- Le frère Lebeige... Ce n'était pas son nom... C'était dom Capin, l’ancien prieur de la Chartreuse !

 

- Je m'en doutais ! Rugit Gourgane. Mais ce microcéphale me le paiera cher ! Où est-il ?

 

- Comment voulez-vous que je le sache ! dit le Fantôme. Je ne serais pas là, si je le savais !

 

Gourgane avança son couteau.

 

- Qui voyait-il, dans ce village ?

 

- Moi seul, la nuit, quelquefois... Ah, bon Dieu ! II n'a pas pu aller loin, chargé comme il l'était ! Il est sans doute chez le doyen de sainte-Cécile, un vieux qui s'est échappé des pontons de Rochefort...

 

- C'est loin ?

 

- Une demi-lieue, sur la route de Labruguière...

 

- Mène-nous--y. Mais je te préviens, pas un mot, pas un bruit, ou je te surine...

 

 

 

LE PRESBYTERE DE SAINTE-CECILE.

 

 

 

- Mais c'est vous qui lui avez donné le secret du trésor ! Criait le fantôme dans le presbytère vide.

 

Comme il fallait s'y attendre, le doyen s'était envolé de son presbytère comme il s'était évadé des pontons. En sueur, hors d'haleine dans la nuit bleue, les trois hommes s'étaient laissé tomber sur un canapé violine.

 

- 7, 13, 18 : Fenêtres, Cloîtres, Chartreux : il n'en avait pas besoin de plus pour repérer le magot ! Il savait juste qu'il était caché au château, puisque vous aviez volé sur le cadavre de dom Hurlaut le ''Liber Collectarum" ! C'est pour ça qu'il s'était installé à Escoussens comme cantonnier : il surveillait les promeneurs, pardi, avec son air stupide et sa vue basse ! Il y a mis quatre ans, mais son attente a fini par payer, puisque vous lui avez apporté vous-même le secret sur un plateau ! Faut-il être gourde !

 

Gourgane était effondré, et Pelle-Noire défonçait les placards à coups de bottes. D'ailleurs, le presbytère, coupé en deux au rez-de-chaussée par un couloir central, résonnait comme une maison vide ; et dans les chambres de l'étage, où ils avaient tout bouleversé, les habits sacerdotaux et les livres de prières jonchaient le sol.

 

- Vous voyez bien qu'il n'y a personne... Il a filé avec ce vieux rat de doyen, allez ! Ils ont de quoi payer mille passeurs pour l'Espagne, si ça leur chante ! Milliards de sorts ! Ah, ils doivent joliment rigoler !

 

Dans sa fureur, le Fantôme s'emporta en mots grossiers : il n'y en avait, encore et toujours, que pour les riches ; ainsi, lui, simple Frère chez les Chartreux, avait toujours eu à pâtir de la morgue des Pères ; et toute son envie se débondait en discours orduriers ; il était aussi furieux que Gourgane et Pelle-Noire.

 

- Mais vous, vous, comment l'avez-vous su ? demanda Gourgane.

 

- Comment je l'ai su ? C'est bien simple ! Je connaissais le château : de tout temps ça a été l'hospitalia de l'ordre ; depuis que les Pères ont foutu leur camp, inutile de dire si j'avais l'œil dessus ! Je n'ai pas eu la permission de les accompagner en Espagne... et d'ailleurs je n'aurais pas voulu ! Je préférais rester ! Aussi, quand j'ai vu les deux triangles fraîchement gravés sur les appuis des fenêtres, j'ai compris que j'avais eu raison ! Depuis longtemps j'avais l'idée de faire une triangulation pour voir où ils se rejoignaient... Mais ce saligaud de Lebeige était toujours là, nuit et jour ! Il se faisait passer pour un crétin affamé... Tu parles !

 

- Et tu ne pouvais pas le dénoncer à la Société Populaire du village ?

 

- Oui, pour partager avec ces pignoufs... dit le Fantôme avec un inexprimable mépris. Et puis, de Société Populaire, il n’y en a jamais eu, ici : ce n'est pas dans les idées du coin ! Lebeige était là-dedans comme le poisson dans l'eau ! Tenez, pour me dissuader, il est allé jusqu'à me raconter la sainte mort du père Hurlaut : c'est lui qui a crié "A l'assassin !" Après vous ! C'est à crever ! Il m'a raconté qu'il était persuadé que c'était vous qui aviez assassiné Hurlaut, et patati, et patata... Que par une émotion bien naturelle, il n'avait pu s'empêcher de crier... Que ce n'est que par la suite, en examinant le corps, qu'il s'était assuré que dom Hurlaut s'était éteint dans la paix du Seigneur à cause d'un vulgaire arrêt du cœur... Qu'il regrettait d'avoir pu un instant suspecter un innocent... Ah, il s'y entendait, pour jeter de la poudre aux yeux !

 

- Ah, le gredin, la canaille !

 

- Mais tout n'est pas perdu, dit le Fantôme en se levant brusquement. Si vous me garantissez le tiers du magot, j'y pense maintenant, je connais encore une cache où ces rats ont pu se faufiler.

 

- Juré ! cria Gourgane.

 

- Attention à tous ! dit Pelle-Noire comme les volets du presbytère s’ouvraient brusquement et que retentissait un coup de pistolet. Le Fantôme s'écroula.

 

- C'est comme un sort ! s'écria Gourgane en sa précipitant : chaque fois que je cause avec un riton [curé], il faut qu’il calanche !

 

Pelle-Noire se jeta sur son patron stupéfait et le jeta à terre de toutes ses forces. La main qui venait de tirer le coup de pistolet lâchait dans la pièce une petite sphère de fonte noire, qui se dandinait sur le plancher en sifflant. Pelle-Noire poussa la tête de Gourgane sous un fauteuil. La grenade fit explosion, et le cadavre du Fantôme glissa du canapé, percé d'éclats. Puis la gravure qui représentait Sainte Cécile s’accompagnant sur son clavicorde tomba du mur, dans un fracas de verre. Enfin, le tapis se mit à brûler.

 

 

 

L’HERALDISTE

 

 

 

M. Cumignon enrageait du travail qu'il avait à fournir. Avant la Révolution, il occupait ses journées, et la plupart de ses nuits, à étudier les héraldistes : d'Hozier, Waroquier de Combles. Les armoriaux n'avaient plus de secret pour lui. Et puis les troubles étaient venus, et le seul travail qu'il eut trouvé pour remplacer des généalogies que personne ne lui demandait plus, c'est cette place de gratte-papier au Comité de Salut Public : il devait classer les dossiers des condamnés avant de les transmettre à l'accusateur, Fouquier-Tinville. C'est ce qui désolait M. Cumignon : il lui semblait voir valser comme des feuilles mortes, dans ces papiers meurtriers et orthographiés fallait voir comme, toutes les planches de ses chers armoriaux : les pals, les orles et les chevrons, les guivres, les harpes et les lions, les besants, les léopards et les cotices, les anilles, les badelaires et les burèles, les croix de Jérusalem et celles de Saint-André... et le pire était que tous ces emblèmes, qui représentaient des vies humaines, allaient finir dans le panier de son et le cimetière des Errancis, avec les têtes de ceux et de celles qui les portaient.

 

Il avait, avant 89, eu un moment la velléité de se faire appeler Cumignon de Pousseau, du nom du village de la Nièvre d'où il était originaire ; mais les plaisanteries faciles des gens, qui n'eussent pas hésité à l'appeler Pousseau-Cumignon, l'en avaient empêché. Il s'en consolait en connaissant par cœur les blasons, les pièces honorables, les rebattements et les pièces contre-componées. Il lui était même arrivé de tirer de ses connaissances une sorte d'héraldomancie, trouvant logique en même temps que mystérieusement satisfaisant que des gens qui portent dans leurs armes des têtes de Mores posées en pal fussent guillotinés, après avoir été décollés en place de Grève pour rébellion envers le Roi ou le Cardinal... Et que fussent fusillés des gens qui ont "un cœur en abîme"... Car il ne faut pas croire que malgré ses enthousiasmes héraldiques, M. Cumignon fut autre chose que républicain dans l'âme : c'est même la pureté de ses principes qui l'avait fait nommer à son poste de confiance par Fouquier. Mais en bon républicain, il aimait fort les fastes royaux. Il n’approuvait nullement qu'on liquide une classe sociale qui alimente les autres en rêveries. Aussi était-il de fort méchante humeur ce matin-là en sortant de la Conciergerie en pleine rêverie mystique et blasonnaire : il venait d’expédier une charretée de plus de ci-devant à l'échafaud. Quand M. Borneret l'invita fort civilement à prendre un bouillon remontant dans un des cafés du Palais, seule la bruine glaciale de la matinée poussa M. Cumignon à accepter l'offre du fâcheux.

 

M. Cumignon se méfiait. Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait des propositions pour soustraire un dossier de suspect, et il en avait déjà fait disparaître plusieurs : mais c'est que les propositions en question venaient de son ami Dossonville, ancien laquais qui passait chez les Jacobins comme plus rouge que les rouges, un ultra, un pur, un mec à boire tous les verres de sang de M. de Sombreuil sans sourciller, mais qui dans l'ombre détruisait les papiers compromettants qu'il ramassait dans les visites domiciliaires, et indiquait aux gens aux abois une imprimerie de l'ex rue Cardinale où un graveur discret leur fournirait des papiers plus vrais que ceux qui sortaient du Comité de Sûreté Générale. Hors Dossonville, en qui il avait pleine confiance, M. Cumignon n'écoutait guère les badauds : non qu'il craigne pour sa vie, ce qui eut été bien légitime, mais il voulait la risquer avec un ami, et non des inconnus. Plus, qui lui prouvait que ceux-ci ne lui étaient pas envoyés par Fouquier, dont c'était bien le genre ? Des provocateurs, en quelque sorte ? L’Héraldisme, comme toute passion pure de tout intérêt d'autant qu'elle est plus vaine, se suffit entièrement à lui-même. Le fait d'avoir sauvé un blason d'or au chef d'azur chargé d'un lion léopardé d'argent, armé et lampassé de gueules (qui est de Hédouville), suffisait à la satisfaction de M. Cumignon. Il y trouvait même une joie secrète de création : ainsi, le général Hédouville, qui avait opté pour la République, et que celle-ci, méfiante, avait envoyé se battre en Vendée pour soupeser son loyalisme, devait-il sans le savoir la vie à un héraldiste républicain... Ainsi la vie nous force-t-elle souvent à brûler ce que nous avons adoré, puis à essayer de sauver les restes de ce que nous avons brûlé...

 

 

 

Devant son bouillon chaud, M. Cumignon écoutait la requête de ce M. Borneret. Il avait vu pire : des gens émigrer en Sibérie ou se faire expédier à l'échafaud pour authentifier, en quelque sorte, des prétentions nobiliaires. A ce degré-là, le snobisme eut semblé héroïque à n’importe quel observateur impartial, mais M. Cumignon n'avait que mépris pour ces prétendants au grand gel et ces parvenus de la guillotine. En soufflant sur son breuvage, il dit simplement :

 

- Quel nom ?

 

C’était déjà un acquiescement, le début d'une collaboration.

 

- Xivry, De Xivry. Cécile de Xivry, dit M. Borneret soulagé, le chapeau collé au front par la sueur.

 

- Xivry de Lorraine, qui portent de sable aux trois chevêches d'or posées 2 et 1 au chef cousu d'argent chargé d'un laurier de sinople, ou Xivry de Champagne, qui ont d'argent à la croix de Saint-André écotée de gueules, cantonnées de quatre larmes du même ? dit M. Cumignon d'un ton rogue.

 

M. Borneret eut été bien en peine de le savoir, et même seulement de comprendre le jargon de l'héraldiste. Les soupçons de M. Cumignon, pour qui ce langage si naturel était clair comme de l'eau de roche, le reprirent de plus fort. Sûrement ce particulier n'était pas titré. Il le toisa.

 

- Je ne sais pas, avoua M. Borneret.

 

Il pensait à cette Cécile si blonde au visage aigu, et ce magot venait lui parler chinois ! Et il s'agissait de la vie de la jeune fille !

 

- Rien de fait ! Je risque trop. Et comment voulez-vous que je retrouve quelqu'un dans ce fatras, si vous ne connaissez même pas ses armes ?

 

- Je crois qu'elle vient de Saint-Domingue, dit M. Borneret désespéré.

 

- De Saint-Domingue ? Vous m'étonnez vivement. Alors ce ne peut être que des Xivry de Crèvecœur, mais je croyais cette branche éteinte... il doit s'agir de collatéraux... Voilà qui est curieux, très curieux... Vous me la baillez belle ! Il faudra que je me renseigne.

 

Il frétillait déjà à l'idée de farfouiller dans les Carrés d'Hozier entassés dans sa mansarde.

 

- Encore faudrait-il savoir s'il s'agit de Crèvecœur de l'Oise ou de celui du département du Nord... On n'est jamais assez précis.

 

- Je vous en supplie, monsieur, dit M. Borneret en joignant des mains tremblantes.

 

Le vieil amoureux était terrorisé à l’idée de perdre Cécile.

 

- Sont-ce des parents à vous ? dit M. Cumignon d’un air attrayant.

 

- Non, monsieur... Non, citoyen.

 

L’héraldiste se rembrunit.

 

- Alors ? dit-il en reposant sa tasse avec force sur le marbre du café. Vous ne faites perdre mon temps.

 

Le greffier du Tribunal Révolutionnaire reparaissait sous le spécialiste en armoiries.

 

- Je... Je suis amoureux de cette dame, citoyen, dit M. Borneret à voix basse. Je donnerai ce qu’il faudra ; je veux dire : ce que vous voudrez.

 

M. Cumignon sourit. Lui aussi avait été amoureux sans espoir de marquises et de duchesses, voire de baronnes, et l'était encore ; c’est fou, pensa-t-il, ce que ces bougresses ont fait tourner (pas toujours indûment), de têtes et de cœurs, sans compter les reins.

 

- Quand a-t-elle été arrêtée ?

 

- Avant-hier... C'est qu'elle n’est pas seule, citoyen : il y a aussi sa mère et leur servante... Elles habitaient rue Mazarine. Je ne connais pas le motif.

 

- Attendez-moi ici demain à quatre heures, après le jugement, je vous donnerai une réponse.

 

M. Borneret faillit lui baiser les mains.

 

 

 

LE COUTEAU DE CAMBRAI

 

MAI 1794

 

 

 

-  Fusillez les Anglais ! Criait Jeunet. C'est un décret de la convention !

 

Son visage était agité de tics nerveux, et la paupière de son œil droit bougeait follement. Les hussards le considéraient en silence.

 

- Mais lieutenant, je ne peux pas prendre ça sur moi, dit calmement Escudié. C’est contraire aux lois de la guerre.

 

- Ils font mourir nos prisonniers sur les pontons !

 

- Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour être aussi cruel.

 

- C’est un ordre ! Hurla Jeunet. Je vous donne l'ordre de les fusiller sur place !

 

- Il fallait me dire ça ce matin à Aubencheul, dit froidement Escudié. Maintenant je vais les remettre, comme mon devoir l'exige, à mon chef de corps.

 

Ce rappel de sa nullité militaire souffleta Jeunet. Jusqu'ici il n’avait participé à aucun coup de main, aucune patrouille, se contentant de prendre des notes sur les officiers du corps auquel le Comité de Surveillance l'avait attaché. Le soleil éclaira son insigne : un œil entouré de rayons.

 

- Tu auras de mes nouvelles, dit-il en faisant volter son cheval. Et il repartit au galop vers Cambrai. Les trois soldats anglais, dans leurs uniformes couleurs de brique usée, leurs pantalons blanc sale trop courts, n'avaient pas bougé. Leur officier, appuyé sur le parapluie orange avec lequel il avait été pris, avait l'air d'être en promenade. Au retour d'Aubencheul, où ils les avaient surpris, les hussards avaient pu constater qu'il parlait français. Pourtant, il ne disait rien. Il tira sans affectation un large mouchoir et s'essuya le front.

 

 

 

Depuis qu'ils avaient quitté le camp de Famars, en Avril, les Hussards de la Mort faisaient partie de la garnison de Cambrai. La ville regorgeait de troupes, et la situation était critique : les Anglais du duc d'York et les Autrichiens de Cobourg tenaient la campagne, bloquant Valenciennes et Condé au grand mécontentement des soldats, qui voyaient qu'aucun effort n'était tenté pour secourir ces places. Au lieu de se battre, on les avait promenés de camp en camp, d'Arleux au camp de César, pour leur faire passer des revues. C’est là que Jeunet avait commence à prendre de l'ascendant : ce jeune homme maigre, la risée de tout le monde depuis qu'à Nerwinde il avait crié "Je suis mort ! Tirez-moi de là !" en voyant quelques boulets remuer la terre à cent pas de lui, se rattrapait maintenant. Du bureau de la solde où il s’était fait affecter, rue des Remparts de Bavay, il régnait dans son élément, envoyant chaque jour un rapport à Paris sur l'état d'esprit des troupes. La moindre réflexion des officiers y était consignée, et on avait pu voir que Jeunet n'exerçait pas impunément ses talents : sa vraie vocation était la dénonciation, son vrai travail, l'épuration.  .

 

Le premier à partir entre deux gendarmes fut un brigadier qui portait des tresses d'argent au lieu de celles, réglementaires, de laine blanche.

 

- Mais j'avais perdu les miennes !

 

- Les tresses d'argent sont un emblème d'aristocrate.

 

 - Je les ai ramassées sur un Autrichien, à Tirlemont !

 

 - La République périt de ton indiscipline. Il faut un exemple ! Criait Jeunet.

 

Le volontaire de dix-neuf ans n'avait pas langui, à la Conciergerie : huit jours après son arrivée, il montait sur l’échafaud pour menées antirépublicaines, comme le portait son motif.

 

S'étant mis en goût, Jeunet avait fait fusiller deux hussards, qui avaient volé six œufs et un vieux chapeau dans une ferme abandonnée.

 

- « Il faut relever  le moral de la troupe. Qu'est-ce que la vie de deux contre-révolutionnaires quand il s'agit du salut de la République ? » Écrivit Jeunet au Comité parisien.

 

           

 

Mériaux ne protégeait personne, ayant bien de la peine à se blanchir d'avoir été un ami de Dumouriez. D'ailleurs, depuis la trahison du général et la pagaille qui avait suivi, puis l'invasion du Nord par les alliés, c'était partout une gigantesque prise en main de la nation par le parti. Les Jacobins entretenaient ouvertement des délateurs et des exécutants dans chaque quartier des villes, chaque village, sous forme de Sociétés Populaires ; le moindre bataillon avait son mouchard.

 

La Terreur était à l'ordre du jour. Après la dénonciation et l'exécution d’officiers au-dessus de lieutenant, personne à l'armée du Nord ne voulait plus de grade. Dans le courant d’Août, seize hussards envoyés pour faire la liaison avec l'armée des Ardennes passèrent à l'ennemi dans la forêt de Mormal.

 

 

 

En rentrant furieux dans son antre, Jeunet eût un instant de bonheur : un billet l’informait que le représentant Lebon, venant d’Arras, amenait la guillotine à Cambrai. Il arriverait incessamment. Désormais, pensa Jeunet, il n’aurait plus à prévoir le transport de ses victimes à Paris. Il pourrait travailler en grand, sur place, appuyé par un pur des purs.

 

 

 

- Alors, citoyen Lebon, que faut-il faire, toi qui es dans le secret des dieux ?

 

- Il faut continuer, sacré nom de Dieu ! dit le gros homme en engouffrant un énorme morceau de poulet. Les gens crèvent de faim et sont facilement démoralisés. Aussi je dis, moi : discipline d’abord, fermeté ensuite. Pas de mollesse ! D’après les instructions, il faut faire tuer le plus possible de jeunes aux frontières, la guerre dut-elle durer vingt ans et coûter deux millions de morts. Plus il y aura de patriotes massacrés et plus l’établissement de la République sera assuré ! Pour les antipatriotes, cala va sans dire.

 

- Et qui sont les antipatriotes ? demanda Jeunet. Je brûle de les connaître. Donne-moi la liste des motifs d’incarcération.

 

- C’est bien simple, dit le représentant du Peuple en s’essuyant la bouche : tous les motifs sont bons. Quiconque n‘a rien fait pour la République est d’avance, suspect. A l’armée, ton boulot est d’établir la discipline. Il faut guillotiner tout ce qui montre un penchant à vivre hors du commun ; quant au peuple, pour le réduire à une stricte obéissance, on veillera à ce qu’il n’apprenne ni à lire ni à écrire. Qu’il sache tirer contre l’ennemi, c’est suffisant. En gros, voilà ce qu’on m’a dit à Paris : le Parti doit triompher, quels que soient les moyens.

 

- Tu veux un coup de vin, citoyen ? demanda Lebon.

 

- Merci, citoyen, j’ai un peu mal au foie... Et puis j’ai du travail, et ça me troublerait.

 

- Tu devrais savoir te saouler, dit Lebon avec un coup d’œil rapide ; un vrai sans-culotte doit toujours être entre deux vins. Enfin n’importe la méthode : dépêchons, j’ai trente bougres à raccourcir avant midi.

 

- Tiens, Antibaut ! dit Jeunet en regardant la liste. Ca alors ! Un sale émigré ! Ca me fera plaisir de le voir crever.

 

 

 

Du balcon de la place de la Comédie, Lebon et Jeunet, le chapeau tricolore sur la tête, regardaient avec plaisir l’énorme foule morte de peur qu’on avait fait sortir des maisons à coups de crosses pour assister à « la moralisation ». Un peloton de Hussards de la Mort, commandé pour garder la guillotine, entourait l’échafaud, et Bance, tout pâle, pensa s’évanouir de nausée : le premier à se présenter au bourreau était Antibaut, qu’il voyait encore à Paris jouant de l’émigrette. Le bourreau le poussa brutalement sur la planche et l’attacha, pendant que la musique à bonnets rouges entonnait la Marseillaise.

 

- Arrête ! cria Lebon, que je donne à cet ignoble salaud des nouvelles qu’il va pouvoir porter aux enfers au ci-devant cochon couronné. Ça ira, ça ira, foutre ! Partout les lâches satellites des tyrans fuient devant nos bataillons victorieux. En Vendée, on liquide 300 000 factieux, même les enfants nouveaux nés : ils ne porteront plus les armes contre nous ! Encore quelques têtes, citoyen, et nous serons libres ! Vive la République !

 

Le couperet tomba et un flot de sang jaillit, éclaboussant les Hussards, qui n’osèrent pas montrer leur dégoût. Les autres condamnés montaient l’escalier de l’échafaud, poussés par les piques des sans-culottes.

 

Les trois prisonniers anglais furent décapités les derniers, avant Escudié.

 

- Foutre, c’est que j’ai faim, dit Lebon, pendant que la foule se dispersait lentement, au son des fanfares militaires. Ces fumiers-là me feront crever. Quel boulot !

 

- Eh bien, c’est ennuyeux à dire, dit Lebon pendant le repas, mais nous ne rencontrons pas partout dans la population l’accueil qu’il faudrait. Malgré les primes, la dénonciation ne fournit pas assez de têtes, on est obligés de taper dans le tas, au petit bonheur la chance.

 

- Pourquoi ne pas guillotiner avec méthode, rue par rue ? dit Jeunet.

 

- En effet, dit Lebon, c’est une fière idée... Excellente initiative ! Heureusement qu’il y a de bons bougres comme toi pour avoir de l’imagination. Moi j’avoue qu’il y a des fois, je flanche. C’est terrible, quand on pense qu’il y a tant d’ordures à leur crever la paillasse ! Carrier, à Nantes, a trouvé le moyen de noyer ses suspects, tout nus, attachés deux par deux ; c’est ce qu’il appelle le mariage républicain. C’est drôle et économique, et il préconise le système, mais il est bon, lui : il a la Loire ! Fouché fait canonner les siens, à Lyon, par masses, mais ça présente un inconvénient : beaucoup ne meurt pas sur le coup. Il faut les achever à coups de sabre, et les soldats renâclent : on a été obligés de fusiller ceux qui disaient qu’ils ne s’étaient pas engagés pour ça... Puis le procédé de Fouché est immoral en ce sens qu’il n’est pas assez rapide. En Vendée, on fait fusiller les Chouans par des bataillons d’enfants, les « Bara » et les « Viala » : ce serait bien, mais les petits bougres peuvent à peine porter le flingot. Le plus expéditif serait de les entasser dans des églises et d’y foutre le feu. Qu’est-ce que tu en penses ?

 

 

 

Au retour de l’exécution, qui fut la première d’une horrible série, Bance était désespéré. Depuis la fuite de Pelle-Noire, il rêvait que le serrurier lui disait en ricanant : « Ça te plaît toujours d’être avec les grivois ? C’est marrant, la galtouze et le bancal ?  Qui est le plus en danger, de toi ou de la Patrie ? Tu aurais mieux fait de te tailler avec moi ».

 

Les lapins de Popincourt s’étaient séparés, sur la menace de « disperser les rassemblements fédéralistes au sein de la Nation ». Les soldats avaient fini par comprendre le langage vague et ronflant de Jeunet en voyant qu’il y allait de leurs têtes. L’envoyé du Comité de Surveillance ayant fait une fois la réflexion que « la République n’a pas besoin d’artistes, suppôts naturels de l’aristocratie », Bance se l’était tenu pour dit et avait brûlé ses croquis d’uniformes, qui pouvaient le faire accuser d’espionnage...

 

Depuis il accomplissait comme un automate ses travaux d’écurie et montait ses gardes, évitant même de s’entretenir avec M. Ménard, qui s’était fait insulter par Jeunet pour avoir soigné des blessés autrichiens. Le chirurgien, devenu morose, s’était mis à boire ; et Bance l’entendit un jour murmurer tout seul :

 

- Du diable si j’avais cru que ça tournerait comme ça.

 

Dans les chambrées, la vie était intenable. Tout le monde soupçonnait un mouchard en son voisin de paillasse, et aucune joyeuse chanson ne retentissait sous les voûtes du marché désaffecté où on avait caserné les hussards. Les plus désireux de monter en grade affichaient des mines riantes et se rendaient en groupes aux exécutions, mis il était visible qu’eux aussi mouraient de peur.

 

Un soir que Bance se promenait mélancoliquement sur la place en songeant à un suicide qui le délivrerait de cette existence infernale, une voix gouailleuse jeta derrière lui :

 

- Alors, soldat de l’An II, on est toujours volontaire de la Mort ?

 

C’était Basset, l’affreux Basset, les vêtements loqueteux, déchirés, mais resplendissant de santé dans ses guenilles, et qui hoquetait de rire, appuyé contre la gueule d’un canon.

 

- Ah mon pauvre ami... Tu en fais, une tête ! Si tu te voyais... Tout noir comme un croque-mort ! Un vrai merle ! Si tu en sors, je te conseille d’entrer comme gardien au cimetière de Pantin : tu es impayable, on te prendra tout de suite, ton pain est assuré pour tes vieux jours ! Quelle blague ! C’est excellent, ma parole, excellent. Et quand je pense que tu es venu te fourrer tout seul là-dedans, de ton propre mouvement, comme on dit, tel un hanneton, c’est magnifique !

 

Et cassé en deux par une crise de fou-rire, il s’essuyait les yeux d’un revers de main, sans pouvoir s’arrêter. Chaque fois qu’il regardait Bance, son accès reprenait de plus belle.

 

- Non mais dis donc, tu y es aussi, dans le pétrin, dit Bance, vexé mais rajeuni par tant d’hilarité.

 

- Permettez, jeune homme, dit Basset redevenu sérieux et levant l’index d’une façon bouffonne. Moi, c’est pas pareil. On m’y a mis de force : conscription obligatoire. C’est un cas de force majeure. Ca fait que j’ai déjà gagné presqu’un an.

 

- Quelle mentalité, dit Bance. Le patriotisme se perd tous les jours. Mais qu’est-ce que tu fais, blague à part ?

 

- Non seulement je sauve tous les jours la République, mais même je nettoie le canon que voilà quand on me le dit, avec un petit balai fait exprès : ils appellent ça, je te le dis confidentiellement, un écouvillon. Enfin, chacun son langage, il faut être indulgent aux petits travers de ses supérieurs... D’autant que c’est pas foulant. La compagnie s’appelle La Montagne Foudroyante.

 

Ce fut au tour de Bance de s’ébaudir.

 

- En effet ! Je me disais aussi : il en a, un air foudroyant !

 

- Attention : respecte les canonniers de Saint-Marcel...

 

- Parce que tu comptes y faire carrière, à la Colline Fumante ?

 

- Non, figure-toi ; je ne vais pas y rester longtemps : je me suis découvert une faiblesse au cœur, et je fais travailler à mon congé de réforme un officier de santé plus clairvoyant que les autres, vu qu’il porte deux paires de lunettes l’une sur l’autre... C’est un spécialiste des voies respiratoires, en quelque sorte.

 

- Tu sais où tu as mal, au moins ?

 

- Oui : là, dit Basset, en faisant un geste tout à fait déplacé. Heureusement j’ai trouvé une infirmière...

 

 

 

NUMA-POMPILIUS DUPONT-PRUDENTIA

 

 

 

Sa longue tête jaune renfrognée sous le bonnet rouge, les coins de la bouche tirés vers le bas d'un menton mal rasé, le citoyen Prudentia faisait courir sa plume sur le papier de différents questionnaires que lui adressait, presque journellement, le Comité Central du Club des Jacobins. Il avait peur.

 

Il n'était pas beau à voir. Il était difficile de reconnaître, en cet homme que travaillait le mal au foie, le tabellion plein de suffisance qui s'était rendu à ses frais aux Etats-Généraux de Versailles pour y voir bâtir la Société Idéale. La société avait bien démarré, évidemment, mais quand même, elle allait trop vite pour un bourgeois éclairé, qui avait lu avec tant de soin le "Contrat Social". Il lui semblait que les bâtisseurs allaient un peu fort, et même un peu vite. Le genre préféré de M. Dupont-Prudence, c’eut été le vertueux Roland de la Plâtrière et sa dame, qui avaient voté la mort du Roi parce que la Reine avait de plus jolies toilettes que Manon Roland : manque de pot, l'égérie des Girondins avait filé sans crier gare retrouver la tête de Marie-Antoinette dans le panier à Sanson, et son vieux cocu était allé se poignarder seulabre dans un coin de Mayenne... Aussi, plus prudent, comme son nom l'indiquait, le citoyen Dupont s'était-il fait valet des Jacobins en ce coin d'Ile-de-France si fâcheusement près de Paris. Ce n'était pas une garantie bien formidable. Malgré son zèle envers le comité, il vivait plus de nuits blanches que de bons sommeils réparateurs. Il avait peur de ses maîtres...

 

Me Dupont-Prudence avait d'abord troqué ses prénoms de Justinien-Pamphile, qui faisaient un peu trop cucu, un peu trop bigot, contre la dénomination plus ronflante du célèbre Romain Numa-Pompilius. Il s'applaudissait d'avoir échangé avec un réel brio le législateur Justinien contre le législateur Pompilius : il faut vivre avec son temps. Ce nom de Pompilius, d'ailleurs, dans ce qu'il a de bonhomme, de redondant, lui plaisait. Pompilius avait un côté rassurant. Me Dupont-Prudence avait longtemps hésité entre Tibérius Gracchus et Horatius Coclés, mais ils étaient déjà pris, l'un par le garde-champêtre, l'autre par le curé constitutionnel, qui ne se promenait plus qu'en carmagnole et pantalon au pont facile, une catin à chaque bras. Numa-Pompilius, trouvé dans le dictionnaire, était un trait de génie. Et c’est avec une légitime fierté que le citoyen s'était présenté comme Numa-Pompilius Dupont-Prudentia aux quatre envoyés du comité parisien. Des quatre, trois étaient d'énormes bougres velus, bardés de sabres et de pistolets, qui empestaient le rhum et ne parlaient que de tuer, d'étriper et d'envoyer les réacs à Louisette [la guillotine] : ils avaient l'air assez facile à désarmer, en leur laissant piller et voler toutes les boissons du Plessis-Sautegrue. Mais le quatrième avait vraiment effrayé M. Dupont-Prudence. C'était un jeune à bésicles, chafouin, vêtu de noir, sans la moindre arme ni le plus mince bonnet rouge, mais portant au revers d'une redingote luisante d'usure l'insigne du Comité. Il toussait presque sans discontinuer et avait l'ait décidé à expédier en terre le plus possible de ses semblables, avant que la phtisie ne l'emporte en personne.

 

- Tu t'appelles Numa-Pompilius, citoyen ? dit-il doucement à l'ex-notaire.

 

- Oui, citoyen, et j'en suis fier.

 

- Et tu en es fier ? Mais c'est un nom de tyran, ça, citoyen Prudence, que ce Numa Pompilius ; un nom d'aristo...

 

- Faut-il l'expédier, Gervais ? dirent deux des Jacobins en posant avec ensemble leurs mains velues sur les épaules du maire du Plessis, devenu blanc comme un linge.

 

- Non, mes amis, pas encore... Citoyen, montre-moi les papiers de gestion de ta commune.

 

La voix douce du Jacobin et ses crachements, tandis qu'il avait passé la matinée à examiner jusqu'aux moindres reconnaissances de dettes des habitants du Plessis, avaient empli Dupont- Prudentia d'une salutaire terreur envers ses nouveaux maîtres. Il n’était plus question de donner des conseils éclairés à un roi ignare, mais de marcher droit devant les égorgeurs. La Révolution n'était pas ce qu'il avait rêvé, et en ses cauchemars il voyait encore ce Gervais phtisique, serré dans son méchant habit de papier noir, le quittant sans lui serrer la main au milieu de son étude constellée de crachats et lui disant :

 

- Tout est trop en règle...

 

Puis, se retournant sur le pas de la porte :

 

 - Méfie-toi, citoyen : tu n'es plus au temps où tu pouvais acheter les commis des Fermes : on ne me paie pas, on ne m'achète pas, moi ! Il va falloir rendre gorge.

 

- Oui : rendre gorge, disaient les trois énergumènes en riant et se passant le tranchant de la main sur le cou.

 

Depuis, M. Dupont-Prudentia vivait dans un cauchemar : la terreur d'une nouvelle visite du nommé Gervais.

 

 

 

Malgré tous ses efforts, il ne faisait pas assez populaire, il le voyait bien ; il avait eu beau jeter sa perruque et coiffer un bonnet rouge qui n'était autre qu'un de ses bonnets de nuit retourné et passé à la teinture, il ne se voyait pas dans un miroir sans enrager. Malgré sa chemise débraillée et qu'il laissait exprès crasseuse, dans laquelle il tremblait de froid et dont il avait peine à supporter la saleté, qui ne lui était pas naturelle, il était visible pour n'importe qui que Me Dupont-Prudence ne sortait pas de ce Peuple si envié. Et comment paraître assez Peuple aux yeux d'un de ces vrais patriotes de Septembre, qui avaient sauvé la patrie en décapitant des prêtres et en violant des femmes avant de les égorger ? Comment faire voler d'un coup de sabre la tête d'un enfant, même si on est sûr que le Salut de la France en dépend ? Au fond de son cœur, le citoyen Prudentia se savait bien incapable d'être un vrai patriote, et c'est cela qui l'enrageait ; il ne supportait pas la vue du sang d'un poulet. Il aurait préféré qu'on étranglât ces gens, sans bruit ni publicité, au fond d'une cave, ou qu'on leur tire nuitamment une balle dans la nuque. Ainsi la Révolution serait-elle restée respectable. Il avait d'ailleurs rédigé dans ce sens un rapport d'une cinquantaine de pages sur ce sujet : puis au moment de l'expédier aux Jacobins, la crainte le lui avait fait ranger au fond d'un tiroir : et si ces gens, avec leur affreux sens de la plaisanterie, essayaient sur lui-même un des procédés qu'il préconisait ?

 

D’autre part, Me Dupont-Prudence regrettait de n'avoir pas sur la poitrine quelques touffes de ces poils qui sont le véritable signe, c'est connu, d'une extraction plébéienne, et servent de passeport dans les périodes troublées, où le port de la chemise ouverte est un certificat de civisme.

 

« Au procureur Syndic : il y a lieu de rechercher les personnes qui septidi ont allumé des feux dans différents quartiers et provoqué ainsi des attroupements ; il circule d’ailleurs des chansons commençant par « Pauvre peuple, quand tu n’avais qu’un roi », et :

 

 

 

Cadet Rousselle a un cochon,

 

Président de la Convention,

 

A l’écurie quatre chevaux,

 

Tous officiers municipaux... »

 

 

 

La plume courait rapidement sur le papier. Pour faire preuve de son zèle, le maire du Plessis en était réduit à la délation : finie la Douce Arcadie, les jeunes couples dansant librement sur des insignes féodaux autour de marronniers enguirlandés de tricolore ! Cela, c’avait été la propagande, le calicot qui couvrait la boutique : la réalité, c’était le pays à feu et à sang, la misère dans les villes, le nombre des suicides augmentant d’une façon effrayante, les femmes labourant pendant que les hommes allaient se faire trouer la peau pour les députés, les paysans qui ne voulaient pas livrer le fruit de leur travail au prix dérisoire de la taxe mais le vendaient au marché noir, les bandes d’assassins qui sous couvert de patriotisme tuaient les particuliers dans les fermes isolées, les cas de folie sans nombre, 66 départements en insurrection permanente, les Vendéens et les Bretons massacrés par centaines de milliers, les armées battues sur toutes les frontières par une coalition formidable d’étrangers, les déserteurs qui filaient avec armes et bagages et fusillaient les rares troupes lancées à leur poursuite, Lyon et Toulon en feu... Et, au-dessus de tout cela, la guillotine fonctionnant avec une régularité d’horrible métronome. On n’en était plus à guillotiner des douairières trop vieilles pour s’enfuir, mais pas centaines les gens du petit peuple qui se plaignaient de la faim.

 

« Observations sur les prêtres réfractaires du district : cachés dans les campagnes et couverts d’habits qui ne sont pas les leurs, ils ne sont vus, ils ne sont connus que de ceux qu’ils trompent encore ». Le malheur, c’est que ceux qu’ils trompaient encore étaient chaque jour plus nombreux : le pays, aimablement ou agressivement irréligieux en 89, était en train de devenir sous la persécution le plus croyant d’Europe...

 

« Renseignements pris sur des rassemblements formés dans la forêt d’Alatte : un autel y est aménagé dans une maison et desservi par des prêtres réfractaires. Trente communes au moins et des plus étendues sont pour les prêtres des asiles assurés, la force armée les pourchasserait inutilement. D'ailleurs, les prêtres constitutionnels ont perdu la confiance de la presque totalité du district.”

 

 

 

- Alors, citoyen bon-papa, toujours aux écritures ? dit Jacquet en le poussant d’une bourrade.

 

Le citoyen Prudentia avait horreur qu’on l'appelât bon-papa, et son gendre le savait bien : comme il n’était entré que par force dans la famille du notaire, il abusait d’une familiarité déplacée.

 

- Qu’est-ce que vous me chantez-là ? "Renseignements pris dans la forêt d’Alatte” ? Vous allez me barrer ça, citoyen bon-papa, je suis pour les curés, moi, qui m’ont bel et bien marié. Ah ça ! Voulez-vous porter votre tête à Louisette, avec des renseignements aussi défaitistes ? Tenez, je vous rends service.

 

Et le berger déchira la feuille.

 

- Il faut écrire : « Tout va bien, nom de foutre ! Les curés n’existent plus grâce au zèle que je déploie pour la Nation Une et Indivisible, partout dans la commune les brigands sont traqués avec la dernière célérité, ou sévérité », comme il vous plaira... « Et je travaille sans relâche, nom de foutre ! À républicaniser les autres. Salut et fraternité ou la Mort”. Voilà comme il faut causer, nom de Dieu! Et là, qu’est-ce que je vois ? ”Les démarches faites pour ramener sous les drapeaux les volontaires déserteurs sont restées vaines ; ces jeunes gens se cachent, peut-être même ceux qui sont chargés de les arrêter sont-ils leurs complices...” Mais qui est chargé de les arrêter, les déserteurs, citoyen bon-papa ? Le maire ! Le maire ! Allons, je ne veux pas voir ma chère belle-maman veuve avant l’âge, donnez-moi cette plume, que je marque à ces bougriots la ritournelle qu'ils veulent toujours entendre :

 

- "Citoyens, partout le fédéralisme est écrasé comme une hydre dans le département de la Seine et Oise. A la vue de nos vaillants gendarmes..."

 

- Il n'y a que trois gendarmes dans la commune, dit Me Dupont-Prudence, encore n’ont-ils pas de chevaux.

 

- Ils n’ont qu’à faire comme moi : marcher à pied leur donnera des couleurs, au lieu d’aller se saouler la gueule chez les croquants. Sils n'ont pas de bourrins, c'est que Duraillon, le charron, ne veut pas leur donner de fers : dame ! Il les paie, lui, la République ne lui en fait pas cadeau. "A la vue de nos vaillants gendarmes, les bandes de factieux qui infestoient le territoire ont disparu comme des lémures au chant du Coq Républicain". Il faut y foutre des majuscules, morbleu ! Sans quoi, ça ne fait pas sérieux. Vous feriez un foutu secrétaire de mairie. Je ne suis qu’un berger, mais il y a plus de bon sens dans ma caboche que dans votre crâne encombré de foutaises sociales... Qu’est-ce que c’est que ce poulet ?

 

 

 

"Au Ministre de la Justice, à Paris".

 

 

 

Vous allez écrire à ce farceur-là ? "Liberté, République Françoise, Egalité". Bon, bon. "Citoyen, cinq ou six arbres de liberté ont été successivement coupés dans l’arrondissement du tribunal près duquel je suis placé, je considère cet attentat comme un crime de lèse-nation, et je n’ai trouvé aucune Ici qui en prononce la punition." Bon Dieu, citoyen bon-papa, dit le berger en levant les yeux au ciel, qu’est-ce que ça peut vous foutre qu’on pisse sur les marronniers de la Nation ou qu’on en fasse des margotins ? Voulez-vous passer pour un jocrisse, avec vos balivaux ? "La loi, en rendant au culte toute sa liberté, en défendant l’exercice extérieur, cependant en certains endroits on sonne les cloches". C’est vous qui allez-vous les faire sonner, si vous expédiez ces remarques intempestives. "On fait des enterrements en procession, avec des chandelles allumées, et en chantant les prières romaines, c’est une infraction formelle à la loi, qui ne prononce point de peines contre ces infractions. Qui parti dois-je prendre dans ces circonstances, voilà ce que je viens soumettre à votre décision". Le parti d’en rire, citoyen bon-papa. Laissez les gens brûler leurs chandelles si ça leur chante et enterrer leurs morts avec la pompe voulue : le goût de l’enterrement est, dans toutes les civilisations, un droit imprescriptible de la race humaine... Sacredieu ! Heureusement que j’ai épousé votre fille, citoyen maire, sans quoi vous fileriez un mauvais coton. C’est pour le coup que vous me devez une fière chandelle. Laissez là ces paperasses ou plutôt non : donnez-les moi pour faire bouillir la marmite. Et venez déjeuner avec notre petit marmot, que vous ferez sauter sur vos genoux comme un bon vieux papa de l’ancien régime... A ce propos, une bonne nouvelle : Anne-Marie, ma chère épouse, attend un second héritier, en tout bien tout honneur ce coup-ci. Allons, venez dîner, vieux farceur.

 

 

 

On voit que Jacquet, le fermier d'Avessan, n'avait pas un respect exagéré pour son beau-père. A table, il trouva encore le moyen de lui dire :

 

- C'est de la soupe aux choux, soit... mais n'en a pas qui veut ! Ah, bien sûr, ça ne vaut pas les faisans que vous faisiez braconner chez le marquis de Sainte-Etrivière... Mais où sont-ils, les faisans, à cette heure que tout le monde les fusille, hein ? Et le marquis ? Pauvre diable, sans doute à crever la misère en Prusse, ou au fond de quelque tôle... Croyez-moi, bon papa, la révolution, si elle est autre chose qu'individuelle, c'est comme les bouchées à la ci-devant reine : "Ca ne vaut rien"...

 

 

 

LA TOUR DE PORCELAINE

 

 

 

Sa gourde à la main, Bance frappa à la porte de la loge. Puis, voyant que personne ne venait lui ouvrir, il la poussa de sa botte, et entra.

 

Il était chez le concierge du palais de la Régente, près de Bruxelles. Mais l’archiduchesse Marie-Christine s’était enfuie devant l’avance foudroyant des Républicains, et depuis la veille au soir, les hussards et les compagnies d’infanterie qui occupaient le palais de Laeken se saoulaient à la bière pour se désaltérer de leur longue course dans cet été brûlant.

 

La loge était vide. Rien n’y bougeait, sauf une pendule à balancier qui continuait à rythmer le temps, comme elle faisait depuis cinquante ans, et comme elle ferait sûrement longtemps encore après le départ des pillards qui sur les pelouses sondaient le gazon à coups de baïonnettes. Bance cria :

 

- Y a-t-il quelqu’un ?

 

Sa voix lui parvint, bizarrement lointaine : quinze jours auparavant, à Fleurus, comme il hâlait le ballon d’observation « l’Entreprenant », l’explosion d’un fourgon de poudre l’avait jeté à terre, en même temps que les aérostiers qui escaladaient la nacelle. La commotion passée, il ne s’entendait plus parler. Depuis, il ne retrouvait son ouïe que par intermittence. M. Ménard l’avait fait exempter de service, et il en avait profité pour visiter la pagode de porcelaine que la régente avait fait élever dans son parc ; mais il avait été dégoûté par la soldatesque, qui brisait à coups de fusil tout ce qu’elle ne pouvait emporter. Comme il ressortait de la pagode, un lustre de cristal s’était écrasé à ses pieds, dans les débris de miroirs. Le concierge, effrayé, avait dû s’enfuir, avec les valets. En regardant dans le parc, Bance voyait les soldats arracher les branches d’orangers en pots pour en cueillir plus vite les fruits. Décidément, la guerre était de plus en plus saugrenue. Il s’y sentait complètement étranger, comme l’avant-veille, où les hussards avaient fusillé des paysans belges qui avec des fourches essayent de s’opposer à leur avance. Et on venait pour délivrer ces gens ! Il se demandait bien de quoi ? Impatienté, il ouvrir une petite porte au fond de la loge pour voir si elle ne donnait pas dans un cellier.

 

Olympe vit entrer le hussard et pensa que sa vie était terminée, comme celle de Thézan, qui somnolait sur le lit de sangle du portier : dans quelques minutes, on allait les tirer de ce réduit et les fusiller conte un mur. Mais le soldat qui pénétrait dans la pièce obscure avait l’air plus surpris que cruel. Il cherchait dans ses souvenirs.

 

- Mademoiselle... Mais c’est mademoiselle Olympe ! Qu’est-ce que vous faites là ?

 

Alors elle se mit à pleurer.

 

 

 

Elle lui raconta tout ce qui s’était passé depuis la Fête de la Fédération : son émigration avec Madame, la vie à Coblence, la désastreuse campagne de l’armée des Princes, puis sa dissolution ; et tout en parlant, elle voyait bien que ces aveux la conduiraient sûrement à l’échafaud ou au poteau d’exécution, mais elle avait besoin de parler. Le hussard, d’ailleurs, l’écoutait attentivement : il lui trouvait l’air d’autant plus désirable et digne d’être aimée qu’il craignait pour sa vie. Il était jaloux de Thézan, parce qu’il voyait qu’Olympe en était amoureuse : qu’elle se dévouât jusqu’à rester avec lui pour mourir lui paraissait sublime. Il eut donné beaucoup pour être à ce moment à la place du fiévreux. Pourtant, il ne comprenait pas les raisons d’une telle passion pour un homme qui dans son idée n’en valait pas la peine.

 

Olympe, qui voyait à la place du timide jeune homme qu’elle avait connu un homme réfléchi reprit confiance, ses beaux yeux noyés de pleurs. Quant au chevalier, il s’était redressé sur son oreiller. Bance lui prit la main, qu’il trouva brûlante de fièvre. En le voyant faire ce geste, Olympe pensa que son amoureux était sauvé.

 

 

 

Elle continuait à parler, comme soulagée :

 

- Un matin qu’on entendait le canon de Maëstricht, le major Schwarzspiegel nous quitta : ses blessures s’étaient refermées et il était de son devoir de rejoindre sa troupe. Il nous avait laissé ses derniers thalers : je ne sais ce qu’il est devenu. « Ne restez pas ici sous le feu des assiégeants, nous avait-il dit : vous êtes à la merci d’une patrouille. Tâchez de gagner l’Autriche, vous serez bien reçus chez moi, à Innsbruck ; j’écrirai ».

 

Elle omit de dire que le major éprouvait pour elle un sentiment qui le faisait agir ainsi.

 

- Après son départ, le siège fut levé, les Français battaient en retraite. De l’autre côté de la Meuse, nous les regardions partir ; quelques-uns nous insultaient, d’autres nous plaignaient :

 

- Rentrez en France ! Il ne vous arrivera rien !

 

- La République ne fait pas guerre aux Français !

 

Nous savions, hélas, ce qu’il fallait en croire... Des émigrés criaient :

 

- Y a-t-il quelqu’un de Brive ? De Narbonne ?

 

On lançait aux soldats des lettres pour les familles ; les officiers fermaient les yeux. Et comme nous écoutions ces voix qui s’éloignaient quelqu’un cria dans un porte-voix :

 

- Y a-t-il chez vous un certain Thézan ?

 

- C’est moi, cria Alphonse étonné.

 

- Fornier-Fénéyrols, son ancien condisciple au collège de Sorèze, lui fait mille gracieux compliments... Il lui apprend qu’il a été nommé commandant d’escadron au 2e dragons, et qu’il lui enverra du plomb dans les fesses partout où il le trouvera !

 

- C’était le meilleur ami d’Alphonse, continua Olympe, perdue dans ses souvenirs. (Elle n’ajoura pas la réponse de Thézan : « Rien ne m’étonne de ce jean-foutre, mais je voudrais savoir comment il pourrait me tirer dans les fesses, quand il n’arrête pas de me montrer son cul... »). Nous passâmes la soirée avec lui, au cours d’une suspension d’armes. Il était parvenu en moins d’un an, à grimper sous-lieutenant, presqu’au sommet de la hiérarchie, quoique noble et se citant en exemple.

 

- Revenez donc, disait-il. Mais Alphonse et Boissy ne voulaient pas se laisser convaincre ; nous ne pouvions pas, nous aurions été immédiatement fusillés.

 

- Je sais, dit Bance.

 

- Ensuite, nous sommes allés dans la petite ville d’Helechteren. Nos amis Boissy trouvèrent une place de jardiniers-gardiens chez une abbesse ; on nous logeait dans les combles de la chapelle. Thézan ne pouvait rien faire ; il était tombé malade d’une fièvre pernicieuse, celle qu’il a toujours, prise dans les boues de 92... Au bout d’un an de jardinage, les Boissy en eurent assez du couvent ; nous étions dans le dénuement le plus absolu, sans argent, mais bien nourris : ce fut une folie de quitter cette petite ville. Comme Thézan allait mieux, nous nous rapprochâmes d’Anvers, pour fuir en Angleterre... Mais l’archiduchesse avait défendu aux émigrés l’entrée de son territoire, et nous dûmes rebrousser chemin. Je gagnai de quoi manger en rempaillant des chaises. Finalement les Boissy réussirent à passer à l’île de Walcheren, avec d’autres, pour essayer de soudoyer le patron d’une barque. Et nous restâmes échoués à Bruxelles, dans la loge du concierge de cette archiduchesse qui nous hait tant : il me faisait rempailler par charité les chaises des cuisines...

 

- Attendez-moi là, dit Bance en se levant. Ne fuyez pas si des Français viennent baragouiner en flamand, n’importe quoi... Je reviens tout de suite.

 

Il venait d’avoir une subite inspiration.

 

Il sortit en courant.

 

Le soleil, par la porte entrouverte, éclairait la loge.

 

 

 

M. Ménard se tamponnait le front de son mouchoir tout plein de poudre de tabac à priser.

 

- C’est grave, ce que tu me demandes là, Louiset... Et si Jeunet s’en aperçoit ?  C‘est la mort pour nous tous. Il cherche justement partout du gibier à fusiller.

 

- Nous ne pouvons tout de même pas les abandonner, M. Ménard, ce sont des Français comme nous.

 

Bance savait qu’en parlant ainsi il touchait la fibre du vieux républicain.

 

- Oui, oui, je sais, sacredieu... Non, nous ne les laisserons pas comme ça, bien sûr... Mais comment faire ?

 

Brusquement, il se frappa le front.

 

- Attends... Tu vas aller trouver Verget, du 3e escadron : il a en compte les pelisses des deux gars que les paysans ont tués avant-hier : achète-les lui, dis-lui que c’est pour moi, je vais te donner l’argent.

 

- Non, M. Ménard, je veux les acheter avec mon argent, c’est moi qui vous demande ce service. Je voudrais que ces émigrés me doivent quelque chose, dit-il, comme ça ils verront bien que tous les bleus ne sont pas tous des assassins... Et puis, il me semble que ça leur portera bonheur.

 

- Fais comme tu veux.

 

Le hussard troqua volontiers les deux pelisses noires, contre des paquets de tabac et un lot de pierres à fusil neuves. Bance y ajouta un mouchoir brodé acheté à Bruxelles qu’il voulait rapporter à sa mère : ainsi Olympe et Thézan devaient peut-être leur vie à ces humbles objets, le petit trésor d’un soldat.

 

- Il ne va pas fort, disait le chirurgien en prenant le pouls de Thézan. Il lui faudrait de bons aliments pour le remonter.

 

- Pour ça, j’en trouverai à l’ordinaire, M. Ménard : il y a même des oranges que les gars ont arrachées aux orangers en pot du château.

 

- Comment vous remercier de tout cela ? Disait Olympe.

 

- En restant le plus longtemps possible en vie, dit M. Ménard.

 

 

 

Pendant les quinze jours que les Hussards de la Mort demeurèrent au château de Marie-Christine, Olympe et Thézan, pris en compte par Bance et M. Ménard, restèrent cachés à tous. Le chirurgien simulait une vive sympathie pour le concierge, digne homme répondant au nom de Van der Hagen. Pendant ce temps Olympe finassait de retailler les pelisses à sa taille et à celle de Thézan.

 

- Nous filons demain à l’aube. Voilà deux bonnets de police aux insignes du corps pour compléter l’accoutrement. Vous passerez les pelisses et mettrez les bonnets quand nous serons partis : j’ai fait mettre sur votre feuille de route, dûment tamponnée par Mériaux, que vous êtes les cantiniers du régiment, obligés de rentrer en France à cause de la maladie de votre ami : fièvre hollandaise prise dans les marais de l’Ile de Walcheren. Vous vous appelez désormais le citoyen et la citoyenne Mizon, domiciliés à Paris rue de Seine, n° 2, une maison où il n’y a personne... Ne vous trompez pas, surtout. Vous serez mieux cachés dans la capitale qu’ici, où vous êtes visibles de tout le monde. Les soldats vous laisseront passer aisément, car il y a un terrible désordre sur les routes. Il vaudrait mieux, pour faire plus vrai, que vous ayez un bourricot et un petit tonnelet d’eau-de-vie en bandoulière. Procurez-vous du Schiedam [du vin ?], cela vous ouvrira tous les postes de garde. Et tâchez de vous exprimer de façon un peu moins recherchée que dans le salon de votre tante, dit M. Ménard d’un ton bourru.

 

Olympe rangea soigneusement dans une vieille sabretache délavée la feuille de route et le congé de maladie que M. Ménard avait eu tant de mal à obtenir de Mériaux.

 

- Des émigrés, foutre ! Avait bondi le citoyen chef de brigade, dès les premiers mots. Des gens qui ne nous envoient que des balles de plomb depuis deux ans !

 

- Ils sont malheureux, avait dit M. Ménard. Tu n’as donc pas de cœur, Nestor ? Qui sait si un jour tu ne devras pas ta vie à un ennemi...

 

- Des sentiments... Et puis si on se fait pincer, c’est moi qui trinque !

 

- Je te jure qu’en cas de pépin le petit hussard et moi on fera corps avec toi comme les doigts de la main : on ira se cacher en Flandre, tu connais les chemins, et tu as des amis partout.

 

- Et mon avancement ?

 

- La Terreur ne durera pas toujours... Qui sais si ces émigrés ne te serviront pas de caution, dans le cas où ça tournerait mal de nouveau, comme l’an dernier.

 

- Oh, depuis Fleurus, la République est bien en selle, dit Mériaux. Allons, n’empêche : passe-moi ces feuilles, que je te fasse les faux que tu demandes si instamment. On dirait que la petite, sacrebleu ! Vous a tiré dans l’œil, à toi et au fourrier. Ah, les femmes ! Où est l’encre ? Une plume ? Il faut que je te fasse tout ?

 

- Voilà, voilà, papa Nestor.

 

- Et arrête de m’appeler papa Nestor, je n’ai pas encore l’âge d’un barbon.

 

 

 

Après le départ des hussards, Olympe appliqua à la lettre les instructions de M. Ménard. Thézan allait d’ailleurs mieux : il lui semblait que la période de malchance, si elle n’était pas terminée, était pourtant en bonne voie, comme sa maladie. Il se sentait moins fiévreux. Vers fin juillet, il recommençait à marcher un peu, la pelisse engoncée et le bonnet sur la tête. Un matin qu’il mangeait une des précieuses oranges, le brave Van der Hagen arriva hors d’haleine :

 

- Monsieur Thézan ! Robespierre est mort ! La Terreur : fertig ! Vous pouvez rentrer en France !

 

- Qu’est-ce que c’est encore que ce bobard ? pensa le chevalier.

 

Mais le concierge disait vrai : le Moniteur du 10 Thermidor qu’il brandissait, proclamait la mort des traîtres ; un parti chassait l’autre. Bruxelles était tout retourné de la nouvelle.

 

 

 

A une centaine de kilomètres de là, dans la petite ville de Herentals, les hussards attendaient sous la pluie la lecture d’une proclamation. Le même représentant qu’ils avaient vu à la condamnation du parti de la Gironde revint sur le front des troupes, son costume mélodramatique seulement un peu plus fatigué. On avait fait mettre la troupe à cheval dès six heures du matin, dans la brume d’été, et le sabre au clair, « ce qui ne manque pas de fatiguer le soldat », dit Dorval qui était à la droite de Bance. Bref, personne n’était de bonne humeur, quand à dix heures parut le représentant du Peuple. Il annonçait « la chute du Tyran ».

 

- Lequel ? dit Dorval en se penchant vers Bance.

 

- Sais pas... Le précédent.

 

- Robespierre ! Il a dit Robespierre ! Ah dis donc ! S’ils se mettent à se raccourcir entre eux, maintenant !

 

- Comme s’ils faisaient autre chose depuis deux ans, dit Bance.

 

- Silence dans les rangs ! Cria un sous-officier d’une voix de fausset.

 

- On entend pas ce que dit le gonze, dit Dorval tout haut.

 

- Vous en saurez toujours assez.

 

Bance prêta l’oreille, mais il n’entendit que la fin du discours, parce que le vent venait de derrière la ligne des cavaliers. Il attrapa cependant les dernières phrases :

 

- Du moins, les républicains n’ont pas oublié le devoir sacré qu’évoque la Raison. Si la grande épreuve doit à nouveau survenir... Nous pourrons réclamer cette justice que nous n’avons pas négligé la sauvegarde du territoire sacré de la Patrie... Dont se sont toujours impudemment moqué les Tyrans qui nous gouvernaient...

 

C’étaient à peu près les mêmes phrases qui avaient salué la chute des Girondins.

 

- Désormais, dit le représentant dans un bel élan du menton, la solde sera payée régulièrement... Les vivres arriveront en temps voulu... Et vous serez gratifiés de bottes neuves... Soldats ! Tout est changé désormais !...

 

La voix se perdait dans une conclusion magnifique.

 

- ... Nous venons de foutre les factieux à Louisette et de restaurer la République Indestructible ! Vive la Liberté ! Vive la Nation !

 

- Et c’est pour entendre de pareilles turlupinades à dix heures qu’on nous a fait lever à six ! dit Dorval furieux en sautant de cheval. Qu’est-ce que ça peut nous faire, à nous, que ces fainéants se raccourcissent !

 

Un remous fit tourner toutes les têtes de l’escadron : un capitaine de gendarmerie appelait :

 

- Jeunet ! Le citoyen Jeunet !

 

Pâle, défait, les lèvres blanches, l’émissaire des Jacobins descendit de sa monture.

 

- Au nom de la loi je t’arrête, citoyen, dit l’officier au bicorne en lui posant la main sur l’épaule. Tu iras rendre compte de tes crimes à Paris.

 

Une personne au moins n’avait pas oublié Jeunet : Mme d’Iroise, son ancienne égérie, qui couvait sa vengeance depuis le massacre de M. d’Aumony. Redevenue la citoyenne Bleuet, au lendemain de Thermidor, la tête du délateur avait été la première faveur qu’elle avait demandée à son protecteur Barras.

 

 

 

Depuis qu’il était à Paris, le chevalier de Sélincourt, devenu un vrai clochard, errait de prison en prison. Son aspect lamentable le servait dans ses recherches : nul ne se souciait de ce crocheteur hâve qui se nourrissait de trognons ramassés dans les ruisseaux et couchait sous les porches des églises en démolition. Il arpentait la ville en tout sens, de la Bourbe aux Anglaises, de Saint-Lazare aux Carmes, partout où l’on avait entassé des femmes bonnes pour la guillotine. Il avait bien cherché, rue Mazarine, à savoir où était passée la citoyenne Xivry, mais la seule réponse que lui avait jeté la concierge avant de lui claquer sa morte au nez avait été :

 

- En tôle !

 

C’est pourquoi il cherchait partout où son amie avait bien pu être emprisonnée. Les gardes en sabots repoussaient ce singulier passant qui seul de son espèce s’arrêtait aux portes de fer, d’où l’on ne sortait que pour mourir.

 

Il avait déjà vu partir beaucoup de ces fournées, vers la place du Trône-Renversé, où l’on guillotinait maintenant ; et les guichetiers le prenaient pour un de ces maniaques du sang qui rôdaient, comme des mouches, autour des futurs cadavres.

 

Un matin, se trouvant devant Sainte-Pélagie, rue de la Clef, il assista au chargement d’une sinistre charrette. Il y avait peu de monde dans la rue étroite : les Parisiens étaient vaccinés contre ce spectacle quotidien de la mort. Depuis Thermidor, d’ailleurs, les gens murmuraient ouvertement : « assez de sang, assez de morts » ; la ville était lasse de cette tuerie permanente que les Jacobins avaient institué en système pour la terroriser. On avait décapité les promoteurs de la machine, mais elle continuait à fonctionner encore, à l‘aveugle, comme folle, à bout de course. Un argousin indifférent appelait des noms ; la charrette était presque pleine.

 

Soudain, Sélincourt crut avoir mal entendu :

 

- Xivry !

 

Il s’approcha des valets de guillotine.

 

- Vous avez bien dit Xivry ?

 

- Oui, pourquoi, tu es sourd ?

 

D’ailleurs Raymonde sortant de l’ombre du porche, montait dans la charrette, poussée par le guichetier.

 

- Vive le Roi ! Se mit à crier Sélincourt. Vive le Roi !

 

Cela équivalait à un arrêt de mort.

 

- Vous voyez bien que c’est un fou, dit un clochard avec qui il errait aux Halles, essayant de s’interposer.

 

- Pas du tout ! cria Sélincourt. Vive le Roi !

 

- Eh bien, puisque tu tiens tant à y aller, vas-y donc ! Dirent les valets en le poussant dans le tombereau. Autant celui-là qu’un autre !

 

- Mais il n’y a pas eu de jugement ! dit l’homme à la liste.

 

- Bah ! Un de plus, un de moins... Fouette cocher !

 

Le tombereau s’ébranla.

 

 

 

- C’est notre dernier rendez-vous, Raymonde, dit le chevalier au comble du bonheur.

 

- Et mes fils ? Dit Mme de Xivry en repoussant les ridelles de la charrette de ses bras garrottés.

 

- Ils sont en sécurité... Je les ai laissés à Hambourg : Philippe est employé dans une banque, et Gilles tient les comptes d’une compagnie de navigation.

 

- Dieu soit loué ! dit la pauvre mère. Pourquoi êtes-vous revenu, Jacques ?

 

C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom.

 

- Sans vous, la vie ne valait plus la peine d’être vécue.

 

Jusqu’à la place du Trône ils ne dirent plus rien. Cahotés l’un contre l’autre dans la charrette qui tressautait sur le pavé, ils ne voyaient pas les autres condamnés.

 

 

 

Cécile, restée seule avec Elise, se demandait par quel hasard la dernière charrette ne les avait pas prises. Leur mort ne faisait aucun doute : le prochain appel serait le leur.

 

Depuis l’aube de ces jours de juillet, la chaleur montait, oppressante, sur le quartier du Jardin des Plantes. Vers huit heures, des cris dans la rue les secouèrent de la somnolence résignée où une nuit blanche les avait jetées dans l’attente de la mort. Elise  alla voir à la fenêtre grillagée : on ne leur avait pas apporté, comme chaque matin, le quignon de pain et le bol d’eau qui présageait une nouvelle journée de prison, et ce seul signe était un arrêt.

 

- Les voilà qui montent, dit Elise.

 

- Mais c’est le « Réveil du Peuple », qu’ils chantent ! dit Cécile surprise.

 

En effet, on entendait dans le murmure confus de la foule les vers jusque-là proscrits :

 

 

 

Le jour tardif de la vengeance

 

Fait enfin pâlir nos bourreaux.

 

 

 

La clef grinça dans la serrure, et un inconnu, poussé par la foule, parut en agitant son trousseau sans rien dire. Les os de sa mâchoire remuaient, et il avalait avec difficulté.

 

- Il n‘y en a plus que deux...

 

Alors un gros homme, pleurant et soufflant, bouscula le porte-clefs, serrant Cécile sur son cœur : c’était Borneret.

 

Les gens restaient interdits.

 

- Vous pouvez dire que vous avez de la chance, dit le municipal pour cacher son émotion.

 

- Toi ! Toi !

 

Elle ne savait que dire.

 

La foule les laissa passer en silence. On entendait en bas les cris des gens qui brûlaient le registre d’écrou.

 

Dans la rue éclatante de soleil, ils furent portés, poussés par des inconnus qui chantaient.

 

- C’est la fille de votre concierge (7) qui vous a dénoncé, dit Borneret d’une voix entrecoupée de sanglots. Parce que vous lui preniez ses amoureux... Je n’ai pu faire voler que votre dossier...

 

 

 

(1)    : Samson : bourreau de Paris

 

(2)     : Fils du notaire Dupont-Prudence

 

(3)     : Isaac Lades fut effectivement acquéreur du château d’Escoussens. Jean étudia les papiers de cette famille dans son ouvrage : « Escoussens, 900 ans d’histoire, les bourgeois du château », Château d’Escoussens Editions.

 

(4)     : La famille Combes exista également, et compta un peintre (Adolphe), un médecin (Hippolyte) et un historien, Anacharsis Combes. Jean fit paraître l’étude des papiers de cette famille dans son ouvrage « Les papiers d’Anacharsis », Château d’Escoussens Editions.

 

(5)     : Melsat : spécialité charcutière du Tarn.

 

(6)     : Le vrai nom de Chaussat est Choussat. Il faisait partie d’une des familles les plus riches du village du XVIIe au XIXe. Jean étudia leurs papiers qu’il fit paraître dans diverses revues. Voir notre site.

 

(7)     : On se souvient que Cécile courait les bals le soir, pendant la Terreur, avec Josèphe, la fille de la concierge...

 

FONTSAGUETTE

 

QUATRIEME PARTIE

 

LA SECTION DE LA MONTAGNE

 

 

 

LES DESERTEURS DE LA RESCLAUZE

 

Gourgane et Pelle-Noire n’avaient que deux solutions : griller dans le presbytère en feu, ou, en sortant, se faire fusiller par le lanceur de grenades. Ils optèrent pour la moins hasardeuse. Traversant le couloir, ils se précipitèrent, sans connaître les lieux et en tâtonnant dans le noir, dans ce qui leur parut être une porte d'escalier. Déjà ils levaient le pied pour monter, car ils ne doutaient pas que telle devait être la vocation de cet escalier, quand ils s'écroulèrent : les marches menaient, en contrebas, dans un vaste lieu vide et résonnant. Et à la clarté de la lune qui traversait de hauts vitraux, ils reconnurent une chapelle. Faute de lui trouver une issue, ils se cachèrent derrière un confessionnal, et attendirent la suite des événements.

 

Cependant, l'amateur de pyrotechnie et ses complices escaladaient la fenêtre. Ils s'approchèrent sans bruit du cadavre qui gisait sur le canapé violine, et, toujours sans un mot, se mirent à fureter avec une souplesse de chats dans tout le presbytère abandonné. Mais les oreilles de Gourgane et de Pelle-Noire étaient faites à tous les bruits de la nuit. Le colonel, son couteau ouvert en main, vit passer près de lui les inconnus qui fouillaient la chapelle. Heureusement, ils n'avaient pas de lumière, et cachés comme ils l'étaient dans l'ombre du confessionnal, Gourgane et Pelle-Noire étaient invisibles. D'ailleurs les trois inconnus paraissaient mal à l'aise dans ces ténèbres. Sur un signe, ils se rassemblèrent au milieu des bancs.

 

- Laudate pueri Dominum ! dit l'un d'eux à voix basse ; il n’y a plus personne.

 

- Filons d'ici. Viens, Cœur-de-Rose, dit le second sans élever la voix. Ces grinchisseurs nous ont blousés.

 

Le rayon de lune, en tombant d'un vitrail, frappa le visage des promeneurs nocturnes : alors Gourgane reconnut non seulement le frère Lebeige, mais La Plume, tandis que Pelle-Noire revit Cœur-de-Rose qu'il croyait mort depuis la liquidation de la bande de Fleur d’Epine par le Beau François ! D è s  q u’’ i l s  f u r e n t   d e hors, ils suivirent les brigands, de loin, sur la route, dans l'ombre des mûriers.

 

Chaque fois que M. Cros, le maire d'Escoussens, leur posait la question :

 

- Perqué y bos pas ana, al servicio ? (Pourquoi ne veux-tu pas aller au service ?) les cinq réfractaires convoqués qui s'étaient présentés sur les 22 manquants, à l'aube, répondaient insolemment :

 

- Ay pas l'aisé. (Je n'ai pas le temps).

 

Visiblement, ils s'étaient donné le mot. Au cinquième, M. Cros jugea que son autorité était suffisamment bafouée, et la moutarde lui montant au nez, il se leva et explosa.

 

- Aro n'y a prou ! Sourtirés pas d'aiçy, Diou mé damné ! Bous défendi dé bous bouléga ! An irés en Alby saquéla, ou foou béni la sandarmarié ! (Maintenant, ça suffit ! Vous ne sortirez pas d'ici, Dieu me damne ! Je vous défends de bouger ! Vous irez à Albi quand même, ou je fais venir la gendarmerie).

 

Alors les cinq jeunes gens, qui allaient passer la porte de la salle du conseil sous l'inscription "L'Union, et, la, paix, entre, des, frères", se retournèrent et firent front, menaçants. C'étaient des montagnards de vingt à vingt-cinq ans, dont les plus âgés avaient déjà nargué trois réquisitions, et il leur en fallait plus pour les intimider. D'ailleurs, tout en criant comme sa charge le lui imposait, M. Cros, bon bourgeois de Castres que son argent mettait, lui et ses fils, à l'abri de toute conscription, se demandait quels gendarme iraient jamais courir derrière ces sauvages nus pieds, les jambes serrées de houseaux de cuir et capables de faire sans souffler dix lieues sur les pentes les plus raides ? Ils portaient de dangereuses cannes de houx durci au feu, attachées par un lacet de cuir au poignet, et les municipaux savaient qu'à la croix de la poterne le reste de la troupe attendait sa délégation. Ceux-là étaient armés, et c'est eux qui avaient exigé cette entrevue à l'aube, entre chien et loup... Il pensa qu'il était difficile de parlementer avec des gens qui passent leur vie à envoyer des pruneaux aux bandes de loups avec leurs longs fusils à deux coups.

 

- Perqué y bas pas, tu, sé t'agrado tant... dit Blanc, l'ancien officier de la garde nationale passé au maquis avec les déserteurs du bataillon du Tarn. Oui, pourquoi n'y vas-tu pas, toi ? Si ça te plaît tant ? Nous aussi, on tient à la vie. Mais je vois bien qu'il y a deux poids et deux mesures... Je n'en ai pas vu beaucoup, de marchands de bois dans ton genre, là où il faisait chaud, à Perpignan, à Céret... Ce sont les autres qui meurent. Vous êtes payés pour quoi faire, au conseil municipal ?

 

L'indignation étouffait M. Cros, car on ne s'était jamais permis de lui parler sur ce ton. C’était un des inconvénients de cette damnée Révolution : tous les arguments qui avaient servi à abattre la Royauté se retournaient contre la République. Ni Blanc, ni les autres déserteurs, n'avaient l'air impressionnés par les écharpes tricolores des conseillers. Bien au contraire : Blanc attendait que François Faury, le menuisier des Abats, dise quelque chose. C'est pour cela qu'il arborait, bien en évidence, un Sacré-Cœur flammé de rouge. Trois ans auparavant, Faury l'avait dénoncé : la dénonciation était inscrite dans le cahier de délibérations municipales, et le greffier l'avait montrée à Blanc avant qu'il parte à l'armée : « François Faury, menuisier des Abats, nous a dit que s’étant trouvé ce jourdhuy au Rassemblement de la Garda Nationale, à Labruguière, il a fait Rencontre de Jacques Blanc, fils de Jean, des Miquelles, lequel déclama publiquement Tant contre la Constitution, l'Assemblée Nationale, que contre les Départements, disant qu’ils Etaint pour la plupart composés de coquins qui s'emparaint de tout l'argent de France et donnaint des assignats ; qu' ils s’emparaient et confisquaint à leur profit les effets soit or ou argent provenant du don patriotique, mais que dans peu de Tems tout s'arrangerait et que les aristocrates auraint le dessus, que dans Escoussens surtout il y avait seulement cinq à six démocrates et que tout le reste y compris luy Blanc leur Tomberaint dessus au premier Jour. »

 

Quand il avait vu la guillotine fonctionner tous les jours à Perpignan, pour redonner du cœur aux misérables armées sans pain, sans chaussures, sans solde, la dénonciation était revenue à l'esprit du lieutenant, et il avait déserté. C’est, entre paysans, de ces choses dont on ne parle jamais, que tout le monde connaît, et qui explique, pour les initiés, bien des actes incompréhensibles pour des étrangers à la commune.

 

En balançant sa canne de houx, Blanc attendait que le menuisier parle.

 

Faury, les mains derrière le dos, regardait par la fenêtre les ébats de la truie sur le fumier.

 

Le maire, qui attendait une chaude approbation à sa véhémente sortie, fut décontenancé par la réserve des conseillers.

 

Alors, renfonçant sur leurs longs cheveux leurs bonnets de laine multicolore, qu'ils avaient ôté par convenance en arrivant, les réfractaires descendirent en faisant grincer l'escalier. Les chiens, qui les attendaient sous les roses trémières, en bordure de la flaque de purin, s'étirèrent au soleil. Debout sur une échelle, le boulanger replaçait dans la niche de la chapelle la Vierge à l’enfant des Chartreux qu'un zélé révolutionnaire avait décapitée- ce qui lui avait valu de l'être à son tour, par des inconnus... L'un des déserteurs poussa une série de sifflements auxquels on répondit, longuement, dans le lointain des monts.

 

- Qu'est-ce qu'on fait ? dit le maire, en reprenant l'usage du français comme langue officielle. Des valets de ferme et des charbonniers, c'est malheureux d'être emmouscaillés par ces gens-là !

 

Il avait encore sur le cœur le tutoiement du réfractaire : voilà à quoi en s'expose quand on interpelle des gens sans éducation. En bon bourgeois, M. Cros, qui haïssait la morgue aristocratique, ne tolérait sous aucun prétexte la familiarité populaire : il faut que chacun reste à sa place, c'est un principe démocratique.

 

- Sé bolou pas béni, qué démorou ! (S'ils ne veulent pas venir, qu'ils restent !) dit légèrement Sendral, le forgeron.

 

- Non, ce n'est pas une solution. Voici les comptes militaires de la commune : enrôlements volontaires pour la Patrie en Danger, zéro... Le registre est resté en blanc. C'est affligeant. A la première Levée en Masse, nous avons eu toutes les peines du monde à nommer deux volontaires d'office. Encore le premier nous a-t-il été renvoyé comme trop petit par le dépôt d'Albi, et l'autre est mort chez lui dans des circonstances qui prouveraient qu'il n'avait aucune envie d'aller à l'armée... C'est désastreux. En novembre 93, il n'y avait que deux déserteurs : Louis Bernad, dit "Fabriquant", et Joseph Bonnet, les bergers de Fontbruno. On en a rattrapé un pour le bataillon "Le Vengeur". Drôle d'idée d'expédier des insoumis dans "Le Vengeur" ; mais passons ! L'autre court toujours... En Juin, cette année, il y avait douze déserteurs. Et un mois après, ils sont 22 ! Ça ne peut plus aller ! La commune doit fournir 26 hommes, et il y en a 22 dehors ! Encore les quatre qui sont encadrés le sont-ils parce que les gendarmes les ont surpris au lit et convoyés jusqu'au dépôt, ou ils auraient foutu le camp comme les autres !

 

- Et ce n'est pas tout, dit le forgeron. Les prisonniers étrangers, autrichiens, hongrois, polonais, espagnols... placés dans la commune comme garçons de labour passent l'hiver au chaud et dès le premier rayon de soleil, frrt ! Ça file au lieu de donner un coup de main pour les semailles...         

 

- Il paraît que tous ces bougres vivent en bonne intelligence à Fontsaguette, sous les ordres du ci-devant Joseph de Thézan, dit Faury.

 

- Bien sûr. On le sait, où ils sont : les déserteurs sont dans la Resclauze ou à la ferme d'En-Cance. Ils donnent un coup de main pour les moissons et les fourrages, moyennant quoi ils sont nourris et logés.

 

- Sans compter que de ses hauteurs, ils sont avertis de tout mouvement dans la plaine...

 

- Si ça continue, la moitié de la France vivra dans les montagnes pour se garer de l'autre, dit le maire, bougon. Il n'y a qu'à envoyer la gendarmerie et coffrer tout ça !

 

- Oui... Il y a un défaut, dit le forgeron : les gendarmes ne sont pas nombreux, pas payés, pas armés... Ils vivent chez l'habitant : ce n'est pas pour les mettre au violon !

 

- Alors, qu’est-ce que j'écris sur la lettre pour Castres ? demanda le greffier, qui depuis un moment s'amusait à faire des ronds et des carrés sur la couverture du registre.

 

- Vas-y. "26 messidor an 3 - c'est ça, le 14 Juillet 1795 ?” Foutu calendrier !

 

- Je marque "foutu calendrier" ?

 

- Mais non, animal ! "En vertu des arrêtés du Comité de Salut Public et du Représentant du Peuple relatifs aux déserteurs, nous avons fait venir à la maison commune tous ceux qui sont icy pour leur enjoindre de partir, mais ils ont refusé, ainsi comme nous sommes sans armes et sans force, nous venons vous demander d'envoyer des gendarmes pour les forcer à ce départ, sans quoy il nous est impossible d'y parvenir. Nous vous Remétons ci-joint la liste de ces déserteurs ainsi que de ceux sujets à la première réquisition qui ne sont jamais partis. Salut et fraternité." Tu y as mis la fraternité ?

 

- Oui citoyen maire.

 

- Donne-moi ça, que je le signe.

 

- Bon, mais ceci n'est rien, dit le forgeron, qui jouait le rôle de rapporteur. Essayons de résoudre une question autrement grave que celle des pieds-légers : je veux dire l'affaire des cochons. Vous savez qu'un arrêté "met en réquisition la huitième partie des cochons existant dans la République", et qu'Escoussens, avec sa traditionnelle foire aux cochons gras, a été particulièrement visé. Nous avons fait le recensement général des cochons, que nous avons adressé à qui de droit le 12 Floréal. Je lis : "Depuis cette époque, certains propriétaires qui en avaient de bons se sont permis de les vendre malgré nous, et d'autres à leur exemple se disposent à vendre les leurs : marquez nous le parti que nous devons prendre vis-à-vis de ces particuliers ».

 

- Et ensuite ? dit le maire.

 

- Ensuite, nous avons fait publier le texte au son du tambour, et jusqu'ici aucun cochon ne s'est rendu à la mairie, malgré nos injonctions.

 

- Eh bien, dit le maire : n'y a qu'à les saisir sur place.

 

- C'est là le hic, dit Chaussat cadet : nous sommes allés de maison en maison, mais du diable si nous avons vu un seul porc ! Ma parole, ils étaient tous morts !

 

- Pas possible ! Mais nous ne sommes qu'en Juillet, et c'est en Février qu'ici on a l'habitude de faire le pelle-porc I

 

- Rien de plus juste, dit Chaussat cadet, mais tous ceux qui généralement élèvent des cochons m'ont dit que s'ils se livraient à cette opération, c'est qu'eux et leurs familles ont besoin de viande : tels sont leurs propres termes.

 

Les conseillers municipaux s'intéressèrent aux ébats des mouches qui tournoyaient au plafond, et le greffier tailla sa plume d'oie avec un naturel parfait, car tous étaient dans le même cas : ils avaient tué, salé et caché leurs cochons pour les soustraire à la réquisition.

 

M. Cros se gratta la tête.

 

Dès qu'il avait connaissance des réquisitions, n'allait-il pas lui-même prévenir au plus vite ses fermiers, pour qu'ils lui réservent une bonne part sur ce qu'ils planqueraient ? Partagé entre son intérêt et celui, beaucoup plus abstrait, du Comité de Salut Public, il eut finalement un beau mouvement de menton :

 

- Il fallait les saisir même morts !

 

- Eh, vous en avez de bonnes, citoyen maire, dit Chaussat d'un ton bonasse. Vous connaissez les gens du coin ! Faites-le vous-même. Moi je ne me soucie pas de recevoir un coup de fourche d'un administré mécontent... Le commissaire du district n’a qu'à venir enquêter en personne, si ça l'amuse de faire de la chaise-longue dans un saloir.

 

- Bon, eh bien, le principal, c'est d'avoir la santé, dit Cros en se levant. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que depuis trois jours les citoyens se sont emparés de l’église et sonnent les cloches quand ça leur chante ! Vous n'avez qu'à regarder par la fenêtre et ouvrir vos oreilles... Cala a été fait sans consulter le conseil municipal, et nous manquons de moyens pour contenir les malveillants qui ne se cachent plus. N’importe : rien ne sert de se mettre martel en tête. Une bonne nouvelle, néanmoins, pour Escoussens : le plus illustre de ses enfante, le colonel Fornier-Féneyrols, a été nommé récemment général à l’armée de Sambre-et-Meuse.

 

- Vive la République ! Cria le conseil municipal, à qui l’enthousiasme vocal ne coûtait pas un sou.

 

Comme le maire saisissait son chapeau pour se retirer, la porte s'ouvrit brusquement, et Gourgane et Pelle-Noire, couverts de poussière et de toiles d'araignées, firent une entrée mélodramatique.

 

- Citoyens, dit Gourgane en levant la main, rasseyez-vous je vous prie ! Un lâche attentat contre un paisible citoyen honoré de tous vient d'être commis sur le territoire de votre commune !

 

- Où ça ? dit le conseil municipal en se levant d'un bond.

 

- Dans le presbytère de Sainte-Cécile !

 

- Ah ! Ce n'est pas de notre ressort, il faut s'adresser à Labruguière, dit le maire en mettant son chapeau. Vous m'avez fait peur.

 

- N'importe. Greffier, je vous somme d'enregistrer ma déclaration. « Hier au soir, septidi... Pressé par un honorable citoyen, dont j'ignore le nom... mais qui mesurait 5 pieds trois pouces environ, menton ovale... d'aller vider avec lui quelques verres en un lieu honnête... je me suis transporté avec mon domestique, Petit-Claude, dit Pelle-Noire... au ci-devant presbytère en question... Là, ce citoyen, prétextant les devoirs les plus sacrés de l'amitié, alla chercher une bouteille, quand une main criminelle, mue par de noirs desseins, lâcha dans la pièce un engin de mort !!! »

 

- Que nous racontez-vous là, colonel ? dit Chaussat cadet en prenant Gourgane par le bras. Vous aurez fait quelque cauchemar, et votre tête en est encore dérangée... Allons, la séance est levée, je vais vous raccompagner à votre auberge.

 

Et quand ils furent assis devant un déjeuner à la fourchette :

 

- Ce n'est pas dans votre intérêt de parler de cette histoire, leur dit le vieillard. D'ailleurs, vous le voyez, tout le monde s'en désintéresse. Motus et bouche cousue, c'est la devise de l'époque.

 

- Mais nous en connaissons au moins trois ! s'écria Gourgane. Lebeige, Cœur-de-Rose et La Plume ! Ces gens-là vont nous retomber sur le poil à la première occasion !

 

- Pensez-vous. S'il fallait arrêter tous les malandrins qui courent la campagne, on n'en aurait jamais fini. Et d'ailleurs avec quoi ? Le gouvernement nous a pris jusqu'à nos fusils de chasse. Mais passons aux affaires sérieuses : vos trente chevaux sont arrivés. En excellent état.

 

- Ah, bien, dit Gourgane, qui avait oublié cette affaire. Je vais en prendre livraison.

 

Cela lui donnerait un alibi pour fuir le pays.

 

Les réfractaires, qui avaient vu passer La Plume et ses acolytes, virent d'un œil curieux Gourgane et Pelle-Noire prendre le chemin de la montagne pour convoyer leurs trente chevaux. Comme le bruit s'était répandu dans le village que le colonel achetait de la remonte pour Toulouse, il leur sembla étrange de lui voir prendre le chemin de Carcassonne. Et comme c'étaient de petits gars fort jaloux de l'intégrité de leur territoire, ils décidèrent de ne pas perdre de vue ces voyageurs si matinaux. Ils les suivirent dans les taillis. Après avoir longé le ruisseau de Vernazobre, les trois groupes de promeneurs s'enfoncèrent dans la forêt, au-dessus du Moulin de l'Oule.

 

Dans la gorge assez sinistre de la Rassègue, où le brouillard mettait un petit jour blanc, les réfractaires avancèrent en se cachant : en s'approchant de la métairie déserte, où étaient entrés les voleurs, ils surprirent leur conversation par une fente de volet.

 

- Le Fantôme est mort, disait La Plume, mais je me demande ce que lui voulaient les deux autres, qui ont disparu. Où sont-ils allés ?

 

- Où ? disait Lebeige. Tu le demandes, bagasse ? Chercher les pandores !

 

- Bah, si ce n'est que ça, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles... Mais ce qui me chiffonne, c'est qu'à la voix il m'a bien semblé reconnaître un particulier que j’avais attrapé il y a deux ans, ou trois, du temps que nous étions à Teyssode : un certain Gourgane...

 

- Eh bien, c'est ce gredin qui m'a montré le Liber Collectarum, dit Lebeige : je te le dis, que ce gonze-là n'était pas franc !

 

- Mais bon Dieu, qu'est-ce que le Fantôme pouvait bien fricoter avec eux ?

 

- Je vais te le dire : quand Gourgane lui a eu donné les renseignements sur l'emplacement du trésor, ils ont fouillé ensemble, et comme nous, ils n'ont rien trouvé : tout le monde s'est fait avoir, dans cette affaire ! C'est pour ça qu'ils sont allés au presbytère : le fantôme savait que je fréquentais le vieux doyen, et il était sûr de me trouver là ! Mais le doyen a disparu, lui aussi ! C'est à n'y rien comprendre !

 

- Malheur ! Si on avait encore la bande ! dit La Plume. Grandeur et décadence, comme auraient dit les Romains !

 

Comme toute association humaine, la bande à La Plume, après celle de Fleur d'Epine, avait subi ses propres vicissitudes. Pourchassée, elle avait dû se scinder en deux : une partie, sous la direction de Couat, son lieutenant, s'était déplacée de Teyssode au creux des Verreries-de-Moussan et sur la hauteur de Sainte-Colombe ; de ces paysages jaunes, rocheux et dénudés, si différents des sombres forêts de la montagne, elle contrôlait les voyageurs qui se rendaient à Narbonne. Couat s'était par lui-même rendu compte que ceux qui voulaient gagner le Bas-Languedoc évitaient la montagne, peu sûre, pour passer par la plaine de Revel ; ceux qui avaient des affaires dans la Narbonnais tournaient avant Saint-Pons pour prendre la route, agréable et peu fréquentée, de La Garrigue. Il n'avait pas été long à proposer à son patron de couper les équipes en deux pour aller quêter sur place le chaland récalcitrant ; et il avait une idée de derrière la tête : se constituer son propre groupe de combat. La Plume n'avait pas le choix : chassé des environs de Castres par la bande, bien plus conséquente, du citoyen Amblard, dit Valenciennes, lui-même s'était réfugié dans les endroits les plus inaccessibles de la forêt de Montaud, vers la Resse. Malgré leur avarice légendaire, il arrivait à rançonner les Mazamétains. C’est dire si la vie lui était devenue difficile. Bien qu’ils ne fussent plus que deux, lui et Cœur-de-Rose, ils n’arrivaient pas à manger tous les jours. Aussi quand Lebeige, qui ne pouvait venir à bout tout seul de la recherche du trésor des Chartreux, lui avait fait signe, avait-il accepté avec reconnaissance. Ils s’étalent tous trois retirés à La Rassègue.

 

Là subsistaient des restes de cabanes pour l’exploitation de la hêtraie des moines et des vestiges de sciage : bien malin qui irait les y chercher. Dans ces creux et sur ces pentes, il fait déjà sombre en plein jour. Puis, la déclivité du terrain rend toute poursuite impossible à qui ne cannait pas le pays et ses ravins. C’était une plaisanterie les brigands de parler avec un effroi simulé de la petite troupe de gendarmerie, qui ne pourrait jamais faire progresser ses chevaux dans le taillis impénétrable, où les sangliers et les voleurs vivaient en toute impunité, ravageant de concert, les nuits sans lune, les champs de pommes de terre des métairies perdues.

 

- Chut ! J’entends une troupe de chevaux qui s'avance, dit La Plume : planquons-nous et voyons ce que c'est.

 

Agrippé à la paroi du Roc de la Gousse, Joseph de Thézan peinait. Il voyait, loin au-dessous de lui, le Pont du Tracé couvert de lierre, et tout en bas, la cascade blanche d'écume sautant sur les ardoises, que le matin bleuissait. Il savait qu'il existait un sentier dans les anfractuosités, par lequel on monte facilement au sommet du gros roc, mais dans la nuit, il avait dû se tromper d'une dizaine de mètres. A certains moments, la mousse qui croît sur l'épaisse terre noire lui restait dans les mains, et il demeurait prudemment collé à la paroi. Son fusil en bandoulière le gênait, quand, ayant fait un ultime rétablissement, il parvint tout en haut, près du petit hêtre haché par les orages, il souffla et resta un moment étendu. Il avait laissé loin sur sa gauche le buisson de houx qui dans la demi-obscurité de l'aube lui avait servi de repère.

 

Relevé, il appuya dans la bruyère la crosse de fer, et la calant entre ses guêtres, il dévissa le canon du fusil à vent. Sous son bonnet de fourrure, les gouttes de sueur perlaient, et pourtant le matin était froid. Ayant adapté la pompe à la place du canon, il se mit à la remplir d'air.

 

Du haut du roc, il se savait hors du vent des sangliers. Il s'allongea et jeta un coup d'œil rapide sur la combe, où les bêtes noires viendraient boire : en face de lui s'étendait le gué du ruisseau, transformé par les "cochons" en bourbier.

 

La crosse était gonflée à bloc. Il glissa une balle dans le canon. Il en avait trente autres dans sa poche, et ce serait bien le diable si à cinquante mètres il ne descendait pas une bête ! Le fusil à vent, arme prohibée, a cette particularité de ne faire pratiquement aucun bruit.

 

Comme Fontsaguette manquait de viande fraîche, il s'était mis en chasse. S'appuyant avec délices dans la mousse, il goûtait le plaisir de tenir le gibier au bout de son canon, quand il paraîtrait. Et déjà il affermissait la crosse au creux de son épaule, quand le bruit d'une nombreuse et lointaine cavalcade sur le sentier en contrebas le fit se retourner : une troupe de cavalerie défilait dans la forêt ! Rampant sous le couvert des bruyères, il glissa jusqu'à la paroi pour observer plus à son aise.

 

- Enfuis en Espagne, pourrissants sur les pontons de Rochefort ou encellulés dans leur propre Chartreuse de Saïx, tu comprends bien que ce n'es pas une vie, pour de bons bougres à barbes dressés à cultiver des poireaux en retenant leur souffle ! disait Gourgane en faisant enjamber à son cheval les troncs abattus par les orages sur la côte en lacets. Et de plus, recherchés pour qu'on leur jaque leurs quatre sous I Ces gens-là n'ont pas un instant de libre... Dédions-leur une pensée, Pelle-Noire, et fouette moi ces carnes, qui voudraient bien profiter de ce lieu sylvestre pour se rouler dans ses frais ombrages...

 

- S'il leur est arrivé tout ça depuis quatre ans, aux Révérends Pères, il ne doit plus en rester beaucoup de vivants, dit Pelle-Noire. A moins que quelque ermite ne nous renseigne, je ne vois pas le plaisir qu'il y a à arpenter ces montagnes, avec le gosier vide et après une nuit blanche comme celle que nous venons d'éprouver. J'ai comme l'impression que ces curés de malheur nous font droguer.

 

- Les voyages forment la jeunesse, mon petit ami, et ces promenades forestières sont excellentes pour la santé du corps et celle de l’esprit. Je désire tout juste vérifier un petit détail à la Mine du Fer, dont m’a parlé l'honnête Chaussat ; et s'il n’y a rien, eh bien ! Nous en serons quittes pour aller coucher à l'affenage d’Arfons, avant d’aller vendre les bourrins à Carcassonne.

 

Les trois voleurs avaient suivi Gourgane et Pelle-Noire, bien décidés à leur faire la peau et à s’approprier indûment les trente chevaux payés en monnaie de singe ; mais en jetant par habitude un coup d’œil derrière eux, ils s’étaient aperçus qu'ils étaient suivis, eux, par une troupe nombreuse de jeunes gens qui s’amusaient à faire sauter les digitales du bout de leurs bâtons ferrés. Aussi, trouvant les pentes de la forêt beaucoup trop fréquentées, se donnaient-ils l’air de tranquilles voyageurs, bien qu’ils eussent à leur ceinture un véritable arsenal, et sur le col de leurs lévites grises des figures qui n'inspiraient pas autrement confiance.

 

Les talus, éclairés d'en haut par le soleil, montraient un amas de chêne et de châtaigniers, des fougères blanches de rosée, du lierre terrestre et ces mille plantes comme le houx et la chartreuse qui sont la parure du sous-bois. Les rayons, en jouant à travers les ramures, faisaient siffler de joie les geais, les passereaux et les étourneaux ; au fond du val, un torrent se découvrait dans les effilochures du brouillard.

 

- La Mine de Fer, la Marbrière... tous ces lieux étaient exploités par ces bons capucins, dit Gourgane : autant de restes de travaux gigantesques qui ne sont plus, hélas ! Qu’un lointain souvenir...

 

Dans une combe, se dressait une vaste métairie couverte de lauze, fermée, claquemurée, silencieuse. Sautant à terre. Gourgane et Pelle-Noire en firent le tour dans l'herbe mouillée sans trouver le moyen d’y pénétrer. Il n’y avait aucun indice susceptible de leur indiquer une quelconque trace de passage. Les chevaux s’ébrouaient sous les arbres. Le lieu était désert : des cabanes de bois à quelque distance, mais si antiques et rongées d’humidité qu’elles tombaient dans la verdure conne des châteaux de cartes trop longtemps restés sous la pluie.

 

- Je me demande ce que voulait dire Chaussat, avec ses "rassemblements qu'il est urgent de dissiper dans les bois", grommelle Gourgane. Ce lieu est enchanté comme la Forêt des Lilas de mon enfance : on n'y trouve pas un chat.

 

Ils étaient à la Mine du Fer, abandonnée depuis 89. C'était, au fond d'une combe de pierraille rougeâtre, une entrée de puits perdu dans les houx. Pelle-Noire s'en approcha : un nuage de mouches, dans le soleil maintenant chaud, s'en éleva.

 

- Qu'es aco ? dit Pelle-Noire, écœuré.

 

Il montrait à terre la forme de ce qui avait été un homme à longs cheveux blancs, et qui n'était plus qu'un amas sans nom.

 

- Vu l’état où il est, il y a au moins deux mois qu'il est là, dit Gourgane. Quelque chose me dit que c'est ce pauvre doyen échappé de Rochefort dent parlait le Fantôme, éloignons-nous de cet endroit paisible...

 

Il n'avait pas fini de parler, qu'une balle siffla à leurs oreilles ; tous les chevaux se dressèrent en se mordant et s’enfuirent vers la métairie ; Gourgane criait, Pelle-Noire criait, les trois brigands vinrent buter dans le tumulte, les vingt-deux déserteurs dans les trois brigands, et du haut du rocher du puits de mine Joseph de Thézan criait à tout le monde :

 

- Ne bougez plus !

 

Sauf les déserteurs qui abaissèrent leurs fusils, l'assistance leva les mains.

 

- Messieurs, dit Joseph d'un ton ironique aux trois brigands déconfits qui étaient venus sottement buter dans ce trou, je devine que vous êtes de pauvres pèlerins égarés qui vous rendez à Viiledaigne, ou à Notre-Dame du Carla... Laissez-moi vous ôter ce fourniment qui pourrait vous blesser si vous tombiez par hasard dessus. Mon Révérend Père, dit-il à Lebeige, ou qui que vous soyez, mes complimente : je vous signale que vos bons frères ont quitté le couvent d'Alcoçaba pour celui de Coïmbre ; c'est là que vous les trouverez. Bien le bonjour à tous ! A moins que vous ne préfériez-vous engager dans la garde de Sa Majesté Très-Catholique Charles IV, il paraît qua la reine Maria-Luisa aine les hommes discrets.

 

Désarmés, les trois bandits repartirent dans la hêtraie.

 

- Maintenant, dit-il à Gourgane et Pelle-Noire qui commençaient à avoir des fourmis dans les doigts, je suis obligé de vous faire payer à vous aussi un droit de passage pour la traversée de la montagne, c’est-à-dire de vous confisquer ces chevaux...

 

- Qui sont à moi ! A moi ! A moi ! crièrent les déserteurs qui reconnaissaient les fleurons de leurs écuries familiales et tenaient avant tout à récupérer leurs biens patrimoniaux.

 

- Eh bien vous n'avez plus qu'à me suivre chez moi, messieurs, pour un interrogatoire. S’il se trouve satisfaisant, vous pourrez continuer vos pieux voyages. Sinon....

 

Il fallut bien obtempérer.

 

 

 

 

 

LE MARIAGE DE LADY KELDEGUEN

 

 

 

Du sommet de Saint-Etienne du Mont, Bance voyait l'entrelacement des rues, les imbrications des toits, les fumées paresseuses montant dans le matin brumeux. Il entendait le roulement des fardiers montant la rue Sainte-Geneviève et les cris des marchandes des quatre-saisons au marché Maubert. Une vieille femme, loin en-dessous, disposait un pot de basilic à la fenêtre d'une façade soutenue par des étais. Puis toutes les églises se mirent à sonner, chacune avec sa voix particulière : Saint-Gervais appelant gaiment dans le brouillard Saint-Louis en l'Ile, Saint-Germain-des-Prés répondant au carillon de l'Auxerrois. Les cloches argentines de Saint-Merry évoquaient le rire frais et vivant de telle jeune femme en bustier d'argent. Sainte-Geneviève, enrouée, se disputait avec son compère Saint-Nicolas du Chardonnet, et Saint-Séverin leur répondait de loin en loin, comme quelqu’un qui acquiesce en pensant à autre chose. Ces cloches étaient la voix éternelle, la respiration de la ville ; elles existaient depuis des siècles, et existeraient encore longtemps après que les habitants actuels auraient disparu, laissant la place à de nouvelles générations.

 

- Bance, eh, Bance !

 

Il se retourna dans son sommeil. C'était maintenant Basset au "Bras d'Or", qui voulait le forcer à boire. Il le repoussa.

 

- Bance, réveille-toi ! On te demande à l'escadron.

 

Engourdi par le froid, il se retrouva dans la nuit glaciale, mécontent qu’on l’ait tiré de ses songes, tandis que les dormeurs se resserraient sous la bâche, pour se tenir chaud.

 

- Qu'est-ce qu'ils veulent, encore, la Clef-des-Cœurs ?

 

- J'en sais rien.

 

            Devant lui, la lanterne éclairait la neige gelée. Paris avait disparu : ils étaient à nouveau en Hollande, dans la misère et le froid. Sous le hangar en ruine où la veille ils avaient dressé tant bien que mal un abri pour les chevaux, jamais les Hussards de la Mort n’avaient si bien mérité leur titre : on aurait dit un alignement de cadavres, sous la neige qui les recouvrait. La bise soufflait dans le noir.

 

- Ca tombe toujours.

 

- Oui, mais il paraît que c’est le bon moment pour passer ; le Rhin est pris par la glace.

 

En effet, l'armée défilait sur le fleuve, dépassant le petit poste. Ce spectacle de troupes en campagne, qui tenait du ramassis de Bohémiens et du théâtre ambulant, était étrange par cette nuit de neige. Du ciel noir de plomb tombait une silencieuse tempête de flocons blancs. Le large fleuve gris était envahi d'une foule sombre d'artilleurs en manteau, qui menaient en bride leurs chevaux avec précaution ; les canons et les caissons descendaient les berges avec lenteur, retenus par les servants suspendus aux palonniers. On n'entendait d'autre bruit que le halètement des bêtes, et la voix calme d'un officier qui disait :

 

-  Dépêchons-nous.

 

Glissant à leur tour sur le fleuve, les deux hussards cheminaient sans un mot, le menton enfoncé dans le col de la pelisse, et mordant leurs pipes éteintes. C'était encore un sorte de rêve ; l'engourdissement de Nivôse. Comme ils abordaient l'autre rive, le vent se déchaina sur les plaines de Hollande.

 

-  Mon cher Bance, dit le capitaine Colineau en bourrant son brûle-gueule, tu peux dire que tu as de la chance. Tu pars pour Paris avec Letuilier et Garrosson, par le premier convoi. C'est à la suite du coup du fourgon de poudre, à Fleurus, où vous vous êtes rousti le poil : on nous a accordé trois permissions. Tu vois : mieux vaut tard que jamais. Des bureaux vous accordent un mois de convalescence.

 

-  Sacré Louiset ! dit M. Ménard. C'est les nymphes de la rue Denis, qui vont en faire, un minois, en voyant revenir leur chevalier... Tu pourras fêter le jour de l'An, rétrospectivement... On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

 

Bance, abasourdi, ne pensait pas à remercier.

 

- Que si !

 

- Tu vas laisser ton dada en compte au peloton, tu peux emporter ton sabre. Tiens, voilà vos feuilles de route ; c'est toi qui les feras viser, comme le plus ancien.

 

- Merci, M. Colineau.

 

Paris, où il n'était pas allé depuis plus de deux ans !

 

- Tu iras voir la maman Hordeau, derrière le Luxembourg, près de l'Enclos des Chartreux, et tu lui donneras cette lettre de la part du père Ménard, compris ? Tu lui diras que je me porte bien. Tu as de l'argent pour la route ?

 

- Je leur ai fait débloquer l'arriéré de solde, dit Colineau, et par chance, ça a été accepté.

 

Les permissionnaires partirent dans la nuit noire, à contresens des convois qui ne cessaient de passer le fleuve. Ils étaient à pied, mais Letuilier et Garrosson, leur sabre sur l'épaule, avançaient d'un pas leste. Letuilier emportait un magnifique pistolet d'artilleur hollandais, mais il était encore plus content de se ramener lui-même "intact et en sa propre personne", à sa promise, de la rue de la Verrerie.

 

- Chez nous, on a été obligés de relever les sentinelles une heure sur deux, disait Garrosson, parce que les dragons on en a trouvé deux gelés. C'est trop long deux heures, par ce froid.

 

- Les pauvres bougres ne sont pas à la noce, dit Letuilier du ton guilleret de celui qui échappe à la réjouissance. Paraît qu'ils vont prendre la garde sans capuchon, un ordre du jour défend aux vedettes d'avoir les oreilles couvertes... Ça promet du plaisir.

 

Quinze jours après, arrivés à Compiègne, Bance se sépara de ses compagnons : eux continuaient vers Paris, et lui voulait d'abord embrasser ses sœurs au Plessis-Sautegrue. Il s'engagea avec plaisir dans les sentiers familiers de la forêt, nue et dépouillée, qui lui rappelait tant de joyeuses parties de jeunesse. Désormais il était chez lui.

 

Depuis septembre 92, ses parents avaient envoyé lady Keldéguen et lady Kincester [surnoms des sœurs de Bance] chez leur tante Agathe, à la ferme d'Avessan un des coins les plus retirés du Plessis, parce que le ravitaillement dans la capitale était devenu impossible. Au moins, au Plessis, en pleine campagne, elles pourraient profiter du lait et des œufs de la ferme qui ne coûtaient rien à la tante Agathe, femme du métayer du ci-devant marquis de Sainte-Etrivière.

 

Malgré l’heure avancée, il alla d'abord faire viser son titre de permission à la maison commune : ce serait toujours une corvée de moins à faire. Plusieurs hommes se tenaient dans la mairie, fumant leurs pipes en crachant, mais le bonnet rouge avait disparu des têtes. Ils se turent en voyant apparaître le hussard.

 

-  Qu’est-ce que c'est ? demanda un homme au teint jaune en prenant le congé et s'efforçant de donner à sa voix un ton rogue. Ah, un permissionnaire. "Le hussard Louis Bance, dit le Peintre, de la Section des Thermes, est autorisé à se rendre à Paris..." Ah, cher ami, permets-moi de t'embrasser comme futur parent !

 

Et il le secouait vigoureusement. Il s'expliqua :

 

- Je suis le citoyen Dupont-Prudence, bon républicain, foutre ! Et maire du Plessis.

 

- Tu ne coucheras que chez moi... Ta sœur Henriette [miss Keldéguen] doit épouser mon fils. Citoyens, je vous présente Louis Bance, un de nos héros de l'armée de Hollande, qui défend la patrie à la sueur de son sang sous le brave Pichegru pour garder nos immortelles institutions. Jeannot, va chercher à boire, qu'on trinque avec le vaillant défenseur de nos libertés.

 

Dans la cour de la ferme, ses deux sœurs embrassèrent Louis ; la tante Agathe, ravie de voir arriver son favori, ne savait comment lui montrer sa joie. On allait le coucher dans la jolie chambre tendue de perse, et demain on écrirait un mot rue Séverin. Mais Dupont-Prudence prétendait garder le héros pour lui tout seul, l'inviter à dîner, l'exhiber dans le bourg, à Senlis, partout : il fallut se prêter à toutes ces obligations, et Bance eut l'impression d'être un ours qu'on montre dans les foires, rasé et déguisé en Turc, comme quelque bestiole fabuleuse. Cependant, pour la première fois depuis longtemps, il dormit dans un vrai lit, après un vrai bain dans un baquet d'eau chaude ; et en s'enfonçant dans les couvertures, c'est avec émerveillement qu'il se voyait dans une vraie chambre, avec aux murs des gravures populaires qui représentaient les amours d’Estelle et de Némorin.

 

Le lendemain, l'exhibition recommença, une sœur à chaque bras. Elles avaient considérablement grandi, étaient devenues maintenant de jeunes filles. Henriette parlait peu : elle épousait le fils Dupont-Prudence, garde-magasin des vivres, actuellement à Paris pour affaires, une aussi haute situation la dispensait de commentaires, mais sa sœur lady Kincester, tout en se promenant, racontait à Bance les histoires de Senlis.

 

- Tu sais, les demoiselles Montroignon de Salvert, ces petites si fières dont nous admirions tant les robes de soie, le dimanche ? Elles ont été obligées d'épouser à Senlis deux officiers de santé de l'armée, parce que leur père était émigré. Le représentant du Peuple voulait les faire guillotiner, mais elles étaient trop jeunes ; si deux bons républicains voulaient les prendre pour femmes, on passerait sur leur titre et l'émigration de leur père...

 

- Et alors elles se sont mariées ?

 

- Oui, à un certain Blache et à un certain Lenoir, il y a un moment déjà, c'était en 93. Qu'il fait froid ! Allons prendre un bol de lait chaud.

 

Dans la famille Dupont-Prudence, le fils, Georges, le fiancé de sa sœur, était probablement celui qui déplaisait le plus au hussard. C'était le digne pendant de son papa : gras, florissant dans cette époque famélique, il arborait en tout temps un gilet à rayures tricolores qui mettaient en évidence sur un ventre bourgeois, d’éclatantes convictions patriotiques. Il n'avait à la bouche que les mots de Dévouement à la Patrie, mais il gardait l'œil vif pour remplir sa bourse comme son père arrondissait ses propriétés foncières. Georges Dupont-Prudence s'était fait exempter de la Levée en Masse grâce aux appuis de son père, devenu homme influent à Senlis, et dont on ne pouvait mettre en doute les convictions ardentes depuis que son fils cadet, Jacques, avait été tué à Jemmapes. Le mort était servi à toutes les sauces, et en parlant de lui, il était bon d'avoir un trémolo dans la voix, voire d'écraser une larme furtive : le tué de Jemmapes était en quelque sorte la raison sociale de la maison Dupont-Prudence et Cie. Sans compter que trois autres fils servaient à des titres divers, pas trop éreintants mais bien en vue, dans diverses armées de la République : après avoir eu peur sous les Jacobins, Me Dupont connaissait maintenant parfaitement son affaire.

 

- Mais où ai-je déjà vu cet oiseau-là ? Pensait le hussard en regardant son futur beau-frère, qu'il appelait déjà en pensée "Gras-du-Genou".

 

Et brusquement, il s'en souvint : c'était le jeune homme du camp de Maulde, au moment de la désertion de Dumouriez, dont la redingote bien coupée et les belles bottes avaient fait envie aux cavaliers faméliques, ce riz-pain-sel outrageusement gras qui accompagnait les Commissaires de la Convention. Il était fâcheux que Dumouriez n'ait pas eu la bonne idée de le joindre au lot des Beurnonville et autres, pour l'expédier dans quelque forteresse autrichienne : il y aurait au moins perdu son lard. "Fournisseur de vivres aux armées", Bance était bien placé pour savoir ce que signifiait ce titre, car il n'arrivait jamais rien aux avant-postes : revendus trois ou quatre fois, les vivres finissaient dans l'assiette de nouveaux nantis, d'autres Prudence, qui maintenant se partageaient les places, et dévoraient le pays avec une impudence de parvenus.

 

            Il se demandait combien de milliers de rations il avait fallu pour remplir le ventre de ce Georges, qui bombait sous son gilet tricolore et qu'allait épouser lady Keldéguen ? Est-ce qu’il couchait avec son gilet ?

 

Les parents de Bance arrivèrent la veille du décadi où devait avoir lieu le mariage. Il les trouva changés, vieillis, amaigris, surtout sa mère. Ils n'avaient pourtant pas l'air fâché de marier leur fille : il était évident que Georges Dupont-Prudence épousait Henriette par amour : c'était sans doute le seul acte désintéressé du jeune homme, car les Bance étaient ruinés. La Révolution ne fut pas favorable, comme on sait, aux œuvres d'art, qu'elle s'acharna à détruire. Et puis Georges pensait que la beauté de sa femme serait une excellente carte de visite dans les salons du Directoire, où les fortunes nouvelles s'échafaudaient à toute allure.

 

Dans son étude, quelques heures avant la cérémonie, Me Dupont-Prudence se retrouva en terrain connu, très à l’aise, son écharpe en travers du ventre, pour parler dot, terres, argent et espérances. Dieu merci, ces affreux Révolutionnaires étaient à bas, morts ou déportés en Guyane, on pouvait maintenant parler librement, entre gens sensés qui ne demandaient qu'à prospérer.

 

- Que donnez-vous à votre fille ? dit avec rondeur le tabellion au père Bance. Moi je donne dès maintenant à Georges le pavillon des gardiens du ci-devant château de Sainte-Etrivière.

 

Il ne dit pas, comme il l'aurait fait un an auparavant "que nous avons justement confisqué à ce bougre de ci-devant", mais :

 

- Le pauvre marquis préférerait certainement le voir entre mes mains, j'ai d'ailleurs préparé un petit acte de cession dans le cas où il reviendrait ; ainsi, tout est en règle.

 

Le père Bance dit qu'il donnait en dot ses propres meubles, faits en des années meilleures pour son mariage, et Me Dupont dit :

 

-  Pour les dotalisses, voilà qui est bien ; mais en numéraire ?

 

M. Bance s'excusa de ne pouvoir donner plus, car la vente des estampes était tombée à zéro. Me Dupont-Prudence se rembrunit, et Henriette fit la moue : elle trouvait les meubles de ses parents antiques et solennels, Louis XVI pour tout dire, pas du tout adaptés à la nouvelle époque, et elle eut de beaucoup préféré de l’argent. Mais elle ne dit rien : autant avoir cela que rien ; elle pourrait toujours le revendre. Et c'était un début. Secrètement, elle était gênée, confuse de n'avoir pas des parents plus riches : des niais, qui s'étaient laissés appauvrir par les événements. Cependant, par un reste de pudeur, elle fit bonne figure à sa mère, qui ne fut pas dupe des simagrées de sa fille.

 

Dans un coin, Bance aussi se sentait humilié. Son uniforme de hussard était usé, lui aussi se sentait aigri, déplacé dans cette réunion de famille indécente où l'intérêt régnait à l'état pur.

 

- Que voulez-vous, je ne puis donner que cela, dit M. Bance : jamais les affaires n'ont si mal marché.

 

- Ca ne fait rien, dit le tabellion, avec une jovialité affectée. Vous donnerez plus quand vous pourrez, il faut bien aider ces pauvres enfants qui débutent dans la vie.

 

- Sans compter, citoyen bon-papa, dit Jacquet qui jusque-là avait siffloté en tambourinant contre la vitre, que ça ne vous a pas coûté trop cher de dépouiller les ci-devant, pas vrai ?

 

Le ton canaille de Jacquet jeta un froid, mais Bance sourit : il se sentait de l'amitié pour ce berger qui disait ce qu'il pensait. Lui n'aurait pas osé le faire, mais il était reconnaissant à Jacquet d'exprimer son opinion. On bâcla la cérémonie, sous un buste en plâtre de la République.

 

Lady Keldéguen exhibait un énorme solitaire qui provenait de la dépouille de quelque défunte comtesse, et elle faisait jouer ses facettes aux lumières. M. Dupont-Prudence jabotait d'abondance sur Robespierre et sa bande, des gredins que ses honorables fonctions de maire l'avaient forcé de connaître ; et il citait les mots héroïques dont il avait répondu à leurs louches avances. Maintenant qu'il n'avait plus rien à craindre des Jacobins, il dévoilait leurs turpitudes : les assignats fabriqués par des faux-monnayeurs que le parti avait liquidés, leur besogne faite, pour qu'ils ne parlent pas ; la terreur des perquisitions effrayant les dignes familles laborieuses (comme la sienne) ; il parla même d'un prêtre réfractaire qu'il avait sauvé "au péril de sa vie", et dont il regrettait d'avoir oublié le nom ; enfin il couronna le tout par l'apologie de son fils mort au champ d'honneur. C'était la fin du repas, on pouvait se permettre un trémolo ; on était en famille. On pouvait aussi montrer naïvement ce qu'on avait toujours désiré : l'argent. L'agiotage, les coups de bourse, le marché noir, le vol sur les denrées étaient le champ de bataille de la nouvelle classe possédante. Que revenait-il aux éternels opprimés, paysans et artisans ? pensait Bance. Rigoureusement rien, sinon le droit et le devoir d'aller se faire trouer la paillasse pour protéger les ronds des nouveaux patrons. Quant à ceux qui restaient à la glèbe ou à l'atelier, ils travaillaient plus qu'avant la Révolution : les nouveaux maîtres étaient rudement plus durs que les anciens. Ah ! On peut dire que les bourgeois s’y entendaient mieux que les aristocrates pour faire travailler valets et servantes : difficiles à duper, qu’ils étaient, et pas question avec eux d'avoir les habits encore portables, ni la moindre gratification ! Labeur et obéissance, tel était leur programme !

 

- Et c'est pour ça que je me bats ! Ne put s'empêcher de conclure le hussard en entendant Mme Dupont-Prudence faire réflexion sur réflexion d'une voix sèche aux domestiques. Il reposa violemment son verre sur la table. La colère et l'indignation l'empêchaient de manger. Pendant ce temps, sans la moindre retenue, Georges parlait avec admiration d'un garde-magasin des vivres de Carcassonne, qu'il avait connu à l'armée des Pyrénées Orientales [1], qui avait eu le nez d'acquérir pour rien pour une vraie bouchée de pain, des biens ecclésiastiques dans le sud du Tarn :

 

- Sept métairies et toutes les terres, pour une poignée d'assignats, c'est vraiment donné !

 

Justement le maire, enthousiasmé, se levait pour porter une santé :

 

- A la Fraternité des Français ! dit-il d'un air inspiré en levant son verre. A l'Union et à la Concorde !

 

- Vous voulez dire, citoyen bon-papa, dit Jacquet en se dressant comme un diable et levant son verre à son tour : A la Richesse ! Et qu'on s'en fasse péter la sous-ventrière ! Qu'on s'enrichisse comme des porcs, c'est la grâce que je nous souhaite !

 

Bance éclata bruyamment de rire. Mais il était le seul, dans son dolman de deuil, à rigoler, renversé sur sa chaise. Enfin il entendait quelque chose de drôle, dans cette sacrée permission. A l'autre bout de la table, Anne-Marie, son bébé sur le sein, le regardait avec sympathie. Jacquet continuait ses pitreries, disant que le Roy allait revenir, que ce serait le bon temps comme avant, qu'on fouterait la canaille au clou et qu'on en ferait dégorger aux accapareurs. Les 36 Dupont-Prudence et les nombreux collatéraux l'écoutaient d'un air morne : ce paysan ne savait pas se tenir, et cette pauvre Anne-Marie s'était bien mariée comme la dernière des souillons. On était pourtant bien obligés de les inviter à chaque festivité, mais franchement, ils dépassaient les bornes de la bienséance.

 

 

 

LES GLACES DU HOLDER

 

 

 

Olympe en avait assez. Depuis Juillet que Bance les avait sauvés à Bruxelles en leur donnant les pelisses des deux hussards morts, Thézan, au lieu de profiter du déguisement pour retourner se cacher en France, avait préféré suivre les armées républicaines en marche. Cela faisait six mois qu'ils servaient de cantiniers à un vague corps de volontaires hollandais où ils se faisaient passer pour belges... Mais Olympe était lasse de cette vie de misère. L'armée des princes, puis celle des bataves, cela suffisait à son expérience de "femme de troupe". Assez de boue et de courses dans le froid ! Elle avait été bien folle de suivre Thézan : c'était un incurable évaporé, ni plus ni moins qu'un mirliflore de Coblence. « Sans en avoir les moyens », pensait-elle. « C'est fou comme les hommes, qui reprochent aux femmes leur légèreté, peuvent être, autant et plus qu'elles, inconstants et écervelés. D'ailleurs personne n'avait les moyens correspondants à sa situation : Monsieur n'avait pas les moyens d'avoir d'enfants, et il voulait fonder une dynastie ; il n'avait pas les moyens de faire de la politique, et il émigrait pour reconquérir un royaume ; le comte d'Artois n'était dangereux que pour les catins d'opéra et les portefeuilles de ses amis, et il se prenait pour un foudre de guerre. Et Thézan n'était qu'un incapable en admiration devant ces nullités. » Pour elle, elle irait se placer comme brodeuse, ou même comme cuisinière, au lieu de courir les routes comme une errante.

 

 

 

En le voyant lire allongé sur la paillasse de la misérable chambre d'Amsterdam où ils avaient échoué, elle récapitulait ses griefs contre lui, et sa colère montait. Aucune de ses représentations raisonnables n'avait tenu devant l'entêtement du chevalier. Encore mal remis de sa maladie, et dans un hiver horrible, que venaient-ils faire dans la Hollande gelée, envahie par la guerre ? Au lieu de regagner la France grâce à leurs passeports, maintenant que la Terreur était terminée ! Il serait tellement plus agréable de se cacher à Fontsaguette en attendant des jours meilleurs ! Finalement elle éclata.

 

- Que comptez-vous faire, Alphonse ?

 

- Mais ma chère, je vous l'ai déjà dit : attendre ici un moment favorable pour l'embarquement, dit le chevalier étonné en levant la tête de sa gazette.

 

- Vraiment ? Essayer de passer en Angleterre à bord d'une barque de pêche ? C'est tout ce que vous avez trouvé à inventer ? J'ai le regret de vous faire connaître que c'est absolument stupide. Combien de gens ont sombré à bord de ces coques de noix, dans un coup de vent, ou coulés par les canonnières de Boulogne ? Et cette barque, où la trouver ? Comment la louer ? Avec quel argent ? Il faudrait la voler, peut-être ? Nous avons juste assez d'argent pour vivre huit jours, avec la vente de notre tonnelet de schiedam ! Et en admettant que nous arrivions sains et saufs dans un coin désert de la côte anglaise, comment gagnerons-nous Londres ? A pied ? Qu'y ferons-nous une fois arrivés ? Crever de faim avec les milliers de déclassés qui encombrent les galetas de Marylebone ? Autant rester ici !

 

- Mais Olympe...

 

- Il n'y a plus d'Olympe, mon cher Alphonse. Je m'en vais. Jamais nous n’aurions dû quitter la France ! Venez si vous voulez : moi, je rentre, quoiqu'il arrive !

 

Thézan haussa les épaules et se remit à sa gazette. Olympe pensait que depuis cinq ans elle aurait pu se marier avec le premier honnête homme venu, plutôt que de suivre cet évaporé. Elle sortit du tiroir de la commode la seule chemise qui lui restât, en fit un ballot dans son foulard, ouvrit la porte de la chambre et s'en alla. Thézan resta assis. Il était persuadé qu'elle reviendrait : ce n'était pas la première fois qu'ils se disputaient.

 

 

 

Le froid glacial de la rue calma Olympe. Encore au fond de leur bouge faisait-il à peu près chaud, dans les odeurs de la gargote ; dehors, il gelait à pierre fendre. Quelle chute depuis le grand gel de 98! Seules, dans cette féerie hivernale, les statues des Saisons, aux Tuileries, si on ne les avait pas brisées à coups de mailloche, se souvenaient encore de cette adorable patineuse en rose fané qui filait derrière un traineau doré... Sur la Seine prise par la glace, on avait délimité une vaste patinoire qui allait de l'Ile des Cygnes au Point-du-Jour. Cela faisait comme un miroir gris qu'on aurait oublié d'étamer, et dans lequel rien ne se reflétait. Des balayeurs en veste bleue et rouge poussaient devant eux, sur cette plaine unie, la poussière de givre que le vent emportait au loin, comme les plumes d’une oie géante. Elle se rappelait avoir imaginé, d'une façon fugitive, l'abîme que recouvrait cette épaisseur d'eau gelée, et les vers qui accompagnaient le calendrier de la nouvelle année 1789 lui revinrent à la mémoire :

 

Sur un mince cristal, l'Amour guide nos pas :

 

Le précipice est sous la glace.

 

Telle est de nos plaisirs la légère surface :
Glissez, mortels, n'appuyez pas.

 

Combien en un si court espace de temps avaient disparu de ces patineurs, qui "avaient trop appuyé", sur le "précipice" que cachait la glace ! A commencer par le duc d'Orléans qui avait fait aménager la patinoire pour soigner sa popularité ! Le temps, cet horrible dévoreur, avait tout englouti : des courtisans aux balayeurs... Les plus heureux étaient dispersés, comme elle et Thézan, par l'ouragan qui s'était levé sur l'étang si calme du XVIIIe siècle. Les autres, blessés, estropiés, languissaient dans des hôpitaux, mouraient de faim dans les mansardes de l'exil ; quand ils n'étaient pas morts, guillotinés, fusillés, disparus, rayés par le froid, la faim, la prison ou les exécutions massives - tout cela en cinq ans ! Voilà donc le secret de la vision qu'elle avait eue dans le miroir de la Chapelle des Veuves !

 

A la porte de l'atelier de broderie où elle frappa, la patronne lui rit au nez. Une Française ! Avec la réputation qu'elles avaient ! Merci bien. Les ouvrières riaient, et Olympe vit le plaisir qu'éprouvait la lourde Hollandaise à se venger de la légèreté parisienne. Mortifiée, elle se retrouva à la rue.

 

A la seconde boutique, ce fut une vieille en bonnet, l'air méfiant et méprisant, qui referma bien vite le judas grillagé dès qu'elle commença à parler. A la troisième, c'était un patron ; il voulait bien l’engager, quelques jours, à l'essai ; mais il avait l'air si louche qu'elle partit d’elle-même, comprenant trop bien à quels services il la destinait. En fin de matinée, après avoir fait vingt portes où elle recueillait toujours la même réponse : "Pas d’embauche", elle était découragée.

 

 

 

- Qu’est-ce que vous faites là, Mlle Olympe ? disait une voix ironique et appliquée d'un ton qui se voulait sévère.

 

C’était Albane Breadalbane, en robe reprisée, la poitrine opulente dans un mince corsage écossais qui donnait froid rien qu'à le regarder, un vieux chapeau gris sur ses splendides mèches brunes et le sourire radieux : on aurait dit une tireuse de cartes. Olympe resta sans voix.

 

- Vous regardez ma robe verte ? Je sais bien que je ne devrais pas porter ce couleur. Mais que voulez-vous, c'est tout ce qu'il y avait comme tenture de scène un peu convenant dans le magasin des accessoires de Closdubois.

 

Elle faisait partie d'un théâtre ambulant, qui lui avait permis de fuir la France.

 

- C'est tout à fait amazing. Personne ne sait jouer, et M. Closdubois s'arrache le peu de cheveux qui décoroient encore son calvitie.

 

- Et Jeunet ? dit Olympe.

 

- J'ai été amoureuse, en effet, de cet ingrat, dit Albane très sérieusement en froissant ses jolies lèvres. Mais il m'a fait jeter dans la prison parce que je n'avais pas ses opinions dans le politique.

 

Et depuis, je crois qu'il s'est engagé dans le glorieuse armée. On m'a sortie de l'Abbaye parce qu'on a fini par couper son tête à Robert-Pierre aussi. (Olympe mit un moment à réaliser de qui il s'agissait). Je m'entendais très bien dans la prison : il y avait des duchesses, des marquises, des abbesses douairières, des dames patronnesses : ce était de loin la société la moins mélangée.

 

Elle regrettait presque d'en être sortie.

 

- Et maintenant ? dit Olympe qui malgré sa tristesse ne put s’empêcher de rire de la vision qu’avait l'Ecossaise des bouleversements sociaux.

 

- Eh bien, je continue mon "Travel in France" par un "Tour in Holland" ! C’est extrêmement instruisant.

 

- Vous ne comptez pas rentrer en Angleterre ?

 

- Que non ! C'est un pays ennuyeux à l’excès, où il n'y a pas de révolte jamais, et puis, je dois vous dire que mon mari, Mr, William Struldmurphy, m'a expédié une lettre que j’ai reçue dans le prison : il me disait que puisque si souvent je le faisais coucou, il demandait la divorce. Ces Irlandais n'ont aucun sens de la belle société, vous savez. J’étais fatiguée, vraiment, de son maritale importunité. J'aime ma liberté, encore et plus. Et votre ami, ce bel homme en habit rouge ? Je ne le vois nulle part ?

 

Olympe exhala sa rancœur contre Thézan. Albane fut stupéfaite d'apprendre que lui aussi voulait aller à Londres.

 

- Quand je pense à tout ce que j'ai fait pour lui ! disait Olympe. Je l'avais fait affilier à la loge "Trois Frères Unis", à l'Orient de Versailles, ma chère Albane ; il n'y avait là que des gardes-du-corps, et le titre disait assez le parrainage, car les Trois Frères Unis n’étaient rien moins que le roi et ses frères. Il aurait pu faire son chemin, s'il s'était attaché sérieusement à une seule chose, au lieu de toujours compter sur la fortune !

 

- Le mentalité masculine est incompréhensible, dit Albane.

 

Du coup, Olympe se garda bien de lui dire qu'elle avait été elle-même compagnonne de la loge "La Candeur", à l'Orient de Paris.

 

- Mais vous avez bien fait de le mettre à la raison ! Continua Albane. Ces coquins d'hommes ne valent pas tout le mal que nous nous donnons pour leur bonheur. Venez, ma chère, avec moi. Il fait un froid de tous les diables, mais le patron du musico "Le Lys Noir", où nous sommes descendus, fait crédit sur son bonne mine à la troupe de M. Closdubois. Je vous offre le thé.

 

Et passant son bras sous celui d'Olympe, elle l'entraîna sur les quais d'Amsterdam. Des soldats républicains y faisaient l'exercice. Olympe était toujours étonnée de l'extrême jeunesse de ces gens, les plus âgés des officiers avaient à peine vingt-cinq ans, les fantassins marchaient nu-pieds dans la boue, et les cavaliers étaient toujours lancés au grand galop en criant :

 

- Gare ! Gare !

 

- Mais d'où sortent-ils ? disait un Hollandais. Je croyais qu’ils avaient tous été tués à la première invasion, tellement il est resté de morts dans les plaines belges !

 

Si elle avait su ce qui l'attendait à l'estaminet du "Lys Noir", Olympe n’y serait pas entrée, mais il était trop tard : Albane en avait poussé la porte, et tous les hussards, debout sur les tables, les saluaient de leurs acclamations. Olympe n'eut aucune peine à reconnaître les hussards noirs de Bruxelles, qui avaient envahi le château de la régente ! Elle allait immédiatement être reconnue, et son sang se figea, mais déjà un capitaine prenait Albane et Olympe par le bout des doigts et les amenait à la place d'honneur. Il fit un petit couplet sur les grâces, dit "Honneur aux dames", et la fête recommença : le chanteur faisait trembler les vitraux sertis de plomb, qu'on entendait tinter dans leurs mailles. Ce n'était pas le premier qui servait la chansonnette, sans se faire prier. D’ailleurs, chacun avait sa spécialité : l'un faisait merveille dans les chansons gaillardes, tel autre était renommé pour la romance élégiaque. Et à chaque découverte de quelque tonneau de bière et d'un jambon enfoui sous un carrelage, "on remettait ça". Mais jamais l'affaire n'avait valu la peine comme ce dernier jour de Janvier : si, jusqu' ici, les jeunes femmes manquaient, les vieux vins, sous forme d'ale et de stout, étaient fidèles au poste.

 

Nargue des pédants et des sots

 

Qui veulent chagriner nos âmes !

 

chantait le baryton du régiment, avec beaucoup de cœur.

 

 

 

Que fit Dieu pour guérir nos aux ?

 

Les vieux vins et les jeunes femmes.

 

Il créa pour notre bonheur

 

Le sexe et le jus de la treille :

 

Aussi je veux en son honneur...

 

Un tonnerre d'applaudissements salua la fin du couplet. Debout sur la table, écrasant les verres de ses bottes pendant que les convives garaient les bouteilles, le chef de brigade en personne, Mériaux, son dolman déboutonné de haut en bas laissant voir une chemise plus jaune que blanche et déchirée sur tout un côté, se rasseyait, pendant qu’un autre entamait le deuxième couplet

 

"Dans l'Olympe, séjour des dieux"

 

M. Closdubois s’arrachait les cheveux. Du moins ce qui lui en restait. Il avait passé sa jeunesse à étudier les classiques, avait un fort penchant pour les pièces tragiques, Zaïre, Mérope, Britannicus, Phèdre. Il excellait dans les rôles de confident et était un vrai répertoire d’antiquité gréco-romaine. Aussi les réponses de ses comédiens de fortune qui glissaient à tout propos dans les pièces les plus sérieuses :

 

- Oui, viens sur mon sein doux respirer ma vie d’ange...

 

Ou :

 

Prends un siège, Cinna, et assieds-toi par terre

 

Et avant de causer apprends donc à te taire,

 

le jetaient dans le plus noir désespoir. Surtout depuis que cette Ecossaise pince-sans-rire donnait la réplique à ce singe de Bobichet en déclamant avec des poses impossibles et un accent épouvantable les plus beaux vers de Mérope. D’ordinaire, la salle entière en avait des pâmoisons de rire, et Miss Breadalbane continuait, imperturbable, son massacre, dans les gloussements énervés, les coups de mouchoirs et les râles des spectateurs qui pleuraient d’hilarité. Et quand il risquait une remarque, Miss Breadalbane et Beaubichet répondaient avec impertinence :

 

- Mais cela est la bonne façon de jouer. Puisque cela nous rapporte de quoi manger tous les jours trois fois.

 

- Il aurait tout fallu changer, mademoiselle ! Tout ! Jusqu’aux décors ! disait-il amèrement à Olympe. Des décors superbes, qui représentent des colonnades dans des parcs, le palais de Circé... Et les costumes ! Les couronnes, les sceptres, les manteaux de cour... Personne n’en veut plus ! Pourtant je n’ai rien d’autre, et c’est là-dedans que nous jouons « Jeannot, coq du village », ou « L’amour sans-culotte ». Quelle décadence ! Du théâtre de foire, ni plus ni moins ! Il n’y a plus personne pour apprécier pleinement Athalie ou Les Trois Horaces... hier soir Miss Breadalbane n’a-t-elle  pas trouvé le moyen de crier : « Qu’ouïs-je, où cours-je, et en quel état j’erre ? » d’un air égaré, au beau milieu du rôle de Nana, la plus sublime création de Mme Dugazon ? Eh bien, vous ne le croiriez pas, mais ils se sont tous esclaffés  à cette pitrerie plus digne d’un collège que d’un théâtre qui se respecte... C’est le Beaubichet, vil et bas coquin, qui lui apprend ces sottises : il sabote exprès mes créations, oui, mademoiselle... Répétant à tout propos : « Non, il n’est rien que Nanini n’honore ». C’est de Voltaire, assurément, mais vous comprenez que bis repetita non placet. Et encore, s’ils ne répétaient cette turlutaine que deux fois par soirée ! Mais c’est comme : « Et le désir s’accroît quand l’effet se retire », ou « Et cent fois dans son sein le fer a repassé » ; ils le placent tant qu’ils peuvent, depuis qu’ils se sont aperçus que cela fait esclaffer le public. Cet atroce Beaubichet sabote notre théâtre national populaire, en soulignant au crayon rouge dans la bibliothèque de la troupe les seuls vers qui d’après lui valent la peine d’être appris. Ne s’est-il pas mis dans la tête de faire la parade devant les tréteaux, pour allumer le pingouin ? Avec une paire de ciseaux et de la colle, il a même fait une sorte d’infâme ragougnasse en mélangeant le rôle d’Athalie et celui de Mme Furina, dans je ne sais quelle bouffonnerie de la foire. C’est Miss Breadalbane qui interprète cette ignominie, et avec l’accent anglais, encore. Eh bien, vous ne le croirez pas, mais les spectateurs en redemandent. Et je suis obligé de passer sous les fourches caudines et d’avaler toutes ces couleuvres, car le public nous fait manger... En un mot, que savez-vous faire ?

 

- J’ai joué dans « Arlequin poli par l’Amour », devant la Reine, dit Olympe.

 

- Oh, Versailles, dit M. Closdubois avec révérence. Je vous engage. Vous jouerez les amoureuses. Mais attention à l’Ecossaise : c’est le seul rôle qu’elle apprécie sérieusement, hors de la scène, cela va sans dire.

 

[Ce qui suit est sous forme de notes éparses non développées, confuses et souvent illisibles. Ce que l’on comprend, c’est que Miss Albane Breadalbane quitte le théâtre pour partir avec le capitaine Mériaux, que l’on a déjà rencontré précédemment, et que Thézan et Olympe profitent d’une « idée mirifique » de l’acteur Beaubichet pour regagner la France. L’on dût user de quelques phrases  de transition pour que l’histoire pût avoir une suite logique].

 

A force d’arpenter les quais d’Amsterdam, les mains aux poches, Thézan dut bien se rendre à l’évidence : une circonstance imprévue contrecarrait absolument sa tentative de fuite en Angleterre : la mer était gelée à moins vingt degrés.

 

Il faisait un froid épouvantable. Il réfléchissait avec morosité à ce contretemps, quand un déménagement devant un entrepôt attira son attention : des hussards étaient en train de vider des tonneaux de hareng pour y installer des bouquets. Dans le remue-ménage, une jeune femme au feutre gris donnait des ordres, et Olympe discutait avec un bonhomme. Elle fit semblant de ne l’avoir pas vu. Il s’approcha.

 

- Ah, vous voilà, vous, dit Albane Breadalbane sans s’émouvoir. Il paraît que vous voulez vous rendre à pied dans le perfide Albion. En attenant voici M. Closdubois qui agrippe tout le monde pour son théâtre.

 

- Mais comment ! comment ! dit le malheureux directeur. Où voulez-vous que je trouve des rôles ! Je ne vais quand même pas engager tout Amsterdam ! Sans compter que ces soldats paieront si ça leur chante !

 

[En parlant ainsi, ils entrèrent tous dans le théâtre par la petite porte, jouxtant l’entrepôt, qui donnait directement sur la scène].

 

- Monsieur de Thézan est un vieil intime ami à moi, dit Albane ; il peut faire le parade à la porte, balayer la salle, moucher les bougies, n’importe quoi... Regardez comme il est présentable !

 

- En effet, dit Thézan qui dans ses habits déchirés avait plutôt piètre mine.

 

- Ca ne fait rien, dit cette chipie d’Albane Breadalbabne, vous pouvez chanter le petit couple impromptu, du genre :

 

Pour briser les fers qui m’entravent,

 

Je monte sur mon fier coursier,

 

Et si je me nourris de raves,

 

C’est pour jouir de la liberté !

 

Ce remporte toujours le plus vif succès Au travail ! Voici un habit d’Arlequin avec son masque. C’est un rôle muet, si vous voulez. Mais voici la salle qui s’impatiente, dépêchez-vous.

 

            En effet le premier rang était composé de soldats débraillés qui arborait tous des pipes de gouda et qui, décidés à s’amuser pour leur argent, braillaient sur l’air des lampions.

 

De braves bataves debout regardaient sans bien suivre, comme des bœufs, en tirant sur leurs pipes.

 

Après la représentation, Beaubichet vint trouver Olympe et Thézan en coulisses. C’était un petit homme à figure simiesque et à imagination débordante.

 

- J’ai pensé à une combinaison, dit-il à Thézan, voyant que vous aviez des accointances avec tous ces militaires... Voilà : beaucoup de commerçants hollandais désireraient renouer commerce avec la France, mais par une autre voie que l’autorité militaire, justement, qui réquisitionnait tout à des prix ridicules et payait en assignats, ce qui ruinait ces honnêtes bataves. Est-ce qu’on ne pourrait pas faire parvenir clandestinement les marchandises à Paris, où tout le monde crève de faim ?

 

Justement, pendant la comédie, le fertile Beaubichet avait pensé à un stratagème renouvelé des Grecs :

 

Tel le cheval de Troie, nous monterions un convoi déguisé de lard de Hambourg et de farine, que me propose l’honnête Vandenyver. Les marchandises seraient renfermées dans des tonneaux cerclés, en tout semblables aux tonneaux d’artillerie, et on peindrait dessus, en vert, avec les mêmes marques : « Poudres et Salpêtres ». Comme vous avez des uniformes et des passeports, c’est dans la poche.

 

Pour prix de leur participation, il leur promettait dix pour cent.

 

Olympe et Thézan acceptèrent immédiatement. C’était un risque à courir. Et s’ils étaient pris et fusillés, cela valait mieux encore que de crever de faim à l’étranger.

 

Le lendemain matin, comme ils plaçaient les décors, un singulier officier de hussards, le bonnet à flamme sur l’œil, les regardait faire d’un œil goguenard.

 

- Oui, c’est moi, dit Albane Breadalbane [voyant que ses amis regardaient avec étonnement le hussard]. Ce n’est pas la peine que vous me regardassiez les yeux en forme de cups of tea. Comme je désirois continuer mon voyage en Hollande, j’ai cru ne pouvoir mieux faire, dis-je, que de prendre un engagement dans les hussards républicains [Elle prit le hussard par le cou]. Enfin me voilà en lady. Ha ha !

 

- Si je comprends bien, dit Olympe, vous partez en compagnie du capitaine Mériaux ?

 

- Correct, dit Albane. Je ne puis passer mon jeunesse comme une pauvre femme sans défense, dans ce théâtre de boulevard.

 

Elle leur fit ses adieux.

 

Vers le milieu de février, le théâtre ambulant de M. Closdubois, suivant un important convoi de « Poudres et Salpêtres » à conducteurs virils, reprenait le chemin de la France.

 

 

 

UN TONNELIER QUI VEND DU FROMAGE

 

 

 

Papa Constant, que ses amis appelaient Eloi, avait des soucis. Ce n'était pourtant pas son métier de tonnelier qui les lui causait. Il y avait beau temps que le contenu des barriques avait obtenu la préférence sur le contenant, et les trois tonnelets qui indiquaient son commerce, rue de Seine n° 51, n'étaient là que pour la frime : depuis quatre ans il ne vendait plus un cerceau de futaille, et d'ailleurs personne ne se fut avisé de lui en demander.

 

                      Ce qui ne voulait pas dire que le commerce était arrêté : bien loin de là. Il ronflait au contraire comme jamais, mais souterrainement, comme ces fleuves du Sahara qui se sont cachés dans les profondeurs du désert, repoussés par l'aridité. La désertisation des marchandises, en ces années noires de la Terreur, ne les avait pas fait disparaître : elles se cachaient dans les caves, les greniers, les arrière-boutiques, et on pouvait toujours en trouver, pourvu qu'on ait assez de quibus pour décider un quelconque sourcier à vous en faire profiter.

 

Le soleil éclairait dans la rue l'âne qui remuait ses oreilles dans un vol de mouches, la charrette avec sa bâche grise et le voiturier en blouse bleue qui disait avec son accent de l'Aveyron :

 

- Alors, on les rentre, ou j'en fais une pastagasse ?

 

- Bien sûr, on les rentre ! Se hâta de dire papa Constant. Aide-le, Moudon. Par exemple, je ne sais pas où on va les mettre ! La cave est déjà pleine de navets.

 

- Je vous avais bien dit que ces navets étaient une bêtise, dit Moudon : avec la place qu'ils prennent, vous auriez pu loger trois cochons et la moitié d'un bœuf.

 

- Je prends ce que je trouve... Et puis il en faut, des navets, pour accommoder les canards que mangent tous ces gros matadors, les Ouvrard et compagnie !

 

Mais ces 500 fromages qu'il recevait inopinément, depuis six mois qu'il les avait commandés, le prenaient au dépourvu.

 

- Quand même, il n'aurait pas pu le dire avant, ton patron ?

 

- Eh, bourgeois, vous faites ce que vous voulez, vous ? dit le roulier avec commisération. Une fois la route est pleine de batteurs de diligences, et une autre c'est les baudriers jaunes qui râpent tout pour les députés... Vous croyez que c'est facile, la livraison à domicile ? Il faut se renseigner des semaines à l'avance, si on ne veut pas se faire ganter ; c'est un vrai casse-tête. Puis il faut acheter vingt fois plus d'intermédiaires que quand on payait l'octroi... Vrai : Moi je fais ce qu'on me dit, c'est bien suffisant. Du reste vous avez la lettre : elle vous expliquera.

 

A trois, ils se hâtaient de transporter la marchandise dans cette arrière-cour de la rue de Seine, qui sentait le chou.

 

- Mets-les derrière l'établi, sous les planches, Moudon... Bonne Mère, il y a l'odeur I Et les chats! N'importe : cet après-midi tu iras en transporter la moitié à l'ancien hôtel Xivry, sur le quai.

 

- Il y a déjà cinq tonnes de pommes de terre sur le plancher du salon, et qui germent...

 

- Oui. Tu trouveras bien une place ? D'ailleurs les patates vont filer dès demain, et les fromages on les écoulera le plus vite possible : Averssenc, le charcutier de Buci, m'en prendra au moins 150... Ça m’étonnerait qu'il en reste beaucoup dans trois jours.

 

Après l'exécution du fondateur de journal, compris dans la charretée des Girondins, l’hôtel du quai était devenu l'entrepôt, la caverne bourrée de victuailles de papa Constant.

 

- En les portants, tu feras une bonne manière à Mame Potrinet, qui est toujours sur le pas de sa porte à lorgner : tu lui en donneras un, de ma part... Une dénonce est si vite faite!

 

En bon Aveyronnais monté à Paris en sabots, le père Constant ne travaillait qu'avec des gens de son pays, tous gens de Millau, de Rodez... Lui-même était de La Couvertoirade, près de Nant-Comberedonde, et il savait ce que coûte un sou. Il avait organisé dans la capitale un véritable réseau de marché noir, des chaussures en carton aux plaquettes de bouillon destinées aux armées, et qui ne dépassaient jamais la Barrière de Passy. Il régnait sur un empire de boustiffe, et bien que totalement illettré, c'était un excellent calculateur.

 

En un quart d'heure, les fromages avaient disparu sous les tas de copeaux. Alors les trois hommes, le front en sueur, s'essuyèrent d'un revers de main et vidèrent une carafe de vin trempé.

 

- « Vous savez sans doute comment le fromage se place en cave, sans quoi le voiturier vous l'expliquera », lisait Moudon. « S'il y séjournait longtemps, et qu'il mit trop de robe, il faudroit le faire légèrement racler ».

 

- Il sera parti avant !

 

- "Si vous le mettez sur la terre ou le pavé, il faut un peu de paille dessous, autrement, sur des planches. Il faut tâcher qu'il me revienne à 60 F. au moins poids de la cave, c'est-à-dire qu'il faut tâcher de trouver sur la vente le déchet, le port et la commission ».

 

- 60 F. le kilo ! Et, dire que ça valait moins de deux livres il y a cinq ans !

 

- Dame : tout renchérit, dit le roulier. Le patron ne travaille pas pour le Salut Public.

 

- Diable ! C'est que c'est cher. Enfin, je veux dire : ça fait beaucoup. Continue, Moudon.

 

- « Si le fromage risquoit de se gatter il faut alors vendre vite au prix que vous pourriez, il vaut mieux se décider à la perte de bonne heure, enfin ma confiance est entière, vous faites pour le mieux, il est inutille à moins pour votre satisfaction de peser le fromage à son arrivée, je ne dois connaître que le poids de la vente... Le voiturier vous répond du nombre de pièces ; s'il en manque, il faut retenir sur la voiture à proportion ». C’est signé : Ysarn Villefort, de la Cave de Fraissinet, près Trébas.

 

- C'est tout?

 

- Oui patron.

 

- Voyons ça, dit le tonnelier en regardant la lettre avec l'avidité de l'analphabète qui a peur qu'on lui cache quelque chose. Et déçu de ne toujours rien comprendre à ces pattes de mouches, il demanda à son commis, bien qu'il eut lui-même compté deux fois la marchandise :

 

- Ils y étaient tous les 500, Moudon ?

 

- Oui patron.

 

- Des fromages de brebis, un kilo pièce... Il y est, le kilo ? Et c'est bien du brebis ?

 

- Ben, le fromage de brebis, au jour d'aujourd'hui, c'est moitié vache, tout le monde sait ça, dit le roulier d'un air offensé. Le patron, il a dit comme ça que ça faisait 500 kilos, et qu'il fallait les payer tous recta 30 000 francs.-

 

- C'est le compte exact, d'après le calcul, dit Moudon, toujours patient, comme un ancien comptable des Fermes tombé dans la mistoufle qu'il était.

 

- 30 000 francs ! dit le tonnelier, faussement fébrile. Mais où les trouver ? Moudon, va en haut, dans le petit secrétaire, tu sais ? Tu me rapporteras les billets.

 

- Que non, bourgeois : le patron n'en veut pas, vous le savez bien, dit le voiturier, pas dupe de la comédie. Il m'a bien recommandé de lui rapporter des louis, et des vrais encore, ou il n'y a rien de fait ! Par le temps qui court, pensez ! Avec l'Etat qui sort tous les jours des tonnes de monnaie de singe, les Chouans et les Anglais qui en impriment tant et plus, on pourra bientôt en tapisser les caguères ! Et puis vous n'avez pas honte, quand vous allez revendre ça peut-être cent, peut- être cent-vingt mille francs ?

 

- Tu es bon, toi... C'est qu'il y a les risques ! Va vite chercher l’argent chez Sabarthés, Moudon... Mais tu n'as pas peur, en rentrant, qu'on t'escanne ? demanda-t-il au voiturier.

 

- Vous en faites pas pour moi, lui dit cet homme en faisant claquer son fouet. Vous pensez bien que je voyage pas seul...

 

Alors seulement Beaubichet, suivi d'Olympe et Thézan, purent entrer en scène de l'arrière-boutique crasseuse où le tonnelier les avait fait attendre, au milieu d'un arrivage d'œufs du matin même.

 

- M. Constant, vous me reconnaissez ? dit Beaubichet d'une voix de tête.

 

- Oui, oui... Ce n'est pas la peine de crier comme ça ! Qu'est-ce que tu as à vendre ?

 

- Du lard fumé et de la farine hollandaise.

 

- Combien ?

 

- Environ 25 quintaux...

 

- Oh pécaïré ! En faisant claquer ses doigts, de dépit. Vous ne pourriez pas revenir tout à l'heure?

 

- Père Constant, si vous n'avez pas le disponible, dit Beaubichet avec mépris, il ne manque pas d'acheteur, sur la place de Paris I

 

- Et qui t'a dit que je n'ai pas l'argent, fan de chichoune ! II s'agit bien de ça I C'est la place, qui me manque I Où est-il, ton lard ?

 

- Aux entrepôts de Charonne : il faut un bon de sortie...

 

- C'est bon, c'est bon, on graissera la patte aux intendants... Mais Bon Dieu, où mettre tout ça ! Si j'avais eu la bonne idée d'acheter l’abbaye Saint-Germain, quand elle était à vendre! Mais on ne peut pas tout prévoir.

 

La première chose que firent Olympe et Thézan dès qu'ils eurent touché leur argent fut de s'habiller correctement, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps. Le soir, ils se retrouvèrent aux "Frères Provençaux", où Beaubichet les avait invités pour fêter leur arrivée à bon port.

 

- Vous ne pouvez pas savoir ce que ce misérable a d'argent, leur dit-il à propos de Constant. Mais il vivra toujours comme un rat. Bah ! Sa fille épousera un membre important du parti au pouvoir, et dans cent ans leurs descendants seront aussi distingués que vous et moi. Les « Frères Provençaux », le restaurant à la mode du Palais-Royal, s’était fait une spécialité de brandade de morue, bien que leurs patrons ne fussent ni frères, ni provençaux. En traversant le premier corridor, ils purent jeter un coup d'œil sur la cuisine, où vingt marmitons, haletant de fatigue, s'agitaient, la casserole en main, dans un tourbillon de fumée, et semblaient se multiplier pour répondre aux demandes réitérées des garçons.

 

- L'homme qui connait la carte de ce pays n'entre jamais dans le premier salon à droite, leur dit Beaubichet, partout à l'aise comme un financier dans un grenouillage : là s'arrêtent les provinciaux, et les garçons en titre les font servir par des extras, qui payent pour cela...

 

Il fit mettre leur couvert à la table qui lui parut la plus commode pour observer.

 

En effet, le spectacle valait le coup d'œil.

 

Dans cette pièce bien chauffée, dont un valet alimentait sans relâche les cheminées de marbre, vingt ou trente personnes dînaient pour les milliers de pauvres qui crevaient de faim dans les rues. A droite, à une table, quatre militaires empanachés, dont l'un arrivait comme eux de Hollande et les trois autres de Suisse, d'Allemagne et d'Espagne, mangeaient peu, riaient aux éclats, buvaient beaucoup, et se vantaient d'exploits qui n'avaient rien de guerrier : il y était question de villes mises à contribution, de trésor de guerre, de confiscations et de bons de réquisition falsifiés. A gauche, dans l'angle d'une croisée donnant sur le jardin, une jeune femme à l'air réfléchi, tondue en caniche, ce qu'Olympe trouva particulièrement laid, dînait en face d'un gros homme rougeaud en bonne redingote de drap châtain, en bottes craquantes à revers jaunes, presque obséquieux, en qui Thézan crut deviner les habitudes d'un ancien gabelou.

 

- Cela n'aurait rien d'étonnant, leur dit Beaubichet, vous avez vu ce matin un tonnelier millionnaire ; vous voyez ici d'anciens mitrons, de prétendus changeurs qui occupent le haut du pavé. L’ex-coiffeur de la princesse de Granvollier roule carrosse, a racheté l'hôtel de sa maîtresse, et elle mange de la pâtée de maïs - quand elle en a - dans un galetas du faubourg du Roule, au dernier étage d'un immeuble qui lui a appartenu.

 

Olympe regardait les femmes : elles lui semblaient toutes d'une incroyable vulgarité. Avec un genre épouvantable, qui leur paraissait naturel, elles se donnaient de faux airs de Bohémiennes, avec des anneaux d'or énormes aux oreilles, des cheveux calamistrés en calottes blondes bien collées d'où s'échappaient une ou deux mèches en tirebouchon, de chaque côté du visage, et des accroche-cœurs sur le front. Elles portaient des espèces de chemises de nuit transparentes, décolletées par devant et par derrière, avaient les bras nus, et autour du cou et des poignets des bracelets de corail rouge dont autrefois les femmes de chambre n'auraient pas voulu. Enfin elles buvaient comme des trous, riaient en montrant le fond de leur bouche, mangeaient comme des affamées et s'exprimaient dans un langage ridicule d'où l'on avait soigneusement ôté tous les R.

 

Leurs commensaux n'étaient pas plus distingués. Ils portaient bésicles, des cheveux aussi longs que ceux des femmes étaient courts, d'énormes cravates écrouéliques et mangeaient eux aussi comme des maçons aux pièces.

 

- Redonnez-moi z'en, du sauté de filets de turbot à l'homme de confiance ci-devant maître d'hôtel, dit l'un d'eux en soulignant de l'ongle la ligne sur la carte que lui tendait le garçon.

 

- Qu'est-ce que c'est ? dit Olympe amusée.

 

- Voyez-vous même, dit Beaubichet.

 

- Un maître d'hôtel est devenu un "homme de confiance" ! dît Olympe en riant.

 

- Dame ! II faut bien que les révolutions changent quelque chose, sans quoi ce n'est pas la peine de les faire. On commence par rendre le langage inintelligible, pour se donner l'air de la nouveauté...

 

     Cependant, Olympe avait l’esprit occupé de la jeune femme qui dînait presque silencieusement près de la fenêtre avec le gros homme. Elle avait rarement vu un couple aussi disparate. Ni par l'âge, ni par le physique, ni par le genre, ni par l’éducation ils n'avaient un seul point commun. Il était gros, et elle mince ; vieux, et elle jeune ; commun, et elle fine. Il semblait à Olympe qu’elle avait déjà vu quelque part la jeune femme, mais où ? Ces années d’errance brouillaient tous ses souvenirs. Le garçon, en lui tendant une carte, lui dit que le citoyen les invitait à prendre le café à sa table ; mais le nom : Léon Borneret, ne dit rien à personne.

 

- Ce sera une scène de reconnaissance, vous verrez, comme au quatrième acte de l’Orphelin de Sibérie, dit Beaubichet : la vie et le théâtre en sont bourrés, c’est ce qui fait dire aux bons esprits que le monde est petit.

 

- Ne me reconnaissez-vous pas, Mlle de Gourbillon ?

 

- Il y a si longtemps qu'on ne m’appelle plus Mlle de Gourbillon ! Mais vous êtes... vous êtes...

 

- Mme Borneret.

 

- Non... Enfin, si... Cécile de Xivry !

 

- Elle-même.

 

Elle avait toujours les mêmes yeux bleu-froid. Le menton s'était très légèrement empâté, mais sous les magnifiques cheveux blond cendré, maintenant tondus à la Titus, la robe prétexte bordée de rouge et la ceinture faite d’une chaînette d'or sous les seins, Olympe ne reconnaissait plus la jeune fille du quai Malaquais.

 

- Vous devez nous trouver bien provinciaux, dit Olympe : c’est que nous arrivons de Hollande.

 

- Bah ! Je sors bien de Sainte-Pélagie, dit Cécile : ma mère y a été guillotinée.

 

Comme les gens qui ont échappé à un cataclysme, et s'étonnent de vivre encore, ils ne savaient plus que dire.

 

- Vous vous connaissiez, avant ? demanda Borneret qui s'irradiait à tout ce que disait la jeune femme.

 

Il était avec elle plein d'attentions touchantes et un peu ridicules, ayant l'air de la manier avec précaution, comme si elle était en porcelaine, et qu'elle dut lui tomber en morceaux dans la main.

 

Les souvenirs récents jetaient sur la conversation un voile de deuil, on parlait à voix basse, comme dans un caveau.

 

- J'ai revu miss Breadalbane, dit Olympe pour détendre les esprits.

 

- Ah ! dit Cécile avec indifférence. Et M. Bance ?

 

Olympe lui raconta comment il les avait sauvés du sac de Bruxelles ; ce fut le seul pour le souvenir duquel Cécile montra quelque intérêt.

 

Beaubichet s'était lancé dans une conversation de taux, de courtage, de vente et d'achat avec Borneret, qui regrettait qu'il ait vendu son lard fumé à Constant.

 

- C'est un margoulin. Dommage que je ne vous ai pas connu auparavant.

 

- L'occasion se représentera, je l'espère, dit Beaubichet.

 

Ils parlèrent placements d'argent, escompte.

 

- Un notaire de mes amis, homme de beaucoup de surface, fait un taux très intéressant, dit Borneret, je vous le recommande : c'est Me Dupont-Prudence, de Senlis - un homme tout en or. Il fait dans le placement immobilier. Allez-y de ma part... Attendez, voici ma carte, avec un mot d'introduction.

 

- A propos, mon cher ami, dit Cécile, il serait temps d'aller voir notre terrain.

 

Elle expliqua qu'ils venaient d'acheter, sans l'avoir vu, un terrain vague et une sorte de boyau sous terre, en plein Paris.

 

- Monsieur est mon commanditaire, nous montons un bal : le Jardin d’Idalie ; il y en a déjà plus de 1 600 à Paris, ce sera le 1 601ème ». Si vous voulez prendre des parts, j'en vends.

 

- Comment donc ! dit Beaubichet. Trop aimable ! J'aime autant que mon argent soit chez madame. Et si je puis vous aider de quelques conseils éclairés, n'hésitez pas : je suis un ancien acteur.

 

Immédiatement, ils se mirent à parler du prix du terrain, Beaubichet, qui avait la cervelle en forme de machine à compter convint avec une pointe d'envie qu'ils ne l'avaient pas eu cher.

 

- Un terrain à cet endroit pour ce prix ! C'est une bouchée de pain.

 

- Une bouchée de pain qui nourrirait deux brigades pendant trois ans, pensa Olympe ; les brigades qui se font tuer pour ces gens... Mais elle garda ses réflexions pour elle.

 

- Les gens ont envie de jouer, de danser, d’oublier, dit Cécile ; il faut leur en donner pour leur argent.

 

Elle prévoyait des attractions : une loterie, des danseurs de corde, un feu d'artifice de chez Ruggieri. Et, bien entendu, des cabinets particuliers, avec leur ameublement : elle avait vu dans l’après-midi, rue Honoré, des méridiennes en acajou, à cols de cygne, très accueillantes, très modernes.

 

- Il faut que tout soit parfaitement neuf. Les salons de jeux devront être petits, intimes, bien chauffés ; il faut prévoir à côté une glacière pour les sorbets ; les femmes adorent ça, et c'est autant qu'elles font dépenser aux pontes.

 

A propos des cabinets particuliers, Borneret était en désaccord avec elle : cela faisait mauvais lieu. Il s'inclina, pourtant, quand elle lui dit :

 

- Voyons, Léon, laissez-moi faire, vous n'y entendez rien, c'est une affaire de femme.

 

- A côté, vous pourrez faire édifier un bureau de placement pour enfants trouvés, dit Beaubichet en plaisantant.

 

- Oh ! Si je savais que cela rapportât ! Qu'allez-vous faire, maintenant ? dit-elle à Olympe.

 

- Descendre dans le Midi, nous y réfugier.

 

- Justement, il paraît que le prix des terrains y est dérisoire ; c'est le moment de faire fortune, une gigantesque fortune !

 

Après les liqueurs, ils s'excusèrent : ils avaient rendez-vous avec le géomètre pour faire piqueter le terrain. Par intérêt Beaubichet alla avec eux. Olympe était songeuse : comme les gens évoluaient !

 

- Croyez-vous que ce Borneret soit un parti pour Cécile ? Il est vieux, gros, laid...

 

- Bien sûr, dit Thézan, les gens de sa sorte ne sont pas des Adonis... mais ils ont de l'argent !

 

- Ca ! dit Olympe. Croyez-vous que ce soit tout, dans la vie ? J'aimerais bien la voir au lit ; elle doit en faire, une mine ! Quand elle aura trente ans il en aura soixante, et elle sera bien avancée, avec tout son argent, de lui porter des tisanes et de soigner sa goutte !

 

Dans la semaine, ils eurent la curiosité de se rendre à Versailles, où avait commencé leur amour. Dès l'avenue de Paris, dans le pot-de-chambre veuf de ressorts qui les trimballait, Olympe eut un coup au cœur : tout était en ruines, les brillantes casernes des Gardes, les bâtiments des Chevau-légers, les cuisines, les magnifiques communs royaux. Les arbres, le long de la chaussée, avaient été arrachés ; des grilles rouillées pendaient lamentablement à des pilastres de pierre écornés comme par une mitraille. La cité, jadis si somptueuse, était devenue une hobereaute de province, vieille, laide et ruinée.

 

Dans la ville se manifestaient les mêmes signes irrécusables de dégradation et de mort lente. Des inscriptions "Appartement à vendre" ou "A bas le Veto", s'étalaient sur les murs des hôtels particuliers, dont les noms leur revenaient à la mémoire. Sur les églises, on lisait, au goudron : "Bien National, Liberté, Egalité ou la Mort". Les trois derniers mots avaient été recouverts de peinture rouge sous laquelle ils transparaissaient.

 

Comme partout en France, les gens étaient affamés. Là où on voyait autrefois (il y avait cinq ans) de gros cochers en livrées galonnées et des laquais plus insolents que des princes, des vieillards souffreteux glanaient quelques branche morte oubliée. La plupart des devantures qui regorgeaient d'objets bien présentés étaient maintenant closes de planches, comme après une épidémie.

 

Au château, c'était bien pis. L'abandon y régnait, après le pillage. Le parc, profané, saccagé, servait de champ d’épandage : on butait à chaque pas dans des monceaux d'ordures. La plupart des arbres avaient été sciés au pied, pour chauffer les Versaillais, et les statues, sans utilité pour personne, avaient été mutilées, jetées à bas de leurs socles. Le hameau de Trianon croulait dans ses pièces d'eau dormantes, jamais curées. La même eau croupissante emplissait les bassins, sourdait en flaques dans les allées indécises par les tuyauteries crevées, ou volées, comme le sang en putréfaction d'une société morte.

 

L'aspect funèbre de ce lieu où avait vécu Olympe l'emplit de mélancolie. Ce qu'elle avait vu dans toute sa gloire, la plus belle cour d'Europe, n'était plus qu'un cadavre. Répugnant à trouver de nouveaux sujets de tristesse dans les appartements, elle longea la façade du château, et alla se promener dans les bosquets envahis de ronces. Près du Bassin de Latone, où poussaient des lentilles d'eau, dans une odeur fade de décomposition, son pied souleva, dans les feuilles pourries, un petit objet rectangulaire couleur de violette, qu'elle ramassa et frotta sur la manche de sa redingote.

 

C'était un des médaillons que la reine avait distribués au banquet des Gardes-du-Corps, le 1er octobre 89. L'émail violet était fendu, cassé dans un angle par six ans d'intempéries : on aurait dit une nappe de givre montrant une fêlure par un jour de brume. Le rebord de perlettes, jadis doré, était mangé de vert-de-gris. Mais on lisait encore très bien "A le Fidélité", en italiques anglaises rouges, et au dos, gravée, malgré l'oxydation, l'inscription "Donné par la reine à M. de Mio..."

 

- Alphonse, ne serait-ce pas ce pauvre Miomandre ?

 

- Certainement, dit Thézan en examinant la décoration.

 

Qui se souvenait encore du pauvre garde décapité, dans le déluge qui s'était abattu depuis sur l'Europe !

 

N'étaient-ils pas, tous deux, le cimetière d'un ordre des choses complètement, absolument disparu ? Combien de gens actuellement vivants, même très jeunes, représentaient à eux seule des familles entières !

 

Ils sortirent dans le soir tombant. Les feuilles mortes tourbillonnaient dans la cour de Marbre, se plaquant au bois des fenêtres crevées, pendant que tombait une pluie fine. Et Olympe pensa qu'il ne servait à rien de retourner vers le passé, ni seulement de rechercher les lieux où elle avait été heureuse, car ils étaient déjà morts.

 

 

 

STEFANIE

 

L'enseigne des "Vainqueurs de la Bastille" avait disparu. Bance resta un moment, le nez en l'air, à regarder le nouveau panneau : "Au Grand Kosciuszko". Un cavalier en chapska verte bordée de fourrure, vêtu d'une vitchoura jaune à brandebourgs noirs y brandissait un sabre d'une main et un drapeau rouge et blanc de l'autre. Sur la devanture, en lettres d'un pied, on lisait : "Maison polonaise Rzewuski, on peut apporter son manger."

 

Il ne lui restait plus que deux jours avant de rejoindre l'armée en Hollande. Une fois là-bas, il se reprocherait de n'avoir pas osé entrer. Pénétrant sous la tonnelle poussiéreuse, il s'assit à une table de zinc et frappa au carreau.

 

De l'intérieur venait un bruit violent de dispute féminine. En regardant dans la salle, Bance vit le billard désert : aucun des anciens habitués du cabaret du père Lanquetot n'était là. La salle était aménagée en restaurant, mais personne n'y attendait son dîner. Le bruit de la cuisine alla en s'intensifiant, et une dégringolade d'assiettes brisées termina la discussion. Dans le silence qui s'ensuivit, Bance frappa de nouveau, plus fort, au carreau, et soulevant un rideau, une jeune femme traversa la salle et vint à sa table, l'air furieux.

 

- Vous désirez ?

 

- Je voudrais manger, dit Bance.

 

- Manger ? dit la jeune femme avec stupéfaction.

 

C'était une grande et belle blonde en robe de velours noir à manchettes, qui repoussait ses mèches rebelles de la main, elle avait une bouche gaie et l'air étonné de voir un client.

 

- N'est-ce pas un restaurant ? dit Bance.

 

- Ma foi, si...

 

- Eh bien, je voudrais déjeuner, dit Bance doucement.

 

              Il était intimidé par la beauté de la jeune femme et furieux de s'être fourré dans ce guêpier.           

 

              Quand elle reparut, elle posa sur la table, d'autorité, une assiette ébréchée, un verre égueulé, un couvert dépareillé et une soupière pleine à ras bord d'un liquide vieux rouge qui ressemblait beaucoup à une soupe de betteraves.

 

- C'est un bortsch, dit-elle.

 

- Ah bon !

 

Comme elle allait repartir, il eut le courage de lui dire :

 

- Vous n'avez pas l'air content.

 

- On le serait à moins, dit la serveuse en posant ses mains sur ses hanches, et comme si elle n'avait attendu que cette occasion pour soulager son cœur. Cette souillon, ma patronne, prétend descendre de la comtesse Orczelska !

 

En parlant, sa jolie bouche se froissait de mépris d'une façon tout à fait drôle.

 

- Or, rien n'est plus faux : ce n'est qu'une mitka, un torchon ! Elle n'est même pas de Varsovie, mais de Mazovie : une vulgaire mangeuse de gruau ! Comment peut-elle dire des choses pareilles - et à moi, encore ! Chez elle, elle ne lavait que la vaisselle, ce que je n'ai jamais fait avant de venir ici... et il faut voir la dextérité qu'elle y apporte ! Mais dès qu'elles sont en France, ces Polonaises croient qu'on va gober tous leurs boniments !

 

- Vous n'êtes donc pas polonaise ? dit Bance en avalant son bouillon.

 

- Si, justement ! dit la serveuse en se redressant.

 

- Si elle n'est pas comtesse, quelle importance ? Puisque de toute façon elle est maintenant serveuse comme vous.

 

- Ah mais permettez ! Il y a une différence ! Il n'y a ici que Tadéus, le palefrenier, qui puisse se réclamer avec raison de la comtesse Orczelska, puis qu'il est l’arrière-petit-fils naturel du 366e  bâtard d'Auguste le Fort, roi de Saxe et de Pologne ! Quand je pense qu'il a été obligé de s'engager comme simple canonnier !

 

Bance laissa passer le ressentiment de la belle blonde, et la pria de lui raconter par quel hasard elle se trouvait serveuse en ce restaurant.

 

- Ce n'est rien de raconter ma vie, dit-elle en s'asseyant à sa table comme il l'en priait : ce serait un roman à n'en plus finir. Je m'appelle Stefanie Orczyniewska, et je suis née à Cracovie où j'ai été élevée dans les meilleures maisons. Mon enfance fut heureuse jusqu'à la mort de mon père: après des revers d'argent, ma mère eut la fatale idée de s'installer à Varsovie. C'était dans le moment des batailles de l'indépendance. D’abord nous crûmes que nos compatriotes triompheraient de l'envahisseur, russe et prussien, mais la défaite de ... nous détrompa. Ma mère comprit que la répression serait terrible, et nous préparâmes nos bagages pour fuir notre malheureuse patrie. Nous fîmes bien : c'était dans le moment que les Russes incendièrent le faubourg de Praga... Heureusement, nous étions déjà loin, mais tous les jours nous croisions sur notre route de ces cosaques, vêtus de loques immondes, ivres d'eau de vie de Dantzig, et qui égorgeaient et violaient à travers la campagne. Ils ne faisaient aucune différence entre ceux qui avaient opté pour la liberté et ceux qui étaient restés fidèles à la tzarine...

 

                        De Cracovie, où nous restâmes terrés jusqu'à ce qu'il y eut une accalmie, nous traversâmes l'Autriche travestis en Bohémiens, ma mère, Tadéus notre serviteur resté fidèle, et moi. Après bien des péripéties, nous sommes arrivés en France, terre promise de la liberté. Son aspect nous refroidit : la Lorraine, dévastée par l'invasion prussienne, ressemblait pas mal à la malheureuse Pologne. Mais nous comptions retrouver à Paris la princesse Luboninska, protectrice de ma famille, qui donnait avec enthousiasme dans les idées nouvelles. Et nous nous disions :

 

- Tous nos malheurs finiront quand nous aurons retrouvé la chère princesse !

 

Notre premier soin à Paris fut donc de la chercher.

 

- Luboninska ? Qu'es aco ? nous dit-on au premier poste de garde des Batignolles où nous nous présentâmes. Montrez vos papiers.

 

Nous n'en avions pas. Et comme ma mère, peu au courant des mœurs nouvelles en France, continuait à parler de la chère princesse par-ci, de notre protectrice  par-là, un municipal flanqué de quatre fusiliers hargneux vint tout exprès nous interroger.

 

- Pourquoi êtes-vous costumés en baladins ?

 

- En baladins ? dit ma mère qui avait déjà oublié son habit de bohémienne.

 

- Etes-vous parents de cette personne qu'on a jetée à la Conciergerie comme complice des Girondins ? nous demanda tout à trac cet homme moyennement enjoué.

 

- Conciergerie? Girondins ? Qu'est-ce là ? demanda Tadéus qui croyait entendre du chinois.

 

- Suivez-moi, vous allez le savoir.

 

Une demi-heure plus tard, et malgré nos protestations, nous roulions dans un fiacre avec les quatre fusiliers : Tadéus fut écroué au Luxembourg, et nous aux Anglaises, comme espions probables des Russes, avec qui les Français commençaient à avoir des ennuis. Une erreur judiciaire, et le comble de l'injustice ! Nous ne sommes sorties de ces doux asiles que dernièrement - et encore parce qu'on a fait signer à Tadéus un engagement "volontaire" dans la Légion du Danube ! Quant à nous, nous étions sur le pavé... et voilà comment je suis devenue serveuse chez cette mégère. Ma mère est trop malade pour pouvoir rien faire.

 

- Et la princesse ? dit Bance.

 

- Ah la princesse ! Parlons-en ! La malheureuse avait été mise en prison en même temps que ses amis Girondins. Elle était promise, comme eux, à l'échafaud.

 

La jeune femme, en parlant, changea de couleur.

 

- Et ensuite ?

 

- Ensuite, dit la serveuse avec effort, elle se déclara enceinte pour échapper à la guillotine. Mais le malheur la poursuivait. En apprenant les événements de Pologne, elle se rétracta, pensant que Kosciusko lui servirait de garant : Alors les Français la guillotinèrent pour avoir menti à ses geôliers.

 

La serveuse était devenue très pâle, et Bance, gêné par cette horrible histoire, n'osait lever le nez de sur son assiette vide. Ainsi ses compatriotes guillotinaient les étrangers qui leur demandaient le droit d'asile ! Il prenait de plus en plus son pays en horreur. L'idée de repartir se battre en Hollande le déprimait profondément, et il était dégoûté de son uniforme, qui aux yeux de bien des gens, devait le faire passer pour un tueur.

 

Comme la belle blonde était rentrée, il paya et partit.

 

- Décidément, pensa-t-il, on ne gagne rien à revenir dans les lieux de sa jeunesse ; on n'y trouve que misère et déceptions.

 

Rue Saint-Séverin, son père lui tendit un billet qu'avait apporté dans la matinée un planton du Ministère des Guerres : il ne douta pas, en le décachetant, que ce fut son ordre de mission.

 

C'est donc avec tristesse qu'il commença à lire... puis il parcourut rapidement la lettre des yeux, et il se sentit inondé de bonheur.

 

             « Nous, chirurgien major du 10° rgt de hussards, certifions que le citoyen Louis Bance, natif de Paris, départ, de la Seine, souffre depuis l'affaire de Fleurus, le 8 messidor an 2, de troubles auditifs consécutifs à l'explosion d'un caisson de poudre, et que malgré tous les remèdes qu'on lui a administrés dans les différents hôpitaux où il a été traité, son ouïe est gravement endommagée, ce qui le met dans le cas, ne pouvant plus servir, de réclamer la pension accordée aux braves défenseurs de la Patrie, par la loi du 10 mars 1793. En foi de quoi lui avons délivré le présent certificat.

 

                 A Utrecht, le 4 pluviôse l’an 3 de la République une et indivisible.

 

                 Ménard, chirurgien, Mériaux, chef de brigade commandant ledit rgt. »

 

 

 

                 Son congé de réforme ! Il était libéré, définitivement ! Brave Mériaux ! Brave Ménard ! Il les imaginait, l'envoyant en permission pour activer son congé de réforme... Il était sorti vivant de la guerre ! Depuis le 10 août 92, cela faisait deux ans et demi : combien y resteraient encore longtemps ! Car il n'y avait pas de raison que cesse cette énorme lutte européenne... Il avait énormément changé, mais il s'en tirait sain et sauf !  

 

Le lendemain Bance revint au « Grand Kosciusko » et il y revint le surlendemain. Il y vint tous les jours et y prit tous ses repas. La blonde Stefanie devina vite qu’il ne venait pas pour la soupe au bortsch et les blinis aux pommes de terre, et elle l’écoutait en relevant ses mèches blondes pour sourire aux plaisanteries du jeune homme. Elle ne fut pas très étonnée quand il l’invita au théâtre et au cirque Francini. Il la mena à l’atelier de la Cerisaie et lui monta ses gravures ; il la présenta à ses parents et bientôt il n’eut plus pour elle de secret. Une seule chose le chagrinait : chaque fois qu’il lui parlait de sa mère, elle éludait sa présentation. 

 

Un jour il lui demanda carrément pourquoi.

 

- Mon cher Ludwig, lui dit-elle d’un ton changé, car elle l’appelait Ludwig par plaisanterie, je ne vous ai pas tout dit, et je crains de vous faire une confidence qui pourrait nuire à nos rapports que je devine fort doux, si j’en crois votre honnête assiduité.

 

- Mais pourquoi ? dit Bance. Je ne vois pas en quoi votre mère pourrait interférer dans nos projets, si vous les trouvez purs.

 

Stefanie réfléchit longuement et ramena les mèches rebelles de son chignon.

 

- C’est que je n’ai pas de mère, dit-elle finalement.

 

- Comment vous n’avez pas de mère ! dit Bance stupéfait. Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez venue avec elle à pied de Cracovie à travers l’Europe incendiée ?

 

- Oui, mais c’étaient des voyages que j’inventais au fur et à mesure que je vous parlais, dit Stefanie. Je ne vous connaissais pas alors et vous pouviez être un de ces affreux argousins dont fourmille le pavé de Paris.

 

- Mais alors qui est votre mère ? dit Bance.

 

- Ma mère, dit Stefanie en cachant ses larmes, est cette malheureuse princesse Luboninska qui fut guillotinée à la Conciergerie, et depuis je suis seule au monde.

 

 

 

LA SECTION DE LA MONTAGNE

 

 

 

La petite caravane fit son entrée dans la cour de Fontsaguette au milieu des abois des sept ou huit chiens de la métairie. Il y avait de gros molosses jaunes et de petits roquets noirs,  le carlin de race de Sigolène et des chiens de berger hirsutes, chacun avec son timbre particulier, grave ou aigu, ce qui faisait un vrai carillon de chiennaille. En tête de la troupe des chasseurs marchait triomphalement Joseph de Thézan, à cheval, son fusil à deux coups sur l'épaule, modeste comme un tribun romain et silencieux comme un Algonquin. Puis, tenus en laisse par deux réfractaires pas qu'un peu pénétrés de l'importance de leur rôle, Gourgane et Pelle-Noire, déconfits et ficelés comme des saucissons de Lacaune. Le colonel tâchait de faire bonne contenance, mais il se demandait in petto si son uniforme d'officier républicain qui lui avait jusqu'ici si bien réussi pour ses brigandages, n'allait pas lui servir de linceul. Pelle-Noire avançait de mauvaise grâce, ses longs chevaux pendant sur son visage, avec l'air sournois d'un rôdeur de barrière pincé par les baudriers jaunes. Les autres réfractaires, chantant à pleine gorge, fermaient la marche, tenant en bride les chevaux récupérés : c'était un vrai carnaval rustique, qui faisait tant de bruit, au milieu des abois furieux des clabauds, qu'on devait l'entendre de Verdalle. A ce vacarme, les valets étaient sortis des bergeries, les servantes avaient lâché leurs paniers de linge, et Sigolène, qui venait de porter de l'avoine aux poules en laissa choir son couffin de surprise : elle venait de reconnaître son infidèle, et la stupéfaction la clouait sur place. Ses deux enfants, accrochés à sa jupe, regardaient avec des yeux ronds cet inconnu aux favoris roux, serré dans sa redingote gros-bleu, qui lui aussi avait bien du mal à cacher sa consternation.

 

Enfin, les mains sur les hanches, la bouche ouverte, Sigolène éclata comme une poissarde de Saint-Eustache :

 

- Canaille ! Chenapan ! Brigand ! Suborneur !

 

- Comment, Sigolène ? dit Joseph à qui ce débordement faisait perdre son impassibilité d'iroquois. Vous connaissez ce particulier ?

 

- Si je le connais ? C'est le père de mes enfants !

 

- Eh bien nous allons le détacher, dit Joseph en sautant de cheval.

 

- Mais il m'a séduite !

 

- Alors on va le fusiller, dit Joseph du même ton égal.

 

Seul de toute cette scène qui ébahissait tous ceux qui y assistaient, Gourgane restait impavide : il avait eu le temps de se ressaisir. Il voyait dans les nuages flottants de cette matinée de mars la Bonne Fortune, sa déesse, lui décocher de sa roue étincelante un de ces coups de pied dont, entre deux faveurs, elle lui était toujours prodigue, et il se demandait comment se sortir de ce pas délicat.

 

- Ma bonne amie, dit-il finalement en soulevant ses bras d'un geste impuissant mais avec autant de bonne grâce que le lui permettaient ses liens, si je n'avais pas les bras attachés Dieu m'est témoin que je me précipiterais dans les vôtres pour implorer le pardon d'un moment d'égarement...

 

- Taisez-vous, sacripant ! dit Sigolène en le déliant ; et se jetant à son cou elle riait et pleurait.

 

- Je suis venu de bien loin pour vous épouser, dit Gourgane les yeux au ciel et l'air candide d'un renard qu'une poule voit se prendre dans le piège qu'a posé son fermier. Des devoirs sacrés de la paternité me font espérer une embrassade près de laquelle celle de St Preux à sa Julie ne sera que de la gnognotte !

 

Mais Joseph, qui commençait à comprendre tout le cocasse de la situation, et qui avait autant qu'un autre le goût de la mauvaise plaisanterie, vint appuyer le canon de son fusil sur la poitrine de son futur beau-frère.

 

– Monsieur, vous gâtez par des réminiscences littéraires bien mal à propos les bons sentiments dont vous faites étalage. D'abord je vous trouve en pleine forêt volant à l'aide d'une fausse réquisition les chevaux du village, et à peine ici, j'apprends que vous avez suborné ma sœur. C’est trop. Du reste, dit-il en armant son fusil, décidez-vous : ou vous réparez vos erreurs, ou vous persévérez : perseverare diabolicum... Je ne connais qu'une alternative : c'est l'hymen ou le cercueil !

 

- Comment diable ! dit Gourgane ! Pas de situations extrêmes je vous en prie ! Nous en vivons tous depuis cinq ans et des gratinées ! Pour moi je ne les aime guère, je suis pour la paix des ménages ! Si je vous disais que j'ai cherché mademoiselle votre sœur à travers toute la France, parmi des périls divers, poursuivi par l'idée de racheter mes fautes, le croirez-vous ? Vous voyez bien que j'ai fait tout ce chemin pour épouser Sigolène !

 

- Bien ! dit Sigolène. Qu'on aille chercher Théodard.

 

Théodard, qui vivait lui aussi dans la forêt en prêtre réfractaire depuis qu'il avait été chassé de sa cure de Viterbe, et qui venait d'assister, ainsi que toute la ferme, à cette étrange scène de retrouvailles, disparut pour aller passer sa soutane.

 

- De Sainte-Etrivière, acceptez-vous de prendre pour femme Sigolène de Thézan ici présente ?

 

- Oui ! dit Gourgane d'une voix de stentor, les yeux au ciel, devant les valets, les déserteurs, les servantes et les porchers, les laboureurs et les bergers.

 

La cérémonie se terminait, quand les chiens, qui grognaient depuis un moment, se remirent à aboyer : une élégante calèche apparut au bout du chemin du Pas-du-Sant, roulant sans bruit au milieu des arbres verdissants.

 

- Qui sont ces gens, dit Joseph en reprenant son fusil, geste qui fut aussitôt imité de tous les assistants. Personne ne vient jamais ici ! C’est égal, ce ne doit pas être la gendarmerie, vu l'attelage. Ma parole ! dit-il en voyant descendre les voyageurs, c'est Alphonse avec Olympe ! Mais je ne connais pas les deux autres. Soyez les bienvenus à Fontsaguette !

 

C'étaient en effet nos héros qui terminaient leur voyage depuis Paris, en compagnie de deux émissaires des Chouans qu'Alphonse avait trouvés au rendez-vous de la rue du Petit-Vaugirard. Voici comment : pris de curiosité pendant son séjour dans la capitale, il n'avait pu se retenir d'aller rendre une visite sentimentale au lieu de ses premiers exploits. Il n'avait pas été autrement surpris de revoir la belle Mme Mossel, qui l'avait présenté à ces deux messieurs, et, comme si elle l’avait rencontré de la veille, lui avait demandé de les emmener avec lui dans le Midi. Pendant le voyage, les deux Chouans s'étaient montrés bons compagnons, insouciants, seulement, en arrivant à Féneyrols où Thézan avait voulu s'arrêter pour avoir des nouvelles de son ami le dragon, ils avaient été reçus par l'aîné des Fornier. Olympe l'avait d'abord pris pour un valet. Quoi ! C'était donc là l'aîné des Féneyrols (2) qu'elle avait vu pour la première fois à Fontsaguette, il y avait cinq ans à peine, si élégant dans son uniforme vert et jaune des dragons de Condé ! C’était devenu une sorte de pauvre hère, couvert d'une méchante veste de chasse à côtes élimées, qui avait l'air d'un garde-bois à la débine ! Comme le temps allait vite ! Les renommées, les fortunes, tout avait fondu en quelques années. Féneyrols n'avait pas émigré, quoique sous le coup d'un mandat d'arrêt comme ex-noble : il était resté caché au pays, ayant épousé une fille du hameau proche de la Récuquelle, dont il avait déjà quatre enfants.

 

- Voilà ce que nous serions devenus si nous étions restés en France, avait di Thézan tandis que la calèche roulait dans la forêt.

 

Et Olympe était restée sur cette mauvaise impression : l’aîné des Féneyrols vendait ses terres pour vivre, tandis que son cadet, dans l'armée républicaine, grimpait de grade en grade après avoir été emprisonné sous la Terreur au couvent des Ursulines de Cambrai. Cet exemple aussi avait fait réfléchir Alphonse, mais par égard pour les deux Chouans, il n'en avait encore rien dit à Olympe.

 

Elle était surtout stupéfaite de se retrouver à table, après les embrassades, à côté de Gourgane, fraîchement marié à Sigolène [on se souvient que Gourgane, amoureux d’Olympe, avait voulu s’enfuir avec elle...]. Car le repas avait repris, avec de nouveaux convives.

 

- Quoi de plus délicieux, dans la mélancolie des bois, disait Joseph en leur faisant sauter une omelette, tandis qu'il pleut et que la mousse regorge de rosée, que de se promener sous la hêtraie en cueillant des champignons, ou en ramassant des escargots ? La pluie dégoutte sur les feuilles pointues, dentelées, vernies, et on a la certitude qu'on pourra rejoindre quelque cabane forestière, ou quelque cassine perdue dans la brume, sous un tilleul au feuillage jaunissant... L'été de la Saint-Martin, l'an dernier, a été une véritable splendeur. Sur le feu de bois chauffe doucement la soupe de pommes de terre au lard et l'omelette qui va la suivre repose dans un bol de grés, piquetée de blanc (les gousses d'ail) et de vert (les feuilles de persil). On s'assied, on tend aux flammes ses jambes lasses, dans une odeur de champignonnière humide, et on sait qu'un bon lit de fougères bien sec vous attend... Le velours fume devant le feu, on allume une pipe, la bruyère pétille et la bûche de rouvre fume, les œufs chantent doucement dans le poêlon, la pluie tombe derrière les croisées aux carreaux verdâtres, où se balance une toile d'araignée oubliée, le vent siffle au-dessus des bois et on finit par s'endormir dans cette symphonie agreste, en écoutant de sombres histoires de gardes de forêt et de malfrats en vadrouille, quand les fantômes se plaignent dans les rumeurs de la nuit tombante... Vous devez en avoir à nous raconter !

 

 Olympe, Alphonse et les deux Chouans, en soupirant, dirent qu'en effet, leurs différentes destinées rempliraient des volumes.

 

- Eh bien, reprit Joseph, moi aussi, j'ai une histoire assez curieuse. Il y a quelques temps - c'était, ma foi, dans l'automne, peu après la Saint-Michel - j'étais allé chercher des champignons du côté de la Mine du Fer : maintenant, tout cela est enseveli sous les ronciers. Pour couper court, le lieu était désert, et pas plus de cèpes que sur ma main. J'allais m'en retourner, quand au fond d'une combe encombrée de pierraille, je vois l'entrée de la mine abandonnée dans le houx. Tiens, pensais-je, tu porteras toujours du houx pour les lapins. Et qu'y avait-il, au pied du houx, pécaïré ? Je vous le donne en mille.

 

- Un viédase [les parties génitales de l’âne. Juron], dit Gourgane pour plaisanter, mais à qui cette histoire de vadrouille en forêt faisait dresser l'oreille.

 

- Non pas, mon bon ami : un mort... Mortibus factis ! Et même, vu le vilain état où les loups l'avaient laissé, il devait y avoir un moment qu'il attendait là une sépulture chrétienne ! J’ai ramassé près de lui une sacoche de cuir ; les loups ne s'occupent pas de ces choses.

 

- Une sacoche de cuir ! dirent en même temps Gourgane et Pelle-Noire.

 

- Oui, mes bons amis ; pleine d'or, avec des papiers... Bien que pourris par la pluie, on pouvait encore lire : Nostra Dama Castrensis...

 

- Le trésor de la Chartreuse !

 

- Oui... Ou, du moins, ce qui en restait au château d'Escoussens, dit Joseph avec ironie. Car pour le gros du magot, il y a belle lurette qu'ils me l’avaient confié, avant de partir pour l'Espagne !

 

Gourgane et Pelle-Noire se regardèrent, puis le colonel éclata de rire : ils étaient refaits sur toute la ligne.

 

- Je me propose de le faire fructifier avant de le rendre aux bons Pères, s'ils reviennent un jour néanmoins, dit Joseph. Je vais en faire autant de parts que nous sommes ici : une pour la dot de Sigolène...

 

Gourgane resta sans voix.

 

- Une pour le mariage d’Olympe et d'Alphonse...

 

- Mon cher beau-frère, vous êtes magnifique, dit Gourgane en prenant les mains de Joseph. Mais croyez bien que ma femme n'a besoin de rien : j'ai moi-même à Paris suffisamment de quoi élever mes enfants. En attendant, laissons à demain ces abominables questions d'intérêt, et ne pensons qu’à nous amuser.

 

                        C’est la saison où dans la Montagne Noire on fait de la soupe avec les feuilles d'orties fraîches pour revigorer le sang appauvri par l'hiver, et Gourgane ne put s'empêcher de trouver un singulier symbole à cette entrée que la vieille Apollonie servit à ce repas de noces impromptu.

 

- Maintenant que me voilà papa, dit Gourgane qui jouait avec sa fille et dont la fibre paternelle s'éveillait d'ailleurs car il n'avait pas un mauvais fond, je vais vous chanter quelques petits couplets de ma composition... Vous serez indulgents aux rimes.

 

- Vas-y Gourgane ! Chante nous : "J'ai mis ma carmagnole verte", sur l’air de Manon Giroux !

 

- Oui, oui, la carmagnole ! La carmagnole ! crièrent tous les Royalistes riant comme des bossus. Le deuxième couplet !

 

Gourgane se leva, demanda le silence d'un geste large de la main et commença :

 

 

 

« J'ai mis ma carmagnole verte..."

 

 

 

- Non ! Non ! Le représentant du Peuple ! Le couplet sur le commissaire !

 

 

 

« L'commissaire prend toutes mes vaches,

 

Puis tous mes moutons,

 

Et m'paye en papier, c'grand lâche,
J'aime point ses façons !

 

I'm' dit : "Faut qu'tout l'monde mange,

 

Et liche à sa faim..."

 

Mais moi j'm'en fous qu'on calanche...

 

J'suis rapublicain, saperjeu !

 

J'suis rapublicain ! »

 

 

 

- Gredin ! Accapareur ! crièrent les conspirateurs dans les fumées de l'ivresse.

 

Les émissaires des Chouans, surtout, enfoncés dans les fauteuils de paille devant le feu, leurs bottes à revers fauves fumant devant eux, leurs cheveux répandus sur le col gras de leurs redingotes, s'amusaient ferme. Joseph et Pelle-Noire, les coudes sur la table, sifflaient un saladier de vin chaud et soufflaient la fumée de leurs pipes en terre avec le recueillement de gens qui n'en ont pas goûté depuis longtemps. M. le Chevestre des Mares, sanguin, apoplectique, rappelait le nombre de ses ancêtres décapités en place de Rennes pour conspiration contre la Royauté, et celui de ses parents fusillé à Nantes pour conspiration contre la gueuse, tandis que l'autre, le sémillant M. de Kerkanvalec de Gwales, qui gardait encore dans ses habits l'odeur fauve des halliers où il couchait depuis 92, proposait à Sigolène de danser les tricotets. On repoussa la table, Joseph alla chercher sa cornemuse, et devant le feu de bruyères qui éclairait la vaste cuisine sombre comme une eau-forte, on ouvrit le bal, tandis que Gourgane glapissait en courant sur la table parmi les bouteilles qui roulaient.

 

- Ouvrez vos écoutilles ! Et vous autres, reboctez avec moi l'histoire d'un pauv' paysan de Basse-Normandie, que la nouvelle ordre des choses a forcé à payer totalement ses impositions extraordinaires, réquisitions, maximum et autres ! Esgourdez !

 

 

 

Y a dans l'herbe verdouillarde ‘

 

Des louis z'à gagner :

 

C’est pourquoi j'ons la cocarde

 

Mise à not' bonnet !

 

Mais quand l'patriot' de r'mise

 

A payé l'impôt...

 

I' s' retrouv' quasi z'en ch'mise...

 

Comme un aristo, saperjeu !

 

Comme un aristo !

 

 

 

- Hou ! Hou ! Conclusion ! Conclusion ! Crièrent Sigolène et Olympe, Alphonse et Joseph, M. le Chevestre des Mares et M. de Kerkanvalec de Gwales.

 

 

 

Quand j'travaill', moi, c'est en somme,

 

Pour avoir des sous,

 

Et qu'les partageux z'en grognent,

 

De ça, moi, j'm'en fous !

 

L'percepteur nous mène en tombe :

 

N’en faut plus d'voleux !

 

Ou bon Dieu j'fous tout en bombe...

 

Comme en quat’ vingt-neuf, saperjeu !

 

Comme en quat' vingt-neuf !

 

 

 

Plus qu'aux trois-quarts ivres d'aiguarden [eau de vie], les commensaux l’accompagnaient au refrain avec des voix éraillées, en frappant leurs cuillères d'étain contre les verres égueulés, et pendant que tombait derrière les vitres jaunies la pluie de mars, Olympe pensa que sa course errante avait pris fin.

 

 

 

 

 

 

 

(1)         : Il s’agit d’Isaac Lades, l’acquéreur entre autres, du château d’Escoussens, comme bien national.

 

(2)          : Les frères Fornier de Féneyrols existèrent bel et bien. Leur magnifique propriété, hélas vétuste, est toujours visible sur la route d’Escoussens à Labruguière.

 

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